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La poétique du roman, au xviiie siècle, peine à sortir des cadres imposés par les écrivains baroques et classiques — ce en quoi (et en quoi seulement) le roman ne se distingue guère des grandes formes, épopée ou tragédie, qui le surplombent et l’humilient. Les journalistes se montrent peu intéressés par le genre romanesque, hormis quelques prises de position expéditives, liées à l’actualité éditoriale puis hypostasiées par les historiens de la littérature. Le discours officiel, lorsqu’il daigne jeter les yeux sur cette étrange créature, est dominé par des questions apparemment accessoires (immoralité, imagination, inutilité), elles-mêmes tributaires des réflexions du classicisme. Dans cette atmosphère de raréfaction théorique — avant que l’essor du « genre sensible », dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, n’entraîne un relatif regain de la pensée romanesque —, ce sont souvent les praticiens qui ont tenté de réfléchir sur leur propre production.

Or, lorsqu’on tente de dégager la « conception » qu’un romancier des Lumières propose du roman, trois objets différents s’offrent à l’analyse. On doit d’abord tenir compte de ce qu’on appellera, suivant une voie ouverte par Sade puis réempruntée par Jean Fabre ou Henri Coulet, les « idées sur le roman » — soit le discours plus ou moins explicite qu’articule l’écrivain sur le genre, dans ses préfaces, ses écrits connexes ou ses romans eux-mêmes. On doit ensuite envisager comment le romancier thématise le roman, comment il le met en scène et en intrigue, comment il en représente la circulation, la lecture et l’influence. Enfin, on doit s’intéresser à sa pratique du roman, à ses choix stratégiques, narratifs et structurels, à sa manière de négocier avec les modèles et les conventions romanesques ; on ne s’occupe plus alors de ce qu’on dit du genre, ou de ce qu’on lui fait faire dans les seuls termes de la fiction, mais bel et bien de ce qu’on en fait, à une époque où ce faire s’inscrit dans un cadre fortement contraint. Ce n’est qu’en confrontant ces différents romans du romancier qu’on peut espérer obtenir une vue d’ensemble ; mais cette complétude nouvelle s’accompagne d’une nouvelle complexité. Chacune des trois perspectives présente ses contradictions, ses transformations, ses relations tendues avec la doxa critique et institutionnelle ; surtout, les différents angles d’approche peuvent présenter des conceptions distinctes, sinon opposées du roman, empêchant leur coalescence en une vision unifiée.

Ces difficultés se vérifient dans le cas de Charles de Fieux, chevalier de Mouhy, un des romanciers les plus prolifiques de la grande génération des années 1730. Le choix peut étonner : pourquoi Mouhy plutôt que ses confrères Marivaux, Prévost ou Lesage, écrivains consacrés qui seraient sans doute plus à même de valider l’exercice ? On pourrait évoquer en réponse l’intérêt éditorial et académique que suscite le romancier depuis quelques décennies, et qui s’est accéléré depuis le début du xxie siècle. Les romans de Mouhy ont connu plusieurs éditions savantes — dont deux Paysannes parvenues concurrentes et simultanées[1]. Un premier colloque international lui a été consacré en mai 2009[2]. Les bizarreries de son écriture ont fait l’objet d’au moins un essai monographique[3] et de longs développements dans des ouvrages plus généraux[4], sans parler des deux ou trois articles qui, bon an mal an, forment la basse continue de son actualité universitaire. Au-delà toutefois de cette espèce de vogue, qui a peut-être déjà atteint son zénith, la production de Mouhy, par son autoréflexivité comme par son rapport ambigu aux modèles, par sa diversité comme par son engagement monomane en faveur de la fiction, fournit un terrain tout indiqué pour comprendre comment un romancier de la première moitié du xviiie siècle peut penser le roman. Sa réflexion, à défaut d’être originale, est abondante et multiforme, et se dissémine dans plusieurs lieux : préfaces, romans, dialogues, textes théoriques. Enfin, le statut relativement subalterne de Mouhy peut constituer un atout : contemporain direct des illustres personnages mentionnés plus tôt — en dessous desquels il se place lui-même avec constance et humilité —, il propose un cas moins complexe que le leur, plus propre donc à une présentation synoptique.

Comme beaucoup des préfaces « romanesques » du xviiie siècle, celles de Mouhy constituent de véritables petits romans, dont l’intrigue tourne, avec plus ou moins de détails et de péripéties, sur l’acquisition du manuscrit soumis à la lecture. Le texte de La paysanne parvenue est remis directement à l’éditeur par la narratrice, la marquise de L.V. ; celui de La vie de Chimène de Spinelli lui est acheminé par la poste ; celui des Mémoires posthumes du comte de D.B. est dérobé à son auteur et vendu à Mouhy par un libraire ruiné. Le manuscrit est tantôt découvert dans les fondations d’une maison romaine (La mouche), tantôt retiré d’un coffre flottant sur la Seine (Le masque de fer), quand il n’est pas simplement déniché sur les rayons d’une bibliothèque (Opuscule d’un célèbre auteur égyptien) ou d’un cabinet de curiosités (Les mille et une faveurs). Un récit oral peut se transformer en manuscrit, comme dans Lamekis, où l’histoire contée à Mouhy par un Arménien rencontré en voyage se métamorphose, sans qu’on sache trop comment, en document écrit, avec ses lacunes séculaires et ses notes de bas de page[5]. Même lorsque Mouhy fait la part de l’invention romanesque, il préfère installer un prisme auctorial qui réfracte sa responsabilité : ainsi, les Mémoires de la marquise de Villenemours sont-ils signés par « Madame de Mouhy », qui explique en préface qu’elle a voulu tâter du métier de son époux — manière élégante (et sexuellement ambiguë) de refuser la paternité d’un texte tout en y apposant néanmoins son nom.

Parce qu’elles sont consacrées à ces longs récits de provenance, et qu’elles installent de surcroît une fiction d’authenticité qui rend caduque toute réflexion poétique soutenue, les préfaces de Mouhy contiennent peu de commentaires généraux sur le roman. Tout au plus peut-on y voir se développer, à la faveur d’incises ou de remarques ponctuelles, une tension implicite ou manifeste entre les deux valeurs qui sous l’Ancien Régime peuvent justifier l’existence et la lecture du roman, soit le plaire et l’instruire.

Mouhy prend parfois ses distances par rapport à l’exigence d’instruction morale du roman, en identifiant ses ouvrages à de purs divertissements. L’éditeur des Mémoires posthumes du comte de D.B. (1735) se permet ainsi d’élaguer le manuscrit qu’il vient d’acquérir : « La morale trop fréquente dont il était rempli et qui coupait à chaque instant le fil de la narration, m’a fait imaginer que je pouvais en retrancher une partie[6]. » Même scepticisme, la même année, dans l’« Avertissement » des Mémoires de Monsieur le marquis de Fieux — qui récuse l’utilité des romans[7] —, puis en 1737 dans l’épître aux « Messieurs » de La vie de Chimène de Spinelli, où le profit de la lecture romanesque est réduit au seul plaisir :

Ou vous êtes indulgents, ou vous ne l’êtes pas. Si vous me lisez avec un esprit dégagé de tout préjugé, vous vous amuserez, et vous me saurez gré des peines que je me suis données jusqu’ici pour y parvenir. Si vous êtes prévenus contre moi, vous aurez encore du plaisir, parce que vous aurez celui de chercher les endroits faibles, de les trouver et de les fronder, cadeaux parfaits pour ceux qui aiment à décider ; ainsi de quelque manière que je vous tombe sous la main, et que vous preniez les choses, vous me devrez toujours de la reconnaissance […][8].

Ailleurs toutefois, la vertu reprend ses droits. C’est bien à une valeur morale que prétend la préface de la première partie du Mentor à la mode (1735) : « Quoiqu[e cet ouvrage] ait l’air d’un Roman, l’examen […] fera connaître [au public] qu’il est plus fait pour instruire que pour amuser. Mon intention a été, lorsque j’en ai formé le dessein, de préserver les jeunes gens qui entrent dans le monde, des écueils qu’ils y rencontrent à chaque pas, par des exemples qui puissent les intéresser et leur servir de modèle[9]. » Le propos marque un basculement de l’amusement à l’édification ; le terme « roman », tenu prudemment à distance, est lui-même lié à une frivolité dont Le mentor à la mode se distingue, malgré son « air » léger, en ce qu’il est « plus fait pour instruire que pour amuser ». De la même manière, l’« Avertissement » de la troisième partie de La mouche (1736) souhaite que le lecteur du roman « se [fortifie] dans l’usage des vertus », s’il est vertueux, et qu’il « se [retire] du précipice », s’il « s’est laissé entraîner par le vice[10]. » Si la Jeannette de La paysanne parvenue (1735) confie le manuscrit de ses déboires à Mouhy, c’est parce qu’elle « ne les croi[t] pas inutiles à l’instruction de [son] sexe[11] ». Quant aux Mémoires d’une fille de qualité qui ne s’est point retirée du monde (1747), ils entendent prouver par l’exemple « qu’une demoiselle bien élevée peut vivre dans le monde sans que sa vertu y fasse naufrage[12] ».

Cette tension entre morale et divertissement est au centre du texte le plus substantiel consacré par Mouhy à la question du genre romanesque, l’Essai pour servir de Réponse à un Ouvrage, intitulé Entretiens sur les Romans. Par cette longue préface à un de ses romans tardifs, Le financier, Mouhy prend explicitement position dans ce qu’on pourrait appeler, en exagérant sans doute l’importance du débat, la Querelle du roman. Les Entretiens sur les romans (1755) du père Armand Pierre Jacquin se situent en effet dans la foulée des divers traités, discours, sermons et dialogues qui depuis la deuxième moitié du xviie siècle ont considéré le roman selon une perspective morale et religieuse, soit pour en faire valoir l’utilité, et contribuer ainsi à sa prise en charge institutionnelle[13], soit pour en fustiger l’influence délétère. Dès le Traité sur l’origine des romans du père Huet, qui fonde en 1670 la théorie romanesque classique, la promotion du roman est fondée en large partie sur son potentiel d’édification. La démarche du père Huet reste encore érudite ; son but premier n’est pas de se prononcer sur l’indécence ou l’immoralité romanesques. Cependant, les seuls ouvrages que le Traité envisage, les seuls qu’il comprend dans la catégorie des romans, sont ceux qui se proposent pour fin principale « l’instruction des lecteurs à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée et le vice puni » ; ce n’est que dans la mesure où « l’esprit de l’homme est naturellement ennemi des enseignements, et que son amour-propre le révolte contre les instructions », qu’il est permis de le « tromper par l’appât du plaisir » et d’« adoucir la sévérité des préceptes par l’agrément des exemples[14] ». Si l’agrément et l’éducation font tous deux partie de cette définition, c’est manifestement le second élément qui triomphe, empêchant le roman de se confondre dans la masse informe et inquiétante du « romanesque[15] ».

Cet argument est repris, sous une forme ou sous une autre, par Du Plaisir (Sentiments sur les lettres, et sur l’histoire, 1683), Morvan de Bellegarde (Deuxième lettre curieuse de littérature et de morale, 1702) et Lenglet Dufresnoy (De l’usage des romans, 1734). Pour tous ces défenseurs du roman, le genre remplit — il est en tout cas appelé à remplir — une fonction d’instruction. Un roman qui ne ferait que « recréer » sans instruire, qui plairait sans enseigner, qui n’inclurait pas de « leçons » et ne contiendrait pas de « moeurs », ne « serait plus que la mauvaise moitié d’un livre équivoque[16] ». Le roman n’est admissible (le roman n’existe, en tant que genre institué) que lorsqu’il a une finalité morale ; mais cette finalité, en retour, est suffisante pour l’autoriser.

Face à ces apologistes, d’autres critiques — se plaçant eux aussi du point de vue de la vertu et de l’honnêteté, tout en adoptant une position adverse — condamnent le genre sans dispense et sans appel. Le père Charles Porée réclame ainsi, dans un célèbre sermon de 1736, la proscription pure et simple des romans, dont la puissance mortifère est comparée à celle de marchandises contagieuses et d’aliments corrompus ; on sait que cette jérémiade sera entendue et que le chancelier d’Aguesseau adoptera, dès 1737, des mesures réglementaires tendant à une interdiction du roman en France.

Le père Jacquin, représentant attardé mais particulièrement strident de cette lignée antiromanesque, se contente d’étirer les arguments de Porée sur près de quatre cents pages, en mettant aux prises trois personnages : un Abbé adversaire déclaré des romans, une Comtesse qui les défend assez mollement et un jeune Chevalier dont l’opinion fait l’enjeu de la discussion. Le thème de la corruption du roman trouve ici son expression la plus laborieusement complète, faisant de « l’Empire de la Romancie » « le tombeau de la vertu & le triomphe de l’amour[17] » — une expression qui n’a évidemment pas la coloration positive qu’elle pouvait revêtir quelques années plus tôt chez un Marivaux. La péroraison de Jacquin rejoint exactement celle du sermon de 1736 :

[…] concluons que, puisque les Romans ont toujours été inutiles pour les belles-Lettres, dangereux pour l’esprit, plus dangereux encore pour le coeur, la Religion, les moeurs & les sciences sont également intéressées à les rejetter ; qu’il est de la sagesse du gouvernement & de la vigilance des Magistrats de les proscrire ; qu’il est enfin du devoir des parens de veiller avec la dernière attention, pour en empêcher la lecture à leurs enfans[18].

Confronté à l’attaque en règle constituée par ces Entretiens, Mouhy prend la défense du genre « auquel [il s’est] attaché toute [sa] vie ». En plaideur efficace, il admet préventivement la validité de certaines prétentions de l’adversaire, reconnaissant à Jacquin (et plus encore à Porée qui l’inspire) une autorité théologique : il est « de son sentiment à bien des égards », notamment sur la question de la condamnation des livres vicieux :

Proscrivons sans miséricorde (je suis le premier à le désirer) tous ces Ouvrages licencieux & indécens, qui ne tendent qu’à corrompre l’innocence, qu’à faire rougir la pudeur, qu’à faire succomber la vertu, & triompher le vice, qu’à former des Écoles pour les passions, pour la débauche & le libertinage ; qu’ils soient condamnés, à jamais ; qu’on en punisse sévérement les infâmes Auteurs ; qu’on ne fasse aucune grâce aux Imprimeurs, & qu’on couvre même d’opprobre ceux qui en font un honteux trafic : mais qu’on ne confonde point ici ces Écrits odieux, & ceux qui les composent, avec ces Ouvrages remplis de moeurs, d’exemples de générosité & de grandeur d’ame, où le vice est toujours puni, & la vertu récompensée ; où les Auteurs bons Citoyens &, jaloux de rendre utiles leurs veilles, se sont attachés à nourrir l’esprit de leur Lecteur des maximes les plus saines[19].

L’erreur de Jacquin relève moins de la morale (dans ce domaine, il est — et ne peut qu’être — au-dessus de tout soupçon) que de la poétique. Le bon père a simplement confondu les genres ; il a cru qu’il était possible de transposer le « zèle » exhibé en chaire par Porée dans le cadre plus circonspect de l’entretien, sans faire « attention que [la route] d’un Moraliste est bien différente de celle d’un Orateur ». Alors que le second « ne songe qu’à faire briller son éloquence » et peut faire légitimement assaut de « déclamations vagues et héroïques », le premier doit « peser les avantages & les désavantages avant que de prononcer » ; il doit « comparer le bien qui résulte d’un usage avec le mal qu’en peut occasionner l’abus » (PF, ii). De ces différentes méthodes ne saurait résulter une même conclusion. L’orateur peut condamner systématiquement la pratique romanesque ; il peut en appeler à l’action des pouvoirs publics et à l’éradication de tous les ouvrages d’imagination. Le moraliste, lui, « au lieu de frapper le tronc » ne doit « retranch[er] que les rameaux vicieux » ; ou, pour emprunter une métaphore fluviale plutôt que sylvicole, il doit « purifier [la source], & non la tarir entièrement » (PF, iii).

Il est d’autant plus essentiel de purger le roman qu’il est fondamentalement irrésistible. Mouhy rejoint à ce propos tous les commentateurs, hostiles ou favorables, qui aux siècles classiques ont souligné l’accoutumance que créaient les romans, en s’emparant de l’esprit, voire du corps de leurs lecteurs et lectrices :

Plus on déclamera contre ces sortes d’Ouvrages, plus les défenses qu’on en fera, seront rigides, les perquisitions exactes ; plus ceux qui veillent à l’éducation des jeunes gens de l’un & de l’autre sexe, se donneront de soins pour leur dérober la connoissance de ces sortes d’Ouvrages, & plus on excitera en eux une curiosité qu’ils satisferont tôt ou tard ; ils se cacheront pendant le jour, ils veilleront une partie des nuits pour les lire à l’insçu de ceux qui dirigent leur éducation, & ils y trouveront d’autant plus de plaisir, qu’ils auront eu plus de peine à se la procurer.

PF, xi-xii

S’il est impossible de proscrire les romans, on doit au moins les réformer, en s’assurant « qu’ils intéressent l’esprit par des fictions ingénieuses, où les grandes maximes soient habilement amenées […]. Le disciple aimera la vertu qui lui sera présentée sous des dehors agréables, & il aura horreur du vice, qu’on lui dépeindra dans toute sa laideur » (PF, xii). Le nouveau modèle romanesque proposé par Mouhy revient en fait aux histoires écrites « pour le plaisir et l’instruction des lecteurs », considérées par Huet près d’un siècle plus tôt. Ce roman de moeurs — et de moeurs chastes, où la distribution des châtiments et des récompenses épouse le partage du vice et de la vertu — peut même s’avérer supérieur aux deux genres qui lui sont couramment préférés. Ainsi, d’abord, de l’histoire : alors que dans cette dernière « l’on ne voit que trop souvent la vertu devenir la triste victime de la méchanceté & de l’injustice, […] l’honnête homme dans les souffrances, & le scélérat opulent & accrédité » (PF, xiii-xiv), le récit fictionnel peut ajuster le tir et présenter un monde plus édifiant que le monde même. Sur les traités de morale, par ailleurs, les romans ont l’avantage de l’agrément : loin de concourir au jugement de Jacquin selon qui la lecture du roman éloigne de celle des livres de dévotion, Mouhy craint que ces derniers, par leur sécheresse rébarbative, n’éloignent les jeunes lecteurs du Bien : « en ôtant à la jeunesse les ouvrages de pur agrément & d’invention[,] en la forçant à une application ennuyeuse, à une lecture séche des principes, & de preuves de Morale, dénuées de tout agrément on la fatiguera, on la découragera, rien ne sera capable de la ramener au choix qu’on se propose ; tout livre lui deviendra également insipide & insupportable » (PF, ix). Le roman apporte un remède à ce mal : « les maximes & les réflexions des plus grands Philosophes [y sont] dans un jour plus frappant », pénétrant « le coeur par le sentiment, qui prouve mieux que toute la logique d’Aristote » ; seul le plaisir est capable de graver simultanément dans la mémoire « les traits de l’Historien, du Philosophe & du Moraliste » (PF, xvi-xvii).

Malgré sa longueur relative, l’essai qui ouvre Le financier ne pose donc pas un regard particulièrement novateur sur le genre romanesque. Sommé de défendre les romans, ces « si gracieuses, & cependant […] si solides bagatelles » (PF, xviii), Mouhy revient aux arguments de Huet (récit agréable c. traité assommant) ou de Lenglet-Dufresnoy (vice de l’histoire c. moralité du roman)[20]. Il cantonne le roman dans sa fonction d’édification, envisagée de façon restrictive ; par rapport à ses devanciers, il procède même à une restriction supplémentaire : aux vociférations de Jacquin, qui interdit la lecture du roman à tout bon chrétien, il répond en réservant le genre à la jeunesse, seule susceptible de profiter de ses attrayantes leçons. Les « Jeunes gens », qui sont encore dans l’« âge de frivolité » (PF, ix), sont seuls visés par la préface du Financier. Le roman y est insensiblement réduit à sa fonction pédagogique — alors que, chez Lenglet Dufresnoy par exemple, il pouvait encore être un lieu de savoir et d’instruction, pour le lecteur adulte et déjà formé[21].

Paradoxalement peut-être, ce sont ces mêmes jeunes gens qui, dans les ouvrages de Mouhy, succombent le plus aisément au pouvoir corrupteur du roman — sans que les oeuvres corruptrices soient toujours celles que condamne le théoricien. Dans plusieurs épisodes, principaux ou secondaires, c’est bien le roman qui fraie le chemin à l’amour. Le jeune héros des Mémoires posthumes du comte de D.B., qu’on a enfermé dans un collège pour l’éloigner d’une domestique avenante, soulage son ennui par la lecture : « Mais quelle lecture aimois-je ? celle qui traitoit de la tendre morale étoit ma favorite ; elle m’attendrissoit, je pleurois, & mes larmes m’étoient cheres ; j’aurois passé les jours & les nuits dans cette occupation[22]. » En ouvrant à l’adolescent des perspectives inédites sur le coeur et le corps humains, la littérature romanesque l’éveille aux sens : « La bonne lecture fortifie l’éducation, la mauvaise la detruit entierement. Je me trouvai dans ce dernier cas ; elle m’apprit des choses que j’ignorois, & je ne les eux pas plutôt soupçonnées, que je désirois de les connoître par l’experience[23]. » Et le narrateur, dans une envolée qui n’aurait pas déparé la chaire, maudit ces romans qui l’ont ensuite amené, par un sinistre concours de circonstances, à aimer sa soeur et poignarder son père — marquant cependant une distinction entre les romans vicieux et les autres, parmi lesquels se placent sans doute ces mêmes Mémoires de D.B.[24]. Les circonstances de la découverte du roman sont très proches dans La mouche, où Bigand est initié à la lecture par un de ses camarades de monastère : « il avait une quantité prodigieuse de romans, je ne puis imaginer par quels moyens il avait pu les rassembler ; je passais les nuits entières à les lire[25] ». Toutefois, si le caractère nocif du genre ne fait pas de doute — ne serait-ce que par association avec le personnage démoniaque de frère Ange/d’Osilly —, la tonalité picaresque des (premières) aventures de Bigand empêche de considérer son influence d’un oeil tout à fait malveillant.

Une des premières histoires insérées de La paysanne parvenue, celle de la jeune Marianne, repose sur une séduction directement favorisée par la lecture d’un roman — en l’occurrence celle d’Hypolite, comte de Duglas de Mme d’Aulnoy, qui pour les contemporains constituait, au même titre que La princesse de Clèves, un modèle de romanesque « moderne ». Marianne a été laissée seule à la boutique par sa mère aubergiste :

je lisais en attendant l’heure que je devais […] fermer ; un passage m’avait attendrie, et je ne pouvais m’empêcher de pleurer ; c’était l’histoire d’Hypolite. Fatal jour ! Lecture dangereuse pour la jeunesse, et qui prépare le coeur à recevoir de tendres impressions ! il entra dans ce moment deux cavaliers, dont l’un était fait comme l’amour ; ils demandèrent des glaces, et celui que je viens de vous distinguer, le fit avec un son de voix, une politesse et des grâces qui portèrent à la fois dans mon coeur le trouble et le plaisir[26].

La concomitance de l’émotion romanesque et de la rencontre amoureuse contribue à rendre cette dernière irrésistible, surtout lorsque le galant sait pousser son avantage en évoquant les personnages mêmes de Mme d’Aulnoy, de façon à faire tomber un « coeur prévenu par la fatale lecture[27] ».

Le roman peut donc être immédiatement nuisible, dès qu’on a le malheur d’y poser les yeux ; il laisse sa lectrice dans un état de fébrilité où le séducteur peut la cueillir sans effort. Dans les Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739), le danger de la lecture romanesque consiste plutôt en une lente érosion de la vertu, menant la lectrice à des formes littéraires toujours plus nocives. La gradation que propose ailleurs Mouhy entre romans bénins et ouvrages vicieux reste présente, mais aucune variété du genre, si sérieuse soit-elle, ne peut désormais être considérée comme tout à fait innocente. Le processus de corruption s’échelonne sur deux générations. C’est la mère d’Anne-Marie de Moras, quand elle n’était encore que Mlle de Farges, qui a succombé la première aux charmes de l’imagination. Sa propre mère, « charmée de la vivacité avec laquelle [elle dévorait] les livres », lui facilite l’accès aux grands romans du passé — qui, malgré leur noblesse et leur chasteté ostentatoire, portent le germe de la sensibilité dans l’esprit de la jeune fille : « insensiblement mon coeur s’attendrissait. Je me mettais quelquefois à la place de ces héroïnes sévères pour leurs chevaliers tendres et trop maltraités ; et il me semblait, en m’examinant, qu’à leur place je ne me serais pas fait un principe de devoir, de mettre les malheureux amants dans la situation désespérée, que ces livres charmants me dépeignaient si naturellement[28]. » Les romans modernes, auxquels la fillette s’intéresse bientôt, lui proposent une vision de l’amour qui lui convient mieux. Le passage de l’ancien au nouveau, des romans médiévaux ou baroques aux nouvelles contemporaines, est présenté comme une déchéance :

Dans ma treizième année je devins rêveuse et plus avide de lectures que jamais ; ma mère qui craignait que le sérieux des grands romans ne me portât à la mélancolie, me fit changer le genre de ma lecture, et me donna la liberté de lire ces romans modernes, où il est permis d’avoir un coeur et d’en faire un aimable usage. Je dévorais ces livres charmants, et après les avoir lus, ils me laissaient dans les dispositions les plus convenables à ma façon de penser ; je rêvais encore, mais que cette mélancolie était différente de celle dont j’avais été accablée précédemment ! Elle était douce, et me jetait dans une espèce de saisissement dont l’état m’était cher, et dont je ne sortais jamais qu’avec regret[29].

C’est à la suite d’un rêve nourri de topoi et de sentiments romanesques, suscité par l’Histoire de la comtesse de Gondez de Mlle de Lussan, que la demoiselle de Farges se met en tête de séduire M. de Moras, le timide employé de son père — qui deviendra son époux, et le propre père de la narratrice.

Anne-Marie hérite donc de ce goût pour la lecture et de cet amour des romans. Partant du point de corruption où était arrivée sa mère — et où elle a été heureusement arrêtée par le mariage —, elle s’aventure dans de nouveaux territoires. Contrainte à l’oisiveté d’un couvent — comme le comte de D.B. à celle d’un collège —, Anne-Marie se fait lectrice. Elle commence par les romans nouveaux (ceux par lesquels Mlle de Farges finissait), qui la mènent vers des poisons plus violents, tant par la réflexion qu’ils suscitent chez elle et sa camarade Julie[30], que par leur voisinage éditorial avec la littérature obscène. En effet, de la même manière que le roman sensible était virtuellement contenu dans le roman chevaleresque, dont il ne faisait qu’accélérer le dénouement amoureux, le roman libertin est déjà présent dans le livre sensible. C’est cette fois par le péritexte d’un roman — par un catalogue de libraire — que les écrits scandaleux parviennent à pénétrer dans le cloître : « Un jour que j’avais lu de bonne heure, un roman de nos jours, et que je me trouvais oisive, je parcourus un catalogue de livres, qui était à la fin de l’ouvrage, comme cela est assez ordinaire : le titre de plusieurs m’intéressa, et j’en fis sur-le-champ une liste, pour les avoir le lendemain[31]. » La réaction outrée de la domestique chargée de lui rapporter ces volumes, qu’elle considère « bons à jeter au feu », titille la curiosité de la couventine, qui remue ciel et terre pour se les procurer[32]. Une fois en possession de ces livres tant désirés, Mlle de Moras peut enfin en entreprendre la lecture, dans une scène qui renvoie directement à la topique du récit scabreux[33] :

Je trouvai à mesure que je lisais, que j’apprenais des choses que j’ignorais. La rougeur me montait au front, je sentais une chaleur qui se glissait dans mes veines, et je me trouvais dans un état, que l’occasion seule peut définir. J’aurais dû, je l’avoue, cesser une lecture si dangereuse : mais je ne le fis point, au contraire je passai la nuit à lire mes livres ; et plus ils me parurent vifs, et plus ils m’intéressèrent.

Celle du lendemain fut employée à achever mes livres ; le jour suivant, je feuilletai avec empressement tous mes catalogues, dans l’espérance d’en trouver de semblables, j’en fis encore acheter, que je soupçonnai du même genre. Mais les titres me trompèrent, j’en fus mortifiée ; j’avais pris goût à ce genre d’ouvrage, lorsque je voulus en feuilleter d’autres, ils me devinrent insipides ; je ne pouvais plus lire, j’avais le goût gâté[34].

Cette dernière lecture annule toutes celles qui l’ont précédée ; une fois passé des grands romans héroïques aux petits romans galants (comme Mlle de Farges), puis de ces derniers aux récits scabreux (comme Mlle de Moras), il n’est plus possible de faire marche arrière. L’avertissement de Mouhy rappelle celui des campagnes de prévention contre l’alcoolisme ou la toxicomanie : les drogues inoffensives n’existent pas ; le moindre écart par rapport à la ligne droite de l’abstinence (ou de la vertu) est susceptible d’entraîner jusqu’au bout de la déchéance et de l’horreur. La lectrice de romans obscènes est définitivement gâtée ; il ne sert plus à rien de lui interdire un poison qui a déjà fait son oeuvre, comme tente un moment de le faire Mme de Moras[35]. Les lectures saintes elles-mêmes ne peuvent plus être utiles à son esprit corrompu. C’est ce que constate Anne-Marie lorsque, pour calmer son agitation, elle ouvre l’Imitation de Jésus-Christ : « je lus, mais, je l’avouerai à ma honte, j’avais négligé Dieu, et Dieu m’abandonnait. Cette force de la grâce ne pouvait plus agir, parce que je m’étais rendue indigne qu’elle agît. J’eus beau forcer une attention trop abstraite, je lus des paroles, je les prononçai même, et je ne les compris pas[36]. » L’ouvrage pieux, privé de la séduction immédiate et obsédante du romanesque, ne parvient plus à retenir une âme dont on l’a chassé[37].

Ce pouvoir de la fiction, cette puissance configurante d’un roman qui parvient à se substituer à la réalité même, apparaissent aussi dans certaines scènes où les événements sont interprétés à travers un filtre romanesque désormais incontournable. Bigand, le héros de La mouche, s’intéresse à un abbé en raison de son air mélancolique et de son nom espagnol : « j’avais lu des romans, et j’étais, comme bien d’autres, dans le goût des amours de cette nation[38] ». Lorsqu’il installe sa jeune maîtresse dans une maison du Faubourg Saint-Marceau, le nouveau quartier est évalué selon les cours immobiliers de la Romancie : « elle me dit, avec un air rêveur, qu’elle n’en avait jamais entendu parler dans les romans qu’elle avait lus, et que dès là elle avait lieu de penser que ce n’était pas un des plus beaux de Paris[39] ». Dans La paysanne parvenue, de nombreuses circonstances de l’histoire de Jeannette et de ses acolytes sont comparées, par les personnages eux-mêmes, à des épisodes de roman. Confrontée au père hostile de son amant, Jeannette prend sa propre défense ; le vieux marquis de L.V. l’interrompt alors, qualifiant son récit d’« intrigue ou cheville de roman, […] plus propres à gâter l’esprit qu’à instruire, et à former les moeurs […][40] ». Son amie Sainte-Agnès ne peut s’empêcher de s’écrier, en entendant les aventures de Jeannette, qu’il « y aurait assurément de quoi en faire un roman[41] ». Du reste, si Sainte-Agnès elle-même a été surprise lorsque sa noble mère est venue la récupérer en grande pompe chez les paysans qui l’avaient élevée, c’est qu’elle n’avait pas encore « autant lu de romans que dans les suites[42] ».

De même, Anne-Marie de Moras admet que son rapport au monde est informé, à tort ou à raison, par les ouvrages qu’elle a (trop) voracement consommés : « Soit que la lecture des livres, dont j’ai déjà parlé plusieurs fois, ait fait un effet si constant, que malgré mon expérience, il subsiste encore aujourd’hui, je ne puis m’empêcher d’avancer que le premier coup d’oeil de deux personnes faites pour s’aimer, décide souvent de l’inclination[43]. » Or, lors de sa première rencontre avec celui qu’on lui destine, Anne-Marie ne ressent pas cet amour spontané naguère théorisé par Jean Rousset : « Le roman commençait mal : il n’était pas possible que l’intrigue pût être intéressante[44]. » Si l’union projetée échoue, c’est en raison de l’asymétrie entre le sentiment éprouvé lors de la première rencontre et celui que la lectrice se considère en droit de ressentir. Lorsque ces idées romanesques d’Anne-Marie sont renversées, c’est d’ailleurs moins par la leçon du réel que par un modèle actualisé du roman. À la Gauri, sa servante et corruptrice, qui veut la rendre docile aux avances du comte de Courbon, l’adolescente oppose la morale des romans classiques : « Tu sais que j’ai beaucoup lu. Je me souviens d’avoir remarqué en bien des endroits, que rien n’attache tant un amant que la réserve et la vertu. » Cet exemple tiré des vieux romans est immédiatement contrebalancé par la pratique moderne, où l’on n’entretient plus de tels scrupules : « Les femmes ont reconnu qu’elles étaient les dupes de leurs hypocrites longueurs. […] la plupart même, pour ne point perdre un temps qu’elles reconnaissent précieux, prennent le parti de commencer le roman par où ils finissaient autrefois[45]. » Voilà en tout cas un aspect de la culture du roman que Mouhy, auteur « réaliste » avant la lettre[46], a parfaitement diagnostiqué. Si le genre romanesque fait l’objet d’une récupération culturelle aux xviie et xviiie siècles, il contribue aussi à la culture en général, fournissant figures, images, modèles ou schèmes qui informent le décodage et l’appréhension du monde. Sans sombrer dans le quichottisme de Brideron ou Pharsamon, les premiers héros de Marivaux, les personnages de Mouhy sont déjà sujets à cette contamination par l’idéal romanesque dont souffriront Julien Sorel, Lucien de Rubempré ou Emma Bovary.

Cependant, comme Stendhal ou Balzac (sinon comme Flaubert), Mouhy reconnaît l’influence positive que peuvent aussi exercer les ouvrages d’imagination. Forcée de prendre une décision rapide, Anne-Marie de Moras précise que la fréquentation des personnages romanesques a « jeté de l’héroïsme dans [son] âme[47] ». De la même manière, c’est la lecture d’un roman — La vie de Marianne — qui redonne courage à Jeannette insomniaque et désespérée :

Je me remis dans mon lit avec ce livre ; je n’en eus pas lu quatre pages que je commençai à m’intéresser à la jeune personne qui en faisait le sujet, je m’attendris. Je tremblai de voir la fin d’un ouvrage à qui je devais tant. Je respirai et le fonds de mes inquiétudes changea bientôt d’objets. Je m’oubliai moi-même, pour ainsi dire, en faveur de l’aimable Marianne que je lisais ; il me semblait trouver un rapport parfait de sa vie avec la mienne. Elle trouvait une protectrice, le portrait qu’elle en faisait convenait à Mme de G… À chaque page je faisais des applications, je m’arrêtais : Hélas ! disais-je, c’est moi, cet amant si tendre, c’est le marquis, ce Climal Monsieur de G… Quelle différence qu’il y eût de ses avantures aux miennes, je voulais si fort y trouver du rapport, que je forçais les événements, ajustais les portraits, je m’appropriai enfin jusqu’aux conversations. […] De là, je faisais des réflexions sur l’utilité dont était la lecture, et les avantages qu’elle procure. Je me trouvais tout autre depuis que mon esprit s’était distrait par les jolies choses dont il était rempli. […] Le sommeil vint à la fin interrompre ces réflexions, et je passai la nuit beaucoup mieux que je m’étais flattée[48].

Mouhy ne se contente pas ici de faire l’éloge du roman de Marivaux, son grand interlocuteur contemporain — dont il évoque simultanément, et sournoisement, le caractère soporifique. Il ne fait pas que se dédouaner des parentés suspectes qu’on n’a pas manqué de dégager entre La vie de Marianne et La paysanne parvenue — parentés qui sautent d’ailleurs aux yeux, sans qu’on soit tenu de « forcer les événements » ou d’« ajuster les portraits ». Il accorde par la même occasion une place aux effets positifs de l’immersion fictionnelle. Le lecteur est transporté par le roman, certes, mais pas nécessairement en deçà de lui-même. Facteur de corruption, le roman peut à l’occasion devenir source de courage ou de calme intérieur ; s’il peut attendrir sa lectrice et l’offrir au premier roué venu, il peut également la distraire de ses soucis, l’apaiser, la revivifier, lui permettre de poursuivre sa propre trajectoire d’héroïne de roman.

On a jusqu’ici distingué le discours des préfaces, où l’auteur éditeur prend directement la parole, et celui des romans, où les propos sur le genre sont filtrés par l’intrigue ou les personnages ; or ces deux discours souvent s’interpénètrent, suscitant chez Mouhy de nombreux hybrides plus ou moins aboutis.

Dans cette catégorie mixte, on peut d’abord ranger les apartés métatextuels par lesquels les narrateurs mouhiens, selon une logique récursive familière aux lecteurs du roman d’Ancien Régime, évoquent les topoi et les clichés qu’un écrivain plus vulgaire aurait introduits à leur place — comme lorsque la Jeannette de La paysanne parvenue épingle la règle des confidences réciproques et répétées, tout juste « bonnes pour les romans, où l’on est obligé de rapprocher les choses, et où l’on fait dire aux personnages bien ou mal tout ce qui peut servir à allonger la matière[49] ». Ces pirouettes antiromanesques sont particulièrement abondantes dans les Mémoires du marquis de Fieux. Le narrateur s’y interdit par exemple d’entrer dans la tête d’un personnage, ne voulant « point ressembler à ceux, qui nous contant la vie de ces Heros, rapportent des a parte secrets qu’ils n’ont jamais pu sçavoir, ou leur font tenir des dis-je en moi-même, qu’ils n’ont jamais dû penser[50] ». Tenaillé par la faim, il envie les « preux chevaliers » du « tems des Romans », qui pouvaient passer « une dixaine d’années sans qu’il soit question de repas[51] ». Il contraste ailleurs la méthode grossière mais efficace employée par un de ses personnages pour pénétrer dans le couvent où est cloîtrée sa maîtresse, avec celle qu’aurait préconisée un disciple d’Artamène :

Il falloit qu’il n’eût pas lû les Romans ; il auroit appris que dans ces sortes d’occasions, il faut gagner un Jardinier, que sous le nom d’un garçon de cette profession, on s’introduit dans l’intérieur de la maison, & que sous prétexte de racler des allées, ou d’avoir soin d’un parterre, on trouve le moment de voir une Maîtresse qui se trouve toujours à point nommé, & dont la compagne innocente s’amuse à faire des guirlandes, ou qui a quelques raisons de bouder. D’Estival, sans prendre ces précautions, escalada la muraille […][52].

Dans ce dernier exemple comme dans les précédents, le développement topique est contrasté avec une seconde solution, plus terre-à-terre, sans que l’authenticité de cette dernière soit expressément revendiquée, si ce n’est de façon indirecte (comme par l’homonymie du héros des Mémoires du marquis de Fieux et de Mouhy lui-même) ; l’opposition se situe moins entre le roman et le réel qu’entre deux types de performance romanesque — l’une (trop) fidèle aux conventions du genre, dont l’autre est (heureusement) affranchie. Ailleurs, toutefois, la fantaisie du romancier est explicitement opposée à cette rigoureuse adhérence aux faits qui doit caractériser le travail d’un chroniqueur. Comme la vieille Marianne défendant l’infidèle Valville en s’appuyant sur le fait qu’il est « [h]omme, Français, et contemporain des amants de notre temps[53] », les narrateurs de Mouhy entendent bien distinguer leurs personnages — réels, donc inconstants — de ces figures — incorruptibles, donc imaginaires — dont on voudrait les rapprocher. À une « jolie femme qui [le] lit peut-être » et qui s’offusque de ce que son héros St-Albin soit sensible à sa voisine sans cesser d’être amoureux de la jeune Chimène, le narrateur de la Vie de Chimène de Spinelli avoue qu’il y a bien là contravention aux règles de la fiction : « je conviendrois avec sincerité de mon tort, si j’écrivois un Roman […]. Mais il n’en est pas de même ici, j’ai un modelle à suivre, je travaille d’après nature, je dois copier le modelle ; les moeurs de ce siècle sont mes guides […][54]. » À « la cabbale » qui « trouve très-mauvais que [ses] Heros ayent des caracteres si inconstans & si volages », il répond de la même manière : « j’écris une histoire, & non un Roman, & […] quand même les avantures qui me servent de modeles, pécheroient contre les regles du sentiment délicat, […] je n’y changerois rien[55] ». Quand le roman s’achève, le devoir d’exactitude de Mouhy, jusqu’ici exprimé en termes amusés, prend des couleurs presque tragiques :

Qu’un Historien est à plaindre d’être obligé de traiter fidèlement les choses, & que j’envie dans ce moment le sort d’un Auteur de Roman, il dénouë toujours heureusement une intrigue intéressante, maître de la Scene, il fait penser, agir ses Acteurs selon sa volonté secrete & ses inclinations ; mais l’histoire est severe, il faut conter veritablement & devenir cruel bongré malgré qu’on en ait […][56].

Ces remarques revendiquant l’authenticité ou le caractère « historique » du récit doivent toutefois être replacées dans l’ensemble du dispositif antiromanesque de Mouhy, où elles cohabitent avec des passages qui les remettent directement en cause. C’est d’ailleurs un de ces développements métalittéraires qui permet au romancier de jeter un doute sur toutes les fictions authentifiantes de son oeuvre — et de celles de ses contemporains. L’une des histoires insérées du Mentor à la mode, celle de Laura et Clario — qui inclut elle-même une scène de fascination romanesque[57] —, fait l’objet d’une narration en deux temps. Dans la première partie du roman, les amours des deux jeunes Vénitiens sont relatées par l’Abbé, un des amis conteurs de d’Orneville, le mentor parisien du titre ; lorsque s’achève le chapitre qui leur est consacré, Clario est parvenu à retrouver Laura à Paris, où son tuteur moliéresque l’avait emmenée ; les amants attendent l’issue du procès en émancipation intenté par la jeune fille, qui s’est entre-temps réfugiée dans un couvent. L’histoire pourrait sans trop de dommage s’arrêter là, alors que les baroques aventures italiennes ont cédé la place à un épisode judiciaire et prosaïque, dont la conclusion positive semble n’être qu’une affaire de temps. Elle est cependant renouée dans la deuxième partie, à la faveur d’un embouteillage où se trouvent coincés les personnages, causé par les noces mêmes de Laura et Clario. L’Abbé se propose alors de reprendre son récit là où il l’avait laissé la veille, en rejetant le terme de « roman » par lequel ses auditeurs le désignent : « ne traitez pas s’il vous plaît l’histoire dont il est question de ce nom ; elle est histoire & très histoire, & il ne tien qu’à moi dés ce moment de vous en montrer le Héros[58] ». (Cette nouvelle tranche se conclura d’ailleurs par la rencontre du chevalier d’Elby, de son mentor d’Orneville et de leur ami l’Abbé avec ceux-là même dont ils viennent d’entendre ou de conter les aventures.) Mouhy projette ainsi à un niveau supérieur, métadiégétique, son argumentaire fondé sur l’authenticité de l’intrigue. La charge de distinguer le récit d’un roman incombe à un personnage fictionnel — et d’autant plus fictionnel que Le mentor à la mode, exception à la règle, fait l’économie de toute tentative péritextuelle d’authentification. Il n’y a plus alors qu’un court pas à franchir pour rapprocher de cet Abbé fictif les éditeurs, libraires ou préfaciers qui se chargent ailleurs de garantir la véracité narrative. Prêter à une figure inventée le discours même qui distingue le roman de la fiction, c’est renvoyer ce dernier, dans tous ses avatars, du côté de la supercherie revendiquée.

Les préfaces de Mouhy, on l’a vu, sont narratives ; comme celles de la plupart de ses contemporains, elles forment un récit avant le récit, qui se fond d’ailleurs parfois avec lui (comme dans Lamekis, où les espaces du texte, du prétexte et de la note deviennent rapidement indifférenciés). À l’exception de la préface du Financier, entièrement consacrée aux questions littéraires, les commentaires sur le roman y apparaissent en marge d’une intrigue centrée sur la découverte ou le parcours d’un manuscrit. Or, cette intrigue peut parfois devenir, en elle-même, un commentaire sur le(s) romans(s). C’est notamment le cas de l’« Avertissement » du Masque de fer, où le personnage de l’éditeur est sauvé d’une noyade dans la Seine par une malle qui lui sert de bouée. Une fois revenu chez lui, il ouvre le coffre, espérant y trouver un trésor ; il ne contient qu’un amas de romans modernes, dans divers degrés de décomposition et d’humidité. Les retirant pour les sécher, l’éditeur attribue à chacun, dans son petit logis, la position qu’il lui semble mériter. Marianne reçoit la place d’honneur, sur la cheminée, où la rejoignent bientôt les romans de Crébillon fils. Le bachelier de Salamanque est déposé sur le lit, où son auteur Lesage (79 ans en 1747, l’année même de sa mort) pourra trouver un peu de repos « après avoir tant travaillé[59] ». La liasse suivante est plus problématique : il s’agit des oeuvres de Mouhy lui-même : « il me tomba sous la main une trentaine de brochures liées par petits paquets, dont les titres étaient écrits sur l’étiquette. C’étaient des Paysannes, des Lamekis, des Mentors, des Mémoires posthumes, une Chimène de Spinelli, un Marquis de Fieux. En un mot tous les ouvrages d’un auteur Cavalier qui écrit aussi vite qu’un autre est long à méditer[60]. » Ces romans-là sont placés plus bas que les autres, mais en un lieu où ils seront tout de même au sec et en sécurité : sur le plancher, donc, « où ils sont du moins aussi bien que dans la poussière des magasins où [ils devaient] languir ». Un dernier ensemble, formé de libelles, provoque un tel frisson chez l’éditeur qu’il en nourrit son feu. Ne reste plus alors, « sous un Tyran le blanc » — dont les grands sentiments chevaleresques annoncent ceux du Masque de fer —, qu’une petite cassette renfermant le manuscrit soumis au lecteur : la fiction de provenance peut suivre son cours.

Dans cette saynète, véritable critique en acte, Mouhy procède à une classification spatiale et domestique de la production contemporaine — plaçant certains romans au-dessus, d’autres dessous, d’autres enfin dans les flammes de la condamnation absolue. À défaut d’être complet (Prévost y est remarquablement absent, dont l’influence est autrement plus importante, sur l’oeuvre de Mouhy, que celle d’un Crébillon), le portrait est saisissant. Mouhy s’y accorde la place qu’il reconnaît généralement pour sienne : un peu sous ses maîtres, mais pas complètement séparé d’eux, et nettement distingué des ouvrages les plus scandaleux. Il opère à nouveau, mais de façon imagée, un partage entre les « bons » romans — parmi lesquels il faut ranger ceux de Marivaux, de Crébillon, de Lesage, aussi bien que les siens — et ces romans dont l’obscénité ne devrait pas faire porter l’opprobre sur le genre tout entier.

Le masque de fer propose une mise en scène préfacielle du roman ; Le mentor à la mode adopte la solution inverse, en incluant des discussions sur le roman en cours même de récit. Ces conversations, liées aux dernières parutions romanesques, sont permises par la construction en patchwork de cet étrange ouvrage, qui tient à la fois du guide touristique, du périodique littéraire, du manuel de survie parisien et du recueil de nouvelles encadrées. Le mentor du titre, M. d’Orneville, qui bien que gentilhomme normand vit depuis plusieurs années à Paris, prend sous son aile un provincial fraîchement débarqué dans la capitale, qui pour comble de malchance a été détroussé le jour même de son arrivée. D’Orneville promène le jeune d’Elby dans les différents quartiers de Paris ; il lui fait rencontrer ses amis, qui racontent ce qu’ils ont vu ou entendu dans la semaine écoulée — dont l’histoire de Laura et Clario mentionnée plus haut ; et il le mène dans différents salons, où ont justement lieu les échanges « littéraires » qui nous intéressent ici. On y traite par exemple de la dernière partie de Gil Blas, dont on ne saurait apprécier la qualité sans relire les livraisons précédentes[61] — directive surprenante, lorsqu’elle émane d’un romancier qui ne perd généralement pas son temps à relire ses propres ouvrages avant d’en composer de nouveaux épisodes. On y discute, surtout, des mérites respectifs du Paysan et de la Paysanne parvenus[62].

En apparence, le romancier y conserve sa modestie coutumière. Tous les participants à la discussion s’entendent pour couvrir de louanges la cinquième partie du Paysan, dont le style est jugé sans pareil. Intervient cependant un abbé provocateur, qui fait valoir l’impropriété du langage de Marivaux lorsqu’il est placé dans la bouche d’un campagnard, et qui sur cette base renvoie tout le roman du côté des « faux brillants ». Loin de se démonter devant les hauts cris que suscite cette position paradoxale, l’abbé renchérit en faisant valoir sa propre préférence pour La paysanne parvenue, que les autres conversants (y compris d’Orneville, la figure d’autorité esthétique de l’ouvrage) qualifient de « pitoyable ». L’abbé convient « que le stile du païsan est bien différent de celui de la païsanne », mais pour en tirer aussitôt un nouvel argument en faveur de cette dernière et de son auteur : « l’un est ampoulé, l’autre est naturel ; celui-ci écrit en rhéteur, l’autre en cavalier ». Certes, Mouhy place cet éloge de lui-même — et cette critique de Marivaux — dans la bouche d’un personnage d’histrion, dont on fustige le « ridicule entêtement » ; c’est dire qu’il ne les assume pas complètement — sans toutefois s’en dissocier. Le thème du « naturel » de Jeannette est abondamment traité dans La paysanne parvenue elle-même, dont l’abbé se fait ici l’écho. Cette prise de position rejoint par ailleurs, dans ses grandes lignes, celle que Mouhy prendra dans un autre de ses textes hybrides, métissant critique et narration.

La discussion du Mentor à la mode n’est pas en effet l’unique occasion où, dans l’oeuvre de Mouhy, paysan et paysanne se voient mis en présence. Une autre conversation reprend ce thème (avec un autre abbé paradoxal) dans la quatrième partie de La vie de Chimène de Spinelli, où la discussion s’étend à l’ensemble de l’oeuvre des deux romanciers[63]. Ailleurs, contemplant avec délice les boucles d’oreilles que lui a offertes M. de G…, Jeannette s’excuse de sa vanité en renvoyant à Jacob : « je n’ai point trouvé mauvais, moi qui parle, que M. de la Vallée fît valoir tout le mérite dont il est pourvu, je demande au public la même indulgence[64] ». Le rapprochement des deux personnages trouve toutefois son expression la plus forte dans une petite brochure de 1735[65], qui introduit un nouveau cas de figure : celui d’un texte entièrement consacré aux questions romanesques, qui évite à peu près totalement le sujet.

Fidèle à son titre, l’opuscule dépasse le simple parallèle entre les deux romans : il organise une rencontre malheureuse — un « démêlé » — entre Jeannette et Jacob. Ce face-à-face transfictionnel est autorisé, ou rendu à tout le moins logiquement possible, par les principes mêmes du roman d’Ancien Régime. Il prend notamment appui sur le statut problématique des deux personnages : tant le récit de Mouhy que celui de Marivaux se présentent comme des mémoires ; ils participent de l’ambivalence de la prose fictionnelle du xviiie siècle, qui cherche moins à passer pour un texte « authentique » qu’à maintenir sous tension la possibilité de son inscription dans le réel. Le dispositif imaginé par Mouhy dans le Démeslé reconduit ce caractère ambivalent du roman : si le paysan et la paysanne existent vraiment chacun de leur côté dans un même univers (qui est aussi celui du lecteur), rien ne les empêche de s’y trouver un jour nez à nez. Mouhy se fonde par ailleurs, pour les circonstances de leur rencontre, sur un épisode commun aux deux romans : celui de la visite à l’Opéra, symbole de l’entrée dans le grand monde pour Jeannette comme pour Jacob. Cette communauté de décor permet de pousser plus loin le syllogisme : le paysan et la paysanne sont réels, ils fréquentent tous deux l’Opéra, ils doivent donc nécessairement s’y croiser un jour ou l’autre.

Le texte lui-même reste avare de commentaires métaromanesques. Le conflit qui met aux prises les deux personnages (ou, plus exactement, la paysanne et Mme de Fécourt, qui accompagne le paysan) relève plus de la querelle de préséance aristocratique que de la dispute littéraire. Grande bourgeoise, « fille de Notaire et femme de fermier général », Mme de Fécourt refuse de céder le passage à Jeannette, qui est marquise, donc femme de qualité, mais néanmoins « fille d’un Bucheron de la forêt de Fontainebleau » (DPP, 37). Dans ces questions de préséance, on pourrait à la rigueur deviner l’amorce d’un débat sur la priorité des deux romans, qui sont alors en cours de publication. Mais Mouhy, en visionnaire intermittent, pose plutôt une question qui n’atteindra sa véritable portée que deux siècles et demi plus tard, à notre époque de spectacle généralisé : qu’en est-il des rapports humains dans une société où l’intimité est systématiquement dévoilée ? Les usages civils et les convenances mondaines peuvent-ils se maintenir quand la publicité (romanesque ou télévisuelle) rend les êtres absolument transparents les uns aux autres ? Mme de Fécourt aurait volontiers cédé le pas à la marquise de L.V., si la lecture de La paysanne parvenue ne l’avait renseignée sur les origines roturières de Jeannette ; de même la marquise, sans lire Le paysan parvenu, n’aurait pu insulter Mme de Fécourt en moquant son goût pour les gros garçons joufflus. Cet intrigant regard sur les coulisses du roman fait cependant long feu. Les personnages se défendent en chargeant leurs auteurs, comme le font la même année ceux du Voyage du prince Fan-Férédin en Romancie. À l’instar de Manon Lescaut, qui dans l’allégorie du père Bougeant poursuivait Prévost en justice pour diffamation, le paysan et le paysanne imputent à Marivaux et à Mouhy les torts dont on les accuse — permettant au second, dans une manoeuvre où l’humilité se conjugue à la rouerie, de donner le dernier mot à son héroïne : la paysanne prétend que son Auteur, qui a abusé de sa confiance, « n’est pas assez connu pour qu’on ajoute foi à tout ce qu’il dit », alors que celui du Paysan, lui, « est connu, & personne ne doute » (DPP, 29) de ce qu’il avance au sujet de Jacob et de ses amours.

Pour le reste, le Démeslé se contente de reprendre les propos de l’abbé du Mentor à la mode. La figure naturelle de Jeannette est opposée à celle de Jacob, qui ne se distingue « que par une belle & bonne phisionomie, ou par un air de mode qu’on dit qu’il avoit, que je trouvai cependant un peu usé » (DPP, 8-9). Quant aux critiques sur la langue trop fleurie du Paysan, Jacob lui-même les prend à son compte, se plaignant que Marivaux l’ait « fait parler, en arrivant du Village avec beaucoup même plus d’esprit, [qu’il n’en a] aujourd’hui » (DPP, 32). Le paysan montre d’ailleurs toute la distance qui le sépare de son homologue romanesque, quand sous prétexte que « personne ne raisonne ni ne fait tant de réflexions que [lui] » (DPP, 39), il est appelé à régler la question de préséance ; il ne peut alors que rester coi, entraînant un regain de colère chez Jeannette et Mme de Fécourt.

Sur la valeur morale du roman, sur son rôle dans l’éducation des jeunes lecteurs, sur ses conséquences psychologiques à court ou plus long terme, sur les rapports du genre romanesque à l’histoire et au document, comme sur sa propre place dans la littérature de son temps, Mouhy articule un discours ambigu, dans lequel les positions les plus contradictoires pourraient trouver appui. Défenseur traditionnel du roman dans certaines de ses préfaces, il peut en dresser un portrait dévastateur dans le récit de formation de ses héros ; peintre impitoyable des effets déformants de la lecture romanesque sur la représentation du monde, il reconnaît aussi les bienfaits inattendus de cette lecture, qui élève l’âme en même temps qu’elle l’avilit ; fidèle aux stratégies authentifiantes de ses contemporains, il en expose ailleurs la supercherie, par le biais de l’excès ou de la transposition fictionnelle ; conscient de ses limites et admirateur de Marivaux, il rehausse à l’occasion sa propre Paysanne en dénigrant le langage inadéquat du Paysan. De cet ensemble d’affirmations paradoxales, on peinerait à dégager un Mouhy adversaire ou apologiste du roman — si ce n’était de l’évidence de sa production elle-même, qu’on peut assimiler à une vaste et inconditionnelle affirmation romanesque.

De 1735 à 1740, Mouhy fait paraître huit romans — en plus du Démeslé, des Nouveaux motifs de conversion à l’usage des gens du monde, du périodique Le répertoire (qui ne connaît certes qu’un numéro) et de ses gazetins à Voltaire. Ce chiffre, déjà considérable, ne donne cependant qu’une idée imparfaite de la masse textuelle en jeu. En raison de leur mode de publication périodique, les ouvrages mouhiens sont composés de (nombreux) fascicules autonomes ; c’est donc bel et bien quarante-quatre volumes — plus de six mille cent pages — que Mouhy publie entre le 18 avril 1735 (date d’approbation de la première partie de La mouche) et 1739 (alors que paraissent les quatre volumes des Mémoires d’Anne-Marie de Moras). Trois parties pour chaque tranche de quatre mois (plus d’une partie par mois, si on se limite aux seules deux premières années) : voilà un rythme qui n’a rien à envier à celui des romanciers « industriels » que Sainte-Beuve épinglera, un bon siècle plus tard.

Ce choix du roman, que révèle d’emblée la production considérable de Mouhy, se confirme sur d’autres plans. On a pu stigmatiser l’habitude qu’a l’écrivain de s’inscrire paratextuellement dans la lignée des grands succès contemporains — de la préface des Mémoires de D.B., transformation presque lévi-straussienne de celle des Mémoires et aventures d’un homme de qualité, au titre même de La paysanne parvenue ; mais il est aussi possible de deviner, dans cette manie trop rapidement réduite à son aspect mercantile, un désir pour l’écrivain d’affirmer son appartenance au romanesque, de se situer résolument dans le genre, malgré les prétentions extravagantes de ses fables préfacielles. Même volonté sur le plan de la disposition : plusieurs ouvrages de Mouhy (La mouche, Le mentor à la mode, les Mémoires de D.B., ceux du marquis de Fieux) sont divisés en chapitres, l’unité qui dans le « système » dispositif du xviiie siècle renvoie le plus clairement au roman[66]. Quant aux personnages, aux décors, aux épisodes, ils ne s’éloignent jamais des territoires de la topique, que Mouhy investit de façon tour à tour servile et déjantée ; mis à part quelques récits plus strictement réalistes (comme La paysanne parvenue ou les Mémoires d’Anne-Marie de Moras), chacun de ses ouvrages est une véritable anthologie du romanesque, voguant entre formes passées (le roman de chevalerie, la pastorale, le roman baroque, l’histoire secrète), présentes (le picaresque, les pseudo-mémoires, le roman mondain, le récit d’aventures) et futures (le roman gothique, mais aussi le polar, le fantastique ou la science-fiction, qui trouvent en Mouhy un de leurs défricheurs officiels[67]).

Il n’est pas jusqu’aux défauts des récits mouhiens — leurs bavures chronologiques[68], leurs confusions entre personnages[69], leurs ravalements inopinés d’intrigues — qu’on ne puisse interpréter comme une prise de position en faveur du roman. Mouhy propose une poétique hyperromanesque, où les diktats de la vraisemblance et de la cohérence — comme les principes de la physique ou de la biologie — doivent céder le pas à la pure exubérance narrative. Il ne fait pas qu’afficher l’appartenance de ses textes au roman — souvent par le fait de nier cette appartenance même ; il pousse la logique du genre jusqu’à l’emballement. Pour le meilleur comme pour le pire, personne n’est plus totalement, indécrottablement romancier que Mouhy.