Corps de l’article

Depuis quelques années, un « tournant anthropologique » semble caractériser la littérature[1]. Celui-ci n’est pas nouveau : Alban Bensa et François Pouillon ont ainsi invité plusieurs de leurs confrères à relire certaines grandes oeuvres littéraires du passé pour y mesurer la qualité du regard anthropologique que les écrivains portent sur les sociétés qu’ils décrivent[2]. Mais voici que cette dimension s’accuse : dans un contexte qui voit émerger les théories de l’anthropocène et interroge sur le devenir de l’humain, nombre d’écrivains ne se satisfont plus de dire le monde et ses travers, ni son probable avenir, mais questionnent plus en profondeur l’identité humaine, non pas dans son essence, comme le feraient des philosophes, ni dans son organisation, comme le feraient des sociologues, ni même dans ses seules actions, pensées et émotions immédiates, comme tant de narrations diverses nous y ont accoutumés, mais en sondant une profondeur humaine, accumulée au fil des temps et des générations, dont chaque individu serait à la fois le produit et la mémoire. Il en va ainsi d’écrivains aussi divers – et finalement proches à cet égard – que Pascal Quignard, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Claude Louis-Combet, Sylvie Germain, Gérard Macé, chacun à sa manière, bien évidemment.

Parmi ces écrivains, Maylis de Kerangal occupe une place singulière. Contrairement aux oeuvres majeures de ses aînés immédiats, elle ne revient ni au « Jadis » (Quignard), ni aux martyres chrétiennes (Louis-Combet), au Moyen Âge (Michon), aux troubles de la Shoah et de l’Europe centrale (Germain), ni aux cultures orientales (Quignard, Macé) ou éthiopiennes (Macé). Mais, sans renoncer à dire le présent dans ses composantes les plus immédiates – construction d’un pont, transplantation cardiaque, défis adolescents, drames de l’immigration clandestine –, elle fait percevoir dans ce présent les couches sédimentées dont il est issu, et installe ainsi, quoique indirectement, une véritable préoccupation anthropologique au sein de ses narrations, lesquelles en acquièrent une dimension singulière.

Cette préoccupation anthropologique ne constitue néanmoins jamais le coeur de ses fictions narratives. Elle s’insinue plutôt en une basse continue, comme en sourdine, dans une sorte de qualité du regard porté : une attention qui s’attache de préférence aux personnages secondaires ou marginaux, que la narration ne privilégie pas au point d’en faire les protagonistes majeurs de la fiction. C’est dans cette population de l’ombre, parfois tout juste aperçue, que l’écrivaine installe l’étonnante densité humaine de ses livres, d’une présence à la fois inattendue et si profondément signifiante. Elle mobilise pour cela une technique d’écriture très originale, dont quelques exemples se trouvent ponctuellement chez Claude Simon, chez Pierre Michon[3], mais que l’écrivaine pratique avec une insistance qui signe sa poétique. Il convient, pour s’en aviser, de s’arrêter à ces silhouettes sur lesquelles risque de passer une lecture trop hâtive.

Les personnages secondaires : point aveugle de la narratologie

Or, bien qu’assez prolixe en matière d’étude du personnel romanesque, la théorie littéraire s’est assez peu intéressée aux personnages secondaires des romans. On s’en convainc à lire une synthèse aussi précise que celle fournie par Pierre Glaudes et Yves Reuter[4] : il n’y est guère question des personnages secondaires. La plupart des approches ne les considèrent pas en tant que tels, préférant centrer l’analyse sur les ressorts psychologiques et dramatiques des principaux protagonistes, voire à identifier les modèles réels de ceux-ci. À supposer que l’on se penche sur ces figures secondaires, c’est pour les englober dans des catégories générales, soit qu’on en fasse des « types », dépourvus de véritable caractérisation propre, « plats » selon les catégories d’E. M. Forster[5] souvent reprises[6], à peine considérés, sinon pour leur dimension « pittoresque », pour « l’effet de réel » – parfois de « surréel » – qu’ils procurent, soit qu’on leur assigne la simple fonction d’adjuvants ou de « rôles » nécessaires à l’action narrée. Lorsqu’elle les prend en considération, la narratologie se borne à leur attribuer une place d’« actants » mineurs dans le schéma actantiel[7]. Dotées tout au plus d’une psychologie sommaire, ces figures secondes sont ainsi subordonnées à l’économie générale du récit et de l’histoire, avec pour seule fonction d’y assurer un rôle diégétique vaguement utilitaire, somme toute marginal, ou de contribuer à la coloration générale de l’ensemble, en confortant sa définition « réaliste », « historique » ou « fantastique », selon le régime esthétique du texte[8].

Le traitement que leur accorde Maylis de Kerangal invite à déplacer le regard. On sait que l’écrivaine participe à une certaine redistribution des hiérarchies du personnel romanesque. Elle est fréquemment donnée comme exemple d’auteurs contemporains (Arno Bertina, Virginie Despentes, Laurent Mauvignier, Léonora Miano, Yves Pagès, d’autres encore) adeptes d’un « roman choral », lequel ne s’organise plus autour de quelques individus centraux, dont on suivrait le parcours de la première à la dernière page, mais réunit au contraire des figures plus nombreuses, à égalité d’importance diégétique. Maylis de Kerangal rompt ainsi avec la structure pyramidale de bien des romans traditionnels en plaçant des groupes au centre de ses fictions sans établir entre eux de véritables hiérarchies : bande d’adolescents de Corniche Kennedy, ingénieurs et ouvriers réunis pour la construction d’un ouvrage d’art dans Naissance d’un pont, infirmières et chirurgiens collaborant à une transplantation cardiaque dans Réparer les vivants. Dominique Rabaté a judicieusement noté qu’elle composait des « peuples de héros », « en vue d’une magnification de chaque acteur, d’un grandissement de l’ordinaire[9] ».

Comme le montre ce critique, Réparer les vivants constitue même un roman choral porté à la perfection, non pour la distribution de parole, comme Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina, puisque dans le roman de Maylis de Kerangal la narration se fait entièrement à la troisième personne, mais pour la part très équilibrée accordée à chaque personnage : le personnel médical – Rémige, Révol, Harfang, Virgilio, Cordélia Owl et Marthe Carrare –, les parents de l’adolescent décédé, sa petite amie et la patiente à greffer y sont traités à égale enseigne, au point que la notion même de « personnage secondaire » semble y perdre toute pertinence. C’est à peine si deux cousins algérois, amis de Thomas Rémige, Hocine et Ousmane (RV [10], 167-173), ou quelques acteurs en mal d’engagements, recrutés pour jouer les malades (RV, 235-237), peuvent en tenir lieu. La structure très chorale de ce roman ne leur laisse pas d’espace. Mais ce n’est pas le cas de tous ses livres. Des figures secondaires apparaissent dans les autres récits, lesquels leur accordent parfois quelques pages. Or la description qui en est proposée ne se résorbe jamais à n’en faire que de simples « utilités » du récit – types ou rôles, effet de réel ou coloration pittoresque –, mais leur confère une dimension propre, qui vaut pour elle-même. Maylis de Kerangal le reconnaît : elle aime ce jeu de « focales », qui fait « monter une figure à la surface du texte. Comme on prélèverait un visage dans une foule… Parfois, cela donne des biographies d’une vingtaine de lignes, et puis on n’y reviendra plus. Pour moi, c’est une façon de saisir, en la déplaçant, la figure du “personnage de roman”[11]. » C’est cette dimension que je me propose de mettre ici en évidence et d’analyser.

Une qualité de l’attention

Cette qualité « focale » de l’attention et de la restitution, on l’observe d’abord dans plusieurs magistrales synthèses dressées en quelques pages, par exemple dans celle du comportement des ingénieurs engagés en concurrence dans la réponse à l’appel lancé pour la construction du pont de Coca :

Il y eut de l’excitation et il y eut de la casse. Les ingénieurs marnaient quinze heures par jour et le reste du temps vivaient le BlackBerry ou le iPhone vissé à l’oreille, fourré la nuit sous l’oreiller, le son augmenté quand ils passaient sous la douche, quand ils se défonçaient au squash ou au tennis, le vibreur à fond quand ils allaient au cinéma, et très peu y allaient car ils ne pensaient qu’à ça, ce putain de pont, cette putain de propale, devenaient obsessionnels, s’exceptaient de la vie.

NP, 24

Ainsi lancée, l’évocation poursuit sa dynamique en mêlant détails concrets et drames conjugaux : « [L]es enfants s’éloignaient, les maisons s’encrassaient […]. Il y eut du surmenage, des dépressions, des fausses couches et des divorces […] » (NP, 24-25).

Le talent de l’écrivaine consiste ici à travailler ce que la narratologie appelle « sommaire »[12], produisant une accélération et une densification du récit par rapport au temps de l’histoire narrée. Les figures secondaires ainsi traitées en acquièrent une présence plus forte grâce à l’accumulation de détails réunis comme autant de symptômes (entre les postulants et les élus, l’évocation des ingénieurs, de leur vie personnelle et conjugale, se prolonge sur plus de quatre pages), à l’amplitude de l’évocation (tout est rédigé au pluriel, entraînant une cohorte de protagonistes dans les mêmes affres ou jubilations) et au rythme très soutenu du texte. Un autre passage, traité de même manière, apparaît dans Réparer les vivants au sujet des courses cyclistes auxquelles le chirurgien Harfang entraîne collaborateurs et internes, le dimanche matin, au mépris de leur vie privée (voir RV, 192-194).

La tonalité générale est, dans ces deux exemples, celle de la comédie de moeurs (« une comédie italienne » écrit de Kerangal dans Réparer les vivants ; RV, 194). Le lecteur est tenté d’en sourire. Mais elle dit aussi quelque chose d’une réalité effective du monde contemporain, de sa course permanente à la performance, de ses processus de sélection et, finalement, de sa manière de malmener les existences. D’autres évocations sont en effet plus sombres. Dans l’autobus qu’il prend pour se rendre dans la clinique où elle veut avorter, le personnage de Marthe Carrare, dans Réparer les vivants, est frappé par les passagers qui l’entourent, notamment par les « chômeurs de longue durée en costume cravate douteux, plongés dans leur journal sans parvenir à le lire, sans que jaillisse sur la page la moindre étincelle de sens, mais accrochés au papier comme pour se maintenir dans un monde où ils n’avaient pourtant plus de place, où ils ne trouveraient bientôt plus de quoi subsister […] » (RV, 188).

Derrière ces notations et ces micro-histoires à peine esquissées, c’est un véritable diagnostic que pose l’écrivaine, celui du burn-out ou de l’exclusion qui menacent certains milieux professionnels, diagnostic que sanctionne, en fin de phrase, comme une clausule, le constat accablé : « [ils] s’exceptaient de la vie » / « un monde où ils n’avaient pourtant plus de place ». Contrairement à ce que le terme pourrait laisser croire, le « sommaire » n’est donc pas une façon de « passer vite » sur des réalités que le récit n’entend pas développer en « scènes » (pour conserver le vocabulaire de Gérard Genette[13]), mais, au contraire, une manière de concentrer en très brèves scènes particulièrement parlantes (au sens visuel, cette fois) le matériau toujours plus complexe et substantiel de certaines réalités existentielles. Par leur puissance concentrée, ces passages n’ont rien de la « demi-teinte » où se fondent d’ordinaire les éléments secondaires du récit, mais tout du coup de poing asséné au lecteur.

D’autant que tous n’ont pas une tonalité de comédie, loin de là. On retrouve cette stratégie d’écriture, changeant de milieu social et aussi de ton, pour évoquer la convergence de tous les corps de métiers vers cet Éden industriel que promet la construction du pont de Coca : « Toutes sortes de gens se mirent en marche dans la nuit violette et convergèrent vers la ville dont le nom de soda jouait comme mille épingles corrosives dans leur bouche sèche » (NP, 28). Les deux pages qui illustrent ce mouvement de foule sont particulièrement instructives quant à la manière de l’écrivaine. Si celle-ci semble un temps sacrifier à la facilité usuelle de la caricature nationale, digne des nouvelles sans nuances d’un Paul Morand (« préférant à ce titre le Turc fort, le Coréen industrieux, le Tunisien esthète, le Finnois charpentier, l’Autrichien ébéniste, et le Kényan géomètre, évitant le Grec danseur et l’Espagnol ombrageux, le Japonais hypocrite, les Slaves impulsifs » ; NP, 28), c’est au contraire pour dénoncer ce « poncif racial en vigueur » (NP, 28), trop couramment pratiqué par un romanesque sans exigence. À l’opposé, ses personnages secondaires ne seront surtout pas des « types » simplifiés, comme les officines de conseil en écriture y invitent trop souvent[14].

Même lorsqu’elle semble se satisfaire d’une simple mention rapide, de Kerangal prend en effet le temps d’introduire des bribes d’expérience dans ses portraits hâtifs. Ainsi de la « faune des quais » à Krasnoïarsk dans Tangente vers l’est : « [D]es femmes surtout, engoncées dans de lourds manteaux mais la peau de genou à l’air libre au-dessus des bottes, le foulard noué sous le menton et la voix ferme, des hommes plus âgés aux yeux chassieux, des adolescents efflanqués ployant sous les sacs –, celle qui a payé à prix d’or le droit d’être là, trafique les clopes, deale la bière fraîche et les bonbons, celle qui connaît par coeur les tableaux d’affichage […] » (TE, 31-32). Ou ce voiturier philippin, aperçu dans Naissance d’un pont, « ombreux comme un spectre » (NP, 220), dont le texte nous apprend qu’il est immigré depuis sept ans : « [S]ept ans, il faut s’imaginer une telle séquence et compter sur ses doigts, visages de la femme et des enfants qui blanchissent au fond du passeport, un mandat mensuel envoyé au village et les miettes de sa paye pour une piaule sans fenêtre dans un entresol quelconque […], il prononce trente mots par jour mais cent fois les mêmes » (NP, 220). Qui donc, avant de Kerangal, avait consacré autant de lignes à un simple voiturier ? Toujours quelques informations viennent ainsi densifier ce qui pourrait n’être que des silhouettes de figurants.

Densités d’expérience

Aux types et poncifs, toujours fixistes et réduits à un état immuable, Maylis de Kerangal substitue la dynamique d’une expérience. Si je reprends l’exemple de la grande convergence vers Coca dans Naissance d’un pont, on voit comment l’auteure, sans plus les distinguer arbitrairement par leurs origines nationales ou géographiques, rassemble diverses nationalités dans un vécu commun :

D’autres sautèrent à l’arrière des wagons de marchandises, illico secoués, le cul rebondissant contre le plancher comme sur un tatami, se calèrent contre leurs sacs qui s’entrechoquaient, bientôt saoulés de bruit et de poussière, la tête baissée entre les genoux parce que leurs yeux pleuraient. Il y en eut encore pour monter dans ces autocars qui blindent la nuit sur les autoroutes, dangers publics conduits par des chauffeurs aux yeux exorbités – manque de sommeil, coke –, transports de pauvres qui n’ont pas 300 dollars pour se dégotter une caisse sur le marché de l’occase et donc se font ramasser comme les traînards par la voiture-balai, voilà pourquoi ça pue tellement fort là-dedans, le velours des sièges imbibés de fatigue et de sueur froide, une odeur de pieds crevés – on sait tous que c’est là l’odeur de l’humanité […].

NP, 28-29

On pourrait ne trouver dans la narration de ce flux qu’un équivalent contemporain de l’unanimisme de Jules Romains[15], mâtiné de souvenirs de la ruée vers l’or et du Far West. Mais la technique diffère. Le donné expérimental, saturé de détails concrets, se concentre en une seule phrase de sommaire (qui se prolonge encore sur plus de treize lignes), jouant du zeugma (« fatigue » et « sueur »), pour amener un aphorisme, « on sait tous que c’est là l’odeur de l’humanité », qui transfigure un détail trivial en une considération plus abstraite sur la condition humaine et l’érige en symptôme tout autant qu’en symbole.

Chez de Kerangal, la foule n’est pas indifférente : « [C]e sont des êtres humains », insiste-t-elle au sujet de ses personnages dans un entretien avec Thierry Guichard[16]. Elle n’est pas une masse compacte et sans histoire, pure présence reléguée dans le décor du roman. « [L]’approximation fait voir la paresse, désigne vaguement l’innombrable, la multitude, la foule, les pauvres, tout ce qui grouille et qui a faim, tout ce qui fuit sa terre », écrit-elle dans À ce stade de la nuit, à propos des victimes dénombrées des naufrages en Méditerranée, « quand le désir de précision, à l’inverse, signe une éthique de l’attention » (ÀSN, 69). Un peu à la manière de Marthe Carrare passant à côté du Stade de France en liesse avant un match de football dans Réparer les vivants, Maylis de Kerangal « est frappée de la fragmentation du monde, de la discontinuité absolue du réel sur ce périmètre, l’humanité pulvérisée en une divergence infinie des trajectoires » (RV, 187). Et plutôt que de fondre les individus dans une foule indifférenciée, elle entreprend de rendre à chacun sa « trajectoire ». Elle déploie ainsi une véritable éthique de l’attention, qui ne se satisfait ni de désigner les personnages, même secondaires, ni de les décrire, mais leur confère une épaisseur particulière, faite d’expérience accumulée. Elle-même revendique, dans À ce stade de la nuit, « un rapport au monde conçu non plus en termes de possession mais en termes de mouvement, de déplacement, de trajectoire, autrement dit en termes d’expérience » (ÀSN, 44), et lorsqu’elle cite, parmi les livres « qui [l]’accompagnent », celui de Bruce Chatwin, Le chant des pistes, c’est, dit-elle, parce qu’elle y trouve « une conception de l’identité comme mouvement[17] ».

Concentration et amplification

Le traitement des figures secondaires fonctionne donc sur un double effet de concentration (recours au sommaire, multiplication des détails et des variantes dans l’économie d’une seule phrase) et d’amplification (élargissement du regard à une collectivité d’individus, abstraction socio-anthropologique des commentaires). On soulignera ainsi trois phénomènes récurrents dans ces évocations : 1. les figures secondaires ne sont jamais décrites comme des « types », figés dans leur être ou leur essence, mais saisies dans une expérience de vie, dynamiques et en mouvement ; 2. sauf lorsqu’il tient, par jeu, de la comédie de moeurs, le texte est dépourvu de toute considération psychologique ; 3. l’attention est portée sur les corps, et c’est de ces notations physiques qu’émanent, comme par zeugma, des conclusions relevant de la destinée humaine[18].

Le même phénomène se retrouve, s’agissant cette fois de figures singulières. Je reprends ici un premier exemple déjà fourni en d’autres occasions[19] : celui de Seamus, ouvrier dans le chantier du pont de Coca, qui acquiert durant quelques pages un relatif statut fonctionnel au sujet d’une revendication salariale, puis disparaît plus ou moins. On le retrouve à l’occasion d’un verre dans un pub. Voici en quels termes :

Seamus, […] les joues crépues, les ongles longs, jaunes, épais, la peau dure, un aïeul débarqué à New York vers 1850 – famine irlandaise, cadavres humains pourrissant en grappes dans le creux des talus, hameaux qui se vident et que l’on abandonne –, sans éducation, sans talent, sans argent et qui migre vers le nord avec une boussole rudimentaire dans l’estomac, trouver de quoi vivre, une subsistance, c’est tout, ni un destin ni même un recommencement mais juste de quoi boire et manger, de quoi s’abriter et se vêtir, de quoi occuper la force de ses bras, après quoi la dispersion d’une descendance, les absences généalogiques, les trous dans les formulaires, les noms mal orthographiés qui sédimentent dans leur coquille, au bout de quoi cette tête sur le qui-vive, ce quelque chose d’hirsute et d’irréductible, et ces pieds qui reprendraient bientôt la route, rompus au consentement de la perte, définitivement excentriques […].

NP, 294-295

La description pourrait ne relever que d’une typification pittoresque. Mais elle déroge à cette simplification en déployant, à la faveur d’une syntaxe analeptique, une digression socio-historique sur l’immigration irlandaise dont ce personnage est le produit. L’État de l’Irlande du xixe siècle, concentré en quelques notations fournies entre tirets, se développe en généalogie existentielle qui rassemble, en peu de mots, le destin d’un peuple, sa quête de subsistance, son combat pour la survie, les perturbations onomastiques endurées, et finit par poser ce personnage « rompu au consentement de la perte » comme le produit de cette histoire. Là encore une formule abstraite vient conclure et sanctionner un parcours, une dynamique anthropologique particulière, dont la figure de Seamus est à la fois le signe et l’incarnation.

Les corps-documents

Le personnage secondaire tend ainsi à incarner une histoire, dont le récit s’esquisse au coeur même de la description qui en est faite, dans une sorte d’inversion des hiérarchies textuelles ; la description étant d’ordinaire soit donnée en prélude d’une narration, soit enchâssée en elle, alors que dans maints exemples empruntés aux livres de Maylis de Kerangal, c’est au contraire le récit qui est enchâssé dans la description. Cela peut n’apparaître que de manière implicite, comme dans un bref passage de À ce stade de la nuit, lorsque l’image des visages défaits des immigrants exprime mieux que tout leur situation : « [D]ans ce compactage de corps gris où seules bougeaient les têtes […] j’ai distingué des yeux – légèrement globuleux, le blanc glaireux de l’oeuf, bleuté, la pupille dilatée », écrit-elle, « et à partir d’eux, j’ai recomposé des visages possibles, des visages aux bouches fermées – la terreur, la fatigue, l’abrutissement » (ÀSN, 71). La formule « recomposer des visages possibles » est d’importance : elle fonde la pratique que l’écrivaine déploie dans ses textes.

À partir des détails d’un visage, Maylis de Kerangal « recompose » ainsi la réalité d’une vie tout entière. Dans Corniche Kennedy, la bouche d’un « petit en slip noir » permet de construire toute la réalité sociale de ce pré-adolescent :

[…] clope calée dans sa bouche de treize ans – bouche de gosse usée déjà, aphteuse et corrompue, gâtée par le shit, la colle, les tabacs les plus sales, noircies[20] par les sodas discount et tous les sucres dégueulés au fond des caddies le premier jour du mois, bouche oubliée des services sociaux de la ville, passée au travers des scrutations blouses blanches et bouts de doigts glacés, […] jamais vu de sirop contre la toux mais du sperme peut-être, voilà, […] alors à peine ouverte elle en dit long cette bouche […].

CK, 39-40

La technique descriptive se rend ainsi attentive aux corps, à la texture des peaux, à leurs cales et couleurs, leurs fissures et cicatrices et, d’elles, remonte à l’histoire intime, sociale ou générationnelle qui les a produites. « [H]ébétés et perdus », les soldats de Tangente vers l’est ont « l’enfance au fond des cernes » (TE, 126). De même une longue description du physique et des vêtements de Katherine Thoreau dans Naissance d’un pont, personnage certes moins secondaire, se clôt en ces termes : « [C]e n’est pas qu’elle soit laide, ou sale, non – on devine que c’est le genre de femme à ne posséder qu’un seul soutien-gorge mais à laver ses culottes dans les lavabos, le genre de femme à se savonner à fond, la langue pressée entre les lèvres –, c’est seulement que la voyant, on touche la pauvreté » (NP, 127 ; je souligne).

On peut observer en détail le fonctionnement d’une telle pratique descriptive dans Corniche Kennedy, à propos de Tania, fille de l’Est victime d’un réseau de prostitution, qui ne joue aucun rôle dans la confrontation entre le commissaire et la bande de jeunes adolescents, mais à laquelle le commissaire s’est attaché. « Il est des peaux qui parlent, chacun sait cela » (CK, 89), explique de Kerangal à l’orée de sa description, dans une brève métalepse qui revendique sa méthode. Elle poursuit ainsi : « […] la peau de Tania parle pour elle, peau de fille mal nourrie, élevée aux farines épaisses, aux viandes pauvres bouillies dans le saindoux, régalée aux cornichons et soignée à l’huile de foie de morue, aux rasades d’alcools forts » (CK, 89). Une focalisation narrative délègue ensuite au commissaire la lecture quasi herméneutique de ce corps : « Sylvestre devina le teint brouillé sous le maquillage, l’épiderme lavé au savon astringent, les cheveux desséchés à force d’ammoniaque » et l’interprétation existentielle qui en émane : « […] il vit l’avortement express dans l’hôpital glacé, les cuisses maigres haussées sur la planche, l’infirmière qui malmène et le médecin qui plie l’enveloppe dans sa poche poitrine […] » (CK, 89). Puis le texte se poursuit, déployant alors un contexte socio-historique :

[…] il vit tout ce que l’on voit par en dessous, en contre-plongée, l’enfance russe, l’adolescence rageuse et marronnasse dans la banlieue de Vladivostok – Vladivostok, on ne peut pas faire plus loin –, ciel bas, odeur du poêle à fioul dans le salon, parents gymnastes devenus chômeurs soit ex-corps glorieux au rebut et regards trempés au formol zyeutant une télévision de pierre, […] trois ou quatre couvertures vérolées sur les lits, lourdes, lourdes les couvertures, mais sans elles pas de sommeil car le froid attaque dur, voilà, Sylvestre vit la pauvreté, c’est tout, la pauvreté, et au coin de la fenêtre, pleurant le communisme, la babouchka voûtée sous le châle fleuri […].

CK, 89-90

Si j’ai un peu longuement cité cet extrait – qu’on m’en excuse –, c’est qu’il permet de faire apparaître : 1. comment, à partir d’une lecture du corps, viennent au récit le passé du personnage, son milieu social et géographique, l’histoire politique de son pays, la chute dans la pauvreté et la prostitution, grâce à une amplification très substantielle de son évocation ; 2. que cette amplification est concentrée sur une seule phrase, longuement déployée, qui se prolonge encore sur une pleine page jusqu’à dessiner le destin de prostituée de cette « petite Tania » ; 3. que l’ensemble des éléments collectés ne décrit pas le déterminisme qui accable la seule Tania, mais aussi bien celui de toutes ses semblables ; 4. qu’il s’agit, enfin, d’une reconstruction en analepse, laquelle infère une histoire passée du corps qui l’exprime au présent, ou, plus exactement, si l’on n’est pas dupe du mouvement imposé à la lecture par le texte et si l’on réfléchit à sa composition, d’une construction du personnage nourrie d’un savoir anthropologique dont le personnage constitue la figuration.

Une sémiologie des corps

Parce qu’elles sont courtes et centrées sur un ou deux personnages, les nouvelles ne sont guère propices à l’émergence de figures secondaires. Mais qu’elles s’allongent ne serait-ce qu’un peu et aussitôt apparaissent ces silhouettes qui reçoivent la charge de figurer les vicissitudes de l’existence humaine. Dans « Mustang », la troisième nouvelle de Canoës, la narratrice interprète la présence d’un routard au bord d’une route à quatre voies comme un indice que le bus devrait s’arrêter plus ou moins à cet endroit que ne matérialise pourtant aucun repère : « [U]n homme planté sur le bord de la route, mutique, regard masqué par des lunettes de soleil et baladeur sur les oreilles, vêtu d’un jean que la crasse avait minéralisé et d’une parka qui puait le feu de bois » (Ca, 69). « [L]e pays », note la narratrice, n’est « pas fait pour eux », ces demi-errants qui attendaient « sur le bas-côté de la route, en plein vent » (Ca, 71), et elle s’intéresse à celui qui lui a servi de repère, lequel vient un instant s’asseoir à côté d’elle dans le bus.

Celui-ci se déchausse et se masse le pied, lequel devient aussitôt le signe métonymique de son existence accablée : « [C]’était un pied gris et calleux mais de forme puissante, la peau zébrée de coupures, striée de cicatrices, les ongles longs et noirs, un pied à cheville épaisse, tatouée d’un bracelet de barbelé ; il l’a orienté dans ma direction, me l’a mis sous le nez pour ainsi dire, comme un défi, comme un document, tandis que mes yeux revenaient sans cesse sur les lignes enchevêtrées qui crevassaient sa voûte plantaire, fendillaient la corne, cartographiaient l’État » (Ca, 71). La description est signifiante qui, par deux fois, se commente elle-même, dans l’enchaînement des comparaisons d’abord, passant de « comme un défi » (comparaison à valeur diégétique) à « comme un document » qui semble introduire une réflexion métalittéraire : ce pied, l’auteure décide en effet de le lire comme un document, d’en faire un document ; dans l’irruption d’une métaphore ensuite : des « lignes enchevêtrées qui […] cartographiaient l’État ». Le texte invite le lecteur à considérer ce pied comme la carte des routes parcourues, et donc comme le signe que l’État qui les trace, les conçoit et les entretient ne le fait certes pas pour des marcheurs. La réalité automobile des États-Unis s’est inscrite dans cette voûte plantaire. Le corps porte les stigmates d’une civilisation.

On le retrouve porteur de semblables informations dans d’autres textes de Maylis de Kerangal. Ainsi de ces provodnitsa dont le corps affiche une dimension historique et géographique :

[…] ces hôtesses du rail, on les craignait tout comme on enviait l’aura légendaire qui les distinguait de toutes les autres Russes : transfrontalières sans passeport passant d’une république à l’autre, elles avaient porté des paquets durant la période soviétique, convoyé des secrets, chuchoté des promesses, trafiqué tout ce qui se trafiquait, usant du privilège inouï de pouvoir se déplacer quand chacun se tenait immobile, assigné, et aujourd’hui encore, leurs corps fendent la Russie tout entière dans le sens de la largeur, de Moscou à Vladivostok et de Vladivostok à Moscou […].

TE, 28

Cette histoire, cette somme d’expériences, c’est encore sur la peau qu’elle se lit :

[…] leurs peaux connaissent le climat, leurs pieds ont senti le relief, le moindre haussement de la courbe de niveau tracée sur plus de neuf mille kilomètres, leurs yeux ont vu les iris sauvages et les villes interdites, celles ennuagées de charbon dont les noms n’apparaissent même pas sur les cartes géographiques, ils savent la taïga sombre et dorée comme un sous-bois infini, ils savent la steppe, ils savent les grands fleuves, la Volga, l’Ienisseï et l’Amour […].

TE, 28-29

De cette immensité, ces femmes sont comme emplies : leur « corps gravide contient le pays tout entier » (TE, 29)[21].

De tels développements épaississent la silhouette des personnages marginaux. Ils gagnent en « qualification », pour reprendre la terminologie proposée par Philippe Hamon[22], dans la mesure où le texte se penche sur eux et leur confère des caractéristiques plus substantielles qu’attendu. Apparaît ainsi une autre sémiologie du personnage. Non plus celle, développée par Philippe Hamon et ses prédécesseurs, en tant que le personnage est un « signe » dans l’économie textuelle, ni celle, instruite par le même théoricien réfléchissant cette fois au « discours contraint » du réalisme, par laquelle le personnage des romans qui relèvent de cette esthétique concentre sur lui tous les signes de la catégorie socio-professionnelle à laquelle il appartient, comme cette bouchère des Halles dans Le ventre de Paris[23], mais une sémiologie existentielle, qui s’emploie à lire sur le corps les traces des expériences socio-historiques et géographiques traversées. On notera cependant que jamais cette sémiologie n’infère du physique une quelconque donnée psychologique, comme l’eût fait un roman à la manière de Balzac, en s’autorisant de thèses morpho-psychologiques (physiognomonie de Lavater, phrénologie de Gall). Le personnage secondaire ne vaut jamais pour lui seul, mais témoigne d’une expérience plus vaste : celle de son peuple, de sa lignée, de sa classe sociale, de son origine géographique, de son héritage historique, bref de toutes les données que réunit une approche anthropologique.

Élaboration d’une poétique

Dans À ce stade de la nuit, la narratrice évoque Le chant des pistes de Bruce Chatwin, lu alors que Maylis de Kerangal traversait la Sibérie en train. Ces songlines suscitent une rêverie cosmologique : « [À] l’origine du monde, un ancêtre créa la piste, engendrant toute chose en chantant son nom, si bien qu’aujourd’hui l’aborigène qui emprunte de nouveau ce chemin, et chante, renoue-t-il avec son origine tout autant qu’il recrée le monde. Chaque phrase musicale d’une songline fait ainsi voir un segment de sentier, chaque élément du paysage ressaisit un épisode de la vie de l’ancêtre, un moment de l’histoire d’un groupe humain » (ÀSN, 40-41). Il est tentant de transposer, et de lire dans cet énoncé quelque chose comme un « art poétique » de Maylis de Kerangal[24]. Ses romans fonctionnent en effet volontiers à l’image de ces songlines. Elle-même du reste le reconnaît : « Pour écrire, j’ai pensé qu’il fallait capter ce chant qui subsistait d’un temps où le livre n’existait que sous sa forme chantée […] » (ÀSN, 45).

Comme autant de « phrases musicales », ses phrases littéraires, souvent étirées comme un chant rétrospectif d’outre-mémoire, rassemblent autour d’une figure singulière toute l’histoire du « groupe humain » dont elle est issue – et dont elle demeure comme habitée. La rêverie se fait alors socio-anthropologique. De même que les songlines, la phrase de Maylis de Kerangal « résorb[e] l’ADN d’un clan » (ÀSN, 43), ce que le texte de l’écrivaine explique en ces termes : « Appartenir au clan, c’est connaître et transmettre le chant de l’ancêtre, c’est actualiser et léguer la mémoire d’un parcours singulier » (ÀSN, 43). La mise en oeuvre de cette poétique s’observe précisément dans Naissance d’un pont, dans une longue rétrospection qui fait récit de l’installation des premiers pionniers à Coca : « Oui, on comprend mal comment des crève-la-faim fanatiques, portés par la seule mission de donner une terre à leur culte, un culte à leur dieu, un dieu à leur trépas, avaient réussi à traverser le continent dans toute sa largeur, à tailler la prairie et les montagnes, trouvant en chemin une herbe assez haute pour nourrir leurs bêtes, à se frayer un passage dans la forêt de cactus qui ceinturait la plaine […] » (NP, 171).

Très vite la syntaxe acquiert une sorte de pulsion rythmique qui n’est pas loin du chant, par le jeu des reprises, des relances, des répétitions :

Comment ils avaient pu y rester surtout, et continuer à y prendre femme, à y faire des enfants, à y enterrer leurs morts, printemps été automne hiver, une année, puis deux, puis dix, printemps été automne hiver, continuer à y brûler des cervelles et à y trouer des poitrines, à y éviscérer des corps, printemps été automne hiver, comment ils avaient fait, oui, on se le demande vraiment […]. Ils l’ont fait pourtant, ces hommes barbus aux cheveux de chanvre, ces femmes en bonnet, ces enfants fiévreux, tous sales et morts de peur psalmodiant des cantiques la main sur la gâchette, tous meurtriers : ils ont fondé une ville.

NP, 172

Les considérations sont d’ordre ethnographique mais la syntaxe qui les porte tient par instants du chant narratif, voire du récitatif. Les pages suivantes sont de même teneur, vaste rétrospective ethnographique, qui conjoignent style épique et lyrisme noir : « Un trou. S’y activent pour survivre un ramassis d’individus frustes et brutaux, qui le jour travaillent comme des ânes et la nuit venue ont peur – car la nuit sur Coca c’était la nuit au fond d’une poche, le noir en double couche où turbinait la trouille, car la nuit était dans le ciel mais elle était en eux […] » (NP, 175).

Je ne poursuis pas cette lecture qu’il faudrait mener page à page tant le texte est ici évocateur, sinon pour souligner que la prose de Maylis de Kerangal se modèle alors sur deux paradigmes :

– un récit de fondation d’une part, installation et sédentarisation, comme peut en produire l’anthropologie, avec des représentations socio-biologiques concentrées qui miment l’ethnographie ancienne, laquelle ne discriminait pas vraiment animaux et humains dans ses observations marquées par le colonialisme : « [Des familles] cultivent des potagers, disposent des clapiers et toutes sortes d’enclos à poules et à cochons, des chemins poussiéreux quadrillent la grande lanière, des femmes accouchent en hurlant devant des bassines d’eau bouillie et bientôt des enfants jouent avec des bâtons, construisent des cabanes et piègent les ragondins » (NP, 183), remarques linguistiques à l’avenant : « [I]ls ont […] appris leur langue qui compte quatre voyelles et quatre consonnes – quand les femmes n’ont que trois voyelles à leur disposition » (NP, 183), complétées de notations zoologiques : « [Ils ont] chassé des zibelines et des cerfs, apprivoisé le renard bleu et le petit duc à moustaches (Otus trichopsis) » (NP, 183) ;

– une phrase emportée d’autre part, qu’on ne saurait décrire peut-être qu’en empruntant à Maylis de Kerangal elle-même les mots qu’elle utilise pour dire celles de Claude Simon dont elle s’approche tant : « [M]archer dans ces phrases, [c’est] entrer dans une expérience située dans une langue-matière, à la fois spatialisée – phrase composée, ramifiée en grands pans syntaxiques, déployée par décrochages successifs, phrase qui se déboîte, s’enroule, se creuse jusqu’à se faire forage – et fabriquant du lieu, instaurant un paysage, à commencer par la page[25]. » C’est ce que l’écrivaine appelle « épaulement » : « [M]ouvement de danse – quand le corps à la fois se désaxe et progresse vers l’avant ; soulèvement – quand une archive géologique hausse et déplace ; influence – quand un corps vient se placer au contact et transmet sa puissance[26] ».

La remontée-amont : le tropisme paléontologique

« Il escorte les sinuosités opaques de la remémoration », dit encore de Kerangal de Claude Simon, et l’écrivaine présente l’écriture de ce prix Nobel comme « une archive impensée qui remuerait sous des épaisseurs de temps[27] ». Sans doute n’est-elle sensible à cet aspect de l’écriture simonienne que d’y retrouver quelque chose de la sienne propre. Archive, remémoration : nombre de livres de Maylis de Kerangal affichent un tropisme archéologique, voire paléontologique. Celui-ci apparaît même comme un trait d’humour au seuil de Canoës, quand la patiente apprend la découverte d’une mandibule préhistorique lors d’un rendez-vous chez le dentiste. En compagnie du médecin, elle cherche quelques informations et remonte le temps, jusqu’à ces « chasseurs-cueilleurs de la préhistoire » qui ont « abandonn[é] derrière eux des traces que des archéologues à genoux mettent au jour dix mille ans plus tard » (Ca, 19).

L’empan des remontées temporelles n’est usuellement pas si long chez de Kerangal (à l’inverse d’un Pierre Michon qui, dans Les onze, termine son évocation de la Révolution française dans la grotte de Lascaux), mais c’est bien un tel tropisme qui hante son écriture. En témoignent, quoique très ponctuellement, les deux dernières pages de Un monde à portée de main, lorsqu’à la faveur d’une brève hallucination, Paula, invitée à peindre une réplique des figures de Lascaux, se rêve marchant parmi la tribu préhistorique puis, « prise dans le faisceau du rétroprojecteur » qui lui dicte les images à reproduire, se trouve comme « fondue dans l’image, préhistorique et pariétale » (MPM, 326). Contrairement à ce qu’écrivait Michel Zéraffa commentant Marx et Étienne Balibar, « alors que dans le monde concret l’individu est miré par le social, dans le romanesque l’individu apparaît comme le miroir du social[28] », Maylis de Kerangal en fait le produit de déterminismes sociaux, certes, mais aussi géographiques, historiques et politiques.

On retrouve plus loin ce tropisme dans le même ouvrage, lorsque la narratrice, venue pour contempler les « arts autochtones d’Amérique du Nord », découvre, au musée, des oeuvres artisanales : « Partielles, usées, fragiles, elles étaient présentées sans mise en scène, dans un dépouillement austère, une nudité qui décuplait leur force » (Ca, 72). « Leur matérialité », écrit-elle, « m’a sauté au visage : devant ces majestueux tipis en peau de bison posés à même le sol, ces couvertures froides aux broderies graphiques, ces tuniques ornées de plumes et de perles suspendues à des cintres de métal, devant ces berceaux de bois vacants peints tendrement de turquoise, ou ce collier de fourrure et de griffes d’ours dressé sur un présentoir, c’était la réalité de la disparition des Indiens qui devenait palpable » (Ca, 72). Il en va ainsi des objets comme des corps : ils deviennent des signes de ce qui fut, ils « rend[ent] une présence à ce qui n’était plus » (Ca, 73). Sans doute un musée ethnologique est-il fait pour cela : afficher les traces des civilisations anciennes. Mais c’est le rapport de Maylis de Kerangal au réel qui semble se construire sur ce paradigme, et se répéter à l’envi, quelle que soit la situation. Ainsi, pour évoquer un dernier exemple, celui d’Ariane que l’enquêtrice de la dernière nouvelle de Canoës va visiter et chez qui elle découvre un « capharnaüm codé » qu’elle interprète aussitôt comme une « laisse de vie humaine » (Ca, 165).

Les personnages secondaires sont donc la plupart du temps appréhendés à travers leur corps, non pour les réduire à cette dimension superficielle de l’être, ni pour les affubler d’un physique plus ou moins pittoresque, mais parce que ce physique témoigne d’un pays, d’une histoire, d’une généalogie. Une telle composition textuelle n’est pas étonnante de la part d’une écrivaine qui mentionne dans sa bibliothèque élective les ouvrages de Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts et plus encore Corps pour corps, « making of d[’une] enquête ethnographique » au coeur du bocage, La sorcellerie dans le bocage[29]. Elle concentre les stigmates d’un peuple et d’un territoire. Du moins est-ce ainsi que l’écrivaine, attentive au monde alentour dans lequel elle puise ses fictions, les regarde et les comprend. Puis, venant à l’écriture, c’est ainsi qu’elle les construit, « lancée », comme son personnage de Tangente vers l’est, « dans une archéologie des traces » (TE, 66). Ses personnages secondaires, Maylis de Kerangal les donne à lire : avec des peaux comme des archives et des cartes. Dès lors, ils ne sont plus de simples types ni des utilités narratives : ils sont porteurs d’une histoire, d’un récit latent, qu’en quelques phrases – parfois une seule, mais longuement déployée – le texte prend le temps d’esquisser.

Une telle pratique va à l’encontre de « l’effacement du personnage », abandonné à la dépression et à la déréliction, que plusieurs chercheurs ont pu récemment identifier dans le roman contemporain[30]. Elle s’oppose aussi aux traits discernés par René Audet et Nicolas Xanthos, qui notaient « l’effacement de l’historicité » des personnages, laquelle, selon ces deux chercheurs, « consiste en la disparition, dans plusieurs fictions, d’une compréhension de l’être par une mise en relation signifiante avec des processus temporels soit rétrospectifs (l’histoire individuelle ne garantit plus l’intelligibilité d’un personnage) soit prospectifs (l’agir présent ne se saisit plus à la lumière de l’intentionnalité)[31] ». Non sans doute qu’elle en invalide les constats – ce ne sont du reste pas les mêmes écrivains qui font l’objet de ces analyses –, mais Maylis de Kerangal déplace les intensités. Alors qu’ailleurs les personnages centraux perdent de leur substance (ce n’est pas vraiment le cas chez elle : ses personnages principaux demeurent volontaires, entreprenants, actifs), ses figures marginales reçoivent une épaisseur propre, y compris au-delà d’elles-mêmes. L’une des parts les plus substantielles de ses fictions, non la plus importante qui demeure sans aucun doute le matériau central de la diégèse, ne se tient donc plus seulement dans l’histoire racontée, mais dans cette qualité d’attention portée à ce que l’on tint longtemps pour insignifiant, ces silhouettes d’ombre qui apparaissent ponctuellement dans le récit, et disparaissent aussitôt, mais qui en forment peut-être le plus profond : une image sensible de l’humanité.