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Cette publication bilingue, illustrée par des dessins originaux, propose un ensemble de lettres inédites. Écrites au tout début du 20e siècle, elles émanent des premiers convertis inuit, au moment où le message chrétien se propageait, d’un campement inuit à l’autre, dans la région sud de la Terre de Baffin (l’actuelle région Uqqurmiut au Nunavut). Ces lettres suivent de peu l’arrivée d’un missionnaire bien connu, le Révérend E.J. Peck, qui appartenait à la Church Missionnary Society. Les Inuit le surnommeront Uqammak 'celui qui s’exprime avec aisance.' En 1894, le révérend Peck ouvre une mission et une école à Uumanarjuaq (Blackhead Island), mais les premiers baptêmes ne seront célébrés que sept ans plus tard, une période au cours de laquelle quelques Inuit, convaincus de l’existence de Dieu, de Jésus et du Saint Esprit, manifestent une telle ferveur que les missionnaires les encouragent à assurer, en leur absence, les prêches et les confessions. Ce sont les témoignages de ces premiers convertis, hommes et femmes, qui sont rassemblés dans l’ouvrage. Leurs auteurs s’adressent à Peck qui, affecté en 1905 à de nouvelles responsabilités, ne reviendra pas à Uumanarjuaq. Il entretiendra cependant, avec les convertis, une correspondance régulière jusqu’à sa mort en 1924. Parmi les rédacteurs les plus assidus, figurent les leaders Peter Tulugarjuaq et Luke Killaapik, leurs femmes Maria et Siimi, ainsi que Aatami Naullaq et Mary, une Inuk de Kimmirut.

Les lettres qui nous sont proposées ont été rédigées en syllabaire, un système qui avait fait ses preuves chez les Cris et les Objiwe, et que Peck avait introduit chez les Inuit, dès son arrivée. Rapidement assimilé en raison de sa relative maniabilité et de son caractère ludique, le syllabaire s’est avéré être un outil extrêmement performant dont les missionnaires ont su tirer bénéfice. Il a sans conteste favorisé la rapide diffusion du message chrétien, notamment grâce aux femmes qui l’enseignaient à leurs enfants, et à leur entourage, en l’absence des hommes partis à la chasse. Composé d’un ensemble de graphèmes représentant une consonne suivie d’une voyelle et de trois graphèmes correspondant aux trois phonèmes vocaliques de l’inuktitut, le syllabaire est encore aujourd’hui utilisé. L’ajout de diacritiques, placés en exposant pour représenter les consonnes finales, lui a récemment conféré de la précision. Il est important de souligner que les lettres, dont quelques exemples nous sont donnés à voir, sont dépourvues de tout signe diacritique. La lecture en est donc malaisée. Nous devons rendre hommage à Makki Kakkik, à la fois pour le délicat exercice de transcription effectué, ainsi que pour la traduction, car la langue du tout début du siècle n’était pas, au plan lexical, celle qui est actuellement parlée par la jeune génération.

Des textes de Frédéric Laugrand et de Jarich Oosten, enrichis par des témoignages recueillis auprès d’un groupe de cinq aînés, introduisent le lecteur au contexte historique et idéologique de cette époque troublée. Nous mesurons à quel point, dans le sud de la Terre de Baffin, le début du 20e siècle fut une période d’effervescence de la pensée. Certains, parmi les Inuit, considéraient qu’ils devaient rester fidèles aux valeurs du chamanisme, d’autres souhaitaient au contraire rompre avec une vision du monde devenue oppressante. Pour expliquer, en partie, les choix des convertis, les auteurs soulignent qu’un ensemble de valeurs et de représentations se sont avérées communes au chamanisme et au christianisme, en particulier la pratique de la confession et la croyance en une , voisine de l’idée de régénération, cette dernière étant centrale dans le chamanisme inuit. Les lettres donnent un aperçu, assez juste semble-t-il, du processus de l’évangélisation depuis la réception du message chrétien et la compréhension qu’en avaient les Inuit jusqu’au rôle majeur joué par les leaders et par les femmes.

Cinq grands thèmes traversent l’ensemble des lettres: la ferveur et le renoncement au péché, la reconnaissance envers Dieu, l’engagement auprès de Peck et auprès des autres missionnaires, la vie au quotidien, et le dénuement matériel dont souffraient, à cette époque et en cette région, les Inuit. Le lecteur sera sensible à la structure répétitive des écrits, l’une des caractéristiques de l’oralité. Les auteurs donnent tout autant à qu’à lire, ne serait-ce que par les effets de redondance et les discours en boucle. Souvent émouvantes, les lettres évoquent avec retenue les drames consécutifs à l’absence de gibier et à la maladie. En revanche, elles expriment sans retenue l’affection éprouvée pour Peck. Familièrement interpellé, les auteurs lui disent à quel point il est estimé, ce qui est souvent rendu en anglais par , la base verbale nagli- précisant qu’il s’agit d’un amour protecteur, constamment soucieux du bien-être de l’autre.

Cet ouvrage est très stimulant ne serait-ce que par le contenu du message chrétien tel que présenté aux Inuit, et ne serait-ce qu’en raison du nombre de passages prêtant à l’interprétation. Que signifiait tel ou tel auteur lorsqu’il écrivait: (p. 88), ou encore (p. 92), ou encore I hate you and do not respect you, that is what Satan wants (94).

Partie intégrante du programme de recherche Oral Traditions Project du Collège Nunavut de l'Arctique, cette publication de grand format nous offre des matériaux inédits, tirés pour la plupart des Archives nationales du Canada et de celles de l’Église anglicane du Canada (General Synod Archives); à cet ensemble s’ajoutent 65 dessins de commande illustrant la vie quotidienne. Ce très bel ouvrage collectif contient de précieux témoignages sur une période-charnière de l’histoire des Inuit, il a en outre le mérite de faire entendre une parole au moment de son passage à l’écrit.