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Le chercheur qui s’intéresse au développement de la culture de la fiction sous l’Ancien Régime est amené à s’interroger sur la fonction de l’héritage de la poétique classique au xviiie siècle. En effet, alors que le xviie siècle voit se développer un discours sur le roman qui, à la manière du discours sur le théâtre, s’attache à la régulation ou à l’encadrement de l’expérience fictionnelle[2], les dernières décennies du Siècle des lumières assistent, de leur côté, à une première grande affirmation du genre romanesque[3]. Les travaux réalisés en histoire et en anthropologie de la lecture, de Robert Darnton à Jean-Marie Schaeffer, en passant par Roger Chartier et Jerome S. Bruner[4], nous invitent à adopter le postulat selon lequel la légitimation ou l’affirmation du genre romanesque s’effectue parallèlement au développement d’une culture de la fiction chez les lecteurs, qui détermine les frontières et les modalités de l’expérience romanesque. Les discours critiques des xviie et xviiie siècles semblent alors participer d’un même processus d’intégration culturelle de la forme romanesque[5]. La réflexion classique sur le roman, qui s’exprime d’une façon exemplaire dans le Traité sur l’origine des romans de Pierre-Daniel Huet (1670)[6], trouve d’ailleurs de nombreux échos au xviiie siècle. Dans son Introduction générale à l’étude des sciences et des belles-lettres, Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière renvoie son lecteur au traité de Huet lorsqu’il aborde ce genre[7]. Huet est également cité à plusieurs reprises dans De l’usage des romans de Nicolas Lenglet Dufresnoy, qui paraît pour la première fois en 1734[8]. La relation qui prend forme au xviiie siècle entre l’héritage classique et l’expérience romanesque est encore, en partie, à explorer. On ne saurait, à la manière de Georges May qui envisageait cet héritage sous le signe de l’« ombre du classicisme », faire de ces échos de la poétique classique un simple frein au développement du genre[9]. Dans le cadre de cet article, je chercherai à montrer comment ces différents prolongements de la poétique classique contribuent, à travers l’enseignement des belles-lettres, à la formation du lecteur de roman et, par conséquent, à l’intégration du genre dans la culture de l’époque.

La poétique classique et la formation d’un horizon culturel

En replaçant l’histoire du roman dans une histoire culturelle plus vaste, on constate que le discours critique classique sur le genre romanesque, comme la poétique classique en général, ne renvoie pas seulement à un horizon littéraire (qui détermine la production de nouvelles oeuvres et l’appréciation esthétique du lecteur), mais aussi à un horizon culturel qui définit les frontières et la fonction de l’expérience fictionnelle[10]. Ainsi, la formule classique affirmant que l’utile doit se joindre à l’agréable génère, en postulant la présence d’un contenu cognitif ou moral, une herméneutique ou un protocole de lecture qui accentue cette composante du texte. La notion de vraisemblance, qui est au coeur de l’esthétique classique, constitue pour sa part une exigence externe de rationalité qui conduit non seulement à une forme de rationalisation de l’univers fictionnel, mais aussi à l’affirmation des frontières de la fiction[11]. C’est également à partir des unités d’action et de temps, que défendent les théoriciens du classicisme au théâtre[12], que se développe l’idée d’un monde de l’oeuvre, de la fable comme univers fictionnel convoqué par le texte. Ce n’est pas seulement dans le cadre de la poétique établie, dont est exclue la forme romanesque, que se manifeste l’héritage classique, mais aussi sur le plan d’un ensemble de présupposés qui finissent par déterminer les pratiques des lecteurs.

L’institution de cet horizon classique, qui sera longtemps au coeur de l’enseignement des belles-lettres et de la littérature[13], se manifeste chez les critiques de la première moitié du xviiie siècle. C’est en grande partie sur la formation « classique » de son public que Jean-Baptiste Du Bos s’appuie, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719 et 1755), pour proposer, en évoquant des modèles comme Racine et le peintre Charles Lebrun, une esthétique ouvrant la voie à l’expérience et au sentiment[14], qui considère comme résolus une série de problèmes traditionnellement associés à l’expérience fictionnelle, et auxquels la poétique classique se voulait une réponse. Du Bos montre bien que cette culture n’intervient pas seulement dans le jugement porté sur l’oeuvre lorsqu’il s’appuie sur l’enjeu de la formation du public pour, par exemple, faire du risque de confusion entre la fiction et la réalité un danger du passé, qui pourrait, tout au plus, menacer des lecteurs marginaux et, surtout, non initiés à l’art théâtral[15]. Cette initiation passe avant tout, selon Du Bos, par l’expérience du spectateur et par la fréquentation du beau monde où « l’on parle souvent de poésie et principalement de poésie dramatique[16] », mais on voit néanmoins apparaître, dans ses Réflexions, l’idée de la nécessité d’une formation préalable à l’affirmation du sentiment et du goût. Lorsqu’il affirme que « le sentiment enseigne bien mieux si l’ouvrage touche et s’il fait sur nous l’impression qu’il doit faire que toutes les dissertations composées par les critiques[17] », Du Bos précise que le public qu’il prend pour objet « est borné aux personnes qui lisent, qui connaissent les spectacles, qui voient et qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque manière que ce soit ce discernement qu’on appelle goût de comparaison[18] ». Dans son Traité du beau, Jean-Pierre de Crousaz insiste lui aussi sur la nécessité de cette formation[19]. Le passage vers la subjectivité du spectateur, qui est au coeur de l’émergence de l’esthétique[20], s’effectue ainsi en fonction d’un spectateur « modèle » qui possède une formation esthétique qui s’appuie, comme en témoignent les exemples évoqués par Du Bos, sur les oeuvres et la poétique classiques.

Une configuration du même ordre se dessine dans Les beaux-arts réduits à un même principe (1746) et dans le Cours de belles-lettres (1747) de Charles Batteux, qui seront rassemblés sous le titre Principes de littérature[21]. Développant en quelque sorte l’horizon qui informe la réflexion de Du Bos, Batteux juxtapose des énoncés classiques et une conception de la poésie faisant appel à l’enthousiasme, au génie et au goût[22]. Cette rencontre se manifeste dans la définition même des beaux-arts qui sont, selon Batteux, « une imitation [de] la belle nature représentée à l’esprit dans l’enthousiasme[23] ». Dans son discours, le critique affirme la puissance de l’imagination créatrice[24], mais c’est après avoir présenté une vision beaucoup plus rationnelle de cette faculté qui conçoit la création comme un agencement d’éléments empruntés à l’observation[25]. Cette activité créatrice, guidée par l’enthousiasme, est encadrée par une vision de l’art héritée de la poétique classique qui s’exprime, par exemple, lorsque le critique rappelle que la « première règle générale de la poésie » est de « joindre l’utile à l’agréable[26] ». À l’instar de Crouzac et de Du Bos, Batteux insiste sur la nécessité de cultiver le goût qui est, écrit-il, « la partie de notre âme qui est la plus délicate, qui doit être maniée avec le plus d’art[27] ». La poétique de Batteux, qui prend place sur la frontière entre les belles-lettres et la littérature, fait ainsi le lien entre une définition « scolaire » de l’activité littéraire et une pratique plus autonome de cette dernière, à laquelle sera associé le développement de la forme romanesque. La diffusion de cet horizon classique s’appuie sur un enseignement qui a moins pour fonction de tenir un discours sur l’art (ou de proposer des modèles pour les écrivains à venir) que de former des lecteurs. Dans son Introduction générale à l’étude des sciences et des belles-lettres, Bruzen de La Martinière souligne d’ailleurs cette fonction du discours poétique en rappelant qu’« [i]l y a bien de la différence entre étudier l’art pour en faire soi-même profession ; et en apprendre les règles pour se mettre en état de juger pertinemment, et avec connaissance de cause, des poésies que les autres publient et qui font souvent la matière des conversations[28] ». Tout comme les principes classiques guideront longtemps un enseignement que le discours moderne rejette au nom de l’autonomie de la littérature, mais qui est pourtant nécessaire à la formation des lecteurs, la diffusion de la poétique et des modèles classiques contribue à former un lecteur/spectateur qui les rejettera au nom de sa sensibilité.

La formation du lecteur de romans : une nécessité pédagogique

L’affirmation d’une expérience plus subjective de l’art, qui semble s’opposer à la vision normative qui gouverne la poétique classique, est ainsi moins le résultat d’une affirmation de la subjectivité fondée sur la sensibilité individuelle que d’un processus de subjectivation (ou de production de la subjectivité)[29] qui passe par la formation, en grande partie à travers les modèles classiques, du lecteur ou du spectateur. À la lumière de ces discours, on est amené à postuler la présence d’un phénomène similaire en ce qui concerne l’expérience romanesque. L’apport de la poétique classique, en matière de roman, serait ainsi moins lié à son influence sur la production romanesque du xviiie siècle qu’à sa fonction dans la formation des lecteurs. Cette éducation esthétique du lecteur de roman, pour employer une expression anachronique, est, bien sûr, très loin d’être mise en oeuvre dans le domaine pédagogique à l’époque où paraît De l’usage des romans. Le modèle présenté par l’abbé de Saint-Pierre dans son « Projet pour perfectionner l’éducation », par exemple, relève alors de la pure spéculation[30]. Il est néanmoins révélateur d’un certain discours sur la lecture romanesque. Après avoir intégré dans les exercices qu’il propose la « lecture des romans vertueux », dont Les aventures de Télémaque sont une illustration exemplaire, l’abbé de Saint-Pierre affirme que l’utilisation « de contes propres à intéresser les enfants[31] » présuppose un encadrement ou une forme de lecture dirigée :

Il faut montrer aux écoliers que les romans vertueux ne sont ni erreurs ni mensonges, puisqu’ils ne sont point donnés comme vérités, ni comme des faits existants ou qui aient existé, mais seulement comme des faits vraisemblables, et dont les peintures sont purement possibles, et les narrations sont utiles à bien arranger nos idées, à nous faire bien juger de la valeur des actions, et à nous inspirer des désirs de pratiquer la vertu, et de l’horreur pour nous éloigner du vice[32].

Le pédagogue propose même de créer des romans vertueux adaptés aux différents niveaux d’étude[33], qui pourraient, de plus, remplacer les contes qui risquent de nourrir les superstitions[34]. S’il annonce en quelque sorte le développement de la littérature pour la jeunesse qui s’affirmera, en Angleterre, dès la décennie suivante[35], le projet de l’abbé de Saint-Pierre demeure purement théorique. Ce n’est, en fait, qu’au xxe siècle que la fiction romanesque fera véritablement l’objet d’un enseignement scolaire, et pendant longtemps, sous la forme fort timide des morceaux choisis. Comme le rappelle Lenglet Dufresnoy, en reprenant les mots de Huet, « [c]e serait trop encore que de vouloir faire lire [les romans] publiquement dans les écoles[36] ».

Pourtant, on voit apparaître, dans le discours pédagogique et dans l’enseignement des belles-lettres, certains énoncés qui abordent le genre romanesque autrement que sous la forme de la pure dénonciation, voire qui expriment une volonté de former le lecteur de roman. Par exemple, dans son Traité de l’éducation des enfants, qui paraît en 1722, Crousaz écrit :

Tôt ou tard tous les jeunes gens liront tous les auteurs de fables, les poètes et les romans ; et il vaut mieux qu’ils s’y accoutument de bonne heure sous des maîtres raisonnables qui sauront adroitement en éloigner les dangers, que d’attendre un âge où l’efficace si puissante de la nouveauté se joint à ce que lui prêteront de force les inclinations naissantes, et les premiers feux contre lesquels la raison se trouve ordinairement si faible[37].

Quelques pages plus loin, le pédagogue revient sur la nécessité de cette initiation à la lecture :

Seulement faut-il bien prendre garde que, dans ce genre d’étude, par où je trouve si à propos de commencer, [les enfants] ne s’accoutument à l’écorce et à la surface des choses. Il est facile de s’y prendre d’une manière à prévenir cet inconvénient, et rien n’est plus propre à élever l’esprit […] que de leur apprendre à trouver dans les poèmes, dans les fables, et dans les comédies, quelque chose de beaucoup plus estimable et de beaucoup plus attrayant que les images et la cadence qui les avaient d’abord frappés[38].

On peut ici voir à l’oeuvre la formation dont pourra bénéficier le lecteur, qui ajoutera l’expérience à ce premier apprentissage que l’on imagine beaucoup plus normatif. Comme on peut le constater, le roman n’apparaît pas dans la description que fait Crousaz de cette lecture dirigée qui, dans le prolongement de l’enseignement de la rhétorique à l’époque, s’appuie sur la poésie, les fables et le théâtre[39]. Bien que le genre romanesque soit inclus dans les formes de la fiction auxquelles le jeune élève doit être initié, il ne fait pas proprement l’objet de cette initiation. C’est au discours critique, ou à une pratique pédagogique qui s’inspire de ce dernier, que cette fonction semble être confiée.

Un problème se présente alors, car si l’on conçoit assez facilement la fonction légitimante du discours critique, on peut s’interroger sur sa capacité à générer des pratiques de lecture. Mon hypothèse selon laquelle la poétique classique du roman est génératrice, dès le xviiie siècle, d’un horizon ou d’un cadre de lecture se heurte ainsi à la question de la transmission même de ce cadre. Or l’absence d’un enseignement qui prend spécifiquement forme autour du roman ne signifie pas forcément que la lecture romanesque ne fasse pas l’objet d’un certain apprentissage chez le jeune lecteur. Cet apprentissage s’effectue, en fait, par l’intermédiaire d’une culture de la fiction plus vaste, qui s’appuie elle-même sur une culture du récit qui traverse la frontière entre le discours véridique et le discours fictionnel[40]. Ce phénomène de transfert d’horizon de lecture d’un corpus à un autre peut être comparé à celui qui marque, ou qui a longtemps marqué, le rapport entre l’enseignement des classiques scolaires et la littérature en général. Comme le remarque Pierre Kuentz en s’attachant, à la suite de Roland Barthes, aux enjeux de l’enseignement de la littérature, « on ne lit plus les “classiques”, sitôt quittée la classe, mais on a appris un certain type de lecture[41] ». Cette pratique de lecture, ajoute Kuentz, guidera, par la suite, la lecture de textes qui sont, dans certains cas, opposés à l’univers scolaire et associés au pur divertissement. Bien que le roman soit généralement exclu de l’enseignement des belles-lettres, la lecture romanesque n’y fait pas moins l’objet, de manière indirecte, d’un apprentissage. Si le discours critique ne peut, à lui seul, générer un horizon de lecture, il peut néanmoins, en trouvant une série d’échos dans le discours préfaciel et la critique mondaine[42], parvenir à établir, ou du moins à consolider, pour employer un terme relevant du discours pédagogique actuel, ce « transfert de compétences ».

Lorsque des critiques comme Lenglet Dufresnoy font appel, à la suite de Huet, au modèle épique pour définir le roman, ce n’est pas tant en raison d’une conception archaïque ou erronée du genre romanesque, dominée par l’ombre du classicisme, qu’en fonction d’une volonté d’intégrer l’expérience romanesque dans l’horizon de lecture qui se développe à partir des textes d’Homère et de Virgile[43]. Le Télémaque de Fénelon inscrit ce transfert au sein d’une oeuvre qui incarne cette définition du roman comme épopée en prose, et dont on sait toute l’importance dans l’univers pédagogique jusque dans la deuxième moitié du xixe siècle[44]. C’est d’ailleurs en raison de cette assimilation que Bruzen de La Martinière inclut le roman dans son Introduction générale à l’étude des sciences et des belles-lettres, car « [il] n’aurai[t] point parlé en ce lieu de cette sorte de livres si quelques auteurs ne regardaient pas les romans comme une espèce de poème épique[45] ». Le critique, qui est fort sévère envers la production romanesque, adhère à cette définition faisant du roman un poème épique en prose et va même jusqu’à accorder une valeur esthétique à certains textes (Don Quichotte, le Roman comique, La princesse de Clèves, Zayde et Gil Blas de Santillane) pour lesquels il « demanderai[t] grâce, si on voulait envelopper tous les romans dans une proscription générale[46] ».

Les diverses composantes de la prise en charge classique de la fiction trouvent dans le discours sur le théâtre une autre médiation importante, mais c’est toutefois sur le genre de la fable que s’appuie tout particulièrement le développement de la culture de la fiction. Dans De l’usage des romans, Lenglet Dufresnoy met en relief cette médiation essentielle pour la diffusion de l’horizon classique en évoquant l’apologue afin de montrer que l’on ne saurait condamner le roman sous prétexte que « l’invention en est ordinairement fabuleuse », « controuvée » et « éloignée des vérités historiques » :

Combien de choses fausses opposées non seulement au vrai, mais encore au vraisemblable, ne présente-t-on pas tous les jours comme des moyens d’instruction ? Tels sont les apologues, où l’on fait parler des animaux aquatiques, volatiles, terrestres, tout jusqu’aux arbres et aux plantes y est doué de la parole et de la raison, et même quelque chose de moins que cela ; deux malheureux pots, pot de terre et pot de fer, n’entrent-ils pas en traité pour aller clopin, clopant, faire un tour par le monde[47].

Lenglet Dufresnoy fait ainsi appel à la fable pour légitimer le roman en fonction de ce que l’on peut définir comme la définition classique de la fiction, qui en fait, à la manière de Huet, une activité acceptable en lui conférant une fonction morale. Lenglet Dufresnoy invoque à nouveau l’apologue en affirmant que le « roman moderne n’est dans le fond qu’un apologue ou une fable plus étendue, ornée d’épisodes, qui portent chacun leur instruction particulière, ou qui tendent tous à l’instruction principale, qui est le but de cet apologue orné et amplifié[48] ». Le critique enchaîne en citant les vers de l’Épître à Madame de Montespan de La Fontaine faisant l’éloge de l’apologue (« L’apologue est un don qui vient des immortels »), avant de répéter la formule affirmant que le roman « n’est autre chose qu’un apologue un peu plus étendu[49] ».

La fable et la transmission de la culture de la fiction

Cette définition faisant du roman « un apologue un peu plus étendu » joue un rôle primordial en ce qui concerne la formation des lecteurs et le développement d’une culture de la fiction, car si le roman est en grande partie exclu des poétiques officielles, la fable est, au contraire, non seulement un outil privilégié par le discours pédagogique, mais un genre qui fait lui-même l’objet d’une initiation dans le cadre de l’enseignement de la lecture, de l’éloquence et des belles-lettres. Robert Granderoute et Jean-Noël Pascal ont mis en lumière la place essentielle qu’occupe l’apologue dans l’univers des lettres au xviiie siècle, et ce, malgré les nombreux détracteurs de La Fontaine[50]. Dans sa Poétique Française à l’usage des dames avec des exemples (1749), Gabriel-Henri Gaillard semble fort bien décrire la situation qui caractérise la réception des Fables de La Fontaine en écrivant que « [d]ans toutes les maisons où l’on a le bonheur de compter pour quelque chose l’éducation des enfants, cet excellent livre est le premier qui s’empare de leur mémoire[51] ». Si la tragédie racinienne constitue le paradigme en fonction duquel s’affirme la fidélité au classicisme, les fables de La Fontaine sont, de leur côté, au coeur de la diffusion de l’horizon culturel qui s’est élaboré à travers cette poétique.

Cette diffusion de l’horizon classique de la fiction se développe à partir de l’apprentissage du récit ou de la narration. Comme le souligne Robert Granderoute, « [c]’est […] à la fable qu’il est fait appel quand sont envisagés les premiers exercices de narration dans la langue maternelle, oraux ou écrits[52] ». Dans le Supplément de son Traité des études, qui paraît la même année que le traité de Lenglet Dufresnoy[53], Charles Rollin met en relief l’importance de cet apprentissage qui accompagne celui de la lecture proprement dite, lorsqu’il s’attache à « ce que l’on doit faire apprendre aux enfants dans les premières années[54] », plus particulièrement « depuis environ trois ans jusqu’à six ou sept, qui est le temps où ils entrent pour l’ordinaire au collège[55] ». Le principal objectif de l’éducation pendant cette période est l’apprentissage de la lecture[56]. Comme celui-ci s’effectue sur une longue période, Rollin conseille d’initier l’enfant à la matière des textes qu’il sera appelé à lire par la suite. À l’apprentissage du catéchisme, s’ajoute celui des fables :

En même temps qu’on occupera l’enfant à cet exercice, on lui fera apprendre par coeur quelques fables de La Fontaine, en choisissant d’abord les plus courtes et les plus agréables. On aura soin de lui expliquer clairement et brièvement tous les termes qu’il n’entend point ; et après qu’on lui aura lu plusieurs fois une fable, et qu’on lui aura fait répéter de mémoire, on l’accoutumera à en faire lui-même un récit simple et naturel[57].

Cet exercice de récitation des fables, qui accompagne l’apprentissage de la lecture, engage le développement d’une culture du récit qui opère, à la rencontre de l’oralité et de l’écriture, la transition entre l’univers des contes de nourrices et celui du récit littéraire.

Cette culture du récit s’élabore en fonction du modèle classique chez les auteurs qui font de la fable une sorte d’épopée ou de comédie régulière en miniature, présentant l’unité et, dans certains cas, les parties de la « fable » dramatique. Ainsi, dans ses Principes de littérature, Batteux analyse l’apologue à l’aide du métadiscours du théâtre (« lieu de la scène », « acteurs », « caractères », « action », « noeud », « dénouement[58] »). Le récit qu’est l’apologue est lui-même défini en fonction du modèle classique lorsque Batteux précise qu’il « doit être court, clair et vraisemblable[59] ». Il s’agit d’un modèle qui n’est pas seulement associé à la fiction théâtrale, mais aussi au récit en général, qui trouve une autre manifestation dans la narration rhétorique. Dans sa Rhétorique française (1765), Jean-Baptiste Louis Crevier propose une définition similaire des qualités de la narration, qui sont « la clarté, la vraisemblance [et] la brièveté[60] ». Alors que la brièveté se rapproche de la notion classique d’unité en se concentrant sur ce qui est nécessaire à la compréhension et non pas en visant une longueur particulière[61], la vraisemblance est pensée en fonction du modèle littéraire[62]. L’unité d’action, qui caractérise la fable chez Batteux, s’affirme non seulement sur le plan narratif, mais aussi en ce qui concerne la finalité herméneutique du texte. Cette action doit être « une », écrit-il, « c’est-à-dire que toutes ses parties [doivent être] du même genre, et abouti[r] à un même point : ce point, dans l’apologue, est la morale[63] ».

En plus de proposer une fiction qui s’affiche comme telle, l’apologue convoque une lecture morale qui, comme le rappelle Houdar de La Mothe, est au fondement de la définition même du genre[64]. La fable ne conduit pas seulement à une légitimation de la fiction par la transmission d’une morale ; elle est un véritable dispositif d’encadrement de l’expérience fictionnelle, qui engage une mise en discours de cette dernière, dans laquelle l’affect, par le biais de l’exemple, conduit à la réflexion éthique[65]. Cette médiation qui régit le passage du monde du texte au monde du lecteur, pour reprendre l’expression de Paul Ricoeur[66], est d’autant plus efficace, chez La Fontaine, que ce fabuliste ne se contente pas de faire de la fiction animalière une figure servant à amplifier ou à rendre plus agréable un exposé moral, mais qu’il se livre à un déploiement de l’univers fictionnel à travers une théâtralité qui donne véritablement vie aux personnages. À travers le commentaire de certaines fables de La Fontaine, Batteux, qui commence son tableau des différents genres par l’apologue, met de l’avant des unités constitutives de l’expérience littéraire qui passeront, par la médiation de l’enseignement, sur le plan des présupposés du lecteur. Ce choix, motivé par la simplicité du genre (qui sera suivi de la poésie pastorale et l’épopée), permet également d’inscrire l’apprentissage de la poétique dans le prolongement de l’expérience du lecteur, pour qui ce genre est familier. Le discours sur la fable est une véritable initiation à la lecture littéraire[67]. L’apologue contribue à l’apprentissage d’une pratique herméneutique qui est non seulement au coeur de l’histoire littéraire[68], mais aussi au fondement de la définition même de la littérature comme réflexion sur l’existence.

Forme privilégiée de l’enseignement des belles-lettres héritier de la poétique classique, la fable met en jeu un cadre de lecture qui peut intégrer d’autres formes de fictions, en particulier le roman, dans lesquelles ce rapport au discours moral est plus problématique. L’existence, chez La Fontaine notamment, de fables dont la morale est moins évidente favorise en quelque sorte la constitution de ce paradigme en « invitant » le lecteur à appliquer cette lecture morale à des textes qui font moins explicitement appel à cette dernière. Cette extension du rapport à la fable se manifeste également chez Crousaz qui, après avoir fait de l’apologue un genre proposant « des vérités de supposition et de conséquence », conclut qu’« [i]l en est ainsi des autres fictions[69] ». Cette dimension paradigmatique est accentuée par la polysémie du terme « fable » qui désigne non seulement l’apologue, mais aussi le récit « fabuleux » en général, qu’il soit fictionnel ou tout simplement faux, en l’opposant aux discours de vérité[70]. Dans De l’usage des romans, Lenglet Dufresnoy utilise d’ailleurs cette acception plus vaste du terme lorsqu’il écrit : « Mais quand je prends La Clélie, je me dis à moi-même, entrons dans le pays des rêveries et des fables, égayons notre esprit, réjouissons notre imagination ; mais en même temps, prenons des moeurs et de la politesse, voyons comme il faut éviter les pièges qui me seront tendus[71]. »

La figure de La Fontaine, à qui Lenglet Dufresnoy fait explicitement référence lorsqu’il évoque l’apologue, accentue la complexité de cette lecture morale, car la dimension didactique de la fable chez La Fontaine est loin de se traduire par une simple instrumentalisation de la fiction. La Fontaine propose une morale souvent ambiguë (qui l’inscrit dans la tradition des moralistes classiques[72]) qui problématise l’apologue et ouvre sur une dimension proprement littéraire. Comme le rappelle Jean-Noël Pascal, « [i]l n’y a pas que Jean-Jacques Rousseau que la moralité des apologues du Bonhomme ait laissé sur sa faim[73] ». On pourrait qualifier de « discours littéraire » ce contenu problématique de la fable qui, tout en étant irréductible à un énoncé moral préalable à la fiction, n’en est pas moins considéré comme une composante fondamentale du texte, qui ne saurait non plus être réduit à un simple divertissement ou à une simple expérimentation formelle sans aucune portée morale ou philosophique. En faisant de ce contenu une caractéristique du genre, la fable contribue à diffuser, voire à concrétiser cette conception de la littérature qui en fait un discours pouvant, selon des modalités qui lui sont propres, rivaliser avec la philosophie. C’est dans cette tradition que semble s’inscrire Diderot lorsqu’il fait appel à la réflexion moraliste pour distinguer les romans de Richardson du « tissu d’événements chimériques et frivoles » que l’on associe au genre romanesque, en affirmant que « [t]out ce que Montaigne, Charron, La Rochefoucauld et Nicole ont mis en maxime, Richardson l’a mis en action[74] ». La défense de la supériorité du roman par rapport à la simple maxime, à laquelle se livre l’auteur de l’Éloge, semble elle aussi être héritière de la réflexion sur l’apologue, alors qu’il ajoute : « Une maxime est une règle abstraite et générale de conduite dont on nous laisse l’application à faire. Elle n’imprime par elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés ; on se passionne pour ou contre lui[75]. »

Les références à la poétique classique dans le discours de critiques comme Lenglet Dufresnoy prennent une signification plus concrète lorsque l’on tient compte des références aux formes qui accompagnent et qui convoquent un horizon de lecture particulier. Les différents échos de cette poétique dans le discours critique du xviiie siècle sur le roman ne sont ainsi ni le produit de « l’ombre du classicisme » ni l’expression d’une pure volonté de légitimation, mais davantage une série de références à la culture de la fiction qui se développe à partir de l’horizon classique. À travers ces références, le discours critique se présente comme une médiation entre cette culture et le genre romanesque, qui intègre le roman dans les pratiques que le lecteur a développées à partir d’autres genres comme l’épopée et la fable. Si le roman joue un rôle essentiel dans le développement de l’horizon moderne de la fiction, c’est moins en affirmant l’autonomie d’un genre et de sa lecture qu’en s’inscrivant dans cette configuration qui sépare la formation préalable du lecteur de l’affirmation d’une expérience esthétique « adulte », qui s’appuie sur cette formation qu’elle occulte pour prendre forme sous le signe de la subjectivité. Cette médiation trouvera, dans les dernières décennies du xviiie siècle, son expression la plus achevée dans ce qui constitue peut-être l’apport le plus important du Siècle des lumières en matière de culture de la fiction : l’invention d’une littérature pour la jeunesse, qui assurera, dans le prolongement du discours scolaire, la formation des lecteurs.