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Thierry Rodon est professeur associé à l’École de politiques publiques et d’administration de l’Université Carleton à Ottawa. Son ouvrage intitulé En partenariat avec l’État. Les expériences de cogestion des Autochtones du Canada reprend l’essentiel de sa thèse de doctorat déposée en 1998 au département de sciences politiques de l’Université Laval. Cet ouvrage constitue une contribution fort appréciée à la réflexion sur la gestion partagée des ressources naturelles renouvelables ainsi que plus généralement sur les relations de pouvoir entre les peuples autochtones et l’État canadien. Après un peu plus de 25 ans d’expérience de cogestion au Canada, l’auteur pose un regard lucide et opportun sur la réalité et les enjeux du partenariat entre l’État et les peuples autochtones.

L’objet de l’ouvrage consiste à interroger la nature et l’ampleur de la participation des Autochtones aux institutions de cogestion ou le rôle de ces institutions dans la volonté des peuples autochtones de reconquérir du pouvoir. L’auteur soulève d’entrée de jeu les questions fondamentales suivantes: «Ces institutions sont-elles un instrument de contrôle politique et social et visent-elles l’intégration des Autochtones aux structures de l’État canadien?» ou au contraire, «leur permettent-elles de reprendre la maîtrise de leurs territoires ancestraux et constituent-elles ainsi un des éléments de leur reconquête du pouvoir?» (p. 20). L’auteur entend vérifier «si la cogestion permet aux Autochtones de réaliser leurs propres choix dans la gestion des ressources ou s’ils ne peuvent y participer que dans la mesure où ils acceptent les valeurs occidentales» (p. 21).

Les trois premiers chapitres comportent des propos théoriques sur les concepts de pouvoir, d’autonomie et de cogestion. Cette discussion parvient très bien à situer dans un débat théorique plus large l’étude des régimes de cogestion spécifiques que l’on trouve au dernier chapitre. La reconquête du pouvoir se trouvant au coeur des luttes des Autochtones, il convient premièrement de se demander si les institutions de cogestion permettent de répondre à leurs aspirations. Peut-on donner du pouvoir ou le pouvoir ne peut-il qu’être pris? En conclusion à une discussion sur le concept de pouvoir en science politique et sur la nature et les caractéristiques du pouvoir des Autochtones, l’auteur propose d’analyser les relations de pouvoir dans les institutions de cogestion en référant au concept de régime politique développé par Easton (1974, 1990), qui distingue trois éléments caractéristiques des régimes politiques: les normes, ou cadres légaux et administratifs, qui régissent les institutions de cogestion et qui «permettront de déterminer la répartition formelle du pouvoir»; les structures d’autorité, ou la «capacité d’une organisation ou d’un acteur de réaliser ses préférences»; et enfin les valeurs, ou les «cadres idéologiques dans lesquels le pouvoir s’exerce».

Au deuxième chapitre, après avoir présenté un historique des relations entre l’État canadien et les Autochtones, l’auteur propose une analyse intéressante du concept «d’autonomies». Sur un plan théorique, il affirme qu’il est possible d’identifier quatre modes d’interaction entre la société canadienne et les nations autochtones, soit l’assimilation, l’intégration, la coexistence et la séparation. À certains de ces modes d’interaction correspond un type particulier d’autonomie: l’autonomie politique, qui s’inscrit dans une perspective de coexistence et l’autonomie gouvernementale qui, à l’instar de l’autonomie administrative, se rattachent plutôt à la perspective de l’intégration. Tel que le remarque l’auteur, l’approche développée par les gouvernements fédéral et provinciaux privilégie les pouvoirs délégués ou dévolus et se situe dans une perspective d’intégration, alors que les groupes autochtones, adhérant plutôt à la notion de coexistence, défendent la notion d’un droit inhérent à l’autonomie. Cet antagonisme entre l’État et les peuples autochtones quant à la forme désirable d’autonomie est ensuite bien illustré par une analyse des questions fondamentales soulevées par l’autonomie politique des Autochtones, dont la nature et la forme de l’autonomie autochtone et la question de la compatibilité des normes des gouvernements autochtones avec les normes politiques canadiennes.

Au troisième chapitre, l’auteur s’intéresse au concept de cogestion et à son rôle dans le processus de reconquête du pouvoir des Autochtones. Pour les fins de cette recherche, l’auteur affirme qu’«il est possible de parler de cogestion lorsqu’une agence gouvernementale ayant juridiction sur une ressource conclut un accord avec un ou plusieurs groupes autochtones permettant à ceux-ci de participer à la gestion de la ressource» (p. 105). Il distingue trois types d’institutions de cogestion: les institutions établies par les accords de revendications globales, les institutions spécifiques créées afin de gérer une espèce déterminée et les institutions mise en place par les provinces afin de mettre en oeuvre les obligations leur incombant en vertu de la décision R. c. Sparrow[1] de la Cour suprême du Canada. Il explore ensuite la problématique de la cogestion sous trois perspectives d’analyse: la perspective d’administration publique, selon laquelle la cogestion s’inscrit dans un mouvement de réforme administrative favorisant la participation des citoyens et le partenariat avec les groupes d’intérêt; la cogestion et la quête d’autonomie des Autochtones, la cogestion étant conçue par les Autochtones comme «un partage équitable du pouvoir de décision entre deux entités souveraines» ainsi qu’un «moyen de reprendre le contrôle sur leurs terres, leurs ressources et finalement leur vie» (p. 121); et la perspective culturelle, selon laquelle la cogestion est un lieu de rencontre entre deux cultures et nécessite, au-delà d’un partage du pouvoir, l’établissement d’un partage des savoirs, ces derniers se trouvant au fondement d’un «pouvoir construit par la connaissance qui définit les problématiques et limite ainsi le champ des décisions» (p. 130). Il s’impose de souligner l’intérêt de ce dernier sous-chapitre qui met en lumière les différences fondamentales opposant les systèmes de gestion autochtone et étatique, le déficit en crédibilité dont souffre chacun de ces systèmes et surtout les antagonismes dans la conception que les deux parties entretiennent quant à la nature même de la cogestion.

Afin de procéder à l’analyse de systèmes de cogestion spécifiques, l’auteur a construit un modèle interprétatif basé sur quatre scénarios. Chaque scénario correspond à l’une des interprétations possibles de l’interaction entre l’État canadien et les Autochtones au sein des institutions de cogestion. Quatre catégories d’interaction potentielles sont proposées: la cooptation (confiscation du pouvoir), l’autonomisation (reconquête du pouvoir), l’interculturalité (partage du pouvoir) et le malentendu (lutte pour le pouvoir). L’auteur débute le quatrième chapitre par une synthèse de la structure des diverses institutions de cogestion au Canada. Il identifie différents éléments pertinents afin d’étudier la structure de telles institutions: le territoire couvert, la composition des institutions de cogestion, les pouvoirs respectifs des institutions de cogestion et du ministre responsable, le mode de prise des décisions, le financement, la multiplication des comités de cogestion et les conflits de juridiction, l’intégration des savoirs autochtones et la prééminence des savoirs occidentaux. L’auteur conclut que cette analyse des structures de cogestion «permet de voir comment les gouvernements maintiennent un contrôle serré sur les institutions de cogestion», et ce par quatre mécanismes: le contrôle des comités, le contrôle ministériel, le contrôle de l’information et le contrôle de la mise en vigueur ou de la mise en oeuvre des décisions.

Les cinq expériences de cogestion analysées sont la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, la Convention définitive des Inuvialuit, l’Accord du Nunavut, le Beverly and Qamanirjuaq Caribou Management Board et le Wendaban Stewardship Authority (Accord de Temagami). Ces cinq études de cas ont été choisies en fonction de l’information disponible et de leur intérêt heuristique. Elles ne sont pas systématiquement structurées en fonction des scénarios, contrairement à ce qui est affirmé dans l’introduction (p. 23). L’auteur semble plutôt avoir choisi de personnaliser l’étude de chacune des expériences de cogestion tout en reprenant, quoique sans souci d’uniformité, certains des éléments caractéristiques des institutions de cogestion, tels que le territoire, la structuration du pouvoir et le financement.

L’auteur boucle son ouvrage en revenant à sa question initiale: les cultures autochtones peuvent-elles survivre à la négociation et au partenariat avec le groupe dominant représenté par l’État canadien? Il revient alors aux trois éléments du concept de régime développé par Easton (1970, 1990) afin d’analyser les relations de pouvoir au sein des institutions de cogestion: les normes, les structures d’autorité et les valeurs. L’analyse de ces trois éléments force l’auteur à conclure à la domination de l’État au sein des institutions de cogestion. Il conclut également que les institutions de cogestion créées par les accords de revendications territoriales sont plutôt associées au scénario de l’intégration, alors que les institutions de cogestion spécifiques correspondent au scénario de la transaction. L’auteur tire trois enseignements des expériences de cogestion étudiées. Tout d’abord, «la cogestion ne change pas les rapports de pouvoirs entre les participants; elle n’en est que le reflet». Ensuite, tel que le démontre l’expérience de la Convention de la Baie James et du Nord québécois, «l’État n’est pas l’arbitre impartial entre les différents groupes d’intérêts et le protecteur de l’intérêt public». Enfin, la cogestion pourrait faciliter la participation locale, où par ailleurs devrait être défini l’intérêt public, «même si pour l’instant elle est placée sous la tutelle de l’État» (p. 286). Ainsi, il répond à sa question préliminaire en affirmant que la cogestion ne permet pas d’établir un échange entre les Autochtones et l’État, du moins à court terme. Pour le moment, on assisterait plutôt à la domination de l’État qui limite de façon importante les choix des Autochtones.

Cet ouvrage sera sans nul doute fort utile à toute personne intéressée par la réalité de la cogestion au Canada ainsi qu’aux nombreux défis qui subsistent dans la concrétisation d’un véritable partenariat entre les Autochtones et l’État. Les expériences de cogestion sélectionnées sont pertinentes et prêtent à des comparaisons intéressantes. Soulignons notamment les contrastes qui ressortent de l’analyse des institutions de cogestion mises en place par la Convention de la Baie James et du Nord québécois et de celles créées par la Convention définitive des Inuvialuit. Les comparaisons sont par ailleurs facilitées par plusieurs tableaux portant sur divers aspects des régimes de cogestion étudiés. Il est également intéressant de tirer des leçons de la comparaison des institutions de cogestion spécifiques aux institutions de cogestion mises en place par des accords de revendications globales compte tenu du pouvoir accru des Autochtones au sein des premières.

Il s’impose toutefois de souligner quelques erreurs dans l’analyse de données juridiques qui néanmoins, ne portant pas sur des aspects centraux de l’ouvrage, n’en affectent en rien la valeur globale. Par exemple, l’auteur soutient qu’il est très plausible que les tribunaux vont appliquer le test de justification des atteintes aux droits ancestraux élaboré dans l’arrêt Sparrow de la Cour suprême à toutes les activités de subsistance des Autochtones (p. 108). Cette possibilité est non seulement plausible mais réalisée. Le test de justification de l’arrêt Sparrow est d’application générale dans tous les cas où un tribunal conclut à une atteinte à un droit ancestral ou à un droit issu de traité.[2] Il s’impose aussi de souligner que contrairement à ce qui est affirmé à la note 45 de l’ouvrage, le traité no 11 n’a jamais été annulé par la Cour suprême du Canada. Bien que cette solution ait déjà été envisagée par un tribunal afin de remédier à ce qui serait un vice de consentement[3] , les tribunaux ont jusqu’à aujourd’hui préféré confirmer la validité des traités tout en privilégiant une interprétation large et libérale de leurs termes.

En dépit de ces quelques erreurs, l’ouvrage comporte une valeur certaine. Compte tenu de la multiplication des ententes de cogestion dans un contexte de revendication par les peuples autochtones d’une autonomie et d’un contrôle accrus sur leur existence et leurs terres, un ouvrage compréhensif faisant le point sur les expériences de cogestion s’imposait. Nous ne pouvons qu’espérer que les constats qui en découlent alimenteront un débat constructif et profiteront aux négociations de revendications territoriales actuelles et futures.