PrésentationEntre public et privé : lettres d’écrivains depuis le xixe siècle[Notice]

  • Karin Schwerdtner

Comme le laisse entendre un numéro récent d’Interférences littéraires consacré à la réflexion d’auteur, écrire (une lettre) à ou sur d’autres créateurs, hommes ou femmes, ou encore au grand public, selon le cas, consiste souvent, pour l’écrivain moderne et contemporain, à tenter de mettre en place une représentation singulière de soi, de son travail et de ses préoccupations intellectuelles – de se construire une identité particulière et de se forger une place précise dans le champ littéraire. Ce peut être donc une occasion de parler de la littérature, ou « à la société, de la société », tout en gérant son image d’auteur. Théoriciens et critiques de la correspondance le rappellent bien : depuis surtout le xixe siècle, la lettre est à divers degrés toujours mise en scène de soi ou de sa pensée par soi, qu’il s’agisse de la missive privée, définie comme substitut de la parole soustrait à la communication publique, ou de l’essai littéraire ou l’oeuvre s’offrant, au sens où l’entend Jacques Derrida, comme une lettre ouverte. Il arrive, par exemple, que l’auteur profite de l’espace de la lettre pour s’adonner à des réflexions pouvant nourrir son travail ou à des exercices de style pouvant se transposer dans l’espace de l’oeuvre littéraire à proprement parler. Cela se remarque en particulier Ainsi Vincent Kaufmann suggère-t-il dans L’Équivoque épistolaire que l’épistolaire constitue souvent, pour l’écrivain, un prétexte à l’articulation de ses idées ou de ses sentiments. Parfois, le rédacteur cherche expressément (ou, tout simplement, parvient) à faire entendre cette articulation d’idées, en publiant (dans la presse ou chez un éditeur) ou en détournant, vers un public plus large, sa lettre dont le destinataire est nommé. Ce peut être également en unissant à ses talents d’épistolier sa séduction ou sa pratique plus ou moins consciente de la persuasion, que l’écrivain réussit à avoir un impact sur l’esprit de son destinataire. Dans ses lettres, il peut lui arriver, au contraire, de dévoiler malgré lui, ou sans s’en rendre tout à fait compte, la face privée du fonctionnement du processus créateur et de la pensée qui l’accompagne. En s’adressant à un individu par lettre close, l’écrivain épistolier peut en tout cas imaginer ne rien révéler ouvertement, ne pas laisser de trace publique de son travail, de ses opinions ou de sa personnalité qui puisse, d’une façon ou d’une autre, compromettre son oeuvre ou son image. Dans l’exacte mesure toutefois où sa « missive », concrètement matérielle, tangible et visible, appartient « à la catégorie des écrits “pour autrui” », elle est susceptible d’être repérée et conservée, archivée et analysée, d’une manière qui relie la sphère privée et la sphère sociale. À l’époque surtout des grands épistoliers comme Flaubert, Sand et Stendhal, c’est également, comme nous le disions, par son contenu, allant de la « capture de soi » par soi-même à la réflexion personnelle adressée à d’autres, que la « lettre » d’écrivain sous diverses formes se situe, pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif sous la direction de Mireille Bossis, « à la croisée de l’individuel et du social ». Au xixe siècle, l’affirmation de la sphère de l’identité individuelle et du privé, l’invention de l’enveloppe et la pénalisation de l’atteinte au secret des correspondances ont contribué à favoriser en France le développement de la lettre close – protégée en termes matériels et soustraite aux yeux d’intermédiaires ou de destinataires indirects. Plus ou moins en parallèle à l’évolution du concept de privé, ou peut-être plutôt en réponse à elle, la lettre ouverte prend un nouvel essor. Pareille situation a souvent mené l’écrivain à composer avec le risque de …

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