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En 2015, l’écrivain Sylvain Tesson entreprend de traverser la France à pied, de la frontière italienne jusqu’au Cotentin, en n’empruntant pour ce périple que des chemins de traverse – sentiers le long des champs, pistes forestières, routes perdues dont seules se souviennent les cartes d’état-major au 25 000e –, c’est-à-dire en évitant le plus possible, quitte à passer les rivières à gué, l’asphalte et le béton. L’entreprise n’a aucune fonction de démonstration. Cette longue marche vise au contraire un objectif essentiellement personnel et surtout infiniment modeste : après avoir voyagé en aventurier partout sur la planète, parcourant à cheval les steppes de l’Asie centrale, roulant de Moscou à Paris à moto, vivant en ermite pendant six mois dans une cabane de Sibérie, Sylvain Tesson chute du toit d’une maison, escaladée un soir d’alcool, et se fracasse les os. Faire ce voyage à pied dans la lenteur nouvelle que lui impose son corps abîmé, au contact exclusif de la nature et de ses gardiens oubliés – vieux paysans, gens du voyage, solitaires de toutes sortes – est pour lui une forme de rééducation physique et mentale. Le récit de cette traversée à petits pas paraît l’année suivante, sous la forme d’un journal rétrospectif dont le titre, Sur les chemins noirs[1], désigne ces routes qui relient autant que faire se peut les parcelles d’un monde qui n’existe plus que sous forme de restes et de bribes.

La même année 2016 voit la publication d’un autre récit de voyage en terre fantôme et oubliée, celui du journaliste Jean-Paul Kauffmann, qui, en février 2007, part avec sa femme et leurs deux fils adultes pour l’enclave russe de Kaliningrad afin d’assister aux célébrations du bicentenaire de la bataille d’Eylau. Même si Kauffmann s’intéresse depuis toujours à l’histoire napoléonienne, il s’agit là d’un prétexte, pour ne pas dire d’un subterfuge. Ce voyage en plein hiver dans le no man’s land que constitue l’oblast de Kaliningrad, coupée du reste de la Russie par la Pologne, la Lituanie et la Biélorussie et portant encore les traces des bombardements alliés de 1945, a, comprend-on en lisant Outre-Terre, de tout autres fonctions. Pour celui qui fut retenu comme otage pendant trois ans au Liban dans les années 1980, il y a dans ce choix des confins – confins de l’Europe, confins de la Russie, du temps et de l’histoire – et dans cette expérience de décentrement avec les siens une forme à la fois d’échappée et de mise à l’épreuve. C’est lors d’un dîner de famille, quelque dix ans plus tôt, que l’idée de cette destination excentrée a surgi comme une sorte de défi mi-joyeux, mi-sérieux (« Un test permettant de mesurer la cohésion de la famille. Nous avons été longtemps séparés. Être ensemble est une fête[2] »), et qu’a été décidée la date précise du voyage. Promettre de se rassembler en tel lieu et à tel jour, travailler à tenir le pari lancé était alors une autre façon pour Kauffmann et sa famille de célébrer le fait d’avoir pu se retrouver.

Mais le choix d’Eylau et de cette enclave que les Russes appellent eux-mêmes Outre-Terre ne tient pas seulement à une forme de gageure ou d’excentricité pour annales familiales. Pour Kauffmann, Eylau est le lieu qui abrite le colonel Chabert, ce « mort-vivant » de La Comédie humaine auquel il s’identifie intimement et qui joue tout au long d’Outre-Terre le rôle d’un double. Car le personnage de Balzac expérimente lui aussi l’absence forcée, l’entre-deux fantomatique entre la mort et la vie, le passé et le présent : laissé pour mort sur le champ de bataille d’Eylau, Chabert ne parvient à regagner la France que des années plus tard, après une longue période d’amnésie, pour découvrir avec désarroi, et sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit, qu’on ne le reconnaît pas, qu’il a été rayé du monde des vivants et qu’aucune place ne l’attend plus. Si Chabert n’est pas, pour Kauffmann, le plus complexe des personnages balzaciens, il a pour intérêt d’être « inépuisable » : « Chacun peut y chercher, à travers son histoire personnelle, des traces de ses propres heurts, de ses arrachements, de ses phobies. Chabert est la figure de l’absent, du disparu, du gêneur. Il représente l’individu dont on ne veut plus entendre parler. Il est par-dessus tout la chose enfouie qui revient violemment à la surface » (OT, 162). Et qui, en même temps qu’elle revient, ne peut pas revivre : l’histoire de Chabert est celle d’un « fantôme » (OT, 49), et le roman de Balzac montre que « [l]’acharnement à faire revivre ce qui était vivant est absolument vain » (OT, 50). Pour l’ancien otage qui n’a certes jamais été oublié et a retrouvé sa place parmi les siens, mais qui, comme Chabert, s’est demandé à son retour : « Suis-je encore moi-même ? », aller à Eylau est un peu une manière d’aller chez lui. Car c’est ce que montrent de façon exemplaire Outre-Terre et Sur les chemins noirs : les séjours que font Tesson et Kauffmann dans ces espaces abandonnés qui portent les traces d’un autre temps, la destination que constituent pour eux les friches et les terres oubliées, les fils qu’ils y démêlent et y tissent tout à la fois, montrent comment les ruines, face à tout ce que le présent défait et emporte, sont des mondes et des abris.

En quête de ruines

Les ruines, dans ces deux récits publiés la même année, ont en commun d’appartenir à un temps très élastique, entre une vie encore proche et en même temps lointaine : maisons à l’abandon, restes de fermes, d’usines ou de casernes, routes défoncées, ronces, terrains vagues. Chez Tesson, les ruines sont à tous les tournants des chemins noirs : « Souvent c’était le vestige d’une commanderie, postée en contre-haut d’un plateau. Elle avait présidé aux destinées d’une société agreste » (CN, 38), ou les traces de cultures reprises par la forêt : « Les terrassements témoignaient de la longue présence des hommes en ces versants [...]. Il avait fallu des millénaires pour métamorphoser ces pentes en escaliers agricoles. Quelques décennies avaient rendu les déclivités à la broussaille » (CN, 55). Ces ruines d’un monde agricole révolu sont toujours modestes, cachées, elles-mêmes « ruinées », si l’on peut s’exprimer ainsi. Rejoint dans le Gévaudan par un ami, Tesson passe, « [p]endant deux jours, [...] par des causses sur lesquels des ruines à faire pitié – à faire envie, peut-être ? – balisaient le chemin. Nous avancions légers sans nous préoccuper de rien que de trouver le chemin » (CN, 84). Chez Kauffmann aussi, les ruines sont d’arrière-pays. Si le paysage qu’il observe à Bagrationovsk (Eylau) lui offre l’image d’un délabrement (des bâtiments, des terres, des routes) général, une dégradation attire tout particulièrement son attention, celle de l’église qui a servi d’observatoire aux troupes françaises pendant le combat et dont il a à l’esprit la représentation qu’en a faite le peintre Antoine-Jean Gros dans son tableau du lendemain de la bataille[3]. Alors que sur le tableau de Gros l’église apparaît champêtre avec son toit enneigé, elle est aujourd’hui doublement défaite, puisque l’usine en laquelle elle a été transformée à l’ère soviétique est elle-même en fin de course, envahie par l’anarchie du bâti qui l’enserre comme le ferait ailleurs la végétation :

Au pied de l’enceinte, en contrebas, se sont multipliées des maisons avec appentis, des cahutes de bois désarticulées. Cela sent le feu de bois éteint. La neige a adouci l’aspect revêche et disloqué de ces constructions et recouvert les différentes épaves – luge d’enfant, étagère et mobilier délaissés, cadavres de moto et de vélo – dont on aperçoit les angles noircis au milieu de petits jardins. Une baignoire recouverte d’une couche de glace a été abandonnée au pied d’une cabane. Quelques bâtiments près de l’usine existaient au moment de la bataille, notamment la maison où Murat passa la nuit du 8 avec ses officiers au milieu des chirurgiens en train d’opérer. Elle sert aujourd’hui d’antenne aux services vétérinaires.

OT, 139

Ni Tesson ni Kauffmann ne s’étonnent de découvrir ces ruines. L’un et l’autre savaient parfaitement qu’elles seraient sur leur chemin et il s’agit précisément pour eux d’aller les retrouver. « J’avais mon objectif », écrit Tesson : « chercher les friches et les jachères. Je disposais de mon itinéraire et de mes cartes [...], jamais je n’avais entrepris de voyage aussi organisé » (CN, 30). De même, Kauffmann, qui connaît déjà le terrain pour y avoir effectué un reportage une quinzaine d’années plus tôt, part pour Kaliningrad en sachant l’histoire du développement ou plutôt du non-développement de l’ancienne Königsberg, rattachée à l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale :

Après la guerre et le départ des Allemands, les Russes avaient été à la fois heureux et désappointés de se couler dans une forme déjà existante. Kaliningrad n’était pas une Terre promise. Pour les nouveaux venus, ce n’était pas un pays rêvé mais un territoire qu’on avait tout simplement transvidé. Hasard de l’histoire – mais en était-ce vraiment un ? – Eylau se trouvait dans la même situation : une bataille qu’on avait voulu oblitérer.

OT, 53

Sauf qu’à l’inverse de tous ceux que les soubresauts de l’histoire ont envoyés s’établir dans la morne plaine d’Eylau ou que le progrès a isolés dans leurs campagnes d’un autre âge, le pays « transvidé », pour Tesson et pour Kauffmann, est le pays rêvé. Il constitue ce vers quoi ils éprouvent le besoin de se rendre, un lieu dans lequel ils reconnaissent une destination.

Mais pourquoi les paysages marqués par l’usure et l’abandon, les débris et les vestiges, les failles et les effacements participent-ils à leurs quêtes respectives, l’une de guérison (du corps et de l’esprit), l’autre de réconciliation (avec le fait d’être, comme le colonel Chabert, « un homme qui a réussi à distancer la mort mais » qui « l’aura toujours sur le dos », OT, 30) ? À quoi toutes ces ruines leur servent-elles ? Quelle est pour eux – et possiblement pour nous, à travers eux – la fonction du délaissement ?

Une première réponse, explicite chez Tesson, se trouve dans ce que Dominique Rabaté appelle le « désir de disparaître », relevé comme l’un des traits dominants du roman français contemporain[4]. Conséquence de notre monde d’« omnivisibilité[5] » qui, avec les médias sociaux, les caméras de surveillance et les procédures sans cesse croissantes d’identification, multiplie les dispositifs de contrôle de tout un chacun, le désir de disparaître s’exprime à travers des rêves de fuite et des personnages qui partent sans laisser d’adresse, coupent les ponts avec un entourage pourtant ordinaire, prennent le maquis, mènent des vies parallèles ou souterraines, souhaitent devenir évanescents. Ce désir d’évasion, au sens précis du terme, est explicitement celui de Tesson, qui parle d’ailleurs d’une volonté de « disparaître dans la géographie » (CN, 34) :

Vivre me semblait le synonyme de s’« échapper ». Napoléon avait dit au général de Caulaincourt dans le traîneau qui les ramenait à Paris après le passage de la Berezina : « Il y a deux sortes d’hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. » [... L]’Empereur avait oublié une troisième colonne : les hommes qui fuient. « Sire ! » lui aurais-je dit si je l’avais connu, « Fuir, c’est commander ! C’est au moins commander au destin de n’avoir aucune prise sur vous. »

CN, 36

Traverser la France en s’infiltrant autant que possible dans la nature, partir en vacances à Kaliningrad, avec toute sa famille, en plein coeur de l’hiver, sont de fait, à leur manière, des actes de disparition, des façons de « se mettre entre parenthèses », de fabriquer « des vides ou des trous dans un monde trop plein[6] », pour employer les termes de Rabaté. Or la rencontre d’une ruine, au sein de cette « parenthèse », de ces « vides » et de ces « trous », aurait l’avantage d’apporter une distance en plus, d’offrir, dans le cours même de l’échappée, un moment plus vif encore de retraite et d’effacement. Tesson voit dans les ruines qui ponctuent ses chemins noirs – vestiges de fermes, cimetières, restes de baraquements ou de parois – autant de refuges où s’arrêter : « C’étaient des endroits attirants. Chaque mur écroulé abritait la possibilité d’une halte. Elles étaient précieuses, ces zones de repli défendues par les herses de mûres. Une plage de silence valait un royaume » (CN, 38). La ruine offre plus que le spectacle, champêtre ou non, de la résistance et de la persistance de la matière à travers le temps, elle donne aussi à celui qui l’habite ou simplement qui s’y repose une forme de protection. L’oblast de Kaliningrad est une zone « [l]essivée, en apparence désagrégée, au bord de l’épuisement, en réalité incroyablement solide » (OT, 62). Si cette solidité de l’outre-terre russe est en partie matérielle – même en ruines, les structures continuent de fonctionner, d’offrir aux populations locales les services qu’elles sont censées leur rendre –, elle tient aussi à ce que le territoire résiste d’abord et avant tout à notre temps.

L’entre-deux des ruines

Dans l’étude qu’il consacre aux ruines contemporaines, c’est-à-dire aux ruines issues de l’ère industrielle, l’historien de l’art Zoltán Somhegyi relève les différences de nature et de fonction qui les distinguent des ruines « classiques ». Alors que celles-ci ont perdu toute forme d’usage, même potentiel, et se définissent par la très grande quantité de temps qu’elles opposent entre nous et les édifices qu’elles furent dans des mondes depuis longtemps défunts, les ruines récentes, en plus de posséder un potentiel de reconversion par quoi elles peuvent cesser d’être des ruines (comme en témoignent les usines désaffectées transformées en musées, en galeries marchandes ou en complexes d’habitation), sont le produit d’un abandon que nous avons en mémoire, dont nous nous sentons les contemporains, comme nous nous sentons contemporains, ne serait-ce qu’en partie, de la vie ancienne qui fut la leur[7]. Les deux catégories de ruines s’opposent aussi par le sentiment que fait naître leur contemplation. Les ruines classiques créent un sentiment d’apaisement – sentiment que Georg Simmel, dans un essai célèbre, attribuait à leur incorporation à la nature, pour ne pas dire à leur avalement par la nature (« c’est tout l’attrait des ruines de permettre qu’une oeuvre humaine soit presque perçue comme une oeuvre de la nature[8] »). Ce sentiment, pourrait-on ajouter, tient aussi à ce que leur ancienneté est en soi un abri : contrairement aux ruines contemporaines, dont nous avons le sentiment qu’elles requièrent nos soins, les ruines classiques ne nous demandent rien, sinon de les laisser poursuivre elles-mêmes en paix leur existence plus longue que la nôtre. Trop éloignées de nous, trop libres dans leur existence pour que nous voulions ou même puissions les transformer en autre chose que ce qu’elles sont, elles s’offrent à notre conscience comme un monde à part, à la fois protégé et protecteur. À l’inverse, les ruines contemporaines font couramment naître un sentiment d’anxiété et d’inquiétude, notamment parce que, relevant de la même échelle temporelle que celle par laquelle nous mesurons la durée de notre existence – « nous sentons, écrit Somhegyi, que la vie qui remplissait cet espace est encore très proche[9] » –, elles nous envoient l’image de notre propre déclin à venir, s’offrent à notre regard comme une horloge qui compte nos heures. Mais les ruines contemporaines nous troublent aussi parce que nous avons gardé en mémoire les édifices qu’elles furent naguère, que nous nous sentons responsables de leur abandon, qu’elles illustrent, de notre part, une forme d’échec ou de manquement.

Les ruines aperçues par Sylvain Tesson et Jean-Paul Kauffmann ont ceci de singulier qu’elles ne sont ni entièrement apaisantes ni entièrement troublantes. Celles des chemins noirs apparaissent certes comme des refuges. Mais elles gardent en elles les marques d’un monde dont Tesson a conservé la mémoire, de sorte que, s’il aime leur abri, il perçoit aussi qu’elles sont la pointe avancée d’un mouvement de déconstruction qui n’a pas encore atteint son point de stabilisation : « Le temps battait ses cartes, l’Histoire avançait et les vieilles structures s’effritaient. Dans les campagnes comme au sommet de l’État, l’institué vacillait. Nul n’avait prévu la suite. Les entre-deux ne sont pas agréables et personne ne semblait rassuré à l’idée de vivre dans une nouvelle de Philip K. Dick » (CN, 115). La même impression d’être aux avant-postes suit Kauffmann sur la route d’Eylau :

Tout a l’air dépeuplé, hostile comme une chose qui fait défaut [...]. Je me demande si cette vision n’est pas celle que nous réserve le monde à venir, à nous Occidentaux : une vie ancienne qui nous était propre, devenue déserte, rendue à la vie des choses. Cette Outre-Terre, si mal conformée pour avoir connu à peu près toutes les vicissitudes de l’histoire, a peut-être pris de l’avance sur nous.

OT, 162

Dans le cas d’Eylau, l’avance est d’autant plus frappante qu’elle ne cesse d’être reconduite : aux vestiges de la bataille de 1807 s’ajoutent ceux de la Seconde Guerre mondiale, puis de l’ère soviétique, puis de la vie courante. Toutes ces strates s’exposent avec la même nudité et se fondent dans un même désordre, qui n’est pas la destruction mais la mise à nu :

Autour de l’église-usine, à moitié enfouis dans la neige, citernes, bacs, pompes font penser à un désordre caractéristique de la zone. [...] L’anéantissement est le signe le plus visible des désastres de la guerre. Il existe aussi un entre-deux plus pervers : l’exposition violente qui désordonne et disloque le moindre objet, un aspect gauchi, bancal, irrémédiablement faussé [...].

OT, 153

L’entre-deux qu’évoquent ici Tesson et Kauffmann tient certes à ce que les ruines qu’ils croisent, qu’elles soient industrielles ou non, sont contemporaines et, à cet égard, elles sont en équilibre entre deux états ou entre deux temps, celui dont elles viennent et celui vers lequel elles pourraient aller. Car il serait toujours possible de rétablir l’ordre, de nettoyer le terrain, de rendre l’église d’Eylau à sa gloire ou à sa modestie passée, de réhabiliter les commanderies rencontrées sur les chemins noirs de France (Tesson croise d’ailleurs de temps à autre des citadins venus à la campagne pour y « retaper une ruine », CN, 47). Contrairement à ce que dit Kauffmann, la « perversion » de l’entre-deux ne tient pas à ce que les choses sont irrémédiablement « gauchies » mais à ce que la possibilité de les rectifier existe encore et agit sur nous comme une mauvaise conscience, ou tout au moins comme une question. Ou alors cette possibilité n’existe plus, en effet, mais depuis tellement peu de temps que nous nous sentons encore liés à elle.

Cela dit, le sentiment d’entre-deux tient aussi à ce que les ruines croisées par Tesson et Kauffmann ne sont pas tout à fait contemporaines. Matériellement, elles sont récentes, puisque toutes du vingtième siècle, ou produites par lui, la fin de la Seconde Guerre mondiale constituant d’ailleurs souvent le moment de leur naissance : à Kaliningrad en raison des bombardements qui ont largement détruit ce territoire en 1945 ; dans les campagnes traversées par Tesson du fait des mutations économiques : « Les Trente Glorieuses avaient accouché d’un nouveau paysage, redistribué les cartes du sol, réorchestré la conversation de l’homme et de la terre. Depuis dix jours, je serpentais entre les coulures d’asphalte et percevais l’écriture d’une recomposition » (CN, 46)[10]. Mais si proche du nôtre soit-il, le temps auquel renvoient ces ruines est bel et bien révolu : leurs formes sont familières, le monde qu’elles désignent existe encore dans les mémoires, la tentation ou simplement l’idée de leur redonner vie et de les réordonner affleure constamment à l’esprit, mais, en réalité, sous ce couvert de proximité, la distance est immense. De sorte que, même quand elles ont les attributs perturbants des vestiges récents, même quand elles semblent préfigurer notre destin temporellement accolé au leur, ces ruines ne présentent en fait ni danger ni menace. L’oblast de Kaliningrad, écrit Kauffmann, « résonne comme un monde qui n’est plus le nôtre », c’est « [u]n fief oublié qui a cessé d’appartenir à notre système » (OT, 62).

Échapper au présent

Cette double qualité de proximité et d’étanchéité donne ici leur prix aux ruines. Grâce à elle, les deux voyageurs peuvent accéder au passé en dépit de tout ce qui le sépare du présent – et plus spécifiquement de notre présent. Déjà, au début du siècle dernier, Georg Simmel proposait de voir les ruines comme une voie vers un passé non pas particulier (telle époque, marquée par tel événement), mais général et détaché de l’Histoire : « [Q]ue la vie avec ses richesses et ses vicissitudes ait jadis logé ici, cela s’impose avec la puissance sensible du présent. Les ruines constituent la forme présente d’une vie passée, non qu’elles restituent ses contenus et ses restes, mais ce qu’elle rend est bien le passé en tant que tel[11]. » On trouve une idée similaire chez Marc Augé : « La vue des ruines nous fait fugitivement pressentir l’existence d’un temps qui n’est pas celui dont parlent les manuels d’histoire ou que les restaurations cherchent à ressusciter. C’est un temps pur, non datable, absent de notre monde d’images[12]. » La distinction est en effet importante entre la restitution d’un contenu spécifique et celle du passé comme espace ou comme lieu générique. Il n’est cependant pas certain que cette distinction ait toujours présidé à la contemplation des ruines. À tout le moins, elle marque un changement par rapport à la vision romantique qui faisait du « contenu » des ruines, de leur identité précise, l’objet même à retrouver, voire à anticiper, comme en témoignent les tableaux du peintre Hubert Robert « ruinant[13] » la Bastille, l’Hôtel-Dieu ou la Grande Galerie du Louvre, dans la réalité pourtant parfaitement intacts, ou encore les croquis du critique d’art John Ruskin reproduisant lui aussi sous forme de ruines des bâtiments pourtant entiers et bien « vivants ». Sans doute, par-delà tout contenu spécifique auquel elles peuvent renvoyer, les ruines ont-elles toujours été un moyen de se sentir généralement lié au passé. Et c’est précisément en raison de cette généralité, parce que « [c]ontempler des ruines, ce n’est pas faire un voyage dans l’histoire, mais faire l’expérience du temps[14] », comme l’écrit Augé, que nous recherchons aujourd’hui les ruines. Pour notre époque héritière d’une modernité qui a fait du rejet de toute chose ancienne la mesure même de sa valeur et qui s’est ainsi déliée du passé, les ruines, comme le suggère encore Augé, « nous font éprouver la sensation du temps à une époque où justement nous sommes en train de perdre ce sentiment[15] ».

L’idée de la ruine comme voie d’accès à une dimension plus large du monde et du temps apparaît chez Tesson sous l’image de la brèche lorsque, repérant entre deux « villages-musées » (« [i]l n’y avait pas un seul paysan mais des dames anglaises », CN, 49), un chemin noir par où se faufiler, il se réjouit des espaces auxquels ce sentier pourra mener : « Il pouvait conduire vers une ruine, une écurie, une clairière. Ce serait un bon début. Une fissure dans le présent » (CN, 49). Si ce début est « bon », si cette « fissure » apparaît non comme une faille mais comme une échappée, c’est parce qu’ils ne mènent à aucun passé spécifique et encore moins à un passé qui pourrait renaître. La ruine ne permet pas de retrouver des mondes disparus ; au contraire, elle dit fortement, ainsi que l’écrit Kauffmann, combien ces mondes sont morts et enterrés, combien il leur est impossible de se poursuivre dans le nôtre, combien, en un mot, la cause est entendue. La ruine, à cet égard, est inoffensive, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’imaginaire contemporain la met fréquemment en scène. La ruine offre en effet à notre époque présentiste l’avantage d’un accès au passé qu’on pourrait qualifier de « sécuritaire ». Les ruines n’ont le pouvoir ni de nous transporter dans le passé – et donc de nous couper du présent : une « fissure » n’est pas un bris, encore moins une rupture – ni de ramener dans le présent des objets et des modes de vie dont elles nous disent, par leur existence même, qu’ils ont été vaincus. En cela, elles protègent du passé les modernes et post-modernes que nous sommes. Et, grâce à cette distance et à cette protection, elles nous permettent de toucher à ce passé à la fois inatteignable et interdit. Ainsi, bien que les ruines de l’Outre-Terre lui apparaissent comme une destination, Kauffmann ne souhaite pas changer de temps. Au contraire, il fait siennes les mises en garde de la Bible et de la mythologie – « depuis la femme de Loth, tout regard qui se retourne est puni » (OT, 305), « souvenons-nous d’Orphée qui perd son Eurydice pour l’avoir guignée » (OT, 305) – et inscrit le roman de Balzac dans la suite de leur leçon, voyant dans le désir du colonel Chabert de « [r]evenir à tout prix à l’homme qu’il fut », cela même qui causera sa perte (OT, 305).

Tesson reconnaît que son périple à travers les campagnes oubliées a fait sauter la méfiance qu’il avait toujours entretenue jusque-là à l’endroit de la nostalgie, qu’il considérait, en « ennemi de la pensée passéiste[, ...] comme une maladie honteuse, pire que la cirrhose du foie » (CN, 100). Les « odeurs de tanin », les « charpentes des granges », le « meuglement de[s] bestiaux », la « musique des objets », écrit-il, lui ont appris à aimer « ce chant-là du monde » et à ne « plus [avoir] honte désormais de [s’]avouer nostalgique de ce qu[’il] n’avai[t] pas connu » (CN, 100-101). Pour autant, ce chant reste général – il renvoie moins à un passé particulier qu’à un élargissement de la nature et des sensations que celle-ci fait naître –, et Tesson demeure fidèle au présent, dont il précise plus loin dans son récit que c’est lui qui le guérit même si le passé, dans cette cure, lui est un appui (CN, 118). Il n’empêche : les ruines sont bel et bien une échappée, l’une des rares voies d’accès, pour les contemporains que nous sommes, à une échelle plus grande du temps.