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Les Dénés et les Gwichin possèdent d’innombrables histoires à l’égard du carcajou ou glouton que les scientifiques occidentaux classent parmi les mustélidés (Gulo gulo). Chez les Koyukon étudiés par Nelson (1983, 20), le carcajou et l’ours avaient droit à des funérailles identiques à celles que l’on réserve habituellement aux humains. Chez les Innus-Montagnais où Rémi Savard (1971 ; 2006) a suivi ses traces, Kuekuatsheu comporte une connotation messianique. Dans un livre récent qui lui est consacré, Savard rappelle les performances de ce chasseur nomade, véritable compétiteur des humains (Savard 2016, 20), de même que ses capacités sexuelles et défensives, ce tricheur étant capable de projeter des sécrétions fétides jusqu’à trois mètres de lui. Selon l’anthropologue, les Innus indiquent que l’animal aurait disparu dans l’est du Québec du fait que les premiers missionnaires ont jadis béni son territoire. Son retour est associé à la fin du monde. Daniel Clément (2011, 374), quant à lui, observe que le carcajou est sans aucun doute l’animal « le plus énigmatique du bestiaire innu », celui qui résiste le plus à l’analyse (Ibid., 406).

Dans le Nord canadien l’animal est endémique, surtout dans les régions du Kivalliq, au Nunavut. Il serait devenu rare en Terre de Baffin et au Nunavik, mais très présent dans l’Arctique de l’Ouest et dans le Nord du Yukon. Dans la cosmologie inuit où les êtres humains et animaux sont toujours pensés en rapport les uns avec les autres (voir l’article de Randa dans ce numéro), la position du carcajou paraît singulière, à la fois vis-à-vis des humains et des autres animaux.

En effet, si les Inuit considèrent qu’humains et animaux partagent la même nature, la même humanité de base et le même monde, qu’ils interagissent et peuvent communiquer ensemble, ils soulignent aussi que les humains ne peuvent vivre qu’en se nourrissant des animaux qui, en retour, doivent être respectés. Aussi, les animaux ne jouissent pas tous de la même considération. L’ours et le chien sont pensés plus proches des humains que ne le sont les morses ou les qupirruit (les petites bestioles), ces dernières étant toujours perçues de façon négative (Laugrand et Oosten 2014, 113). Estimé pour son isuma, sa capacité de penser et ses talents de chasseur, l’ours est apprécié pour sa viande et sa fourrure. Doté d’un nom (atiq) qui le relie à un propriétaire, le chien fait quant à lui partie de la société des humains qui ne le consomment qu’en ultime recours, en cas de famine, par exemple. Dans l’idéal, les humains sont donc des chasseurs et les animaux, des proies indispensables qui s’offrent à eux.

Selon les données dont on dispose (Laugrand et Oosten 2014), les humains demeurent des humains tant et autant qu’ils respectent les règles qui rendent possibles la société. Parmi ces règles figurent le partage des chairs animales avec leurs semblables, le respect de la dépouille d’un animal chassé, le respect des cycles vitaux et saisonniers, etc. Ceux et celles qui se soustraient à ces règles, qui ne savent pas partager et qui ignorent la réciprocité, sont peu considérés. Plus que la violence, le vol et l’avarice figurent parmi les pires défauts selon les Inuit, l’exemple même d’un comportement inhumain. Or, le carcajou, comme on va le voir, est bien malheureusement réputé pour agir de la sorte. On est loin ici d’une figure héroïque comme Savard l’évoque à propos des voisins Innus.

Selon les Inuit du Nunavut, humains et animaux sont toujours étroitement reliés, les premiers ne pouvant vivre sans les seconds. Le carcajou se distingue toutefois de tous les autres animaux par son mépris de toutes les règles et par son comportement de « voleur de caches ». Apparenté au loup, il occupe une position unique dans le bestiaire, dans la mesure où il dérobe la viande. Comme d’autres animaux, il n’est pas consommable. Il ne se comporte ni comme une proie, ni comme un véritable prédateur, ayant cette capacité extraordinaire de ruser et de voler, mettant en péril ses adversaires et les humains, en leur dérobant leur nourriture. Et pourtant, son rôle est marqué dans les traditions chamaniques où inversement, sa force, sa détermination et sa hargne deviennent des qualités. Mais avec la disparition du chamanisme, la christianisation et la poussée concomitante du naturalisme suite au vaste mouvement de sédentarisation, on peut se demander s’il n’est malheureusement pas devenu une sorte d’animal ennemi dont la fourrure reste le seul atout.

Dans l’Arctique canadien, les biologistes ont depuis longtemps étudié le carcajou. Vivian Banci, par exemple, s’est intéressée aux savoirs locaux sur le carcajou et à la survie de l’espèce. Le travail de Banci éclaire l’animal d’un point de vue biologique et écologique (Banci 1987, 1994, 2004 ; Banci et Harestad 1988, 1990 ; Mulders 2000), mais il laisse dans l’ombre la place essentielle que le carcajou occupe dans les univers symboliques et les pratiques. Au terme de ses recherches avec les Inuit du Cuivre, et lors du premier symposium international sur le carcajou, Banci et ses collègues dressaient le constat suivant :

Prior to the fur trade, wolverine had minimal importance to Inuit. However, after snow-machines and rifles were introduced, Inuit became consummate wolverine hunters for the fur trade and for their own use. Survival in the harshest of environments meant that to be successful Inuit hunters needed to be keen observers. Consultants described wolverine distribution, abundance, important habitats, prey, and hunting behaviour, including the ability of some individuals to kill caribou. Trends in wolverine numbers over time were discussed. Some consultants acknowledged the negative impact that hunting by snow-machine had had on wolverine abundance, especially near communities.

Banci, Hanks et Spicker 2005, 30

Ces points prêtent à la discussion. L’idée « d’importance minimale » est d’abord très ambiguë car avant la christianisation, le carcajou occupait certainement – nous en faisons l’hypothèse – une place encore plus grande, notamment dans les pratiques chamaniques. D’autre part, si la chasse de cet animal a augmenté avec l’intérêt que les Occidentaux ont manifesté pour sa fourrure, la visibilité du carcajou dans le chamanisme a diminué en raison de la christianisation.

Dans tous les cas, les chasseurs inuit connaissent parfaitement bien l’animal, ses caractéristiques et sa mobilité.[1] Nous ne reviendrons pas ici sur les détails qui intéressent les biologistes pour nous consacrer plutôt à mieux saisir le rôle du carcajou dans le domaine de l’invisible et du point de vue des Inuit. Pour ce faire, nous mobiliserons à la fois des témoignages de chasseurs tirés de l’ethnographie classique et des détails recueillis à l’occasion d’ateliers de transmission des savoirs organisés entre 2000 et 2011 dans plusieurs communautés du Nunavut.

Les Inuit vivent au contact du carcajou depuis longtemps. Connu sous le nom de qavvik ou de qavvigaarjuk, l’animal jouit d’une réputation d’animal féroce. Vladimir Randa (1994, 153), dont la thèse sur les animaux inuit est d’une richesse remarquable, indique que « la signification du terme qavvik est incertaine ». Selon les Iglulingmiut qu’il a interviewés, ce terme serait à rapprocher de « il monte sur » (qavvaqtuq, « il se surélève »), du fait de la manière dont le carcajou se hisse sur les caches à viande pour les détruire ou de la façon dont il attaque le caribou. Le carcajou s’agrippe à l’une des pattes ou au corps de l’animal et n’abandonne que pour achever sa victime épuisée. Les Inuit le chassent autant que possible, espérant s’en débarrasser afin que leurs caches de viande échappent à son pouvoir destructeur. Au grand dam des chasseurs, les carcajous sont célèbres en la matière. À propos des Inuit du Caribou qu’il rencontre dans les années 1920, Kaj Birket-Smith (1929) rapporte que les chasseurs espéraient déjà les exterminer. Ils se mirent ensuite à le trapper pour vendre les fourrures aux Blancs. Knud Rasmussen (1931, 230) indique que les Inuit netsilik qu’il a rencontrés lors de son expédition, lui vouaient également une profonde haine : « It is the most detested of all animals as a thief and a robber of caches », écrit-il.

Un siècle plus tard, ces perceptions n’ont pas beaucoup changées. Quelques anecdotes suffisent à illustrer ce point. À un message de ma part posté sur un groupe Facebook (Inuit hunting Stories), qui compte plus de 13 000 abonnés au 12 août 2018, demandant ouvertement à des chasseurs s’ils avaient des histoires de carcajou à raconter, l’un d’eux répondit que l’animal était presque éteint en Terre de Baffin. Un autre ajouta que je n’avais qu’à aller moi-même leur demander si je les appréciais à ce point ! Bien que la survie de cet animal soit jugée en partie compromise dans certaines régions (Nunatsiaq News 2 décembre 2014 ; voir aussi le rapport COSEWIC 2014), les chasseurs inuit n’éprouvent donc aucune pitié pour cette bestiole qui saccage tout, ne respecte aucune règle et pille même les sépultures (Freuchen 1935, 98 ; Mathiassen 1928, 12-13 ; Rasmussen 1929, 52). Dans les tribunes du Nunatsiaq News, le 19 avril 2016, l’aîné William Noah n’hésitait pas à écrire qu’il aimerait bien voir le carcajou massivement chassé, accusant l’animal de dévorer, avec le loup, la plupart des caribous : « I would very much like to see wolf and wolverine killing as soon as possible ».

Le carcajou demeure relativement peu présent dans les mythes inuit et encore moins dans l’iconographie et dans l’art, comparativement à l’ours, au caribou ou au morse qui inspirent tant d’artistes et de conteurs. Les anthropologues et les historiens ne lui ont pas consacré beaucoup plus d’attention. Randa (1994) lui a réservé quelques pages dans sa thèse mais les informations recueillies à son égard demeurent sommaires. Randa a fort bien relevé les liens – des connexions lexicales et des ressemblances morphologiques – que les Inuit établissent entre cet animal (qavvik) et la martre (gagviasiaq), beaucoup plus petite (Randa 2002, 77).

Il est toutefois significatif qu’une bien maigre entrée lui soit réservée dans Uqalurait. An Oral History of Nunavut (Bennett et Rowley 2004) ou qu’il soit si peu abordé dans notre propre livre, Hunters, Predators and Prey. Inuit Perceptions of Animals (Laugrand et Oosten 2014).

Cette absence tient sans doute à la place singulière que cet animal occupe au sein de la cosmologie des Inuit et cet article entend justement contribuer à clarifier ce point. L’animal est souvent trappé et tué par des chasseurs mais rarement consommé. Comme le corbeau, il évoque la figure du décepteur ou trickster et il est associé à certaines transformations dans le contexte chamanique. Sa viande, comme celle de la marmotte et du renard, est dépréciée (Birket-Smith 1929), consommée en situation de désespoir (Mathiassen 1928), voire jugée non consommable. Inversement, le carcajou est connu pour être un animal à la voracité légendaire, capable de manger n’importe quoi. Ce régime omnivore le rapproche d’autres charognards comme le renard et le corbeau mais l’exclut de la diète habituelle des humains. Contrairement au corbeau dont les mythes mettent en lumière la créativité, le carcajou n’est pas considéré comme un animal très ingénieux. Certes, il joue des tours comme le corbeau et sait tromper ses adversaires, mais sa malice et son vice en font un être détestable. Son intelligence est reconnue du fait de sa capacité à déjouer ses adversaires animaux ou humains.

Selon les Inuit que nous avons interviewés, une de ses caractéristiques les plus connues et les plus redoutées reste sa force destructrice et sa capacité à démolir les caches. Très fort et agile, doté d’une courte queue et bas sur pattes, le carcajou est plus redouté que l’ours polaire. Les chasseurs inuit constatent qu’il sait échapper à leurs pièges, et il parvient même à les piéger eux-mêmes en leur dérobant la viande, les exposant ainsi à un manque de nourriture ce qui, jadis, pouvait s’avérer fatal. Les humains affectionnent donc conserver leur distance face à cet animal fourbe. On ne recense aucune mention dans l’ethnographie de chasseurs inuit ayant un jour adopté un carcajou, comme on trouve de tels récits pour des ours, mais aussi pour des loups, des caribous ou des renards (Tookoome 1999). Ennemi et pourtant compagnon de l’humain en ce sens qu’il partage souvent les mêmes viandes, le carcajou reste la plupart du temps un être invisible. Dans certaines régions du Nord, il est prisé pour sa fourrure considérée très efficace contre le froid ou pour fabriquer des pantalons (Balikci 1970). Ses griffes étaient jadis utilisées pour la confection de certains outils. Mais on verra que c’est surtout et principalement dans l’action chamanique que le carcajou est valorisé.

Dans cet article, je me propose donc de suivre autant que possible les traces du carcajou dans les cultures inuit de l’Arctique central canadien au XXe siècle. J’examinerai sa place ambivalente dans la cosmologie et montrerai que les qualités négatives que lui attribuent les Inuit sont précisément celles qui le qualifiaient dans le contexte chamanique.

Un indésirable compagnon

De nombreux chasseurs et aînés inuit indiquent que le carcajou était jadis un animal commun, voire quotidiennement aperçu tout près des camps de chasse (Bennett et Rowley 2004, 69). Selon la plupart des chasseurs, le carcajou était cependant un compagnon indésirable en raison des dommages qu’il occasionnait. Une autre raison de la haine qu’on lui voue tient à sa capacité à disparaître très vite et à son mépris de toutes les règles, y compris face à ses congénères. Randa (1994, 155) a recueilli une information dans les travaux de Peter Freuchen (1935, 100), elle reste à confirmer, selon laquelle la mère du carcajou tuerait systématiquement un de ses petits, ce qui le disqualifie même comme parent.

Viljamur Stefansson (1924) résume bien la perception générale que de nombreux chasseurs du Nord exprimaient jadis à son égard :

The wolverine is universally execrated throughout the North as an inveterate and tireless cache-robber. Hardly any kind of cache can be made strong enough to keep out a wolverine if he has plenty of time to work undisturbed; for the animal is strong enough to roll away heavy stones and logs, gnaw through timbers, climb to elevated caches, and excavate buried goods. The pestiferous brute also has a penchant for lugging away and hiding articles which he has no apparent use for…. The Indians and Eskimos and most white men residing in the North generally come to look upon a certain amount of the depredations by wolverines as unpreventable, fated, and like the annoyance of mosquitoes are taken as a matter of course.

Stefansson 1924, 524

Seul ou en groupe, le carcajou semble comparable au fléau des moustiques. L’animal est rusé, difficile à attraper, et les humains en sont victimes, même avec les meilleures précautions. Ses cris sont effrayants. Randa (1994, 256) indique que l’animal produit deux types de cris : qalingulaaqtuq (« un grognement » ), un cri aigu poussé lorsqu’il est pris dans un piège, un cri comparable à celui des chiens lorsqu’ils restent trop longtemps attachés, et iqsisaqtuq (« qui sert à faire peur »), un cri d’intimidation et de menace qu’il émet avant de passer à l’attaque. Il ajoute, citant Freuchen (1935, 99) que les chasseurs qui le capturaient jadis dans leurs pièges l’achevaient parfois à coups de pierres, faisant peu de cas de sa souffrance (Randa 1994, 156).

Dans les régions du Kivalliq, les aînés inuit expliquent qu’ils entraient souvent en contact avec des carcajous. Anthony Manirnaaluk l’indique : « In Garry Lake wolverines lived near the campsites as though they were waiting for people’s winter caches in the fall. They used to eat a lot of caribou caches when people were living in Garry Lake » (Bennett et Rowley 2004, 69). La voracité est donc un trait typique du carcajou. Angutituaq, originaire de la même région, a ajouté :

When people had a camp, wolverines used to be nearby. They seemed to live with Inuit at that time. In Barren Land where there are no campsites, wolverines live on mice and eat whatever wolves catch. Whenever there is a cache, they steel a lot of food. They can easily break up caches, for they are very strong. Yes, I have heard from people that those wolverines are hard to beat.

Ibid.

Le carcajou est tout aussi sournois avec ses proies. Peter Freuchen rapporte ce que des chasseurs inuit ont jadis pu observer :

The Eskimos say they have seen the wolverine attack caribou while they slept. They seize on to the throat and hang on with teeth and claws until the caribou falls. Another trustworthy man told me that the wolverine kills musk ox by springing on to its back and tearing away the flesh on the back of the neck down to the vertebrae, which it breaks with its teeth. The long hair of the musk ox prevents the wolverine from gripping the throat. The Eskimos firmly believe that the teeth of the wolverine are capable of breaking any bone.

Freuchen 1935, 99

Les dents du carcajou sont puissantes et les Inuit indiquent qu’elles peuvent briser n’importe quel os (Randa 1994, 155). Ses canines rapprochent l’animal de l’ours (Ibid., 256). D’autres caractéristiques le rapprochent plutôt du loup à qui il vole également la nourriture. Cette agressivité du carcajou en fait un adversaire redoutable que les autres prédateurs eux-mêmes préfèrent éviter.

Comme l’a fait observer Emile Imaruituq originaire d’Igloolik, le loup et le carcajou sont quasiment les deux seuls animaux qui sont chassés mais jamais consommés : « Except for wolverines and wolves all wildlife is hunted for food » (Oosten, Laugrand et Rasing 1999, 41). Ugjuk a confié qu’il a toujours été très impressionné par la force de ces animaux et leur capacité à dérober les humains dès qu’ils en ont l’occasion,

Yes, those little animals are very strong. We used to put a lot of heavy rocks on our caribou cache in the fall. Although we suspected the wolverines before we completed our cache, they never had trouble breaking the cache whenever they had a chance. Those little animals can do a lot of damage to caribou caches.

Bennett et Rowley 2004, 69

À Igloolik, Qamaniq a apporté un témoignage semblable :

In places where there are wolverines, it is said that they are intelligent animals and can work themselves into your cache no matter how well you have made your cache, it is said that they usually can get to any cache and eat it. When there are only foxes and wolves to content with, as long as the cache is done properly, they will likely be still intact when you return for them.

Qamaniq, IE-438

Noah Piugaattuq (IE-009) a mis en garde les chasseurs en leur conseillant de ne jamais s’énerver dans le cas où un carcajou leur a volé ou mangé le gibier qu’ils ont trappé, comme si le phénomène demeurait inévitable.

Walter Topalik, originaire de la région des Inuinnait, a rapporté que le carcajou comme le loup était jadis une bête très difficile à tuer : « The wolves and wolverines, we had a hard time to get them. We had to use arrows to try and shoot them. We would crawl along the ground to get closer when we tried to hunt these animals. We would sneak up on them. That’s how we would shoot them » (Bennett et Rowley 2004, 69). Kaj Birket-Smith l’avait déjà remarqué :

Only the wolverine and the wolf can be regarded as being noxious to human beings. The wolverines often plunder the Eskimo caches, for it is said to be easier to build a bearproof meat cache than one that is safe against the attacks of the wolverine. The harm done by the wolves is more indirect, as they hunt in packs near the caribou. It is seldom that they attack man, as they do not venture too near the dog teams of the settlements, even if they are not averse to snapping up a solitary, roaming dog. When most of the men had left Chesterfield with their dogs at the end of February 1922, the wolves sneaked about among the snow huts almost every evening after dark, and the Eskimos were afraid to let their children go out alone.

Birket-Smith 1929, 524

Cette étroite association du loup au carcajou apparaît dans un jeu que décrit Rasmussen, lorsqu’il traite de l’ararneq qui oppose deux puissantes équipes, l’une associée au loup, l’autre au carcajou :

The game ends when he has gone the whole way round. Ararneq. A party of children join hands and form up in a circle, crying: aqa, repeating it again and again. When they have stood thus for a time, one of the players attempts to break out of the circle, the rest doing all they can to prevent it. If one succeeds in breaking away, he must run over to two other children, standing some distance from the group, hand in hand, and try to force himself in between these two; should he succeed, one of the pair thus divided must strike him, saying : « Umiaq » a skin boat and after a pause, adding : « May you have the strength of a wolverine ! ». The next time one comes up to the pair standing hand in hand a little way from the group, the same process is repeated. They must say « Umiaq » to the one who joins their group, but this time, after striking him, they must add : « May you have the strength of a wolf ». And so the game goes on, with wolf and wolverine alternately. When this has gone all round, wolves and wolverines fight, two and two but the pair that stood holding hands, and named the others wolf and wolverine respectively, are now themselves called grandmothers, and must cry out : « Wolverines, use your strength, wolves, use your strength ». They now fight and keep on until one side wins. arƒarneq.

Rasmussen 1929, 247

Chez les Inuit du Caribou, Rasmussen (1930) rapporte un récit dans lequel le loup et le carcajou sont associés, tout deux incarnant des décepteurs (trickters) capables d’apparaître sous la forme d’humains :

There were once two men who went on a journey visiting. They set out and came to a place where there lived wolves and wolverines in human form. The wolves were having a great song festival, and so one of the men went into the snow hut belonging to the wolves, and the other into that of the wolverines. The man who went into the wolves snow hut did not even have time to put his foot to the ground, for the moment his head appeared in the entrance, he was torn to pieces and eaten up so quickly that not one of his limbs ever touched the ground. The man who went into the wolverine’s house found only a woman at home. Her husband and her grown-up son were at the song festival in the house of the wolves. The wolverine’s wife received the man kindly, and he gave her his kamiks and asked her to make new soles for them. By way of payment he gave her his knife, and the woman showed him into the store-room of the house and told him to hide there, for if the wolves got scent of him, they would come and eat him up. And the man crept into the store room and found there many heads, both of human beings and of caribou. Later on, the wolverine’s husband and son came in, when the song festival was at an end.

« There is a smell of human beings in here », said the father wolverine.

« There is a smell of human beings in here », said the son.

The wife answered : « He asked me to make new soles for his kamiks, and gave me his knife for it. Make soles for his kamiks », said the old wolverine.

« Yes by all means make soles for his kamiks », said the son.

Now it was not long before some wolves came on a visit, and they sniffed about in the house and could smell the man, but they dared not break into the store-room.

When evening had come, the old wolverine went in to the man and said : « Tonight, when the wolves are asleep, you must make your escape, otherwise you will be eaten up ; but before you start, you must cut the lashings of all their sledges, only cut them from the inside, not from the outside, so that they may not notice it ».

In the night, when the wolves had fallen asleep, the man made his escape, doing as the old wolverine had said. But the wolverine, who was pleased with the knife the man had given in payment for his new soles, gave him a magic staff.

If the wolves come in chase of you, all you have to do is to stick this staff in the snow and place yourself behind it, then they will not hurt you, said the wolverine.

Then the man set off, but in his haste he failed to cut the lashings right through on two of the sledges, and as soon as the wolves got scent of him, they sprang to their sledges to go after him. But all the sledges collapsed except the two that had not been properly cut. It was not long before these wolves came up with the man, but he simply thrust the wolverine’s staff into the snow and placed himself behind it. And so ! The wolves saw only the staff and not the man, and did as dogs generally do, they ran to the stick, lifted up one leg and made water and ran off again. But the man got safely home to his family and told what had happened to him. Olinguse.

Rasmussen 1930, 91-92

Dans cette histoire, le carcajou apparaît plus fort et plus rusé que le loup, mais aussi plus social que ce dernier. Pourtant, le récit suggère qu’humains et carcajous ne font pas bon ménage, quand bien même ils peuvent momentanément se protéger ensemble contre les loups. Le loup et le carcajou apparaissent enfin comme des animaux associés à la terre et qui vivent en groupe dans la toundra. Comme bien d’autres animaux, leur taille varie si bien que des aînés décrivent parfois des bêtes géantes. Felix Kupak, de Naujaat, se souvient avoir un jour ramassé un oeuf de la terre de couleur foncée, s’attendant à y voir sortir un carcajou géant (Laugrand et Oosten 2007, 188).

Un adversaire sérieux et violent

En dépit de son omniprésence aux alentours des campements, le carcajou reste peu mentionné dans les traditions narratives des Inuit. À Pelly Bay, les Inuit savent le représenter avec un jeu de ficelle (Mary-Rousselière 1969). Le carcajou n’est pas très présent dans les pratiques rituelles. Par contre, la férocité du carcajou et la violence de ses attaques transparaissent dans les mythes, notamment dans le récit de Kiviuq qui trouve avec lui un adversaire coriace et un rival jaloux. Un épisode du mythe met en scène le carcajou. Emile Imaruituq a raconté cet épisode :

In the fall, a qavvigaarjuk, a wolverine in human form came into their camp. This male really liked Kiviuq’s wife and he became envious of Kiviuq. He defecated and said, « My excrement will turn into a red headed woman wearing a top knot ». She became his wife. He wanted to have a wife exchange. Kiviuq used to say no to the wolverine in human form who really liked the fox. But he kept on persisting, so Kiviuq finally said « yes », but with one condition. He was not to refer to her urine because she was embarrassed about its strong smell. Of course the wolverine agreed. They both had separate igluit and so they exchanged wives. The wolverine in human form kept being refused by the fox and he started getting really angry. The wolverine said, « Why is there a strong smell of urine around me ». The entrance had a tiny opening and the woman turned into a fox and escaped. Kiviuq shouted, « Oh no, there goes my wife ». And of course, Kiviuq was not happy about this. To get back at the wolverine in human form, he said, « Aaq, where is that smell of excrement coming from ? ». This caused the wolverine’s wife to turn back into a piece of excrement. The following day he started to look for the fox’s tracks. When he found her tracks, one foot would be that of a human, and the other foot would be that of a fox. He was tracking her for a while when he found a den. He asked her to come out, as the entrance was too small for him to go in. She started sending out other things instead but he would refuse them. A caterpillar would come out but he would say, « No, I don’t want you ». Then a lemming would come out but he would say, « No, I don’t want you ». The fox asked him to come in so he was able to enter. When he went in he tried to sit beside her but she would move away. Eventually she gave in and was once again his wife.

Oosten, Laugrand et Rasing 1999, 194-95

Dans ce récit, dont il existe de nombreuses variantes (voir McDermott 2015), le carcajou prend la forme d’un humain. Il est opposé au renard, un autre charognard inoffensif par rapport à lui. Plus à l’ouest, Rasmussen (1932) a recueilli une variante de l’histoire du renard et du carcajou qui un jour échangèrent leurs femmes. L’histoire finit mal en raison de l’odeur nauséabonde du renard :

A fox and a wolverine once exchanged wives. The vixen told the wolverine that he was not to be up to any of his tricks, for he was known as an irritable and bad-tempered husband. After having been warned against being moody the wolverine lay down with the vixen. But when he had taken off his kamiks he could not help snarling angrily at the smell of fox that then became noticeable. The vixen hastily slipped out of the house, tail erect, and ran away. Afterwards she was tracked down by her husband and taken home.

Rasmussen 1932, 221

Contrairement aux Innus (Clément 2011), les Inuit ne se plaignent pas de la mauvaise odeur du carcajou qui est plutôt attribuée au renard. Dans le récit du Kiviuq, c’est même le carcajou qui sent l’odeur des humains (McDermott 2015, 113).

Tookoome a relaté un épisode du mythe de Kiviuq où les animaux organisent une fête en honneur de Kiviuq et de sa femme. Les caractéristiques du carcajou émergent :

The wolf came in bringing a caribou rump with a lot of tunnuq, fat, on it, and the upper part of the body. A seagull brought a fish. The wolverine brought in part of a caribou rump. It had been stolen, of course. « It’s stolen », said the raven when the wolverine came in with the food. The seagull poked at the meat that was brought in. The raven put feces on it when it brought the meat in.

McDermott 2015, 185

Le loup, la mouette, le corbeau et le carcajou sont ici mis en perspective. Le loup incarne le bon chasseur, la mouette le bon pécheur, le corbeau le trickster par excellence, et le carcajou le voleur.

Dans les mythes, le carcajou et le loup sont souvent pensés comme des adversaires. Dans un autre épisode du récit de Kiviuq, Ollie Itinnuaq, originaire de Rankin Inlet, a ajouté des détails, se souvenant d’un chant dans lequel le carcajou s’oppose au loup, une variante que l’on trouve également dans les récits recueillis par Rasmussen dans les années 1920 (Rasmussen 1931, 321-23). Itinnuaq répondait ici à Luke Anautalik, un aîné ahiarmiut, qui indiquait que les animaux possèdent, en effet et comme les humains, leurs propres chants.

Anautalik has said that animals have songs. There are two that he missed that I am going to sing. The wolf and the wolverine are enemies. The wolverine is slower. Wolverines steal the caches of humans. Kiviuq sang about this in a song. Here is the song :

« Qavvinguna a&angajuarjuk pirujanut
Wolverine, black bear to the cache,
nagjutainaq qinulitainnaq taunatut
antlers are finally crying for food,
miksaanuuqtuq ungurlugu miaggurlugu qimisitaaktuq kapijaksaajiit.
go near to it howl, to scare it.
Aijaa, ajii. Aijaa, ajii. »

Le trait dominant du carcajou est bien celui d’un animal, certes plus lent que les autres, mais plus puissant et effronté, susceptible de voler la nourriture de ses congénères.

Et Ollie Itinnuaq de continuer,

Humans are called tau. He would make them flee towards people, and that is what he is saying in his song. Even though the wolverine has a very small head, it is very sly so he in turn sang,

« Amarurli pivigaluni uvigarluktuuq
The wolf is howling,
ajukapsuinni unniq&uunimma
he cannot complain.
ukalirji malikkaluaq&uniuk inavimmat qaunganut
He was following the rabbit,
imma majuraqtuqarmat angunngikaat
he went up a hill and I never caught up to it.
takugapku immat puigunngikkagamajii
I saw him and never forgot about him ajii
Aijaa, ajii. Aijaa, ajii. »

Oosten et Laugrand 2007, 246-47

Un autre trait du carcajou est sa détermination et sa mémoire. Comme le rapporte Freuchen, le carcajou ne cède jamais rien à ses adversaires. Il est teigneux, tenace et poursuit ses proies jusqu’à leur épuisement.

The Eskimos say that the wolverines make long journeys. One can follow their tracks for days, and it will be seen that they are not on a foraging expedition, as they do not deviate to examine conspicuous objects as they do when looking for food. Their journeys, as the Eskimos call them, seem to be for a purpose, as they run in almost straight line over hill and dale in order to get to where they want to be.

Freuchen 1935, 98

Nombre de chasseurs indiquent que l’animal se souvient de tout. Après en avoir rapporté le chant (cf. ci-dessus), Ollie Itinnuaq explique: « A wolverine doesn’t forget. When a rabbit climbed up on this hill, even though the wolf was fast, it couldn’t keep up with the rabbit. This was what it sang back to the wolf » (Oosten et Laugrand 2007, 247).

Ces traits que les Inuit prêtent au carcajou en font un animal dangereux et difficile à piéger mais ils le prédestinent à devenir un puissant tuurngaq dans l’univers chamanique.

L’un des plus puissants tuurngait

Si le carcajou est une calamité dans la vie quotidienne, l’animal bénéficie d’une toute autre image dans le contexte des pratiques chamaniques où ses défauts deviennent des qualités.

En Terre de Baffin où il existait jadis en grand nombre, les chamanes l’ont incorporé dans les corpus chamaniques. Dans la liste des 345 tuurngait que le Révérend E.J. Peck a recueillis auprès des toutes premières femmes de baie de Cumberland converties au christianisme, Ooyamegãlik (no 322) est ainsi un carcajou ou un loup qui a des pattes de caribou (Laugrand et Oosten 2006, 465).

À Igloolik, le Capitaine Parry (1824) est l’un des premiers à observer que les os de carcajou étaient parfois utilisés comme des amulettes : « The bones of the wolverine constitute another of their ornaments ; and it is more than probable that all these possess some imaginary qualities, as specific charms for various purposes ». Franz Boas indique que pour lui donner de la force, le nourrisson est parfois placé dans une peau de carcajou (Boas 1901, 195). Plus à l’ouest, Birket-Smith (1929) rapporte qu’un chamane padlirmiut de Hikoligjuaq portait quatre petits sacs en peau contenant des glandes de carcajou. Quant aux Inuit Netsilik, Rasmussen observe qu’une tête de carcajou donnait de la force (Rasmussen 1931, 272) tandis que ses poils pouvaient servir d’amulettes, ainsi que l’illustre le cas de Naujâq qui en portait plusieurs dans le col de son manteau (Ibid., 270). À Igloolik, Panipakuttuk a indiqué qu’il se souvenait que Tasiuq avait un pigusig, une amulette, fabriquée avec du carcajou : « Tasiuq has a pigusiq from a wolverine so that he could be strong. Because of that, from the time of his birth, his legs are short and his arms are short as well and he was very strong, this was on account of the fact that he was given part of a wolverine as a pigusiq (Panipakuttuk IE-210). Pour sa part, Mariano Aupilaarjuk a le souvenir d’avoir reçu des griffes de carcajou comme amulettes (Oosten, Laugrand et Rasing 2002, 123). Ces différents usages du carcajou montrent comment les Inuit espéraient jadis capter ou bénéficier de sa puissance.

Sur le plan des interdits rituels, Birket-Smith rapporte que la viande de carcajou était formellement interdite aux jeunes filles qui devaient même s’abstenir de manger toute viande contaminée par un carcajou ou un renard :

Little girls and, at any rate in some cases, old women i.e. females whose menstruation has either not commenced or has ceased are looked upon as a sort of sexless persons who are exempt. Women must not eat the meat of the wolverine, nor eggs, cloudberries or whortleberries. They must not eat the meat of a cached caribou, if the foxes have eaten of it, nor the muzzle, tongue, liver and kidneys of caribou, or the liver of bearded seal or walrus.

Birket-Smith 1929, 306

Il est difficile d’interpréter ces interdits sans spéculer, mais on pourrait imaginer en lisant Lévi-Strauss, que les femmes ne peuvent consommer de la viande de carcajou du fait que ce dernier est étroitement associé à la figure de la grand-mère libertine. Lévi-Strauss (1971, 429) identifie ce motif dans les Mythologiques, rappelant le cas de ce carcajou femelle qui, pour commettre un inceste avec sa ou ses filles, feint de mourir et prend l’apparence d’un bel étranger. Chez les Inuit, ce thème est toutefois traité avec le mythe de la femme de la mer qui épouse un chien ou un pétrel, mais jamais un carcajou.

Le carcajou occupe surtout une place importante dans les initiations chamaniques. La violence de ses attaques est ici mise en exergue. En langue chamanique, le carcajou est appelé tulurialigaarjuk, « the one with strong canine tooth », explique Felix Pisuk, originaire de Rankin Inlet (Oosten et Laugrand 2002, 154, 222). Selon Pisuk, le terme de tulurialik est utilisé pour désigner l’ours polaire (voir aussi Rasmussen 1931, 314) et celui de tulurialigaarjuk mikinniqsaq désigne l’ermine (Oosten et Laugrand 2002, 154), ce qui montre que sur le plan chamanique, ces trois prédateurs sont reliés en raison de la taille de leurs canines. Mais ces animaux partagent une autre caractéristique, celle d’avoir vécu dans les temps primordiaux avec les humains. Chez les Umingmaktuurmiut, le carcajou se dirait aaglaarjuk en langue chamanique (Rasmussen 1932, 290, cité par Randa 1994, 153) en référence probablement à sa manière de saisir ses proies en utilisant ses pattes comme des mains (aggait).

Dans le contexte de l’initiation chamanique, le carcajou est très présent. Selon Rasmussen, le chamane Niviatsan, par exemple, se souvenait d’avoir été attaqué par un carcajou. C’est après cette violente attaque qu’il serait devenu un grand angakkuq. Rasmussen relate cet épisode :

And after three days, Niviatsian recovered, and had now become a great shaman. The walrus, which had failed to kill him, became his first helping spirit. […] Another time he was out hunting, it was on a caribou hunt up in land, he ran right up against a wolverine’s lair. The animal had young ones, and attacked him furiously. It wrestled with him all day and night and did not leave hold of him until the sun was in the same place as when it had begun. But in spite of the animals sharp teeth and claws, there was not a single wound on his body, only a few abrasions. Thus the wolverine also became his helping spirit.

Rasmussen 1929, 121

La capacité de résister aux dents et aux griffes du carcajou est ici un signe qui ne trompe pas et il est vrai que des carcajous figurent très souvent parmi les esprits auxiliaires des chamanes. Felix Kupak, un aîné originaire de Naujaat, a raconté l’histoire d’une compétition entre deux chamanes, l’un d’entre eux ayant précisément un carcajou comme esprit auxiliaire :

I’m going to tell you something I heard as an adult. Singirnaajuk and Sururuniq were both angakkuuk. They were fighting each other using their powers. Sururuniq took his daughter Ammaq back. Qabluittuq and Taalluk followed them and reached them when they were camped for the night. He took his daughter back, he told her not to go to bed at all. He lay down on his back. The people who had followed built an iglu next door. After they had built an iglu, Sururuniq who had taken his daughter back said, « There is a wolverine following us and one of its legs is turned backwards at the ankle ». The iglu they were in started shaking and there was a lot of thundering noise. When it calmed down, the ones from the other iglu said, « I don’t think Singirnaajuk is going to live very long ». Not much later in the winter, Singirnaajuk died. This is how angakkuit fought with each other. That’s how some of them did it when they were rivals.

Oosten et Laugrand 2007, 159-60

En somme, le carcajou apparaît dans ces récits comme un puissant tuurngaq. Sa force, sa voracité et sa détermination le qualifient de manière exemplaire.

Parfois, certains non-humains sont aussi associés à des figures qui empruntent des traits au carcajou. Olie Itinnuaq, de Rankin Inlet, décrit une de ces entités :

It is said that it has the form of a wolverine. It sounded like thunder, you could actually hear it. Before it comes inside, you have to go outside because if it comes in its horrific. It might just go ahead if it comes in the house. This used to be told to scare people. Like he said, its feet are facing backwards and it has the form of a wolverine. I don’t know what it is, but it is loud.

McDermott 2015, 240

De nos jours encore, après un siècle de christianisation, des aînés inuit originaires de la région d’Igloolik, se souviennent d’attaques brutales de la part de ces animaux sans jamais trop savoir, d’ailleurs, s’il s’agit ou non d’esprits tuurngait. Mais les doutes pèsent et pointent le carcajou.

Agiaq, d’Igloolik, a relaté à des étudiantes du Nunavut Arctic College comment l’une de ses petites filles fut un jour dévorée mystérieusement par un carcajou :

Her clothing was torn to shreds. It was found quite a distance from the place where we actually lived. I think that she was dragged away by some wolverine-like thing. Qavvigaarjuit are wolverines. They are animals with short legs that look similar to that of a bear. They are dark in colour, and live on the mainland. They have a shape similar to a black bear. […] She was dragged away while she was playing. My brother’s son almost found her, but the wolverine-like thing pounced out at him. He ran for a long time with this thing chasing after him. […] He said that it was only when he was in sight of his parent’s tent that the wolverine stopped chasing him. He kept it from getting at him by yelling at it whenever it would get too close. He had run for quite a distance along the shore of the little inlet. […] The remains of her clothing were found only a few years ago, quite a while after the incident. Her clothing was identified by her parents. They identified her pants and her jacket. They still have that tattered clothing in their possession. It has been quite a long time since this happened. […] That particular wolverine was never seen again. There was talk about another wolverine no one was able to catch. Even though they were using snow machines then, they still could not catch it […] They never found the body of my grand-daughter. No bones were found. I think they were all chewed up. There was just a pile of tattered clothing that was gathered, no bones were ever found, probably because she was young and her bones were still soft. They said that it was while she was playing, just out of sight of the tent that she was dragged away by that wolverine-like thing.

Oosten et Laugrand 2001, 32-34

Alexina Kublu, originaire de la même communauté, a donné d’autres détails sur cette histoire :

When the little girl became lost in the summer of 1972, numerous people came from Igulik to help in the search. As the island is not that large, they combed it for quite a while before they gave up. Agiaq and his family were at an outpost camp at Kangiqsugjuaq on Baffin Island at the time. The little girl’s parents took their family back every summer for twenty years to search for her remains. During the summer of 1992, as the family was heading for the island, having stopped off at Agiaq’s camp on the western shore of Iglulik island, there was a call from some hunters by radio phone stating that what appeared to be the remains of the little girl’s clothing had been found.

Oosten et Laugrand 2001, 32-34

Les Inuit de la région de Kugaarruk associent aussi le carcajou à la figure du tuurngaq. Lors d’un atelier organisé dans cette communauté, Ollie Itinnuaq qui a beaucoup voyagé entre Chesterfield Inlet, Baker Lake et Pelly Bay, fit ainsi le témoignage suivant :

In Tuurngaqtalik near Qamanittuaq, people still hear and see things today. Even today, there is something there on that island near Qamanittuaq. This being, it looks like a wolverine or a dog but the feet are backwards, people have seen up to today. Even the new comers to Qamanittuaq hear and see something on that island. When you are down on the ice away from this island nothing will happen, but in the Tuurngaqtalik area you can hear something. I, too, heard something when I was in the Tuurngaqtalik area.

Pelly Bay workshop

Itinnuaq associe donc ici explicitement le carcajou aux tuurngait.

Conclusion

Le bestiaire inuit est riche et sur le plan cosmologique, les animaux s’appréhendent les uns en rapport aux autres, mais jamais seuls. Contrairement à l’ours et au chien, considérés très proches des humains, l’un en raison de son intelligence de chasseur (isuma), l’autre en raison de son nom (atiq) qu’il tient des humains, le carcajou semble occuper l’autre extrémité du spectre. Sa férocité en fait un adversaire redoutable et redouté des autres grands prédateurs que sont l’ours ou le loup. Associé à la fois à l’ermine, au renard et au loup, il est un prédateur concurrent de l’homme qu’il effraie, d’autant plus qu’il ne respecte plus rien et vole ses adversaires. Face à lui, les chasseurs n’ont donc plus de retenu et l’on peut se demander si avec la christianisation, l’animal ne figure pas maintenant parmi les ennemis à éliminer.

Dans le contexte chamanique et celui de la sorcellerie, le carcajou pouvait toutefois s’avérer un allié de taille, ses pires défauts devenant ses qualités. Sa mobilité, sa puissance, sa résistance, sa mémoire et sa hargne, en font un candidat idéal pour agir comme un tuurngaq, un esprit auxiliaire chamanique. Sa force, son appétit et sa détermination étaient mis à profit, les esprits carcajou demeurant parmi les plus puissants. Selon Rasmussen, une seule technique permettait de parer à sa voracité; dès le plus jeune âge de la personne, le chamane devait extraire l’âme de son corps et la cacher sous la lampe à huile de sa mère. La personne vivait alors avec un corps sans âme, puisque celle-ci était protégée ailleurs. Ainsi devenait-elle invulnérable aux prédateurs les plus féroces, et bien entendu au carcajou (Rasmussen 1929). En somme, qavvik demeure une figure ambivalente dont la perception s’inverse selon les contextes cynégétique ou chamanique.