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Totus tibi manens.

L’épaisseur contradictoire

Épaisseur

Ce qui frappe d’emblée, à parcourir les jardins qu’investit la poésie de Tortel, et indépendamment de la période où ils se situent, c’est la densité, la compacité, ou, pour le dire peut-être mieux encore, l’épaisseur qui les singularise. C’est là, d’ailleurs, une qualité inquiétante et recherchée, qu’ils partagent avec le monde sensible en entier, et qui semble offrir l’occasion d’une interrogation comme d’une résistance où s’éprouver soi-même. Le ciel, pourtant a priori étranger à cette matérialité dense, se voit lui aussi crédité de ce poids très charnel, et l’espace pur qu’il constitue, comme source de la lumière phénoménale, semble, de fait, se laisser éprouver et qualifier d’abord dans une déconcertante épaisseur :

Le ciel est bleu (quelle aventure).

Il est courbe.

Il est épais[1].

L’espace médian du jardin sera à son tour un lieu favori et récurrent où laisser le regard s’enfoncer, plus ou moins heureusement, dans la masse, ou plus exactement le massif, qui provoque son inspection en même temps qu’il incarne les limites de son rayonnement. C’est précisément sur une telle expérience de l’épaisseur que s’ouvre Limites du regard :

Ce que je vois, où je suis. Quelques monstres

Apprivoisés peut-être J’entre

En cette matière. Opaque mais.

Grillagée[2].

Et cette dimension résume souvent à elle seule l’activité proprement naturelle du jardin, comme l’indique l’entame d’un poème daté d’avril 1969 :

J’attends l’épaisseur,

Le jardin est maigre en avril[3].

C’est non seulement le sujet dont l’apparition se lie, par le signifiant en tout cas, à l’interstitiel, mais l’espace lui-même, dont l’opacité, la matérialité acquièrent le tassement épais, entre sujet et chose, qui en constitue l’originalité — comme l’origine —, ainsi que le souligne Tortel :

 L’espace

Est composé par le multiple et grand

Silence entre les corps.

LR in LC, 174

Cette épaisseur semble, d’ailleurs, succéder, dans la poésie de Tortel, à la notion vectrice de profondeur ; la structuration spatiale s’effacerait ainsi devant une saisie sensible plus brusque et brute, la médiation, optique en particulier, cédant la place à des sens plus directs et archaïques — tact, odorat ou goût — dans une confrontation globale et synthétique à la présence du monde.

Saturation

Cette épaisseur du monde, vécue comme un signe de son existence et un appel à l’investigation sensorielle de ses particularités, vire parfois, cependant, pour entraîner le regard comme la main vers un sentiment de saturation, de trop-plein qui s’incarne de manière exemplaire dans la menace d’étouffement du monde végétal. Le dehors, alors réduit à un envahissement incontrôlable des plantes, risque, en supprimant tous les interstices qui le ponctuaient, de déborder hors de ses limites et de précipiter êtres et choses dans une sorte de chaos indifférencié et coloré :

L’été nourrit les verts

Ou l’épaisseur probable

Frémissement d’un trou qu’elle borda.

Alors un cerisier

Engloutirait tel regard

Avançant un peu plus

Vers l’étouffement

Végétal cerisier mais n’importe

Quel arbre ou quelle chose

Proposée noire et verte[4].

Massif-éclat

On comprend peut-être mieux, aussi, qu’au contact de l’épaisseur immédiate et sensible succède souvent, dans l’écriture de Tortel, l’épreuve d’une tension, en particulier celle qui s’installe entre le massif, bloc végétal sans circulation visible, et l’éclat, qui constitue son contrepoint phénoménologique strict, puisqu’il singularise en la détachant telle ou telle plante sur laquelle se porte le regard : « le zinnia, la rose d’Inde, le glaïeul » tracent ainsi de fulgurantes ascensions chromatiques et formelles presque individualisées, qui contrastent avec « le massif » :

Sa couleur, son volume sont

Étonnants, sombres aussi[5].

C’est là le premier point de divergence entre le jardin et le paysage : loin de l’étagement, de la composition optique, ou plus largement sensible que suppose la structuration de ce dernier (quelle qu’en soit, d’ailleurs, l’échelle), le jardin de Tortel est avant tout le lieu d’un contact sans véritable recul avec la chair des choses.

Sans doute faudrait-il modérer cette scission trop vive, et il est vrai que l’on pourrait découvrir, de temps à autre, certains glissements, en particulier par élargissement de plans, à l’intérieur du jardin, qui relativisent la généralisation de cette différence. Il n’en demeure pas moins que de telles échappées restent rares, et que le rapport évident de la conscience sensible face au jardin constitue l’expérience d’une masse plurielle, compacte et indistincte, tant d’un point de vue spatial — notamment, on l’a vu, par l’abolition de la profondeur — que sur l’axe temporel, mort et vie se chevauchant sans solution de continuité. Le jardin de Tortel se présente donc bien comme le lieu par excellence de la confusion catégorielle — et formelle, de ce fait —, celui où :

(Le vert est peut-être obsession,

Suinte sur la feuille

Ici et là-devant,

Indémontrable, épais, […])

LR in LC, 154

Mais l’épaisseur, constitutive du dehors, ne découle pas simplement de ses structures propres, de son caractère élémentaire et compact. Elle s’enracine également dans la configuration originale d’un dedans, d’une perception, comme d’une sensation, multipliant l’interposition d’écrans — vitres, regards, murs, butées diverses — entre le sujet et le monde. L’interstitiel joue à plein du côté de l’observateur, du jardinier. Et cet « entre » spatio-temporel va parfois jusqu’à être vécu comme l’expérience d’un mutisme, d’une dérobade ou d’un refus du monde devant l’effort de nomination du poète. C’est ce que dévoile l’un des textes les plus représentatifs de la poétique tortélienne, qui s’ouvre ainsi :

Instants qualifiés

Clairs Mais la vitre

Est indéchiffrable.

LR in LC, 126

Entre la qualification, le voeu d’un ordre, ici langagier, et l’objet, la médiation obture le passage et semble, à ce niveau, interdire la circulation. La suite du poème ne fait que confirmer cette butée :

Il fait jour et là

Certes clair. Couleurs justes,

Rayons, mouvements

Parfois sublimes. L’ordre

Est clair. Mais c’est faux.

Autre impossible

Et le désir récurrent, quasi obsessionnel, déployé par Tortel au fil de son oeuvre d’atteindre le « coeur » de l’épais, de parvenir, même agressivement, au centre de la masse sensible, du « noir », signifie sans doute d’abord le voeu de contrecarrer le retrait de l’extérieur, et l’échec de la perception — et plus tard de la verbalisation — à aller droit aux choses et à les saisir de façon satisfaisante. Ainsi de cette rêverie développée dans Instants qualifiés, qui se focalise à partir d’un espace très large sur une couleur perçue au plus intime de la chair, ici celle d’un fruit :

Sanguine issue

D’un très beau jardin

Mourant au nord,

De colline en colline

Espère la mer,

Fibre violette

Au coeur de l’orange.

IQ in LC, 202

Tous les espaces convoqués se concentrent sur le contraste de deux couleurs en lesquelles se lient finalement un monde et le désir pénétrant d’un sujet.

Cette corrélation de l’espace et du désir, ou de l’humeur, se répercute de façon plus générale à l’intérieur des pulsions qui sous-tendent la perception du jardin ; elle devient ainsi le révélateur, bien souvent complice, d’une violence plus ou moins formalisée.

Agressions

L’espace domestique qui entoure la maison de Tortel, par sa proximité, par sa clôture aussi, suscite, de fait, de multiples agressions de la part de son « jardinier » méticuleux : depuis la taille, encore assez anodine, des platanes, ou celle, plus tendue, des fleurs et des branches, jusqu’au motif[6] récurrent de la bêche, véritable prolongement — et puissante amplification — du pouvoir de cassure et d’intervention du corps dans le plus indifférencié de la matière ; c’est toute une gamme pulsionnelle qui se voit proposée au lecteur, chargé à son tour d’entrer dans la masse — ou peut-être le massif — du poème. On pourrait, d’ailleurs, s’attarder plus longuement sur cet outil si actif et si dynamique dans le rapport du poète et de son jardin : la bêche est, de fait, plurifonctionnelle, et polyvalente, elle produit ensemble une rupture et une ouverture, un « renversement[7] » et un éclatement au sein des réseaux qui se nouent au coeur du sol :

Toutes racines plus profondes

Que la bêche. Inaccessible

Attente dans l’ombre en vue

De surgir pour être coupées.

LR in LC, 139

Notons tout de suite cet étonnant statut de l’apparition, de la visibilité, jointe de manière finale et quasi substantielle à l’agression tranchante et ordonnatrice de l’outil, voir et couper ne formant que les deux moments d’un seul acte régulateur. La bêche consacre également, et c’est un nouveau point de disjonction par rapport au paysage, l’espace qu’elle fend comme le lieu d’un travail, d’une transformation par le corps dont le plus éclatant mérite reste de manifester le dessous des choses :

Le poids dont j’informe la bêche

Et la secousse en vue d’ouvrir

Retournent l’invisible.

R in LC, 78

Espace interstitiel, épais, le jardin est ainsi également la scène où s’affrontent les pressions et contre-pressions du végétal sur le « je » ; muni de ses outils, le sujet intervient et modèle son dehors en lui donnant une « loi » :

J’arrange et je détruis,

Je m’empare de ce

Qui tachera mes doigts. […]

J’entre et je suis dans cette loi

Que je nomme cela (de l’herbe)

Et qui se défait par l’outil.

R in LC, 80

Mais le dehors influe également sur le dedans, et ces deux pôles traditionnels, ici curieusement instables et malléables, s’enlacent dans une série d’imprégnations réciproques :

[…] il ne sait pas

Où commence le corps ni comment

Silencieusement s’achève

Ce qui suscite une désignation

PJ, 9

Trouée

Tout le travail du poète-jardinier consistera, dès lors, à adopter le point de vue qui sache constituer une épaisseur interstitielle vivable, délivrée de la violence pulsionnelle de la proximité, et de l’incertitude qui en découle — comment, en effet, identifier sans distance ? —, mais distincte par ailleurs d’un éloignement où l’interaction ne serait plus possible. On comprend peut-être mieux, alors, le bonheur de la « trouée » — de l’échancrure à la perforation — qui vient aérer la compacité noire du réel et ses menaces de prolifération, mais laisse en place, à portée de main, la haie ou le bosquet qui a pu la subir. Ainsi de ce feu étonnant, allumé, puis troué, entretenu par les vides — les blancs ? — qu’y ménage une main experte, dans le sifflement de ses allitérations :

Le feu se déchire.

Dévore son espace. D’abord

Attente rousse entassée.

Je le ferai. Souffle limpide il est

La part que je désigne

Devant brûler mais qui s’encombre,

Feuilles collées, gluantes,

De sa propre épaisseur impénétrable au feu.

Avec la fourche ou le bâton,

Il faut aérer, faire un trou

Dans cette masse […]

LR in LC, 152

Par cette perforation, l’informe peut retrouver sa visibilité, la lumière — le feu —, se manifester et transformer en phénomène ce qui demeurait englué dans une épaisseur sans issue. On comprend assez, par là, la problématique de la vision dans cet univers, et combien le jardin sera aussi exercice du regard, « chose vue », épiée, cadrée et scrutée depuis un intérieur constitué dès lors en point d’observation, ou de « qualification ».

Maison

Parmi ces dedans, l’un des plus présents, et des plus sollicités dans sa généreuse variété, est la maison, qui présente une suite de points perspectifs, de foyers visuels, mais aussi de possibilités de cadrage — et c’est aussi en ce sens qu’elle s’inscrit dans cette problématique optique —, notables, en ceci qu’ils permettent des remodelages perceptifs, des cassures, essentiellement visuelles, qui formulent une saisie inédite du dehors. La chambre, les fenêtres, vitres ou volets, décentrant le corps en déplaçant ses limites, étoilent les approches du jardin, multiplient ses angles et ses apparences, de même qu’il transforme et colore l’espace du dedans :

La chambre est verte parce que

Le végétal plus large qu’elle

Approfondit le trou de l’ombre qu’il creusa

Pour entourer deux yeux qui s’éveillent et voient

Trompés la chambre noire.

PJ, 35[8]

On pourrait d’ailleurs souligner combien la saisie sensible de Tortel longe et retrouve l’idée phénoménologique[9] que la perception biffe, barre, rature sans annuler le « faux », que le réel se donne finalement par surimpressions synthétiques, et « rayons de monde », et non par abstraction analytique.

Corps-chiasme

C’est pourquoi le corps, avec une intensité observatrice supérieure encore à celle de la maison, tient, au coeur de cette poétique, une place cruciale et ouvertement chiasmatique dans le lien qu’il entretient avec le jardin. C’est avant tout qu’il y a engendrement du corps par le dehors, contamination de l’un par l’autre, « entrelacs », pour user d’un terme merleau-pontien, de l’un dans l’autre :

Feuilles astres paroles

Renversements hasards

Produisent parfois

Merveilleux le corps.

PJ, 17[10]

Cette fusion initiale du sensible non encore divisé en catégories différenciées trouve une transcription grammaticale et stylistique frappante dans la crase subjective, ou l’anonymat qui gouverne nombre de prédicats tortéliens. Ainsi dans Limites du regard :

On entasse pour le feu

Les résidus de l’été

Ou bien le vent les annihile

Ou l’eau les décompose.

LR in LC, 164

Dès l’ouverture du poème, le pronom indéfini rassemble en un même mouvement prédicatif le sujet et ses substituts qu’évoque, par ses équivalences soulignées, la suite du quatrain. Élémentaire, le sujet tortélien l’est aussi, à lire ces vers, dans sa superposition constante aux forces premières qui l’entourent et avec lesquelles il se plaît à collaborer. Cet entremêlement du monde et du moi va plus loin encore : force est de constater une circularité de l’un à l’autre ; la fumée traversant le jardin se loge ainsi :

Retrouvée ou dans les poumons

Changée en toux ou taches grasses

Que les doigts ramifient aux silences d’ennui […]

LR in LC, 157

Ce chiasme ne joue d’ailleurs pas toujours dans le cadre dysphorique et maladif d’une contamination réciproque. Tout au contraire, il se donne parfois comme un motif profondément euphorique de communion et de bonheur, dans le dialogue harmonieusement compensé de deux épaisseurs lumineuses et poreuses l’une à l’autre :

Transparent. C’est merveille

Immobile ici. Le seuil

Étonnant de jour dense.

(Exulter que cela

Soit tel. Et toute profondeur

Calmée.)

J’ai dit : dehors

Je subis une intensité.

LR in LC, 148[11]

Cet entrelacs référentiel du jardin au corps joue souvent d’ailleurs sur les figures de l’ambiguïté ou de l’ellipse, qui autorisent des renversements saisissants, et permettent de comprendre, chez ce poète aux mains décidément bien vertes, que le jardin n’est pas tout à fait un dehors, qu’il reste toujours quelque chose du corps en lui :

Palme au sommet d’un ciel

Agrégé. Rayonnante et verte

Largeur d’une main.

LR in LC, 128

Une fois posée cette véritable symbiose, les limites du regard rencontrent précisément celles du jardin dans une frappante équipollence, de même que les limites de la chair s’accomplissaient dans celles du corps en s’y délimitant. Il y a bien transfusion du monde au moi, comme y insiste Précarités du jour, mais aussi limitation, dans cet écoulement :

Presque blanche verticale.

Rupture il ne sait pas.

Si flamboya sans lumière la même.

Dans les yeux quand ils ignoraient.

Où commence le corps ni comment.

Il s’achève s’il est.

Silencieusement ce qui suscite.

Une désignation…

PJ, 61

Notons aussi que cette continuité s’accompagne, dans le mouvement même du poème, d’une continuation — les deux choses ne sont pas tout à fait identiques, celle-ci incluant la possibilité, voire la nécessité d’un recul, d’une distance — au sein de la « deixis » de la main à la parole, qu’elle « suscite », qui la prolonge et l’achève symboliquement, et que cette relation du geste au signe prend place à son tour dans une homologie récurrente du jardin et de la page. Elle est définie clairement dans Ratures des jours : « Sur le poème et le jardin, le travail est de même nature. Renversement : plantation/extraction, taille sarclage, arbitraire imposé et laisser-faire. » (RJ, 217) Le rapport du texte et du monde trouve, on le voit, ses limites, traverse ses ratés, ses repentirs. C’est qu’il affronte une problématique tendue dans l’oeuvre de Tortel, celle de la forme — de la « limite », si insistante dans son oeuvre, même à se contenter de survoler ses titres — et des combats qu’elle suscite.

Trouver une forme, cadrer le sensible, limiter la prolifération matérielle serait, pour cette poésie parfois si myope, parvenir à définir la bonne distance, non seulement celle de l’avènement subjectif, mais aussi, pour rester dans l’homologie de l’écriture, celle de composition de la ligne, ou du vers, autour desquels la réflexion de Tortel ne cesse de tourner, et qui clôt l’un de ses tout derniers recueils (PJ, 79), en quête du « nombre et de l’ordre » constitutifs de son écriture. Et définir, c’est ici avant tout cerner, cadrer, découper dans la masse du jardin des formes habitables. Rien là de tactile, car le toucher, dans sa menace archaïque, déroute et défait souvent la forme, l’eidos, qui, fidèle à son étymologie, reste de l’ordre de la vision. L’oeil aura ainsi charge de tracer les limites internes et externes du jardin qu’il parcourt. C’est bien sur ce voeu que s’ouvre Limites du regard :

Ce que je vois, où je suis. Quelques monstres

Apprivoisés peut-être J’entre

En cette matière. Opaque mais.

Grillagée.

LR in LC, 119

La grille du regard se révèle cependant bien peu solide, et les ruptures ne manquent pas, qui déstabilisent, entament et invalident les tentatives de saisie optique. Comme l’écrit Tortel, dans le poème, « il s’agit de maintenir le corps dans ses limites, c’est-à-dire de l’enclore imparfaitement » (RJ, 120, nous soulignons). C’est là sans doute l’un des traits majeurs de cette poésie, de retranscrire les atteintes constantes portées par le massif sensible aux tentatives d’ordonnancement qui l’approchent, et de s’installer au creux de cette vacillation, dans ce conflit qui ne se résout pas, entre l’informe et l’ordre optatif d’un sens. Le jardin se donne, face à la percée de la vision, comme un espace métamorphique, instable, une substance antérieure à la formalisation ; c’est là le domaine antéprédicatif du noir tortélien, voire de l’obscur, qui en est une variante plus conciliante, sur lequel bute constamment le désir de formalisation, en affrontant une invisibilité inassignable, indéfinissable, et radicalement déformante :

Qu’on ne l’appelle plus corps Mais

Quand nul ne sait ce qui

Limitera le vol noir visible

Encore au réveil

Déformé vestige d’une

Apparition qui se délite les yeux

Ont le vertige.

PJ, 10

Sous la pression de l’élémentaire, l’ordre fugace du regard se corrompt, et laisse deviner l’irreprésentable, cette donnée originaire dont rien ne saurait rendre compte :

En face de quoi. Défaite

En cet amas, ou feuillaison,

Ou trouée d’ombre derrière

Ce qui se targue d’apparaître.

LR in LC, 138

Mais cette présence sourde qui excède toute prise — la physique doublant la verbale — n’est pas le seul mode par lequel le sensible déjoue et dénoue les différentes tentatives de formalisation qui peuvent le traverser. La contradiction de la perception peut ainsi faire échouer la « qualification » — qui n’est qu’une forme de formalisation adjectivale — dans certains instants particulièrement intenses du rapport au monde :

L’été

Contradictoires

Épithètes

Foudroient.

IQ in LC, 188

On y perçoit l’entropie centrifuge et angoissante d’une réalité animée d’une violence à quoi rien ne saurait faire face, surtout pas le langage, posant hors du devenir ce qui n’est qu’écoulement :

On ne transgresse pas

Les éléments ils forment

Le réel on dit

Élémentaire.

Ca reste ce que c’est sauf que

La terre se délite

Le feu se propage

L’eau coule

L’air n’est pas mesuré.

Les corps un peu partout.

PJ, 74

Étonnant atomisme où la totalité semble s’effondrer et l’élément s’éparpiller en vrac : les choses ne coulent plus, elles s’écroulent, s’éparpillent dans une multitude de microfocalisations. Plus de perspective, plus réellement de forme non plus dans ce « tas » proliférant, à la manière de la haie, elle aussi surchargée de « Feuilles poilues ou molles, / Tiges basses ou calebasses » qui, poursuit Tortel, « s’écrase dans sa propre végétation » (LR in LC, 129), et fait proliférer la présence brouillonne d’un premier plan sans recul. On comprend, dans une telle expérience, ce que peut avoir à la fois d’urgent et de risqué le désir de « qualification », qui parviendrait à ramener sinon un ordre, du moins une figure, dans ce jardin d’éclatements et de surimpressions ; on comprend peut-être aussi le trajet de certains des poèmes de Tortel, déployant le parcours d’un voeu de nomination au constat de son impossibilité. Du moins provisoire, car, sans doute, une stratégie d’écriture se joue-t-elle dans cet apparent apophatisme qu’illustrent, entre autres, ces vers :

Livide livide

Où va ce plomb ?

 Que le bleu soit

Lumière est impossible

S’il est le plomb.

Nul vocable.

Épithète écrasée.

IQ in LC, 193

Dépourvue d’un langage régulateur, exposée au tournoiement des sensations et au mutisme sourd des choses, la conscience sensible affronte une série de crises, dans sa définition, comme dans ses expressions, qui lui imposent une saisie de soi originale, sachant accueillir la contradiction comme la tension, dans une « subjectivation[12] » elle aussi en crise, dans son affrontement à une parole essentiellement labile : « Cippes écrits — ou quelques moellons qui restent là, inutiles. Des pages sont des rectangles de ruines. Ça ne sera jamais écrit, jamais édifié solide. Tout, ici, est fragment. » (RJ, 148)

Jardin sans figures

Sujet critique

On pourrait, ainsi, à bon droit, évoquer l’omniprésence d’un sujet critique dans la polysémie attachée à ce terme : à la fois un sujet pesant, tâchant d’évaluer et de cerner le jardin qui le baigne de toutes ses apparitions, et un sujet instable, pluriel et mobile, ne découvrant son identité que dans une succession d’états souvent contradictoires. Ces états proprement critiques de la conscience sensible parcourent de façon si insistante l’oeuvre de Tortel — et plus particulièrement encore ses derniers recueils, Instants qualifiés, Arbitraires espaces ou Précarités du jour — que le titre même de ces oeuvres, comme des sections qui les constituent, évoquent les retournements, les à-coups de la continuité percevante comme de la présence au monde.

Intermittences

Précarités du jour, ainsi, s’ouvre sur un ensemble de textes fédérés sous l’intitulé « Hypnagogiques », que suivent « Intermittences », puis un peu plus tard « États relativement brefs », et enfin « Intermittences II ». Tout semble ici porter sur l’exploration d’une discontinuité, non seulement dans la structure du monde, opaque puis visible, noir puis coloré, discret puis massif, mais aussi à l’intérieur même d’une subjectivité confrontée à des ruptures d’intensités, à des absences ou des dépouillements, tels ceux du rêve, ou de cette inquiétude « hypnagogique », « propre aux états de semi-conscience ou aux troubles psychiques qui précèdent le sommeil normal ou qui lui succèdent », suivant la définition du Trésor de la langue française[13]. Là encore, dans la constitution subjective, s’affirme la valeur tout à fait originale et forte d’une situation interstitielle, entre conscience et veille, dans l’épaisseur existentielle de cet entre-deux. L’importance de ces disjonctions à mi-chemin du moi et du jardin se dit d’ailleurs fort ouvertement, et Tortel les revendique presque comme une nécessité :

Un ciel encore

Ou non.

Séries

Incomplètes.

Les vides mesurent

D’impatients trajets.

Les hiatus sont comme

Les instants désagréables.

Il en faut pour vivre.

PJ, 23

C’est d’ailleurs la perception et, plus fondamentalement, la sensation elle-même qui se trouvent affectées et remodelées par ces ressauts, ces épiphanies évanouissantes ou « aléatoires », qui, sans périodicité prévisible, lient et délient la conscience à la masse sensible. Le chiasme n’a lieu ici que dans un mouvement de don et de retrait qui en constitue la plus troublante singularité :

Elles sont là remuent devant.

Quelques couleurs sont inconnues.

Les choses font des trous les yeux.

Fermés les voient.

En forme d’intermittences.

PJ, 30

Ces sautes, ces décrochements de l’adhésion de soi au monde — et de soi à soi — trouvent un lieu symptomatique dans le regard, dont les clignements, battues ou obscurcissements sont vécus par le poète comme autant de petites atteintes, d’encoches faites contre la plénitude de son être-là. La paupière, chair précieuse entre toutes, « immense », écrit Tortel (PJ, 40), ouvre ou ferme ainsi dans ses allers-retours permanents la circulation fondatrice, et incarne, de ce fait, le mystère d’une négativité incluse dans le mouvement même de la chair :

Très souple et peau palpitante

Porte ouverte ou fermée

Prison la plus noire barrière

Entre le vert et celui qui

Voudrait le voir

Et permission diffuse.

PJ, 40

La paupière, « écran intermittent », suffit dans son occlusion réflexe pour suspendre le rapport au monde et plonger la sensation dans une intrigante nuit :

 Il a suffi

D’un léger mouvement des paupières

Souples à caresser les globes

Effervescents d’abolir les objets.

PJ, 52

Ignorance

L’incertitude de la perception devant ses objets se mue vite ainsi en ignorance : ce qui était instable, hypothétique devient obscur, soustrait à l’adéquation comme à la connaissance participative ; la vue, ainsi, achoppe sur l’informel, l’absence de direction et de profondeur de l’espace :

Le regard ne sait pas s’il voit.

Ni l’aire du secret nocturne.

Brillance noire parce que.

Le noir est forme inapprochable.

PJ, 60

Au terme de sa traversée du jardin, le corps se trouve dans un dénuement complet, incapable d’établir une relation fiable avec le dehors, et traversé, dans son épaisseur la plus profonde, de contradictions insolubles, comme forclos du sens, de l’articulation du pour et du contre et de la logique binaire :

Aléatoire corps qui ne sait rien.

De la durée ni de la profondeur.

Ni lequel des deux sens possibles.

Dirige les courbes vers nulle.

Forme et son éclatement ne sait pas.

Nommer les choses visibles les yeux.

Ouverts fermés c’est même chose.

PJ, 63

Butées

On le constate ici, le sensible, chez Tortel, traverse une phase de négativation, et finit par buter sur le sens, échouant tant à le saisir qu’à lui donner un nom : l’épais se fait imperméable et tourne le dos aux investigations du corps. Le regard :

Traverse la transparence,

Désigne le corps et bute

Sur une opacité.

LR in LC, 137

C’est alors une phase d’arrêt, de suspension :

Le regard s’arrête (alors

C’est l’obstacle, le corps, le mur, le feu, il ne

Peut pas les dépasser).

LR in LC, 145

où l’être doit se contenter d’un rapport superficiel, profondément frustrant pour une sensibilité aussi pénétrante que celle de Tortel, avec les nappes sensibles que ses sens survolent, réduits à :

Promener le regard : il frôle

Le haut zinnia orange.

LR in LC, 146

Vide

Le premier recours, pour tenter de composer avec cet indéchiffrable, cette absence ou ce refus installés dans la moire charnelle du jardin, serait d’inclure le vide dans la saisie du monde comme de soi. À défaut d’y pénétrer, de pouvoir le scruter et y esquisser un ordre vivable, le poète peut toujours tenter d’en faire une partie prenante de son rapport au monde, et envisager cet infigurable comme un espacement, voire une respiration dans le grain parfois trop serré des choses. Le vide permet ainsi d’articuler des blocs sensibles, de faire circuler entre eux le flux de la vision, à la manière, nous y reviendrons, dont le blanc, dans le parcours de la page, peut, lui aussi, et très souvent de façon déroutante chez Tortel, agencer et disjoindre, re-sémantiser ou détacher des « complexes de sens ». C’est une des leçons de ce poème à première vue paradoxal :

Brusques passages, blancs et verts,

Dans les cadences.

De figure en figure il est

L’intouchable.

Le vide entre deux corps.

Chacun se construit par le vide

Autour de lui tournant.

LR in LC, 171

Le vide, qui assure à la fois l’autonomie de la figure et sa paradoxale liaison, en tout cas sa coexistence avec d’autres figures, qui soutient donc tout l’édifice de la « chair », au sens le plus phénoménologique du terme — ici perçu comme tournoiement — est réinvesti d’une valeur quasi architecturale, dessinant, au sein de l’espace, la scansion nécessaire pour qu’un « quelque chose » puisse advenir.

Éclatement

Il existe cependant une autre forme de « crise » à l’intérieur du sujet tortélien, qui a moins affaire à la négativité, à la part manquante au fondement de la sensation, qu’à l’étoilement, voire l’éclatement des pôles perceptifs, qui mène souvent la voix traversant le poème au bord de la disjonction. Absorbée par des focalisations multiples qui pluralisent la trame du texte, la conscience poétique perd son unité en l’égrenant dans une collection de notations hétérogènes, tant dans l’espace du dedans que dans celui du jardin « externe », qui s’échangent parfois étrangement :

À l’intérieur de soi

Sans cesse un autre et d’autres formes

Confusément naissantes, remplacées

(Se remplaçant, veines et fibres,

Sucres gouttant roses, laits

Engorgés des corolles,

Tumulte souterrain des graines),

Perdues pour le regard.

LR in LC, 168

Monde peu prévisible que celui où s’engage le sujet instable de ces pages, où règne la temporalité de l’abruption, loin des chaînes tranquilles de la causalité. Cette métamorphose constante du jardin conduit d’ailleurs l’être plus loin qu’un simple état critique, vers une position d’incertitude absolue, voire de clivage interne. La sensation n’est jamais anodine, ni neutre, sa force archaïque dérange les certitudes d’un jour désormais bien précaire.

Clivage

La division interne du sujet dans l’expérience du jardin, que retracent la plupart des poèmes écrits par Tortel, suit d’abord assez fidèlement la scission déjà notée entre les modalités optique et tactile de rapport au monde. Ouvertement thématisée, cette division n’en demeure pas moins une ligne de partage du sujet en deux instances adverses, sans que celui-ci parvienne à choisir l’une plutôt que l’autre. Il est d’ailleurs significatif que le champ d’affrontement premier de la main et de l’oeil soit précisément celui du corps, c’est-à-dire du socle même de la constitution de soi dont la clef reste inaccessible :

Le combat du regard et de la main

Tourne autour du corps.

On ne sait lequel est obscur.

Aucune satiété possible.

Mais rupture.

LR in LC, 127

Au regard ponctuel, qui étrangle le réel dans les limites de son cadre, s’oppose ainsi la main floue, myope, à tâtons dans l’obscur : la distance structure, mais manque la présence ; le contact épouse le grain des choses, mais échoue à articuler un sens dans sa proximité aveugle :

Le cadre limite

La transparence.

Quatre angles droits. Le mur

Est cependant ouvert. La vitre

Ne se dilate pas. Ainsi

Contribue-t-elle au même étranglement

Du regard. Du moins :

Transparence le temps

D’une fenêtre. Avant, après,

La main tâtonne et la muraille

Ne bouge, ne résonne pas.

LR in LC, 176

Le moi — plus souvent un « on », d’ailleurs, ou un « soi » — se trouve ainsi confronté à une double énigme : celle du monde, impénétrable, et celle de sa propre sensation, obscure et scindée. Nulle transparence du regard, en effet, ici, mais plutôt un fonctionnement déroutant, une visibilité paradoxale et incompréhensible, qui concerne, dans le poème qui clôt Instants qualifiés, aussi bien le voyant que le visible, réunis dans la syllepse initiale de la fleur et de l’oeil :

Devant l’iris

Depuis le dernier tonnerre.

Là.

Jaune et mauve.

Malgré la couleur

Cela qui se voit

Éclate dans le blanc.

IQ in LC, 224

Présentatifs

Les présentatifs, si spectaculaires dans cette écriture, constituent peut-être la première issue pour esquisser une verbalisation — une écriture — de cette expérience. Tous ne sont sans doute pas investis de la même valeur ; d’un côté, les présentatifs globaux, bruts, qui retranscrivent de leur mieux le compacité de la sensation : essentiellement « ce[14] », qui peut s’élider, et « ça ». Ainsi de l’incipit saisissant de ce poème :

C’est en forme de tas,

S’est précipité, s’agglomère

Cailloux veinés bleu et rose.

LR in LC, 132

où la prédication semble procéder par contradictions suivies — la forme et le tas, le continu et le discret — tandis que la postposition du sujet laisse suspendu le thème dans une notoire indéfinition. La résolution peut d’ailleurs parfaitement rester inachevée, et le poème se déployer sans véritable sujet, dans une inquiétante cécité :

Ce fut très abîmé

Humide cela

S’écartait sous la main.

La verdure et l’eau

Obscures ensemble.

Toucher cela laissait

Des traces sur la main.

LR in LC, 162

À côté de ces globalisateurs lourds, une autre série, incluant « ceci », « cela », joue dans la même volonté de présenter l’incernable du jardin et la taciturnité de ses structures, mais de façon moins dense, en liaison avec une vision, ou une visée, dans la possibilité d’un échappement où s’affirme leur pouvoir déictique :

Cela : si le jour le dénonce — et pas

Plus que la grise absence

Dans un matin sans profondeur

De ce qui tarde à réveiller

Son corps […]

LR in LC, 160

Le monde reste opaque, mais il se dégage ici, malgré tout, une petite phénoménologie, différée par les enjambements et les distensions grammaticales, qui laisse voir quelques teintes et l’esquisse d’un paysage — non encore un jardin. De même :

Ceci est nul paysage.

Le gravier crisse étrangement

Dans l’été, le matin. Plus rien

Que la distance Descendue

Dès l’aube et pour défaire

Ce jardin. Le corps

Brusquement aboli.

LR in LC, 133

Poème surprenant, qui dissout son objet avant même de l’avoir posé, et trace, rapidement, un espace sans plus de directions, où les données sensibles semblent se défaire, et, dans cette désagrégation, ou cette disparition, se constituer objet d’écriture. Que reste-t-il, au bout du compte, une fois accomplie cette radicale évacuation ? Une présence incertaine, questionneuse, en doute sur la validité de ses propres structures, et qui ne parvient guère à adopter, tant face aux choses que face à elle-même, la bonne distance, l’épaisseur respirable et tempérée qui lui permettrait de se situer.

Accommodation

On comprend sans doute alors comment et pourquoi l’un des problèmes majeurs de cette poétique est celui de l’accommodation, entre violence et perte, qui permettrait de sortir de l’opaque, ou du noir. Comme l’avance Tortel :

On dit massif ou ensemble

Ou, pour mieux respirer, perspective.

Et cette adéquation du sensible au sentant permettrait de ressouder ce qui, du sujet, avait été clivé, lui donne l’espace pour sortir de ce cogito négatif où s’effondrait toute expression :

Je ne vois rien. Je suis

Dedans. Qui n’a pas de limites.

Informel informulé.

Et ceci qui se gonfle et souffle

N’est pas poème.

LR in LC, 134

Écrire le jardin

L’écriture tient, on va le voir, un rôle décisif tant dans la thématique de Tortel que dans le déblocage existentiel qui tente de sortir le sujet de ces impasses. Lieu de l’épaisseur sensible, le jardin cristallise la violence du rapport au monde et certaines de ses apories ; il se trouve cependant également, et dans le même temps, à la source de l’« inépuisable image », centre vivant où prend corps une écriture, dans l’interaction du monde et du langage.

Langage

C’est ainsi l’épreuve du jardin qui fait pousser la parole et croître le texte, dans un échange mis en oeuvre dans Limites du regard :

[…] J’entre

En cette matière. Opaque mais.

Grillagée.

En remuant, glissant avec douceur

Couche sur couche elle suscite

L’inépuisable image. Clés

Successives L’un ou l’autre

Texte beaux déchiffrés.

LR in LC, 119

L’étonnant feuilletage du sensible ouvre, à la manière d’une clef, les grilles où la confrontation initiale avait réduit le sujet, qui acquiert même le pouvoir exorbitant, par la vertu de ses mots, d’offrir un contrepoint à la donnée immédiate des choses. Dans le même poème, de fait, Tortel poursuit :

Feu ou bien feuille, fleur ou fleuve.

Une lettre changée recommence le monde

Exactement.

Si, à la source de l’écriture, se trouve bien l’expérience, accomplie au plus intime du jardin, du toucher, de l’obscur, de la régression élémentaire, si la prise de conscience du solipsisme itératif du regard empêche tout « ordre », toute pré-disposition du perçu[15], si, enfin, l’antagonisme du corps et du monde fait de la chair le lieu polémique d’agressions réciproques[16], il n’en reste pas moins que les ressources du langage, et en premier lieu de la parole poétique, permettent de redessiner un espace à l’épaisseur habitable. C’est qu’avec eux, le sujet — ce « je » clivé et problématique — se dégage de l’être, de l’existence de la catégorie, de l’élément ou de la chose, et contribue — voire suscite — leur expression, en désignant la virtualité d’une signification :

Que j’avance ou n’avance pas

Ne change rien

À l’espace, à la rose jaune

Qui tremble un peu trop haut.

avance ainsi le poète, avant de rétablir un équilibre, précisément par l’effet de son langage :

Mais cet espace et cette rose

Exempte de colère

Ont besoin de moi quand et si

Par malheur ils éclatent […]

Mais cette fleur et ce vide inchangé

Qui me réclament pour paraître

Gagner un sens en devenant des mots […]

R in LC, 93

Présence et couleur

De même, l’apparition ne pourra devenir véritablement présence qu’en passant par la subjectivité qui la grèvera d’un poids neuf : il est, ainsi, un « voir », un « sentir » purs, chez Tortel, comme dégagés de leurs accidents, qui renvoient à la profonde réunion de la chair, une fois transformée par le « je ». La couleur y constitue réellement un enjeu capital, à la croisée de la sensation, d’où elle procède, et du langage, et plus précisément de la qualification, qui la fait advenir. Chiffre existentiel et emblème sensible, elle occupe une place à part, et un rôle privilégié dans la constitution du sens, ramassant l’angoisse comme l’élan du poète, qui, dès Relations, avance, au coeur du jardin :

C’est vert et bleu. Après ma mort

Ce sera vert et bleu.

Les couleurs sont toujours moins franches

Qu’il ne s’est dit.

R in LC, 88

On le saisit ici très concrètement, les couleurs, dans l’écriture de Tortel, font exactement le pont entre existence et expression : elles désignent la chose, ou l’espace, mais y projettent, ou en dégagent, une valeur affective forte, et parviennent, par là, à créer une circulation entre ces deux pôles. La couleur, pour Tortel, dit à la fois, en la soulignant, la qualité de la chose, et s’inscrit dans une problématique de la condensation, de l’intensité, voire de la saturation chère au mode d’investissement du sensible défini par cette existence. Elle en vient, par là, à résumer et à concentrer tout l’être perçu, réduit à cette donnée fondamentale qui lui donne accès à l’apparition :

Pré ciel

Vert bleu

Pluriel vers le noir

Précieux certes mais quelle autre

Couleur cristallisera l’ombre.

PJ, 33

On peut bien dire, à ce point de notre lecture, que la couleur détermine, dans la poétique tortélienne, une « structure intentionnelle de la conscience », voire qu’elle circonscrit la dimension la plus essentiellement sensible de la subjectivité. La lune ainsi, pourtant source de lumière et, de ce fait, a priori, principe de couleur, se voit en fait métamorphosée par le regard qui la colore suivant les heures et les humeurs qui le traversent, et consignée, écrite, en suivant la succession, l’alternance de ses teintes :

Elle n’est pas toujours

Ailleurs que suppliée

Qualifiée froide ou sereine

Ou par d’exhaustives couleurs

Blanche selon les yeux ou verte.

R in LC, 85

Il peut d’ailleurs se produire, en dehors d’un cadre dénotatif cohérent, que la couleur n’apparaisse que comme la simple projection d’une qualité dont le sujet investit l’objet, ou son mode d’être. Elle prend en charge, dès lors, une sorte de poids symbolique, qui n’est pas sans ambiguïté à l’intérieur du discours :

Irrégulier, humide et transformé

Par les saisons,

Feuille et feuille, les mouvements

Sont verts des futures ombelles.

R in LC, 77

Le « vert » de la transformation, de la phusis, déjà opposé au brun, ou au marron de la stasis, de la fixation, qui formeront un contrepoint dans l’oeuvre de Tortel jusqu’aux limites de Précarités du jour, apparaissent dès « Critique d’un jardin » (R in LC, 77-78) munis de leurs charges symbolique et existentielle propres.

Nocturne

La racine de la couleur se trouve cependant dans des couches plus archaïques encore de la conscience, celles que révèle, par exemple, la nuit : le jardin nocturne tient une place notable dans la chronique que constitue l’oeuvre de Tortel, non seulement parce qu’il opère un recadrage, une refiguration sans pareille des visions diurnes — et qu’il tient en échec, de ce fait, les pulsions du voir — mais aussi parce que s’y libère plus aisément le jeu d’un désir, trop tenu par les formes de la lumière, comme y insiste ce passage de Limites du regard :

Les nuits statues sont orbites pareilles

Également lisses et rondes

En creux,

Sont fissures jumelles

Où s’insinue la sourde graine

Pour respirer.

Le glaïeul déchiré

Est une tache d’encre rouge

Sur le gravier.

Une noirceur est éclatante

Interdite et touchée.

LR in LC, 143-144

Couronnement étonnant que cette ténèbre radieuse, aux accents presque mallarméens, qui, dans l’interdit transgressé de sa présence, met le poète en communication avec le plus originaire, et le plus paradoxal, de son expérience.

Noir

Et à ce point profond, la dichotomie de l’oeil et de la main s’annule : pour signifier le contact, Tortel recourt en effet non à des valeurs tactiles — doux, lisse ou rugueux — mais à ce « noir » qui dit le contact sur le mode négatif de la non-vision. Le noir est donc bien une non-couleur, en ce sens qu’il signale, avec une intensité incomparable, le début et la fin de toute épiphanie, comme dans cet instant privilégié où le corps prend connaissance d’un dehors sans parvenir à lui donner figure :

La main se dégage

Humide et noire

Des herbes rompues.

Elle a tâté l’obscur.

LR in LC, 124

Cette couleur originaire, ou plutôt cette dimension originaire du rapport au monde, le « noir », ou l’« obscur », voire le « sombre », si volontiers substantivés par Tortel, désignent aussi l’espace du surgissement verbal et de sa transposition écrite. Si, de fait :

Obscure est l’apparition noire et verte

Levée dans des herbes abstraites

Aléatoire et qui les étonna.

PJ, 38

la parole poétique trouvera là matière à se formuler, à pousser puis à trouer la compacité des choses où elle puise ses ressources, et dont, dans l’allitération de bilabiales qui la scande, elle semble garder trace :

 Obscur était

Le mutisme et dans l’obscur

La poussée que je parle.

LR in LC, 131

Clarification

Cette « poussée » conduira d’ailleurs de l’informe à la lumière, tout du moins à une clarté précaire mais allégeante, à une épaisseur plus translucide que l’opacité qui l’a produite. C’est ce qu’indique sans ambiguïté la longue phrase sinueuse de ce poème :

Plus clairs d’avoir été en signes noirs

(Tordus, vermiculés ou pattes

Qui se cassent facilement)

Transformés comme si, d’un règne

À l’autre et dans le vide

D’un linge blanc, des mains (des yeux)

Les transportaient en vue d’un usage futur,

Donc plus clairs et sans qu’on me dise

(Alors que je le dis) pourquoi

Cela se passe à travers l’écriture,

Sont les instants.

LR in LC, 131

Les non-couleurs traditionnelles — noir et blanc — servent donc de fond à la manifestation sensible — ce que ne peuvent accomplir les teintes variées qui parcourent l’oeuvre de Tortel, qui ne sont qu’apparition, non pas présence — et donnent son espace au travail de la page.

Homologie

Car l’homologie est forte ici, entre la page et le jardin, et clairement énoncée. De même que la conscience sensible n’advenait que dans la traversée d’une épaisseur matérielle, de même dire, puis écrire, ne semblent avoir de sens qu’à s’inscrire dans un trajet, très physique et spatialisé, d’un point de l’expérience à un autre :

Dire veut dire : je vais

Où je vois

À partir de ce je.

IQ in LC, 221[17]

C’est ce qui explique la réversibilité si troublante entre le cadrage de la page et celui du dehors, entre l’espace du jardin et l’espacement si travaillé, distendu dans cette écriture où le rapport au monde et l’acte poétique se constituent dans un rapport d’enjambement, d’empiétement et de continuité soulignés :

La tourmente est verdâtre.

Le crayon sauvage du vent

Rature l’espace, recouvre

Les plantes incertaines,

Texte déjà violet, jaune,

Proche de son éclat.

 Imiter

Cela dans le rectangle homologue mais blanc […]

LR in LC, 173

Complémentation

Il y aurait donc un lien de complémentation entre le dedans et le dehors, que l’écriture mènerait à son achèvement et à son terme, comme l’affirme le poète face au ciel « bleu », « courbe » et « épais » :

Il est éblouissant.

Il m’éblouit : je le complète.

IQ in LC, 191

Limites

Cette « invention » réciproque, par « porosité » du moi et du jardin, rencontre cependant quelques limites notables qui poussent à reformuler l’approche trop fusionnelle et circulaire que l’on serait vite tenté d’adopter. Tortel évoque d’ailleurs lui-même :

 La distance

d’une limite à l’autre irréductible.

LR in LC, 173

Image-figure

Et c’est finalement dans ce défaut que la poésie de Tortel affrontera toute la difficulté de sa tâche, celle de qualifier, inlassablement, et toujours à côté, l’instant où elle advient ; l’instant recherché fournit, dans sa discontinuité, ses ruptures et ses reprises, le plus fécond de la poésie tortélienne. C’est qu’une telle ambition tente aussi, et par là, de passer de l’image, donnée sensible, éprouvée immédiatement, et souvent disqualifiée par le poète, à la figure, configuration verbale issue du massif « esthésique » mais parvenant à le chiffrer de façon à laisser sa place au je, et le champ libre à l’écriture. Ainsi que le souligne Tortel :

L’image obsédante ne participe donc ni du réel ni de l’utopie. Elle est plutôt la représentation métaphorique d’un manque dans l’accomplissement. Toute fascinante ou brillante qu’elle soit, elle se situe dans l’espace vide, ou noir, que chacun porte en soi. Et peut-être vide, peut-être noir comme tout lieu insituable, parce qu’il y a de la complaisance à l’évoquer et à le retenir. Je déteste l’image, précisément si elle m’obsède et recule ainsi le réel. Mais comment la détruire ? Sauf qu’elle meure d’elle-même, flétrissement triste, le seul moyen est de maltraiter la malice métaphorisante soit en transformant l’image en réel (en un processus inverse à celui de l’écriture), accomplir le désir ; soit au contraire, en le renversant en écriture […] qui en deviendra la figuration.

nous soulignons

RJ, 151-152

Qualification

C’est là, également, tout l’enjeu du moment crucial qu’est la qualification :

L’instant de la qualification

Étant celui, par des voies arbitraires,

Audibles ou non, sinueuses

Contre l’obstacle,

Jeu ou chute, du passage

De l’image dans la figure,

L’image est toujours maltraitée.

IQ in LC, 197

C’est ainsi par une tension, parfois d’ailleurs une torsion, que se distingue l’écriture poétique de Tortel, entre, d’une part, la masse irreprésentable et pourtant matricielle des choses, de cette chair reliant, dans son mutisme, le corps au jardin et les corrélant de façon essentielle, et, d’autre part, le désir impuissant d’instaurer un ordre, de laisser se creuser une vision fédératrice, qui trouve à se formuler dans les jeux de la figure, cette recomposition verbale d’une unité à jamais insaisissable, mais qui constitue la poétique même de Tortel : « un merveilleux réseau […] dont la complexité est telle qu’il ne s’agit plus du tout d’entités mais bien de figures se suscitant mutuellement par l’écriture, c’est-à-dire, très exactement, de poésie » (RJ, 168).