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En lien avec l’enjeu mémoriel, les romans-mémoires – genre dans lequel un personnage fictif compose ses Mémoires – se donnent souvent pour des témoignages. Dans beaucoup d’entre eux, en effet, le mémorialiste présente son récit comme un éclairage précieux sur des événements auxquels il a participé et qui ont défrayé la chronique de son temps. Les romanciers peuvent puiser dans l’histoire judiciaire : Courtilz de Sandras et Mouhy composent respectivement les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne (1701) et les Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739) à partir du procès du marquis de Fresne, accusé d’avoir vendu sa femme à un corsaire[1], et de celui du comte de Courbon, condamné pour l’enlèvement d’une très jeune fille[2]. C’est aussi la ligne que suit Prévost – quoiqu’il romance considérablement la matière historique – lorsqu’il écrit l’Histoire d’une Grecque moderne (1740) en s’inspirant du scandale causé par l’ambassadeur Ferriol, qui entretenait des liens étroits avec une jeune esclave qu’il avait élevée comme sa fille[3].

Ces derniers cas, qui montrent l’affinité rhétorique et thématique entre les romans-mémoires et le matériau judiciaire, sont particulièrement intéressants pour la question du témoignage, parce que le romancier doit composer avec des événements véritables[4] qui ont déjà produit des discours propres à constituer une documentation historique. Le romancier réécrit ces événements à travers le prisme d’un personnage dont il invente les Mémoires – texte alternatif qui entre alors en concurrence avec les discours préexistants[5]. Pour gagner sa place parmi ces derniers, le romancier présente son narrateur-mémorialiste comme le plus à même de témoigner de sa propre histoire : il apporterait aux lecteurs les éclaircissements nécessaires à l’établissement de la vérité historique, quand bien même celle-ci serait une création romanesque.

Dans cette perspective, les romans-mémoires héritent d’une double exigence des Mémoires : la nécessité, pour le mémorialiste, d’être à la fois suffisamment impliqué dans son récit pour en être le garant, et de s’en distancier assez pour être porteur d’un savoir, qu’il soit d’ordre historique ou moral. Afin d’assurer sa crédibilité, le mémorialiste pratique ce funambulisme narratif, sur lequel repose la capacité d’élucidation de son oeuvre. Tel est sans doute l’horizon heuristique du genre[6] : rechercher la vérité grâce au décalage entre le je narré, impliqué mais naïf, et le je narrant, extérieur mais averti.

Cependant, lorsqu’on observe des romans-mémoires, dont le pic de publication se situe en France dans les années 1730 et 1740, cet horizon heuristique apparaît largement inatteignable. Les oeuvres de Prévost ou de Marivaux semblent prospérer sur l’expérience des obstacles faite par les mémorialistes véritables[7] : des Grieux s’attache à une passion qu’il ne peut désavouer dans son récit, Marianne à son mythe personnel… Qu’advient-il, en ce cas, de l’exigence testimoniale, aux prises avec une subjectivité de plus en plus envahissante, voire épistémophage ?

Nous nous proposons d’étudier cette question dans l’Histoire d’une Grecque moderne, ouvrage qui semble tirer un trait sur la prétention à la vérité du mémorialiste-témoin. Dès les premières lignes de son récit, en effet, le mémorialiste se présente au lecteur comme « suspect » parce qu’encore soumis aux affres d’une « passion violente[8] ». Par bien des aspects, le roman de Prévost prend acte des difficultés qui menacent le mémorialiste, mais sa force est de retourner le problème : moins le témoin est fiable, plus il devient intéressant pour le lecteur, qui aperçoit ses erreurs. Est-ce à dire que, pour faire de bons romans-mémoires, il faudrait inventer des personnages de « mauvais » mémorialistes ? Nous voulons montrer que, par sa valeur exemplaire, l’Histoire d’une Grecque moderne entérine le changement d’horizon heuristique du témoignage dans les romans-mémoires : à mesure qu’il perd son rôle dans l’élaboration de la vérité, comme pièce maîtresse d’une juridiction fondée sur l’intersubjectivité, le témoignage se constitue en autre objet de connaissance, susceptible de délivrer un savoir sur le témoin lui-même.

Le mal dans le remède ?

Le pari de Prévost dans l’Histoire d’une Grecque moderne est audacieux : composer des Mémoires dans lesquels le mémorialiste jette d’emblée le doute sur son propos. Il est vrai que le mémorialiste – que nous appellerons par commodité Ferriol, selon l’usage – est chargé d’une telle aura de scandale que son récit ne pouvait que susciter la méfiance des lecteurs. Certes, Prévost s’éloigne largement de l’affaire qui lui a inspiré le roman et l’éditeur fictif, dans son Avertissement, récuse cette lecture à clés (voir HGM, 9). Mais même un lien vague et romancé suffit pour que la figure de Ferriol, en filigrane, éveille autant l’intérêt que la suspicion. Charles de Ferriol, en effet, outre sa relation avec Mademoiselle Aïssé, était réputé pour ses coups de folie, à l’instar de la grande fête qu’il organisa en 1709 et qui faillit tourner en incident diplomatique[9]. Les lecteurs de l’époque avaient accès à des documents relatant ces faits, comme les Voyages… de la Motraye, parus en 1727[10]. Il ne fait aucun doute que Prévost s’emploie, dans l’Histoire d’une Grecque moderne, à construire une figure de mémorialiste particulièrement sulfureuse – d’où l’intérêt accordé à sa parole comme témoignage, même fictif.

En annonçant en outre, dès les premières lignes, que les Mémoires tourneront autour d’une passion, le roman de Prévost s’inscrit bien dans la veine de l’histoire scandaleuse. À cause de leur resserrement autour de cette passion, l’intrigue des Mémoires pourrait tenir en quelques lignes : missionné à Constantinople, Ferriol remarque dans un sérail une jeune esclave qu’il initie à la littérature et à la morale. Celle-ci prend pour nom Théophé. L’ayant achetée pour, dit-il, la libérer, le héros s’aperçoit qu’il est amoureux d’elle. Il tentera alors de la garder auprès de lui, aux prises avec plusieurs rivaux, jusqu’à ce que, de retour en France, sa jalousie vienne à bout de sa protégée.

Ces Mémoires prétendent donner aux lecteurs l’accès à une perspective privilégiée sur une affaire qui a excité la curiosité du public, grâce au témoignage du principal intéressé. Le mémorialiste est en effet un « homme connu dans le monde » (HGM, 9), tandis que l’auteur de l’Avertissement promet « un double prix pour ceux qui auront eu quelque connaissance des principaux personnages » (idem). Les Mémoires doivent permettre de trancher entre une multitude de discours que le mémorialiste n’hésite pas à mentionner dans son ouvrage, pour mieux les tenir à distance. Ces discours interviennent vers la fin de l’ouvrage, ce qui, lorsqu’on rétablit la chronologie auctoriale, correspond au moment où le mémorialiste commence à élaborer le projet d’écrire ses Mémoires. Le Ferriol de Prévost constate ainsi que son aventure a nourri de nombreux commentaires qui manquent tous, d’une façon ou d’une autre, la vérité connue des seuls protagonistes :

Mes amis […] ne s’en tinrent point au récit que je leur fis naturellement d’une partie [des] aventures [de Théophé] ; […] ils prenaient les éloges que je leur faisais de ses principes et de sa conduite pour les exagérations d’un homme amoureux. D’autres venant à la connaître mieux, lui trouvaient effectivement tout le mérite que je lui attribuais […]. Mais il y eut bien plus de variété et de bizarrerie dans les jugements du public. On la fit d’abord passer pour une esclave que j’avais achetée en Turquie, et dont j’étais devenu assez amoureux pour avoir apporté tous mes soins à son éducation. Ce n’était pas s’écarter tout à fait de la vérité. Mais on ajoutait […] que le Grand Seigneur, étant devenu amoureux de mon esclave sur le récit qu’on lui avait fait de ses charmes, me l’avait fait demander, et que c’était l’unique sujet de tous les différends que j’avais eus à Constantinople. Et comme le visage de Théophé, malgré tout ce qu’il y avait conservé d’agréments, ne répondait plus à l’idée d’une femme qui s’était attiré tant d’admiration, on prétendait que pour me délivrer des tourments de la jalousie, j’avais défiguré une partie de ses charmes avec une eau que j’avais fait composer. D’autres prétendaient que je l’avais enlevée dans un sérail, et que cette hardiesse m’avait coûté la perte de mon emploi. / Je me rendis fort supérieur à toutes ces fables par la tranquillité avec laquelle je les entendis, et je fus toujours le premier à les tourner en badinage.

HGM, 111

Ici, trois types d’interprétation se font concurrence : celle de Ferriol, qui prétend n’avoir que de la « considération » pour Théophé, celle de ses amis, qui le croient amoureux de l’ancienne esclave, et celle du « public », qui affabule volontiers à partir de faits pourtant véridiques. Dans cette circulation de la parole, qui expose le privé au public, la vérité et le mensonge ne se trouvent pas toujours là où on les attendrait. Le mémorialiste a sans doute tort lorsqu’il présente comme de la considération ce qui pourrait aisément passer pour du dépit amoureux. Ainsi, les amis du mémorialiste auraient raison, mais il n’est pas impossible de lire derrière leur curiosité insistante une passion naissante qu’au demeurant Théophé semble inspirer à tous ceux qui la fréquentent[11]. Le public invente des « fables » fort romanesques pour pallier sa méconnaissance des faits, mais la litote « ce n’était pas s’écarter tout à fait de la vérité » laisse supposer que ces fables visent parfois juste.

Le potentiel fabulatoire des événements exige donc que le mémorialiste prenne la parole pour apporter les précisions dont lui seul a connaissance – précisions qui devront permettre de trancher entre ces différentes interprétations. Ainsi que le dit Ferriol dans les dernières lignes de ses Mémoires, lorsqu’il apprend la mort de Théophé : « j’ai formé le dessein de recueillir par écrit tout ce que j’ai eu de commun avec cette aimable étrangère, et de mettre le public en état de juger si j’avais mal placé mon estime et ma tendresse » (HGM, 121). Ferriol délègue au public la charge de juger de l’héroïne : savoir si elle a été sincère ou manipulatrice[12]. Il se présente à cet égard comme un témoin dont le discours est à resituer dans une abondance d’autres témoignages, que le lecteur-juge doit examiner – à ceci près, évidemment, qu’il est un témoin à charge et qu’en vertu de la forme monodique des Mémoires, seul son point de vue se trouve développé[13]. Les Mémoires prennent place dans le dispositif judiciaire ainsi établi.

Pourtant, dès le début de l’ouvrage, le mémorialiste porte un coup fatal à ce projet. Le célèbre exorde de l’Histoire d’une Grecque moderne prend le contre-pied de l’éthos qu’on attend d’un témoin :

Ne me rendrai-je point suspect par l’aveu qui va faire mon exorde ? Je suis l’amant de la belle Grecque dont j’entreprends l’histoire. Qui me croira sincère dans le récit de mes plaisirs ou de mes peines ? […] En un mot, quelle fidélité attendra-t-on d’une plume conduite par l’amour ? Voilà les raisons qui doivent tenir un lecteur en garde. Mais s’il est éclairé, il jugera tout d’un coup qu’en les déclarant avec cette franchise j’étais sûr d’en effacer bientôt l’impression par un autre aveu. J’ai longtemps aimé, je le confesse encore, et peut-être ne suis-je pas aussi libre de ce fatal poison que j’ai réussi à me le persuader. […] Je suis un amant rebuté, trahi même, si je dois m’en fier à des apparences dont j’abandonnerai le jugement à mes lecteurs ; estimé néanmoins de ce que j’aimais, écouté comme un père, respecté comme un maître, consulté comme un ami ; mais quel prix pour des sentiments tels que les miens ! Et dans l’amertume qui m’en reste encore, est-ce des louanges trop flatteuses ou des exagérations de sentiments qu’on doit attendre de moi pour une ingrate qui a fait le tourment continuel de ma vie ?

HGM, 11

D’emblée, Ferriol se présente comme un témoin d’autant moins fiable qu’il est intéressé : sa passion est capable de « faire changer de nature » à tous les faits qu’il présente dans son récit. La narration agirait comme un filtre qui déforme la vérité objective. On mesure les implications d’une telle conception pour les genres narratifs à la première personne : peuvent-ils encore prétendre à la vérité, si toute prise de parole subjectivise irrémédiablement les objets dont elle s’empare ?

De plus, ce phénomène gagne en intensité à mesure que le mémorialiste écrit : par bien des aspects, ce dernier semble plus averti au début qu’à la fin du passage. Les questions rhétoriques par lesquelles Ferriol expose les lacunes de son récit témoignent d’une lucidité, sinon imparfaite, du moins naissante. Le mémorialiste pourrait ainsi poser le premier jalon d’une maïeutique mémorielle : renoncer à ses croyances est l’étape préliminaire d’un cheminement critique. Cependant, la suite du passage blesse cette attente : le pathos envahit progressivement la narration. Au milieu du paragraphe, on trouve encore, dans des formules comme « j’ai longtemps aimé, je le confesse », une séparation entre le je narré et le je narrant, au service d’un examen de soi qui tend vers la confession. Mais le mémorialiste, à mesure qu’il revient sur les maux de la passion et ce qui les a causés – les refus de Théophé –, laisse libre cours à son « amertume », qui se traduit par des reproches sans ambiguïté, comme si le témoin était débordé par son récit.

Ainsi, le début de l’Histoire d’une Grecque moderne met en évidence les dommages collatéraux de l’écriture mémorielle : elle ressuscite les sentiments du mémorialiste, les rendant presque aussi vivaces qu’au moment où ils ont été vécus[14]. La narration rétrospective est donc susceptible d’abolir la distance critique sur laquelle le mémorialiste se fondait pour légitimer sa prise de parole. Il ne s’agit pas seulement pour le mémorialiste de négocier avec des passions qui pourraient se manifester dans le récit, car la narration rétrospective a un effet génératif : elle ressuscite, voire fabrique, ces passions. Sa valeur de témoignage s’en trouve fortement remise en question. Ainsi, le mal serait dans le remède : l’exigence d’implication, censée faire la valeur des Mémoires, est aussi ce qui affecte, dans ce cas précis, l’enjeu mémoriel. Que penser d’un témoin qui, en témoignant, perdrait sa fiabilité à mesure que ses souvenirs gagnent en acuité ?

Une généalogie des erreurs

Par conséquent, la perspective se déplace : dans le cas de la Grecque moderne, si les Mémoires ne peuvent plus donner accès à la vérité historique, encore leur est-il possible de montrer ce qui cause, motive ou nourrit les erreurs du mémorialiste. Dans les genres rétrospectifs, la narration juxtapose en effet deux diégèses : les aventures que le mémorialiste a vécues, mais aussi la transformation du mémorialiste écrivant ses Mémoires. La rédaction constitue ainsi une aventure à part entière, parce que le lecteur voit ce qu’elle produit dans le temps.

Dans l’Histoire d’une Grecque moderne, Prévost montre, encore plus clairement que dans ses autres romans-mémoires, que ce processus introspectif joue à plein contre l’exigence de vérité postulée par le mémorialiste à l’orée de ses Mémoires. Il s’empare en cela d’une des potentialités du genre : reconstituer la prise de parole dans son historicité. Il accorde en effet une attention particulière à la façon dont Ferriol juge et commente des événements qui viennent de se dérouler, mettant en évidence les jeux de transformation, voire de déformation, qui affectent les souvenirs du mémorialiste.

Prenons par exemple la scène, essentielle dans l’économie du roman, au cours de laquelle Ferriol, qui a acheté Théophé et l’a amenée dans sa maison d’Oru, se voit pour la première fois repoussé par la jeune femme. On attendrait, dans cette scène, une poétique de l’élucidation caractérisée par une forte présence du je mémorialiste, car le personnage y découvre pour la première fois sa méprise. Ceci devrait inviter le mémorialiste à revoir l’interprétation des événements racontés juste avant : Ferriol pensait en effet que la reconnaissance de Théophé cachait une passion naissante.

Mais tel n’est pas le traitement narratif que Prévost réserve à cette scène. Une fois couché, Ferriol repasse dans sa tête le refus de Théophé. Submergé par le dépit, il vient alors à en donner une interprétation très différente :

Cependant, à peine l’obscurité et le silence de la nuit eurent-ils commencé à recueillir mes sens, que toutes les circonstances qui venaient de se passer à mes yeux se représentèrent presque aussi vivement à mon imagination. […] Il ne me manquait, ajoutai-je en raillant ma propre folie, que de prendre une passion sérieuse pour une fille de seize ans, que j’avais tirée d’un sérail de Constantinople […]. Passant ensuite au refus qu’elle m’avait fait de ses faveurs après les avoir prodiguées à je ne sais combien de Turcs, je m’applaudis de ma délicatesse, qui me faisait attacher un si grand prix au reste du vieux Chériber. Mais je trouvais encore plus admirable que Théophé eût appris dans un espace si court à connaître la valeur de ses charmes […]. Elle s’est imaginée, disais-je, sur l’air de bonté que je porte dans mon visage et dans mes manières, qu’elle allait faire de moi sa première dupe ; et cette jeune coquette, à qui j’ai supposé tant de naïveté et de candeur, se promet peut-être de me mener bien loin par ses artifices.

HGM, 49-50

Le mémorialiste livre ici ses pensées juste après l’événement, ce qui a pour conséquence de dédoubler la scène du refus. Elle avait été racontée une première fois au moment des faits ; elle est racontée une seconde fois lorsque Ferriol se la remémore immédiatement après l’avoir vécu. Une telle redondance, susceptible d’entraver la progression de l’intrigue romanesque, n’a de sens que si l’on considère que l’intrigue porte en réalité sur la fabrique du témoignage. Il faut en effet se rappeler que la scène est une mise en abyme : elle est racontée par un mémorialiste qui se souvient de la façon dont il s’était remémoré les événements. L’attention se déporte donc sur la manière dont la mémoire proche façonne les faits dont le mémorialiste est en train de discuter la pertinence. Véritable poétique de l’après-coup, cette logique nécessite de prendre en compte une temporalité longue. Elle suggère que le vécu in situ des événements ne vaut pas grand-chose : ce qui fait l’histoire, c’est la façon dont ces événements se sont fixés, sous une certaine forme, dans la mémoire des protagonistes.

Ainsi, mû par un « mouvement de dépit et de confusion » (HGM, 49) qui est la conséquence de son orgueil blessé, Ferriol en vient à voir en Théophé une esclave manipulatrice. Ce cheminement se fait progressivement. D’abord, Théophé est rabaissée au rang d’esclave, sans qu’il soit fait mention de sa supposée manipulation. Puis Ferriol en arrive à émettre l’idée que Théophé a « appris […] à connaître la valeur de ses charmes » (idem). Ce soupçon de coquetterie, encore hésitant, se transforme finalement en invective : Ferriol se maudit d’être la « dupe » (HGM, 50) de la jeune femme. À ce moment précis, la narration bascule du discours indirect au discours direct, signe que les sentiments en sont venus à déborder le jugement. Plus Ferriol se représente les événements, moins il semble capable de les analyser. Et encore, cet infléchissement n’est que le fait d’un passé proche. Si l’on rapporte ces scènes d’introspection au cadre narratif plus lointain vers lequel elles renvoient, c’est-à-dire à l’exorde des Mémoires, il apparaît clairement que le mémorialiste s’est enferré dans ses doutes et ses obscurités.

L’hypothèse que le mémorialiste soumet à l’examen du lecteur – Théophé est-elle manipulatrice ? – est donc le résultat d’une trajectoire subjective dont les Mémoires reconstituent la formation. Les passages introspectifs, nombreux dans le roman, apparaissent comme l’antichambre des Mémoires : ils révèlent la façon dont s’élaborent les biais du mémorialiste et, sans doute aussi, ses erreurs, jusqu’à façonner le regard qu’il porte sur sa propre histoire. Prévost montre l’ampleur d’une logique subjective qui fonctionne à rebours de la logique historique : les sentiments prospèrent à mesure que les événements qui les ont causés s’éloignent dans le temps. Ainsi, toute histoire est productrice de biais : on comprend pourquoi les mémoires fictifs ont pu participer, de façon radicale, au « pyrrhonisme historique » qui « hante l’épistémologie historique européenne du xviiie siècle[15] ».

L’Histoire d’une Grecque moderne retrace en effet une trajectoire herméneutique : le mémorialiste, qui croit d’abord pouvoir accéder à une connaissance assez objective des événements, finit par douter de tout. Signe du triomphe de cette posture critique, le mémorialiste dit, vers la fin de son récit, en écoutant le comte de M. Q. lui raconter ses aventures, qu’il pouvait s’agir de « vérité » comme de « fiction » (HGM, 102). Les Mémoires de Ferriol permettent donc d’éclairer les origines de sa détresse herméneutique. Pourrait-on voir en Ferriol le sujet témoin d’une maladie qui semble frapper toute une époque, les contemporains de Prévost étant volontiers des « lecteurs hyper-critiques[16] » ? Cette perspective, particulièrement visible dans l’Histoire d’une Grecque moderne, invite à penser que les Mémoires et les genres qui en sont dérivés ambitionnent souvent de diagnostiquer les maladies épistémologiques de leur temps.

En mettant en évidence, d’une part, le décalage entre le vécu des événements et les conditions de production du témoignage et, d’autre part, la trajectoire épistémologique du mémorialiste, l’Histoire d’une Grecque moderne s’attache à faire la généalogie des erreurs qui hantent les Mémoires. Cet angle d’étude emprunte sans doute beaucoup à la méthode de Malebranche, dont on sait qu’il constitue une source importante pour Prévost comme pour beaucoup d’autres[17]. Dans De la recherche de la vérité, le philosophe, partant de l’idée que la vérité ne peut être découverte que par un sujet enquêteur, conseille à ce dernier d’enquêter sur sa propre subjectivité. Selon Malebranche, l’erreur, conséquence du péché originel, est inhérente à la condition humaine et se manifeste par un attachement excessif de l’homme à son corps. La connaissance de soi est donc préalable à toute investigation : il s’agit pour le sujet de traquer les erreurs qui pourraient affecter sa perception comme son jugement, en scrutant le fonctionnement de son corps et de son esprit[18]. Dans cette perspective, l’erreur n’est pas seulement un obstacle à la connaissance : elle constitue un jalon paradoxal pour accéder à la vérité. L’erreur, dont il faut trouver la cause, est à la fois un problème et un objet d’étude.

On mesure à quel point cette conception appelle à une lecture critique des témoignages. Puisque le mémorialiste n’est pas en mesure de mener l’enquête et d’examiner ses propres erreurs, c’est au lecteur, qui constate in vivo les effets des passions sur la fiabilité du mémorialiste, de reconstituer la généalogie de ses erreurs. On assiste alors, dans l’Histoire d’une Grecque moderne, à une métamorphose de la scène judiciaire qui sous-tendait les Mémoires : le lecteur y gagne moins une position de juge que d’enquêteur, et le mémorialiste y joue moins le rôle d’un témoin qu’il ne s’offre comme objet d’étude. C’est en ce sens que nous pouvons parler d’un changement d’horizon heuristique. S’il y a incompatibilité entre l’exigence d’implication du mémorialiste – le moyen – et la recherche de la vérité historique – la fin –, le moyen peut devenir une finalité en lui-même.

Ce dont témoigne le témoignage

Ce changement d’horizon heuristique se traduit de deux façons : le témoignage ne permet plus d’éclairer des faits, et ce, même d’une façon imparfaite ; par conséquent, la seule vérité qu’il est susceptible de livrer ne portera plus que sur les conditions de sa production, c’est-à-dire sur la subjectivité elle-même.

La valeur du témoignage avait déjà été largement remise en question dans des ouvrages comme Les illustres françaises de Robert Challe (1713) : la vérité sur un personnage tel que Sylvie ne s’y obtient qu’en croisant les témoignages faussés des divers protagonistes qui l’ont connue. En confrontant leurs points de vue sur l’infidélité supposée de l’héroïne, ces personnages-devisants se rendent compte – mais trop tard – qu’ils se sont trompés sur son compte. Cependant, dans Les illustres françaises, le témoignage, bien que biaisé et douteux, pouvait trouver sa place dans une enquête collective qui faisait la part belle à l’intersubjectivité : il jouait son rôle, même amendé, de vecteur vers la vérité.

Dans l’Histoire d’une Grecque moderne, où l’enquête porte pourtant sur le même sujet – l’infidélité féminine –, les divers témoignages recueillis par le mémorialiste – et a fortiori son propre témoignage – ne connaissent pas le même succès. Cet échec est particulièrement sensible à la fin du roman, alors que Ferriol, revenu en France avec Théophé, doute de plus en plus de la vertu de la jeune femme. La dernière partie des Mémoires développe une intrigue avec M. de S…, M. de R… et le jeune comte de …, de nouveaux admirateurs de Théophé. Pour découvrir auquel des trois Théophé donne sa préférence, Ferriol engage une vieille veuve chargée de la surveiller. Lorsqu’il demande pour la première fois à la veuve son témoignage sur la conduite de Théophé, celle-ci l’assure d’abord de la vertu de la jeune femme. Mais Ferriol se met à douter de la fiabilité de la veuve, qu’il soupçonne d’être « le jouet » de M. de R… et du comte de …, à la suite d’un autre témoignage, celui de M. de S… :

Le témoignage de M. de S…, qui découvrit à la fin cette comédie, et toutes les preuves qui auraient été différentes du rapport de mes yeux, n’auraient jamais eu la force de me persuader [de l’infidélité de Théophé]. / Un jour […], M. de S… me conjura de monter en carrosse avec lui pour me rendre témoin d’une scène qui me donnerait enfin plus de confiance à ses plaintes. Il avait découvert, à force de soins, que Théophé et la vieille veuve s’étaient laissé engager dans une partie de promenade, qui devait finir par une collation dans les jardins de Saint-Cloud. Il n’ignorait ni le lieu ni les circonstances de la fête ; et, ce qui lui échauffait l’imagination jusqu’à lui faire mêler des menaces à son récit, il savait que M. de R… et le jeune comte composaient toute la compagnie des deux dames. Quelque couleur que la veuve pût donner à cette partie, j’y trouvai tant d’indiscrétion que je ne balançai point à la condamner.

HGM, 112-113

Le premier témoignage, peut-être biaisé, est récusé par un second témoignage encore moins crédible : M. de S…, en effet, est amoureux de Théophé et il craint ses deux jeunes rivaux. Il a « l’imagination [échauffée] » par sa passion, ce qui invite à douter de son témoignage. Même en espionnant la fameuse partie, le mémorialiste n’obtient pas les éclaircissements espérés : il ne s’y est « rien passé d’absolument condamnable » (HGM, 113), conclut-il. Intervient donc un troisième témoignage : celui du mémorialiste, qui observe la scène. Mais ce témoin n’est pas plus fiable. Si Ferriol doute du témoignage de la veuve et prête l’oreille à celui de M. de S…, c’est aussi parce que la jalousie le fait « appréhender de voir ou d’entendre ce [qu’il appréhendait] le plus mortellement » (HGM, 102), ainsi qu’il l’avait analysé lors d’une confrontation avec un précédent rival, dans un éclair de lucidité. Le quatrième témoignage, celui de Théophé, qui explique sa conduite par la politesse, ne permet pas plus au mémorialiste de trancher.

Un nouveau témoignage de la veuve, qui accuse cette fois Théophé de mener une vie dissolue, vient renforcer cet « amas d’illusions » (HGM, 115). Le mémorialiste demande que « des imputations si graves » ne soient « pas regardées comme des vérités certaines avant qu’elles eussent été confirmées pas des témoignages sensibles » (HGM, 117). C’est ici qu’il commence à se méfier de la veuve : « vous vous êtes exposée vous-même à d’étranges soupçons si vous ne trouverez pas le moyen de vérifier vos découvertes » (idem), ajoute-t-il. La rupture entre le témoin et l’auditeur est consommée : « Nous nous quittâmes fort mal satisfaits l’un de l’autre ; car si elle ne m’avait pas trouvé toute la confiance qu’elle aurait voulue pour son récit, j’avais aperçu dans son zèle plus d’amertume et de chaleur que je ne devais attendre de la seule envie de m’obliger » (HGM, 117-118), écrit-il.

Lorsque la veuve vient avertir Ferriol qu’il a l’opportunité de surprendre Théophé avec son amant, celui-ci se précipite mais trouve sa protégée seule. La veuve prétend que l’amant s’est échappé ; le narrateur ne sait qu’en penser :

J’avais si peu d’objection à faire et au témoignage d’une femme que je n’osais soupçonner d’imposture et à celui de mes yeux qui ne m’avaient rien fait découvrir dans la chambre de Théophé, que ne voyant que des sujets d’épouvante et de confusion dans cette aventure, je pris le parti de regagner promptement mon lit pour me remettre de la cruelle agitation où j’étais

HGM, 119

conclut-il sans trancher. Un peu plus tard, Théophé jette le discrédit sur la veuve : il faudrait « [se] défier de son témoignage » (HGM, 120) car, rejetée par son amant, elle serait jalouse du succès de Théophé auprès des hommes. Fait intéressant : la veuve ne ment pas, comme le remarque subtilement Théophé, mais sa jalousie lui fait donner à ce qu’elle observe « tout le sens que la malignité peut inventer » (idem).

Cette intrigue conclut les Mémoires, qui s’achèvent peu après ces lignes. Il n’est pas anodin que Prévost ait choisi de terminer son roman par un ultime échec herméneutique, encore plus retentissant que les autres. Il montre à quel point tout témoignage est biaisé, même lorsque le témoin est persuadé de sa bonne foi. Le lecteur doit alors rapporter ces indices closulaires à l’ensemble de l’oeuvre, pour en tirer un avertissement qu’on voyait déjà apparaître dans le discours liminaire des Mémoires : le mémorialiste étant prisonnier de ses biais, il lui est impossible de « rechercher la vérité », qu’importe le nombre de témoignages qu’il pourra examiner et confronter entre eux.

Dans ce cas, l’invitation faite par Ferriol au lecteur – juger Théophé en prenant appui sur les Mémoires – s’apparente à un véritable traquenard. Mais c’est aussi un ultime test pour le lecteur « hyper-critique » auquel ces Mémoires pessimistes auront donné le jour : ce lecteur doit, sans doute, tirer les conséquences de l’échec du mémorialiste, en renonçant à considérer son témoignage comme une pièce maîtresse dans la recherche de la vérité historique. Les discussions sur l’Histoire d’une Grecque moderne ont souvent opposé les partisans de la culpabilité de Ferriol ou de Théophé à ceux du doute absolu ménagé par ses Mémoires. Mais si l’on considère, comme nous l’avons dit précédemment, que ce roman-mémoires diagnostique une maladie épistémologique de son temps, il est aussi possible de supposer qu’il s’en fait le médecin. L’Histoire d’une Grecque moderne, en écho avec d’autres oeuvres sceptiques, inviterait ainsi le lecteur à reconsidérer la place et la valeur qu’il attribue au témoignage.

Si le lecteur ne doit plus viser la recherche de la vérité – distinguer le vrai du faux dans le récit du mémorialiste –, comment le témoignage est-il encore susceptible de constituer un objet de savoir ? Dans tous les exemples de témoignages faux ou douteux que nous avons donnés ci-dessus, il apparaît clairement que les erreurs des témoins révèlent quelque chose sur ces derniers, qu’il s’agisse de la passion de M. de S…, de la jalousie de Ferriol ou de la frustration de la veuve. C’est Ferriol lui-même qui s’en rend compte, en confrontant un des prétendants de Théophé, Synèse, le propre frère présumé de la jeune femme, tombé amoureux d’elle :

Sans lui reprocher son amour, je lui dis que la vérité étant indépendante de son consentement ou de son désaveu, ce n’était pas le discours qu’il m’avait tenu, ni la légèreté avec laquelle je le voyais changer de langage, qui règlerait mes idées sur la naissance de sa soeur ; mais que j’en tirais une conclusion plus infaillible pour la certitude de ses propres sentiments ; qu’en vain la bouche se rétractait, quand le coeur s’était expliqué.

HGM, 60

Synèse a beau démentir sa passion, tout en lui trahit cette dernière, qui apparaît ainsi clairement au mémorialiste. Lors de cette confrontation, Ferriol met en évidence le paradoxe qui pèse sur le témoignage dans l’Histoire d’une Grecque moderne : les discours erronés peuvent se révéler justes lorsqu’on les regarde, non comme des thèses à infirmer ou à confirmer, mais comme un matériau susceptible de renseigner sur celui qui les formule. Ferriol pourrait s’appliquer à lui-même le reproche qu’il fait à Synèse – preuve supplémentaire que, même dans l’aveuglement le plus profond, il est encore possible d’avoir raison, et énième retournement ironique orchestré par le romancier.

Pour trouver la vérité, il suffit donc d’écouter le mémorialiste, mais de l’écouter autrement : ses Mémoires parlent pour lui, comme un corps qu’il s’agirait pour le lecteur d’étudier. Tout ceci attribue une valeur nouvelle à l’erreur : elle n’est plus obstacle vers la vérité, mais matériau privilégié pour l’étude de la subjectivité. Avec un roman-mémoires comme l’Histoire d’une Grecque moderne, il devient clair que le soupçon endémique qui pesait sur le témoignage depuis plusieurs décennies a fini par le constituer en objet d’un savoir alternatif. Ceci ouvre sur une poétique du signe linguistique comme symptôme.

Est-ce à dire que les romans-mémoires de Prévost, en accordant à la généalogie des erreurs du mémorialiste une place centrale, appliqueraient, en quelque sorte, la méthode de Malebranche, en donnant le jour à un lecteur averti ? Voire. Car lorsqu’on tire les conséquences littéraires de cette nouvelle philosophie, on affronte un paradoxe inquiétant, que Prévost expose au grand jour. Si la profondeur de l’erreur fait la richesse de l’aventure mémorielle, alors une carrière romanesque sans précédent s’ouvre à tous les « mauvais » mémorialistes – « mauvais », dirons-nous en noircissant volontairement le trait, au sens où ils échouent à atteindre le but qu’ils se sont fixé, soit la connaissance des événements historiques. Pour exciter le jugement critique du lecteur, il lui faut en effet matière à réflexion. Moins le témoin est fiable, plus il devient intéressant pour le « lecteur hyper-critique », ce qui incite à donner la parole à un personnel romanesque volontiers constitué d’affabulateurs et affabulatrices (Marianne), de manipulateurs et manipulatrices (Suzanne), voire de pervers (Ferriol, Cleveland) et plus généralement à tous ceux qui sont prêts au pire pour vivre dans leur illusion (des Grieux).

On assiste ainsi, in fine, à une subversion des principes malebranchistes que les romans-mémoires comme l’Histoire d’une Grecque moderne semblaient pourtant mettre en oeuvre. Ce phénomène rappelle d’autres détournements des philosophèmes malebranchistes qui ont lieu tout au long du xviiie siècle, la recontextualisation des idées de Malebranche favorisant « leur insertion en de nouveaux contextes, parfois à l’encontre des intentions explicites de leur créateur[19] ». L’autre modèle des Mémoires, celui de la confession, s’en trouve singulièrement détourné. Alors que les confessions, comme le veut le genre, présentent un narrateur qui, ayant pris conscience de ses erreurs, retrace le parcours critique qui lui a permis d’arriver à ce point, les romans-mémoires du premier xviiie siècle semblent faire leur miel de l’ampleur et du caractère abyssal de ces erreurs.

Ce paradoxe était déjà en germe dans le système malebranchiste : s’intéresser à ce qui produit les erreurs – les passions, notamment – revient à prendre le risque de se laisser fasciner par elles. De nombreux romans-mémoires semblent ainsi prospérer sur cette fascination. Tout se passe comme s’ils entérinaient le constat fait par plusieurs mémorialistes historiques du Grand siècle – dont les Mémoires, comme ceux du cardinal de Retz, commencent à être publiés au début du xviiie siècle –, selon lequel il est fort difficile de prétendre à l’objectivité en matière de vérité historique[20], pour en tirer un principe romanesque. Dans la proportionnalité ainsi postulée entre les défaillances du témoin et l’intérêt littéraire du récit, on voit sans doute à l’oeuvre une « volonté de savoir » qui ne cherche plus à cacher le fait qu’elle s’intéresse avant tout à elle-même.

L’Histoire d’une Grecque moderne reprend donc un appareil discursif hérité des Mémoires véritables : le narrateur-mémorialiste prétend éclairer le lecteur en lui donnant accès à une connaissance personnelle des événements. Il met pour cela en place une scène judiciaire, en invitant le lecteur à juger l’héroïne en se fondant sur son témoignage. Prévost, cependant – là aussi bon lecteur des Mémoires véritables, qui ne cachaient pas cette difficulté –, met en évidence la façon dont se sont formés et développés les biais du mémorialiste, jetant par là même le doute sur son témoignage. En faisant de l’histoire de ce doute la principale intrigue du roman, il donne le jour à un lecteur « hyper-critique » qui est invité à revoir la place du témoignage dans son système de pensée. Par conséquent, le témoignage ne renseigne plus que sur le fonctionnement de la subjectivité, les Mémoires pouvant être envisagés comme un corps parlant. L’Histoire d’une Grecque moderne semble ainsi entériner le changement d’horizon heuristique du témoignage. Mais elle envisage également, dans la lignée de l’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut dont elle peut apparaître comme la réécriture cynique, les interrogations morales que suscite ce changement : il donne largement la voix, pour satisfaire ce lecteur « hyper-critique », à une galerie de mémorialistes qui se démarquent par leur absence de fiabilité en tant que témoins.