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Introduction

Les collectes de toponymes ont une longue histoire dans l’Arctique canadien et l'on note depuis plus d'une décennie un véritable engouement pour les projets de ce type de la part des Inuit. Leurs motivations, telles qu'ils les expriment, sont de deux types. Elles relèvent d'une part d'un souci de transmission d'informations sur le territoire, d'autre part d'une volonté de faire reconnaître le caractère inuit du territoire, dans une perspective politique. Le pourquoi de ces enquêtes apparaît donc évident. Il me semble pourtant que les choses ne sont pas si simples. Les réflexions qui suivent s'appuient sur ma propre expérience de conduite d'enquêtes toponymiques auprès des Inuit, et du processus d'officialisation d'une série toponymique inuit[1].

Les travaux sur les toponymies inuit ont donné lieu à des publications qui demeurent relativement limitées par rapport à d'autres thématiques de recherche, mais qui sont loin d'être négligeables cependant. Les réflexions développées suivent globalement trois grandes directions. La direction méthodologique a été particulièrement forte dans les années 1980. Il s'agissait de proposer des procédures homogènes, adaptées à la reconnaissance officielle des corpus collectés (Müller-Wille 1985 et 1991). À terme, on visait aussi la constitution d'une base de données unique, propice aux comparaisons, pour l'ensemble des toponymes inuit du Canada. La direction géopolitique forme une constante depuis la fin des années 1960. On insiste sur la toponymie inuit comme modalité d'appropriation du territoire (Vézinet 1976) et les toponymes sont mobilisés en tant qu'outil stratégique dans le cadre des négociations autour de la reconnaissance des droits des Inuit au territoire, en termes de propriété mais aussi de gestion. Plus récemment, on a insisté sur le fait que l'inscription de la toponymie locale sur les cartes publiées par la puissance allochtone (qualifiée parfois de coloniale) est aussi une modalité très efficace de reconquête de l'identité autochtone (Müller-Wille 2000). La troisième direction est de type épistémologique et consiste en la reconnaissance des séries toponymiques comme de véritables corpus cognitifs (knowledge sets). Affirmé par Franz Boas dès 1885, le ré-établissement de leur statut de discours géographique par Ludger Müller-Wille en 1987 ouvre la voie à leur analyse dans cette perspective. J'ai moi-même développé ailleurs ce type d'étude sur un corpus de toponymes inuit recueillis en 1991-1992, considérant tant les types d'entités auxquels ils sont attachés que les types de sens dont ils sont porteurs (Collignon 1996). Envisageant le rapport entre les récits de la tradition orale et les toponymes, j'ai montré que ces derniers sont en quelque sorte les gardiens de la mémoire du territoire, dont ils rappellent la richesse, les dangers, les usages et les habitants, mais aussi les configurations topographiques (Collignon 2002; Nuttall 1992: 49-55).

Dans le cadre de cet article, je souhaite me placer dans une autre perspective et analyser au plus près le processus même d'officialisation des toponymes, son rythme et ses exigences, et ce qu'il implique. Partant du récit de l'expérience que j'ai pu faire en ce domaine, je considérerai ensuite les voies alternatives empruntées par les Inuit pour la sauvegarde de leurs toponymie, et soulignerai ainsi les enjeux mais aussi les ambiguïtés des enquêtes toponymiques, et les limites de l'officialisation en matière de maintien d'un savoir proprement inuit.

De l'enquête à la carte, récit d'une course de lenteur

Dans le cadre d'un travail de thèse consacré au savoir géographique des Inuinnait (auparavant appelés «Esquimo du Cuivre» à la suite de Vilhjalmur Stefansson [voir Collignon 1996: 7]), je recueillais en 1991-1992 un peu plus d'un millier de toponymes (1007) auprès des Inuinnait vivant actuellement dans les villages de Cambridge Bay, Holman, Kugluktuk (alors encore appelé Coppermine) et Umingmaktok (aussi appelé Bay Chimo)[2]. Je suivis de très près la méthodologie mise en place par Ludger Müller-Wille (1985 et 1991), que son épouse Linna Weber Müller-Wille et lui-même m'avaient présentée et commentée en détail lors d'un séjour à Montréal. Linna m'avait en outre gracieusement fourni une copie adaptée à mes besoins de son programme de traitement informatique des données toponymiques, Nuna-Top.

Le projet fut présenté aux Inuinnait dans sa double finalité. D'une part, il s'agissait de recueillir des informations qui, avec d'autres, permettraient de comprendre comment était composé et comment fonctionnait un savoir géographique inuit. D'autre part, il s'agissait de procéder à la reconnaissance officielle par l'Etat canadien de la série toponymique ainsi collectée. Ce second volet serait assuré en collaboration avec le Bureau toponymique territorial (Territorial Toponymy Program) du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, installé à Yellowknife. Je n'y jouais que le rôle de l'enquêteur de terrain. L'appui accordé par les quatre villages concernés, alors que je ne bénéficiais d'aucun relais local dans trois d'entre eux où j'étais une parfaite inconnue et que seuls les traducteurs seraient rémunérés, parle de lui-même quand à l'intérêt suscité par un tel projet. La perspective de voir un jour leurs propres toponymes inscrits sur les cartes soulevait chez tous les Inuinnait un grand enthousiasme. Las, nul n'imaginait alors quelle serait la lenteur du processus.

En juin 1992, mes enquêtes de terrain terminées, je déposais à Yellowknife l'ensemble des cartes annotées, assorties des listes de toponymes et des informations connexes nécessaires à leur traitement en vue de leur officialisation (voir Müller-Wille 1991). Durant l'été, une vacataire fut embauchée par le Bureau toponymique afin de relever les coordonnées géographiques des lieux nommés. Le processus semblait enclenché, tout laissait supposer qu'il serait rapide. Il n'en fut rien. Il s'arrêta là. Les données furent transférées dans un autre programme informatique (début 1996) puis ce projet fut enfoui sous d'autres, tous consacrés aux Dènès, avec lesquels le toponymiste en place travaillait de longue date. L'ensemble du processus était donc bloqué pour de simples raisons bureaucratiques, l'unique employé du Bureau toponymique ayant arbitrairement décidé que le traitement de ce corpus là n'était pas prioritaire. A l'occasion de plusieurs visites à Holman je rendis compte du retard des travaux au Conseil municipal, qui rédigea à deux reprises une lettre de protestation et alerta son député territorial. Peine perdue.

En 1999, suite à la création du Nunavut, la collection des toponymes inuinnait se trouva scindée en deux: les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.) pour la côte Nord-Ouest de l'île Victoria, autour du village d'Holman (Ulukhaqtuuq), le Nunavut pour le reste. Chacun de ces territoires était désormais doté de son propre Bureau toponymique et les documents concernant la partie située au Nunavut furent transférés de Yellowknife à Igloolik, où était implanté le nouveau Bureau. La situation se trouvait compliquée par le fait que la nouvelle limite territoriale ne suit pas tout à fait la limite du territoire régulièrement pratiqué et traditionnellement habité par les Ulukhaqtuurmiut. Ce territoire là s'étend en effet sur le Nunavut, vers l'est dans la partie aval de la rivière Kagloryuak (Akudliq) qui se jette dans le fond de la baie du Prince Albert (Kangiryuaq), et vers le sud sur la péninsule de Wollaston.

En 2001, suite à la démission de Randy Freeman, le Bureau toponymique des nouveaux Territoires du Nord-Ouest passait sous la responsabilité de Tom Andrews, déjà chargé du Bureau archéologique territorial[3]. Ce dernier décidait de s'atteler au traitement de la partie de la collection inuinnait relevant de sa compétence, soit 297 toponymes tous collectés auprès des Ulukhaqtuurmiut. Cette unicité du lieu émetteur simplifiait grandement la tâche et le projet avait pour le nouveau toponymiste valeur de test: il disposait là d'une base suffisamment développée mais aussi relativement simple à gérer, ce qui lui permettrait de tester les modalités suivant lesquelles il voulait traiter l'ensemble des corpus toponymiques autochtones des T.N.-O.

Du côté du Nunavut, il fallait d'abord établir une politique générale conforme aux accords ratifiés en 1993, qui stipulent que les toponymes autochtones doivent être réinstallés officiellement et sont prioritaires sur les toponymes allochtones. L'attention s'est d'abord concentrée sur les noms des localités du Nunavut, dont beaucoup ont été rapidement changés (Coppermine est ainsi devenue Kugluktuk). Pour les séries toponymiques locales et régionales, il convenait de définir l'ensemble des procédures administratives conduisant à ces officialisations. Cette phase initiale s'est achevée en 2004 et l'on devrait passer aux premières applications dans les prochains mois.

En avril 2002, une série unique de cartes au 250 000ème, sur lesquelles figure l'ensemble des toponymes inuinnait situés dans les T.N.-O, était imprimée par le Bureau toponymique territorial et envoyée à Holman pour ultime vérification et validation. Il s'agissait en quelque sorte de cartes-épreuves («a blue print map» disaient-ils) qu'il revenait aux premiers auteurs de corriger. Prévenue de cet envoi, une étape décisive dans le processus d'officialisation, j'écrivis une lettre au Conseil Municipal d'Holman pour accompagner leur réception. Je m'assurais aussi par téléphone qu'elles étaient bien arrivées: «They just came in. We're all very excited about it. We're gonna deal with them next week, when we have our meeting» me dit la responsable administrative (Senior Administrator) de la mairie Eleanor Young. Puis plus rien, plus de nouvelles. Pensant que les choses suivaient leur cours, je ne m'en préoccupais pas. Comme je prévoyais une visite privée à Holman pour l'été 2003, j'envoyai en mai de cette année là un courriel à Tom Andrews lui demandant où en était le processus, afin de pouvoir en rendre compte aux Ulukhaqtuurmiut. J'étais convaincue qu'il avait depuis longtemps reçu une réponse d'Holman dont il avait seulement négligé de me faire part. Il n'en était rien. Lui non plus, après un avis de bonne réception des cartes, n'avait plus eu de nouvelles. Que s'était-il passé? Plus d'un an s'étant déjà écoulé, j'attendais d'être sur place pour mener l'enquête.

Le Conseil municipal se réunissant le soir même de mon arrivée, c'est par là que je commençai. Ses membres confirmèrent avoir reçu les cartes mais avoir jugé que leur validation ne relevait pas de sa compétence mais de celle des aînés, par le biais de leur association (Elders' Committee - EC). Il avait donc été décidé de leur transmettre les documents. Cependant, l'une des élus municipaux siégeait aussi au Bureau de l'EC et fit immédiatement remarquer que, si elle se souvenait bien de la décision du Conseil de transmettre ces documents, elle n'avait aucun souvenir de leur réception par les aînés. La secrétaire de l'EC me confirma le lendemain n'avoir reçu aucune de ces cartes. Il semblait qu'elles se soient perdues entre les deux bâtiments. Quelques jours plus tard, la secrétaire de mairie m'appelait très excitée: les cartes avaient été retrouvées dans un coin du bureau du maire et avaient été immédiatement apportées dans les locaux de l'EC, où je les trouvais enfin. Une réunion du Bureau de l'association était justement prévue pour le lendemain soir mais elle fut annulée faute de quorum, la plupart des élus étant à la chasse au caribou.

On suggéra alors de programmer une réunion extraordinaire avant mon départ. Le lendemain soir, le Bureau de la Holman Community Corporation (HCC), qui gère les affaires des Inuvialuit au niveau local, se réunissait dans la même salle que les aînés la veille. Les cartes étaient restées punaisées sur les murs. À leur vue, les élus de la HCC décidèrent que cette question relevait à la fois de leur compétence et de celle des aînés, et convoquèrent sur leurs fonds une réunion commune extraordinaire pour le mardi suivant (je partais le jeudi).

Le mardi 12 août 2003, les représentants — tous élus — de la HCC et de l'EC se retrouvèrent à 18h avec trois invités: deux aînés au savoir toponymique reconnu — William Kagyut, 81 ans et Jimmy Memogana, 84 ans — et moi-même. Cinq membres du Bureau de la HCC étaient présents: deux hommes et trois femmes, âgés de 38 à 55 ans. Quatre membres de l'EC étaient présents: un homme et trois femmes, âgés de 54 à 61 ans. Trois jeunes femmes, de 25 à 32 ans, assistaient aussi à la réunion, à titre de secrétaires des deux organismes. Deux d'entre elles prirent une part active aux discussions.

Après l'assemblage des cartes et une rapide introduction rappelant les conditions de cueillette des toponymes à l'automne 1991, le blocage du processus d'officialisation pendant dix ans et l'enjeu de cette ultime validation, la vérification commença[4]. Les Inuinnait décidèrent de procéder par grandes zones, correspondant peu ou prou aux territoires autrefois habités par deux groupes différents: les Kangiryuarmiut autour du fond de la baie du Prince Albert — Kangiryuaq; les Kangiryuartiarmiut autour de la baie de Minto — Kangiryuartiaq ou Kangiryuartihuk; et les alentours d'Ulukhaqtuuq, qui ne furent habités qu'à partir des années quarante sous l'effet de l'attraction conjuguée du poste de la Compagnie de la Baie d'Hudson et de la mission catholique (les anglicans, bien que majoritaires, n'avaient alors pas de bâtiment)[5]. La réunion se déroula principalement en inuinnaqtun, avec de fréquentes exclamations en anglais et des traductions rapides à mon intention. Les plus jeunes ne s'exprimèrent qu'en anglais mais suivaient parfaitement les propos en inuinnaqtun de leurs aînés.

Vers 21h30, chacun sortit de cette réunion d'une durée exceptionnelle très content et très excité, imaginant 100 usages possibles pour cette carte aux 300 noms. Elle s'imposait d'emblée dans tous les esprits comme un support idéal pour la transmission des savoirs proprement inuinnait du territoire. Diverses activités pédagogiques dont elle pourrait être le point de départ furent immédiatement envisagées. Mais il fallait d'abord renvoyer cet exemplaire unique à Yellowknife.

En août 2004, le processus d'officialisation était bien avancé et Tom Andrews pensait aboutir à la reconnaissance de tous les toponymes ne posant pas de problèmes particuliers (pas de conflits avec la toponymie officielle actuelle notamment) au printemps 2005. La demande faite par cinq organismes d'Holman (HCC, EC, l'école, le Service de la faune et la municipalité) de recevoir une copie des cartes examinées et révisées en août 2003 fut enregistrée par le Bureau toponymique comme allant de soi et facile à satisfaire. A ceci près qu'il faudra d'abord intégrer les corrections sur les cartes elles-mêmes, ce qui n'est pas prioritaire dans le processus d'officialisation proprement dit. Ce travail doit être réalisé en externe. Randy Freeman, l'ancien responsable du Bureau toponymique remplacé par Tom Andrews en 2000, a remporté ce contrat.

La réunion, quatre épisodes à méditer

Des discussions autour de ces cartes je retiens ici quatre moments que je considère comme particulièrement significatifs.

1) Imnaryuaqtuuk («les Deux très hautes collines»)

Imnaryuaqtuuk identifie deux petits monts situés sur la rive sud de Kangiryuaq (la Grande baie), fjord de plus de 200 km de long qui dessine une profonde échancrure dans la côte ouest de l'île Victoria. Lors de l'enquête initiale j'avais indiqué que ce toponyme correspondait à deux monts, conformément à ce que les Inuinnait m'en avaient dit. Tom Andrews nous signifiait sa perplexité sur la carte renvoyée. En effet, sur la carte topographique, ces deux monts ne sont pas indiqués. Aucune courbe de niveau ne signale sur les lieux identifiés de changement d'altitude par rapport aux alentours. Il était donc demandé de vérifier si la localisation était correcte: comment pouvions dire que l'entité nommée correspondait à deux petits monts, alors que la carte indiquait clairement qu'il n'y avait là aucun relief notable? Tous les Inuinnait présents assurèrent qu'il y avait bien deux monts à l'endroit indiqué dix ans auparavant: «That's why they [sous entendu, nos ancêtres] named them that way», me dirent-ils.

C'était donc la carte qui était fausse. La carte, objet savant par excellence, représentation abstraite du territoire fondée sur des observations et mesures scientifiques était prise à défaut par le savoir vernaculaire des habitants du territoire. Ses erreurs inversaient le rapport de force établi de longue date entre les Inuit et les savants qablunaat[6]. «Il leur faut des lunettes» dit l'un, «une loupe» poursuivit une autre au milieu des éclats de rire. Cet épisode illustre on ne peut mieux la portée politique mais aussi psychologique des officialisations de séries entières de toponymes pour les Inuit. À travers leurs noms de lieux, c'est bien leur savoir qu'ils se sentent aujourd'hui en droit d'imposer, non comme légitime mais, tout simplement, comme vrai.

Bien sûr, d'un strict point de vue scientifique, il est sans doute abusif de dire que la carte était «fausse»: si les deux «collines» ne sont pas indiquées il est fort possible que ce soit là un effet d'échelle. Au 250 000ème, l'équidistance des courbes ne permet pas de faire apparaître ce qui ne sont que de modestes buttes, qualifiées par les Ulukhaqtuurmiut de «très haute collines» parce que, vues de la mer quand ils traversent Kangiryuaq, elles apparaissent comme telles en se détachant nettement sur l'horizon. Lors des enquêtes toponymiques, les chercheurs ont souvent noté cette tendance des Inuit à nommer des entités de taille très réduite (qu'ils créent ainsi comme entités spécifiques) et à les localiser très sûrement sur les cartes, même lorsque ces documents ne les font pas apparaître (par ex. Müller-Wille 1987: xv).

Mais il ne s'agit pas de cela. Ce qui importe ici c'est que le Bureau toponymique, pourtant bien au fait de ces effets d'échelle, ait mis en question la localisation de l'entité et donné ainsi l'occasion aux Inuinnait d'affirmer le primat de leur lecture du territoire, fondée sur une pratique, sur celle des Qablunaat, fondée sur une abstraction. De ce primat, ils n'ont jamais eux-mêmes douté depuis qu'ils utilisent les cartes des Qablunaat. Elles sont considérées comme un outil utile en tant que support matériel sur lequel on peut projeter une représentation auparavant uniquement mentale du territoire mais elles ne sont pas une source de connaissance. Ce qui est nouveau avec le processus d'officialisation et les vérifications qu'il implique, c'est qu'il met les Inuit en position de démontrer à la puissance dominante la faiblesse de ses propres instruments de connaissance, dans lesquels elle place parfois une confiance excessive.

2) Amittualuk («le Long et étroit») ou Air Force Lake?

L'un des enjeux principaux de la réunion consistait à décider quoi faire pour les 29 lieux identifiés officiellement par un toponyme de langue anglaise[7]. Cette question grave posée par le Bureau toponymique aux Ulukhaqtuurmiut fut présentée dès le départ par Joseph Halukhit, Président de la Holman Community Corporation, qui menait la réunion. Elle fut bien entendue mais ne suscita à ce moment là aucun commentaire, aucune discussion générale en vue d'établir une position de principe que l'on appliquerait à tous les cas. Ceci ne surprendra pas les chercheurs familiers du processus inuit de prise en décision. On commença par regarder les cartes et vérifier les noms. Ensuite, on passa aux questions, inscrites dans la marge de chaque carte par Tom Andrews. Ces questions pouvaient porter sur ce qui semblait erroné, comme c'était le cas pour Imnaryuaqtuuk, mais la plupart concernaient les conflits entre toponymie inuinnait et toponymie anglaise. Leur résolution devait respecter, pour le Bureau toponymique, une logique d'exclusivité: soit l'un, soit l'autre, selon le principe établi au niveau international de «un lieu, un nom». Le Canada adhère à ce principe, position contradictoire pour un pays qui s'affiche comme multiculturel comme le souligne Ludger Müller-Wille (2000: 149).

Le hasard voulut que le premier toponyme discuté soit Amittualuk – Royal Canadian Air Force Lake. Ce lac, situé juste en arrière d'Holman, est la réserve d'eau du village. Tous les jours de la semaine, à longueur d'année, les deux camions-citerne de la municipalité vont y pomper plusieurs milliers de litres d'eau. On y pêche aussi la truite de mai à septembre. Il s'agit donc d'un lieu bien connu de tous, dont le nom est prononcé plusieurs fois par jour dans le village. Dans ces conversations courantes, le toponyme employé est toujours un diminutif de celui indiqué sur la carte: Air Force Lake. Ce toponyme date des années quarante. Comme il n'y avait alors pas de piste d'atterrissage, c'est sur ce lac assez long et peu encaissé que les avions militaires se posaient été comme hiver lors de leurs rares visites, d'où son nom sur les cartes officielles. Royal Canadian Air Force Lake ne renvoie donc pas à un lointain inconnu, haut dignitaire du pouvoir britannique, mais à une pratique d'un des lieux de rencontre entre Qablunaat et Inuinnait. Ces derniers auraient parfaitement pu baptiser eux-mêmes ce lac ainsi, dans la même logique qui fut celle de l'armée de l'air lorsqu'elle fit inscrire ce nom sur les cartes: parce que c'est là qu'atterrissaient les avions des Forces Royales Canadiennes. Ce n'est donc pas un cas caricatural de prise de possession du territoire par l'acte de nomination, contrairement à d'autres (baie du Prince Albert par exemple). La décision des Ulukhaqtuurmiut n'en serait que plus intéressante.

Compte tenu de l'usage quotidien du toponyme anglais et de l'absence de fortes tensions entre les Ulukhaqtuurmiut et les Qablunaat, je m'attendais à ce que, pour ce cas-là, il soit décidé de garder le nom anglais. C'est d'ailleurs ce qui semblait se dessiner dans les premiers échanges. Jusqu'à ce que Jimmy Memogana, 84 ans, prenne la parole. Non pour revendiquer quoi que ce soit, du moins en apparence, mais pour simplement expliquer pourquoi les Inuinnait avaient autrefois appelé ce lac Amittualuk. Gestes à l'appui, il expliqua la forme du lac telle qu’elle apparaît sous certains angles de vue, et le nom qu'on lui avait donné en conséquence. Je pouvais lire sur les visages et dans le silence attentif que cette prise de parole était décisive. Jimmy Memogana restituait le sens : tout toponyme inuinnait renvoie à une lecture du territoire. Il dit comment les habitants l'ont vu, perçu, vécu, pratiqué, et compris. Il raconte les relations tissées avec les lieux qui structurent ce territoire. Parce qu'il s'agissait d'un toponyme apparemment neutre, une simple description morphologique, le message n'en avait que plus de force. «Amittualuk! Amittualuk! Now we got it!» s'exclamèrent en choeur les Inuinnait présents.

Ce moment ne donna lieu à aucune discussion générale sur les leçons à tirer de cette redécouverte du sens de la toponymie inuinnait, conformément aux pratiques inuit. On poursuivit la révision cas par cas. Mais chacun avait tiré les conclusions de l'épisode, et la messe était dite. Pour chaque lieu considéré, la décision finale fut toujours en faveur de la toponymie autochtone même lorsqu'il s'agissait, comme pour Amittualuk, de toponymes supplantés dans la pratique par les noms allochtones (5 noms). À une exception près. Il fut décidé que Jack's Bay garderait ce nom, en dépit de l'existence d'un toponyme inuinnait: Kuvyaqturvialuk («le Lieu propice à de bonnes pêches au filet»). Le village d'Holman est bordé par trois baies: King's bay à l'est, nommée ainsi en 1939 en l'honneur à la fois du roi George VI et du Christ-Roi, nom de la mission catholique implantée sur ses rives en 1939 (Buliard 1949: 268), Queen's Bay au sud, en l'honneur d'Elisabeth II, et Jack's Bay à l'ouest, nom dont l'origine est obscure. La raison invoquée pour ce maintien indique que les Inuinnait se sont pleinement approprié ce nom, qui fait pour eux parfaitement sens et dont il n'est d'ailleurs pas certain qu'ils n'en soient pas eux-mêmes les créateurs. «Jack's Bay stays Jack's Bay because it goes with King's and Queen's Bay, just like cards», expliquèrent-ils.

3) Kaksakar

Ce toponyme désigne une petite île, sur la côte nord-ouest de Kangiryuaq. Je me souvenais très bien de ce nom, parce qu'il est amusant. Kaksakar est en effet une déformation inuinnait du juron anglais «cock-sucker». C'est le surnom dont les Kangiryuarmiut affublèrent un trappeur blanc dont le camp principal était installé sur la petite île en question dans les années 1930-1940, parce qu'il jurait beaucoup lorsqu'il inspectait ses pièges. Son juron favori devint son nom d'usage. Suivant une pratique assez courante chez les Inuinnait, au moins au cours du 20e siècle, comme l'île n'avait jusque là pas de nom elle prit celui de son habitant principal. Il ne fut ainsi pas oublié et, lors de notre réunion, son souvenir fut évoqué avec beaucoup d'allégresse, comme toujours.

Ce nom ne figurait pourtant pas sur la carte établie par le Bureau toponymique, et les Ulukhaqtuurmiut crurent que je ne l'avais pas recueilli. On l'ajouta donc sur la carte. Je soupçonnais cependant qu'il ne s'agissait pas d'une simple omission. Après avoir vérifié dans mes archives qu'il figurait bien dans les documents transmis en 1992, j'écrivis dans le rapport à l'attention de Tom Andrews qu'il avait été demandé l'ajout du toponyme Kaksakar, qui semblait avoir été oublié lors de l'élaboration des cartes-épreuves. Comme je m'y attendais, il me répondit qu'il ne s'agissait pas d'un oubli mais bien d'un choix délibéré, motivé par le fait que la politique fédérale en matière de toponymes est aujourd'hui d'effacer tous les noms à connotation obscène ou potentiellement insultante pour une communauté, ethnique ou autre. Je répliquais que cet acte de censure morale me semblait injustifié, dans la mesure où il s'agit là d'un toponyme de type commémoratif — tout comme île Victoria ou baie du Prince Albert — qui n'insulte personne mais honore au contraire le porteur de ce nom. Aux dernières nouvelles, il semble hélas que l'on ait peu de chances de voir un jour Kaksakar inscrit sur les cartes de la région, en dépit du fait que, comme je le soulignais aussi dans ma réponse, seuls les Ulukhaqtuurmiut sont à même de faire le rapprochement entre Kaksakar et cock-sucker.

Au-delà de sa dimension comique, cet épisode révèle l'une des ambiguïtés de la reconnaissance officielle des toponymes autochtones. Elle est bien portée par une volonté politique de rendre aujourd'hui visibles d'autres discours sur le territoire, mais dans le cadre de règles et normes qui sont étrangères à ces discours. L'attitude est paradoxale dans la mesure où, au nom du respect d'un Autre qu'il ne faut pas offenser, on impose à cet Autre une lecture qui n'est pas la sienne de ses propres toponymes, et c'est cette lecture qui prévaut lorsqu'il s'agit de décider ce qu'il est acceptable ou non de reconnaître. On touche ici aux limites et aux contradictions de la posture «politiquement correcte». L'Autre reste subordonné aux valeurs morales de la société dominante (ici, euro-canadienne), quoi que l'on en dise.

4) Kangiryuaqtiaq ou Kangiryuaqtihuk?

La côte nord-ouest de l'île Victoria est entaillée par deux profondes baies: Kangiryuaq («la Grande baie») — baie du Prince Albert — et Kangiryuaqtiaq («la Petite grande baie») — baie de Minto—, en référence comparative à Kangiryuaq. Il s'agit de baies dont tout le monde connaît les noms inuinnait et anglais et qui ont été et sont encore des référents identitaires essentiels. Les Inuinnait de la région étaient en effet divisés en deux groupes, très liés mais néanmoins distincts: les Kangiryuarmiut qui vivaient sur et autour de Kangiryuaq, et les Kangiryuartiarmiut qui vivaient sur et autour de Kangiryuartiaq. Ces deux toponymes ne posaient donc a priori aucun problème. Ils sont mentionnés dans toute la littérature anthropologique concernant cette partie de l'Arctique, ainsi que dans de nombreux récits de missionnaires, de voyageurs, etc. Je les ai recueillis sous cette forme en 1991 et les ai entendus prononcés dans mille conversations quotidiennes au cours de mes séjours répétés à Holman, de 1980 à 2000.

Mais le 12 août 2003, alors que je disais _«Kangiryuartiaq», quelqu'un me reprit: «Kangiryuartihuk». Et tous répétèrent ce nom sous cette forme. Et ils le firent corriger sur la carte. Jimmy Memogana, qui a passé l'essentiel de sa vie adulte autour de Kangiryuartiaq / -tihuk et dont la connaissance en matière de toponymes (comme de tout ce qui relève du territoire) est incontestée, ne réagit pas. Étonnée, je procédai le lendemain à des sondages auprès d'autres aînés Kangiryuartiarmiut. Tous parlaient spontanément de Kangiryuartihuk. En août 2004, de nouveau à Holman, je procédai à une vérification plus systématique, qui confirma la nouvelle forme comme celle en usage. Sans que personne ne fit d'ailleurs remarquer qu'elle était nouvelle.

En l'espace de quelques années une mutation du nom s'est opérée, si ce n'est du sens du moins de la forme, ce qui signale la dynamique de la langue et du savoir toponymique. Cet exemple précis ne manque pas d'interpeller l'enquêteur oeuvrant pour l'officialisation des toponymes qui composent ce savoir. En effet, cette reconnaissance fige le corpus toponymique dans l'état où il se trouvait lors des enquêtes, et rompt le processus d'ajustements permanents de la tradition héritée aux usages du moment. Le recueil des toponymes des cultures orales dans le but de les officialiser et de les voir remplacer sur les cartes une toponymie allochtone menace ainsi, dans une certaine mesure, le savoir qu'il prétendait sauvegarder.

Certes, la comparaison des listes dressées depuis une trentaine d'années avec les diverses archives disponibles (cartes d'explorateurs et de baleiniers, carnets d'anthropologues et de missionnaires notamment) a révélé la remarquable stabilité des toponymes inuit. Mais elle ne concerne qu'une partie des corpus. Dans les séries toponymiques on observe, avec des variations régionales, une double dynamique à l'oeuvre: certains toponymes se maintiennent sur un temps très long, sans doute plusieurs siècles, tandis que d'autres ont une durée de vie beaucoup plus courte, de l'ordre de quatre à cinq générations. Si l'on insiste habituellement sur la stabilité du corpus, n'est-ce pas aussi parce qu'elle permet d'asseoir la qualité de la transmission dans les cultures orales, une qualité longtemps niée par les Occidentaux ? De la même façon, lorsque les Inuit doivent aujourd'hui choisir entre deux toponymes locaux désignant le même lieu, on observe qu'ils optent systématiquement pour le plus ancien, privilégiant ainsi la stabilité (le cas de Kangiryuaqtiaq / –tihuk est différent car il ne s'agit que d'une variation de forme). Mais ce conservatisme n'est-il pas surtout l'expression de l'inquiétude contemporaine quand à l'avenir des savoirs inuit traditionnels?

Il ne s'agit pas de dénoncer en bloc un processus d'officialisation et de consignation écrite dont l'importance, pour la culture inuit et les Inuit, est incontestable et unanimement reconnue. Mais cela n'interdit pas de souligner aussi les risques inhérents à cette politique, et le paradoxe dans lequel elle place ceux qui la soutiennent et la mettent en oeuvre au nom de la sauvegarde d'une culture qu'elle contribue à transformer en la figeant. Ce souci est d'ailleurs exprimé par certains aînés inuit eux-mêmes. Ils craignent que la transcription de leurs paroles transforme la dynamique normale de la tradition orale, fondée sur la qualité sélective de toute mémoire, et qu'elle détourne les jeunes de l'oralité et des interactions directes qu'elle implique au profit de l'écrit et de la transmission indirecte (voir Laugrand 2002: 100-101).

En examinant les voies alternatives empruntées par les Inuit, je souhaite dans la suite de cette note souligner les remises en question qu'elles nous imposent, au risque de nous déstabiliser. Il ne s'agit pas de condamner un certain type de projet de recherche ou de méthodologie au profit d'un autre, mais bien de susciter la réflexion par une série d'interrogations.

Les modalités de l'officialisation et les enquêtes toponymiques en question

D'après Lynn Peplinski, administratrice du Fonds Inuit pour le Patrimoine (Inuit Heritage Trust Inc., Iqaluit), la demande des Inuit se concentre sur la production locale de cartes sur lesquelles les toponymes en usage dans la communauté sont indiqués[8]. La carte est ici un outil au service d'une circulation interne et de la transmission intergénérationelle. En revanche, le processus de reconnaissance par l'État canadien, accompagné de la modification des toponymes indiqués sur les cartes officielles, est envisagé mais n'est pas une priorité. Dans les Territoires du Nord-Ouest, on note le même type d'attitude. Il est vrai que les cartes et notes de plusieurs enquêtes toponymiques menées dans les années 1980 et 1990 avec le concours du Bureau toponymique territorial dorment encore sur les étagères ou dans des cartons, à Yellowknife ou Igloolik.

Lassés de ces impasses, les Inuit auraient donc concentré leur énergie sur des projets à l'issue plus sûre, au service de leur intérêt direct. L'épisode de l'égarement et de l'oubli des cartes envoyées à Holman par Tom Andrews, que l'on peut certes attribuer à un simple hasard malheureux, peut aussi être considéré sous cet angle et interprété comme l'expression d'un certain désintérêt. La chercheuse qui s'est impliquée dans le tortueux parcours d'officialisation des toponymes inuinnait ne peut feindre d'ignorer cette désaffection. Même relative, elle pose évidemment question. Comment l'expliquer? On peut, certes, invoquer l'ampleur des problèmes quotidiens que doivent traiter les décideurs inuit à tous les niveaux. Mais on peut aussi rassembler les indices et examiner sous un autre angle les enquêtes toponymiques menées en Arctique inuit, en repartant du constat que la demande des Inuit porte davantage sur la production locale de cartes que sur la révision des cartes officielles (au 250 000ème et au 50 000ème) publiées par Ottawa.

Commençons par poser la question, classique en anthropologie, des règles du partage du savoir toponymique dans la société inuit. Serait-il possible que les toponymes, qui constituent une somme de savoir sur le territoire, n'aient pas vocation à circuler en dehors du cercle de la communauté qui les a en partage? Ne pourrait-il s'agir d'un savoir que l'on ne désire pas communiquer à l'extérieur, en raison même de sa richesse? Cette hypothèse de blocage, liée à une volonté de fermeture du territoire, est cependant peu vraisemblable. Elle entre en contradiction avec une longue tradition d'ouverture, aux explorateurs puis aux chercheurs. De plus, le savoir inscrit dans les toponymes n'est pas immédiatement accessible à l'étranger. Pour lui (ou elle), un toponyme inuit n'est qu'un nom sur la carte. Pour un(e) Inuk, c'est tout un univers mental, une représentation de l'espace et du territoire qui s'ouvre à lui (à elle) à travers le toponyme. Il faut, pour y accéder, non seulement comprendre la langue dans laquelle ces noms se disent mais encore les contextes environnementaux et sociaux spécifiques dans lesquels ils se déploient, les gestes de la vie quotidienne auxquels ils renvoient, l'histoire du groupe et ses mythes qu'ils évoquent. Ils sont aussi pétris d'un savoir géographique spécifique, de ses valeurs et de ses représentations. En d'autres termes, ils ne constituent pas un champ de savoir autonome aisément accessible. Quand bien même les Inuit ne voudraient pas partager ce savoir, le faire figurer, sous la forme de points nommés, sur des cartes manipulées par tous ne présente aucun danger.

Cette première direction n'étant guère fructueuse, revenons-en à ce qui se passe aujourd'hui dans les régions inuit du Nunavut et des Territoires du Nord-Ouest. Outre la production de cartes diffusées localement — le produit le plus populaire auprès des Inuit —, on voit se multiplier les atlas virtuels, en ligne ou sous forme de CD-Rom, dédiés à la présentation des territoires locaux à travers leurs lieux, ce qui inclut la toponymie. Ces publications sont souvent le résultat de projets élaborés localement, pour lesquels un ou des chercheurs «du sud» ont été embauchés par contrat. Au-delà d'une attitude pragmatique privilégiant la réponse à un besoin jugé prioritaire, ne peut-on voir dans ces choix la mise en oeuvre d'une stratégie alternative face aux blocages de la voie bureaucratique? Cette stratégie serait fondée sur un rapport à la carte différent de celui des Qablunaat.

Il me semble en effet que les Inuit n'accordent pas aux cartes officielles la même valeur que peuvent le faire les Occidentaux en général, et les géographes en particulier. Ces derniers, dans le cadre de la géographie radicale (1970-1985) puis de la géographie post-moderne et surtout post-coloniale, ont bien montré à quel point la carte était un instrument de pouvoir. Plus sûrement que le territoire lui-même, elle dit ce qu'il est. La «vérité» n'est pas sur le terrain, elle est dans la carte qui le représente. Dans les négociations territoriales, la carte est l'outil par excellence. Pour les Occidentaux que nous sommes, fils et filles de la modernité, c'est un document clef car il légitimise un discours, qu'il contribue à fonder en le faisant passer pour objectif, c'est à dire «vrai» dans notre tradition scientifique. Dans la quête pour la reconnaissance officielle du territoire inuit le changement des noms sur les cartes devient en conséquence un acte essentiel, au niveau politique et symbolique.

Cependant, pour les Inuit, cela est moins évident. La carte est certes un outil important et familier, utilisé au quotidien par ceux qui se déplacent sur le territoire, mais aussi par ceux qui en parlent dans le confort de leurs salons. Les cartes au 1/250 000ème publiées par le Ministère des ressources naturelles, des mines et de l'énergie font en effet partie de l'univers quotidien des Inuinnait, bien plus que de celui des Euro-canadiens. On les trouve autant affichées aux murs des bureaux que dans le fond des grub box des traîneaux ou à portée de main dans presque toutes les maisons au village. C'est avec une grande facilité qu'on les convoque, au cours d'une discussion, pour illustrer un propos, localiser sur le territoire, susciter la mémoire et de nouveaux récits. Cependant, ce n'est qu'un outil parmi d'autres, qui n'est pas au coeur d'un système de pouvoir et de domination du territoire et de ses habitants. De sorte que, face aux difficultés rencontrées pour parvenir à un changement effectif des noms sur les cartes publiées, la réponse peut être de se tourner vers d'autres solutions et de délaisser le champ géopolitique de la revendication d'une modification de la toponymie officielle.

Mais ces initiatives peuvent aussi être vues comme une stratégie: celle du pari d'un changement par la base plutôt que par le sommet de la pyramide du pouvoir. En multipliant les documents utilisant leur toponymie, les Inuit constituent progressivement une masse documentaire que les pouvoirs publics ne pourront un jour plus ignorer. En alternative aux contraintes et lenteurs bureaucratiques de la voie officielle, les Inuit tracent une voie parallèle, qu'ils contrôlent directement au niveau local et qui constitue une expression plus authentique de leur façon de faire, en misant sur le fait qu'elle finira par s'imposer. Ils procèdent ainsi par la suggestion et la pression indirecte: un mode bien inuit de faire en vérité, et qui pourrait en effet se révéler payant.

Dans une autre perspective, les publications du type atlas virtuels soulignent en outre que les toponymes s'inscrivent dans un ensemble cognitif dont on ne doit pas les séparer. Or, le processus officiel valorise le recueil de listes de noms, de points. Le savoir dont ces noms sont porteurs, par leur sens même ou en leur qualité d'objets mnémoniques, est négligé dans ce type de recueil. Même si ces informations connexes ont été notées lors de l'enquête, elles disparaissent ensuite dans le transfert des données et leur traitement sous forme de listes. Le document écrit ne peut alors prendre le relais de la transmission orale traditionnelle aujourd'hui en crise, alors que c'est cela que l'on attend de lui dans les villages. En revanche, les productions issues des projets mis en place par les Inuit, sous leurs diverses formes, incluent cette information qui est une partie intrinsèque du toponyme. Systématiquement recueillie, elle est au coeur même du projet de collecte. Si les noms sont importants, c'est surtout en leur qualité de concentrés de savoirs. C'est cela qu'il s'agit de mettre en valeur. Sur les cartes publiées localement sous l'égide du Fonds Inuit pour le Patrimoine, certaines informations connexes sont ainsi indiquées dans la marge.

Aussi, si les Inuit reconnaissent la nécessité du processus d'officialisation et acceptent avec enthousiasme de contribuer aux enquêtes menées dans ce but, ce n'est pas le type de projet qu'eux-mêmes privilégient lorsqu'ils en ont l'initiative. La segmentation du savoir induite par les enquêtes toponymiques «pures» ne peut leur convenir, car elle contredit leur propre vision holiste de tout savoir. Leur préférence va aux projets plus locaux en termes d'échelle, mais plus englobants en termes de savoirs recueillis.

Ces projets locaux remettent par ailleurs en question la méthodologie de l'enquêteur toponymique «classique». Celui-ci (ou celle-ci) travaille d'abord à partir des cartes et impose par là même une échelle — le 1/250 000ème ou le 1/50 000ème selon ce qui est disponible — qui limite le champ du visible, de l'identifiable: la lecture du terrain à la micro-échelle y est difficilement enregistrable. Même quand les Inuit la mentionnent, comment isoler sur la carte une grosse pierre, une marque dans le sol, 1 m2 au pied d'un talus?[9] On privilégie ici une couverture spatiale la plus large possible. En revanche, les recherches mises en place par les Inuit privilégient une approche par le terrain, sur le terrain, en prise directe avec le territoire dont on veut transcrire la mémoire. On travaille alors moins en salle qu'en plein air. Ces recueils «de plein vent»[10] s'organisent tous peu ou prou sur le même modèle. On ne travaille plus à l'échelle du territoire connu par la somme des habitants d'un village, et originaires de divers groupes et de diverses parties de ce territoire, mais à l'échelle du territoire habité traditionnellement par un seul de ces groupes. Toutes les personnes âgées originaires d'un même territoire et impliquées dans la transmission du savoir, celles que l'on identifie comme assumant leur rôle d'aînés, sont réunies: ce sont elles qui seront les experts dans le projet, les savants détenteurs de l'information que l'on veut recueillir pour la mieux transmettre et préserver. On identifie ensuite avec elles, éventuellement avec l'aide d'un archéologue et/ou d'un anthropologue, quelques lieux particulièrement importants de ce territoire. En général, il s'agit de camps habités régulièrement chaque année, ou de lieux occupant une place particulière dans la tradition orale, mais aussi des premiers postes de traites ou de baies d'hivernage des bateaux des baleiniers: les lieux des premiers contacts prolongés avec les Qablunaat, avec l'Autre. Ensuite, on organise le transport du groupe sur ces lieux, le plus souvent en été pour des raisons météorologiques. Le déplacement peut ne durer qu'une journée, ou s'étaler sur plusieurs jours. On prend alors le temps de monter le camp et de renouer avec la vie d'autrefois, sur les lieux d'autrefois.

Le fait que le coût de telles opérations, qui alourdissent considérablement les budgets, ne soit pas un obstacle rédhibitoire signale l'importance que les Inuit accordent à la mise en contexte spatial, et le pouvoir qu'ils reconnaissent aux lieux. Le postulat est que la mémoire ne se réactive jamais aussi bien que sur les lieux auxquels elle est associée, comme s'ils restaient eux-mêmes porteurs d'une partie de cette mémoire, qui ne peut pleinement s'exprimer ailleurs. Murielle Nagy (2002: 195-197), dans ses recherches sur la façon dont les Inuvialuit évoquent leurs premiers souvenirs, souligne bien cette dimension spatiale de la mémoire, dont la réactivation s'ancre plus souvent sur des lieux que sur du temps. Pendant cette équipée, on filme, on enregistre, on photographie, on note tout ce que disent les aînés, chacune de leurs paroles est fidèlement, on serait tenté de dire religieusement, mise en mémoire sous toutes les formes possibles: écrite, audio, visuelle, audio-visuelle. Sur les lieux, c'est la micro-géographie qui est privilégiée: celle de la vie quotidienne au camp, de fait surtout élaborée et vécue par les femmes. Cette géographie s'est construite dans les multiples allers-retours entre la maison (qu'il s'agisse de la tente ou de l'iglou) et divers lieux-ressources: cache où l'on stocke la graisse de phoque pour qu'elle se transforme en huile, cache à viande, berge où l'on puise l'eau potable, grève où l'on récupère en été ces morceaux de glace de la banquise disloquée dont on tire une eau délicieuse, lac où l'on découpe des blocs de glace à faire fondre en hiver, pieds de versants où l'on cueille des baies, talus où l'on coupe des branchages pour la banquette, aire où poussent certains végétaux nécessaires à la vie quotidienne ou au soin de diverses affections, plage où l'on ramasse du bois flotté, etc. Dans ce processus, est révélée toute une série de noms de lieux qui, englobés dans le lieu principal, n'apparaîtraient pas dans le cadre d'un travail «de cabinet» fondé sur la carte. Ces opérations rappellent que la carte n'est pas le terrain et ne peut s'y substituer, ce que nous — enquêteurs toponymiques «classiques» — risquons toujours, inconsciemment, d'oublier ou du moins d'occulter.

Mais plus fondamentalement, ce que les Inuit cherchent à créer avec ces déplacements sur le territoire, ce sont les conditions idéales d'un partage du savoir, soit de la réactivation de tout son sens car le savoir est fait pour être partagé, comme le rappellent fréquemment les aînés. En dehors de son partage le savoir inuit (inuit qaujimajatuqangit) existe bien sûr, mais il ne s'épanouit pas. Ce partage peut cependant aussi se produire hors d'une mise en contexte spatial, comme en témoigne la réunion du 12 août 2003 à Holman — preuve que l'on aurait tort d'opposer trop nettement les deux types de situation. La tradition circulait, se disait et s'inscrivait dans les mémoires des plus jeunes, se partageait non seulement entre générations mais aussi entre adultes plus ou moins du même âge, discutant tel ou tel incident, échangeant leurs souvenirs mais aussi leurs connaissances quant à telle configuration topographique, tel passage dangereux ou au contraire sûr, etc. Le support de la carte était l'occasion d'une réactivation du savoir du territoire donné à entendre pour que l'on s'en empare – un savoir transmis non pas en actes mais en mots. C'est aussi cela que les Ulukhaqtuurmiut présents retinrent de cette soirée et rapportèrent aux autres dans les jours suivants.

Dans cette perspective, le recueil des savoirs inuit, et notamment des toponymes, place chercheurs et Inuit dans une situation contradictoire, comme ne manque pas de le remarquer Frédéric Laugrand (2002). En effet, qui dit recueil dit écriture, archivage, mémorisation sous forme pérenne pour les générations futures. Or une fois que c'est écrit, il n'y a plus besoin de recueillir : c'est fait pour toujours. Dans une perspective occidentale, le document écrit rend théoriquement inutile toute transmission orale. Or, l'absence de transmission orale fait perdre son sens au savoir inuit, qui n'existe pleinement, ne prend tout son sens, que dans l'interaction directe du partage du geste ou de la parole. C'est là l'enjeu majeur de tous les projets de sauvegarde de la tradition orale : comment l'écrire, seul moyen de la «sauver», sans la trahir en la figeant? Me fondant sur mon expérience, il me semble que la solution réside dans la production de documents pouvant servir de supports à un partage toujours à recommencer, plutôt qu'à des études complètes conçues pour se passer de tout complément. Paradoxalement par rapport aux propos qui précèdent, la carte officielle où seuls apparaissent les toponymes, sans aucune information connexe, constitue un support idéal.

Conclusion: que faire?

Revenons à l'ambiance dans laquelle se déroula la réunion du 12 août 2003. Les rires fusaient souvent, que ce soit au souvenir d'un incident mémorable que rappelait un toponyme, ou à l'occasion de jeux de mots sur les noms des lieux, expression d'une grande familiarité avec le territoire. Au delà de ces rires ponctuels, c'est bien toute la réunion qui baignait dans une atmosphère de grande gaieté. Le partage du savoir y était pour beaucoup. Mais il y avait aussi une réelle excitation — comme en témoignent les images filmées au cours de la réunion — liée à la fierté de voir, concrètement, les toponymes inuinnait se substituer sur la carte au vide omniprésent — symbole du «désert blanc» — et aux quelques toponymes allochtones. Il s'agissait bien d'une victoire, culturelle mais aussi politique.

Il serait donc absurde de conclure cette réflexion par une condamnation en bloc ou une recommandation de l'abandon des efforts entrepris pour la reconnaissance officielle des toponymes inuit. Les Inuit sont de plus de grands utilisateurs de cartes topographiques et, dans ce contexte, l'inscription sur ces documents de leurs propres toponymes est une étape cruciale dans le processus de réappropriation d'un territoire longtemps confisqué, au niveau politique et symbolique. Mais il nous faut sans doute admettre que cela restera un projet surtout porté par les Qablunaat, les Inuit dirigeant plutôt leurs efforts de recherche vers d'autres voies. Plutôt que de voir cette divergence comme un problème, il me semble plus juste de la considérer en termes de complémentarités, chacun oeuvrant suivant diverses modalités pour la même reconnaissance in fine. L'officialisation des toponymes inuit, pour longue et difficile qu'elle soit, n'en demeure pas moins un projet essentiel dans le cadre de la reconnaissance toujours en cours de leurs droits politiques et territoriaux. Pour être absolument nécessaire et reconnu comme tel par les Inuit eux-mêmes, ce projet n'en est pas pour autant central dans leur démarche de préservation sous une forme vivante de leurs savoirs propres.