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Introduction

Les Tchouktches se nomment eux-mêmes Ləgʔoravetlʔat (‘Vrais Humains’). Ils constituent une petite ethnie de quelques 15 000 personnes dont environ les deux tiers vivent dans la Région Autonome de Tchoukotka, à l’extrême nord-est du continent eurasiatique, face à l’Alaska. Les uns pratiquent l’élevage du renne dans la toundra au contact d’Evènes, d’autres la chasse aux mammifères marins comme leurs voisins Yupiget. Quelques milliers de Tchouktches vivent en Iakoutie et au Kamtchatka. La pénétration des cosaques russes en Tchoukotka au milieu du 17e siècle ne s’est pas faite sans violences. Selon Bogoras (1904-1909: 686) «un grand nombre d’autochtones furent exterminés par les conquérants […]. Les autochtones se défendirent avec le courage du désespoir» (ma traduction). Cependant les Tchouktches refusèrent toujours de verser l’impôt en nature, de se convertir à la religion orthodoxe et d’adopter des noms russes.

La langue tchouktche est apparentée aux langues koriak, kerek et, peut-être, itelmène. Bogoras (1922) dans le premier tiers du 20e siècle, puis Skorik (1961, 1977), l'ont décrite. On a eu tendance à considérer leurs descriptions comme une norme, laquelle s'est imposée avec l'introduction de l'enseignement, de la presse, de la radio et de la télévision. Skorik a à ce point influé sur les esprits, y compris sur ceux des connaisseurs locaux, que ceux-ci ont longtemps qualifié d'anormaux et d'incorrects des phénomènes qui sont pourtant largement utilisés par les locuteurs et notamment par les conteurs et écrivains. Il faut dire que les pédagogues locaux croient bien faire en acceptant une norme, ce qui à leur avis doit donner un statut de bienséance, d'universalité, à leur langue. Mais ce faisant ils acceptent sans discuter une dévaluation de la richesse et de la variété de cette langue.

On trouve dans la langue tchouktche des variantes locales (phonèmes, lexique), sans qu’on puisse parler de dialectes. Vers 1930 une écriture a été créée, remaniée jusque dans les années cinquante. Vers 1950 les autochtones parlaient encore tous leur langue. Aujourd’hui le processus d’extinction de la langue paraît irréversible (Tegret 1995). Les efforts de l’écrivain Rytkhéou et d’autres auteurs pour créer une langue littéraire restent vains: le lecteur disparaît. Il n’est pas possible de dresser un tableau complet de la langue tchouktche dans le cadre d’un seul article. Nous donnerons ici des éléments de base.

Description générale

Les consonnes[1]

Occlusives: p t k q ʔ. Nasales: m n ŋ. Vibrante: r. Fricatives: s, ɣ. Semi-consonnes: w j. Latérale: l. Par commodité nous noterons g pour ɣ, et v pour w.

Les voyelles (i, u, e, o, ə, a)

Nous rendons par ə la voyelle neutre (en français petit) et la voyelle centrale (en russe sən, ‘le fils’). La voyelle neutre /ə/ est utilisée en épenthèse: elle permet d’éviter l’accumulation de consonnes. Les phonèmes i, e, et j après voyelle peuvent aussi être épenthétiques. A l’absolutif la voyelle finale est parfois réduite: təkgə ‘phoque commun’ (radical təkga-). L’apocope de la voyelle finale dans certaines classes de mots est courante: gəmnin ‘mon’ (rad. gəmnine-), etc. L’aphérèse se rencontre aussi: miml-/iml- ‘eau’. Un t- prothétique apparaît parfois devant un arrêt glottal à l’initiale: tʔivetək (rad. ʔiv-)[2] ‘se renforcer’.

L’harmonie vocalique

Les faibles /e i u/ deviennent fortes /a e o/ au contact de ces dernières en cas d’affixation, etc. Les deux e devaient noter deux phonèmes différents. Leur seul vestige aujourd’hui est leur rôle dans l’harmonie vocalique. La voyelle /ə/ est selon les morphèmes faible ou forte. Les exceptions à l’harmonie vocalique sont plus fréquentes qu’on ne l’a dit. Bogoras (1937: viii) note déjà que «certaines conjonctions, interjections et adverbes n’obéissent pas à l’harmonie vocalique». Il existe des mots présentant les deux vocalismes comme gəsurmən/gəsormən ‘rivage’; qelguk/qalgok ‘s’enrouer’. En outre:

  1. Dans des formes expressives le phonème /o/, usuellement fort, n’agit pas sur les faibles: Tumg.o.j! ‘Ami!’ (de tumgə-).

  2. Au contact de jod, /ə/ se réalise /i/: Velvə- ‘corbeau’/valvi.jŋ.ən ‘grand corbeau’. Le suffixe augmentatif –jŋ- est fort.

  3. Parfois un mot faible, ici sig.jurgəlʔ.u ‘très méchant’, peut être contaminé par la proximité immédiate de mots de vocalisme fort, comme s’il faisait un tout avec eux:

  1. L’emploi du vocalisme fort en place du faible peut résulter d’une volonté d’emphase:

Jərk- ‘doux’ et uvikit ‘corps’ sont tous deux de vocalisme faible. Une informatrice sent ici une volonté d’exaltation du corps féminin. La forme faible attendue jərk-uvikit lui paraît sans relief si l’on prend en considération l’intention de l’auteur. Dans la suite de l’exposé les données apparaîtront sans que soient précisées systématiquement les deux formes de vocalisme.

Le genre et le parler féminin

Il n’existe qu’un genre grammatical: ətlon ‘il, elle’; pela.nen ‘il (elle) le (la) laissa’. La langue a élaboré deux parlers parallèles, celui des hommes et celui des femmes: la réalisation de certains phonèmes donne l’impression de deux idiomes distincts. Les principales modifications sont les suivantes. Aux phonèmes masculins r, s, sv, rg, sg, rk correspond ts féminin: esveragərgən/etseragətsən ‘on espère que’. En position finale r devient t: kerker/ketset ‘combinaison féminine’. Avec l’instauration d’une norme, d’une écriture et de textes imprimés, d’un système scolaire, et sous la pression des médias, le parler féminin cède la place au seul parler masculin.

Emprunts et mots communs

Les emprunts restent limités. Le locuteur crée aisément des néologismes: riŋeneŋ ‘avion’ (riŋe- ‘voler’, suffixe -neŋ ‘engin’). Le lexique présente une grande variété: espace, temps, toundra, mer, monde marin, phénomènes météorologiques. Près de 200 mots désignent le renne: robe, bois, renne domestique, sauvage, boiteux, entravé, châtré, faon, femelle, renne de trait, de course, etc. Le vocabulaire lié aux croyances, rites et coutumes est très vaste également: mort volontaire, questionnement du défunt sur ses volontés, etc. Des mots sont communs à la langue des Tchouktches et à celle des Yupiget: retemət ‘toits’, rəpeŋə ‘marteau’, əpalgən ‘gras figé’, jokvajo ‘eider’, jejvel ‘orphelin’, qaŋar ‘neige molle’, etc. Certains phénomènes sont communs aux deux langues (genre unique, construction ergative, éléments de polysynthèse, etc.).

Le mot et sa racine

Les mots ont une existence autonome: noms, verbes, adjectifs, adverbes, démonstratifs, postpositions, numéraux, conjonctions. Réduit à son radical, le mot se combine avec des affixes et d’autres radicaux:

L’autonomie des mots, fléchis ou non, n’exclut pas l’usage de postpositions:

Une langue polysynthétique

Le locuteur combine, à son gré et pour un usage momentané, un radical ou plusieurs avec un ou plusieurs affixes. Les affixes entrent dans la formation de verbes, de déverbaux et autres noms, pronoms, adjectifs, participes, adverbes, comparatifs, etc. Les affixes lexicaux correspondent en français à des verbes (‘ôter, aller, sembler’, etc.), à des adverbes (‘un peu, très’, etc.), à des noms (instrument, lieu, etc.), à des adjectifs (‘petit, énorme’, etc.). L’affixe rend les nuances augmentative, diminutive, péjorative, méliorative, le degré d’intensité de l’action, etc. Leur emploi dépend de la volonté du locuteur. On compte plus de 400 affixes (non compris ceux de la flexion verbale), dont 250 à 300 suffixes et 50 préfixes. Nombre d’affixes sont polysémiques. Par exemple, le suffixe -tku- entre dans la formation et la conjugaison de verbes. Il est aussi mélioratif et marque du pluriel: ŋinqej.ə.tku.tku.t ‘Beaucoup de gentils garçons’ (ŋinqej ‘garçon’). Le pluriel en -t se surajoute facultativement. L’affixe peut faire office de postposition: Joro.səko ‘à l’intérieur de la tente intérieure’ (joro- ‘tente intérieure’, -səko ‘à l’intérieur de’).

Le circonfixe se compose de deux éléments situés de part et d’autre du radical. On compte des dizaines de ces affixes complexes. Ils entrent dans la formation d’adjectifs, d’adverbes, de numéraux, de formes négatives, de comparatifs et superlatifs, de converbes, etc. Ils peuvent s’associer à d’autres affixes. Un circonfixe négatif (ici a-/-ke) peut ne porter que sur le premier de deux éléments:

L’incorporation résulte de la combinaison, pour un besoin momentané, de deux ou plusieurs radicaux. L’incorporation permet de constituer des unités syntaxiques, notamment des mots phrases. Toutes les composantes du discours peuvent entrer dans ce genre de combinaison, c'est-à-dire incorporer une ou plusieurs composantes ou leur être incorporées. En principe un élément d’un ensemble incorporé qualifie le suivant. Par exemple adverbe + verbe. Cet ordre n’est pas intangible. Le mot se construit parfois pendant le discours: Nə.keŋkelet-kit.qin ‘il descendait un peu’ (dur.’descendre-un peu’.3sg; kitkit ‘un peu’). Quelques autres cas:

Ces combinaisons n’ont pas un caractère obligatoire, s’il décompose l’ensemble en ses différents éléments, le locuteur met chacun d’entre eux en relief:

L’adjectif s’incorpore souvent au nom, ce qui permet de faire l’économie de sa déclinaison:

Le nom, incorporé au verbe sans indice casuel, joue selon les cas le rôle de sujet: levtə-lqut.gʔi ‘sa tête se leva’ (levtə- ‘tête’, -lqut- ‘se lever’), ou d’objet, de complément de nom, de cause, de manière, de lieu, etc.: Ga.ra-nto.len ‘il sortit de la yarangue’ (passé ga-/-len, -ra- ‘yarangue’, -nto- ‘sortir’).

L’interrogatif peut être incorporé à un verbe en forme de déverbal:

On trouve aussi des ensembles figés par l’usage, comme qaanmatək ‘abattre des rennes selon le rite’ (qaa- ‘renne’, -nm-‘abattre’, -at- formant verbal, -k de l’infinitif). Cet ensemble peut à nouveau s’incorporer. Dans l’exemple qui suit, l’élément qaa- a gardé assez d’autonomie pour que porte sur lui seul l’élément supplémentaire asʔa- ‘gras’:

Le verbe

Le verbe joue un rôle prépondérant dans la phrase avec ses formes fléchies, ses tours avec auxiliaires, sa facilité à incorporer son sujet et ses compléments ou à s’incorporer lui-même. Ses participes et ses converbes peuvent faire fonction de prédicats dans des propositions dépendantes et indépendantes. Il n’a pourtant pas le monopole de la prédication. Exemple de formation du verbe: migsir ‘travail’ migsir.et.ə.k ‘travailler’ (intrans.) rə.migsir.ev.ə.k (transitif) ‘travailler quelque chose, faire travailler quelqu’un’. Les temps et mode du verbe sont polyvalents.

L’infinitif

L’infinitif (suffixe -k) indique parfois le but:

Le suffixe -k permet aussi la formation de converbes. Les converbes en -nvo et -gtə peuvent à l’occasion faire fonction d’infinitif:

Le présent progressif

Le présent progressif (suffixe -rkə-) rend:

  • une action en cours: ekvetə.rkə.t ‘ils partent’ (ekvetək ‘partir’).

  • un passé en préparation: ekvetə.rkə.t ‘ils se préparaient à partir’.

  • un futur proche: tə.nmə.rkən.e.gət ‘je vais te tuer’ (tə-/-tək ‘je te’, -nmə- ‘tuer’).

Le présent duratif

Le présent duratif (circonfixe nə-/-qen de la 3sg) sert aussi de passé narratif:

Il peut avoir une valeur de passé accompli avec nuance de durée:

Le passé accompli

Le passé accompli indique que l’action peut ne pas avoir été menée à son terme:

Un affixe apporte parfois un changement qualitatif du temps du verbe. Ainsi la combinaison préfixe intensif lge- + inchoatif -ŋŋo change ce passé accompli en un futur:

La combinaison -rʔo- (procès de l’action) + -ŋŋo- inchoatif change ce passé en un présent:

Le suffixe lexical -tve devenir fait de l’accompli un inaccompli:

Le passé fini

Dans le passé fini, l’action a été menée à son terme (circonfixe ge-/-lin de la 3sg): Ge.ttet.lin ‘il est monté’ (et il est peut-être déjà redescendu). Ce temps est aussi celui du passé dans le passé: ga.qametva.len ‘il avait (déjà) mangé’. L’insertion du suffixe inchoatif -ŋŋo change un passé fini en un passé inaccompli:

Avec la particule intensive anə, le passé fini rend l’inaccompli: Anə ga.qametva.len ‘Il mangeait, mangeait!’

Ce passé rend aussi l’inaccompli dans un passé lointain:

Le futur accompli

Associé à la particule incitative masənan le futur a valeur d’impératif:

Le futur inaccompli

L’impératif-virtuel

L’impératif-virtuel possède un champ d’application assez large. Il exprime un futur proche:

La particule incitative opopə comporte l’idée de ‘devoir’:

La particule masənan apporte une nuance de choix personnel:

Le converbe en ga-/-a peut faire office d’impératif-virtuel: ga.nto.ta! ‘Sors!’ (nto- ‘sortir’).

Enfin, l’impératif est le mode lié à la négation du verbe.

Le verbe intransitif et la tournure nominative (sujet à l’absolutif)

Verbe transitif et construction ergative (agent à l’ergatif, patient à l’absolutif)

La flexion du verbe transitif est assez encombrante: chaque temps de chaque mode a 28 formes. A chaque personne du sujet correspondent plusieurs personnes de l’objet (‘je te, je le, je vous, je les; il me, il te, il le, il nous, il vous, il les’, etc.). Par exemple:

Quelques verbes admettent les constructions nominative et ergative, comme ʔatsak ‘attendre’, vinretək ‘aider’. Un verbe transitif devient intransitif quand il incorpore son objet:

Le verbe reste transitif quand il incorpore un adverbe ou un autre verbe:

Un verbe transitif peut refléter le pluriel de l’objet d’un autre verbe:

L’absence de référence par le locuteur au nombre du patient n’a rien d’étonnant. Ici la référence au patient pluriel est au singulier:

Le verbe transitif à valeur intransitive traduit une volonté du sujet d’agir sur l’objet:

Dans une phrase à plusieurs compléments on recrée des transitifs sur d’autres transitifs:

Certains verbes intransitifs peuvent se construire transitivement. Le verbe vakʔo.k ‘s’asseoir’: Vakʔo.nen ətləgən ‘elle s’assit sur son père’ (litt. ‘elle assit son père’). C’est aussi le cas de verbes de mouvement tels lejvək ‘marcher’, qətək ‘aller’, etc.: ŋəto.nen ‘elle sortit au devant de lui’ (litt. ‘elle le sortit’).

Les verbes auxiliaires

À côté du verbe simple qui effectue un simple constat, les auxiliaires évoquent, associés à des formes verbales figées (FVF), une action non limitée dans le temps et l’espace:

Les auxiliaires portent les marques du temps, du nombre et des personnes. Ils permettent de former un verbe transitif complexe à partir d’un verbe intransitif: Tavtavatək ‘aboyer’ tavtavo ləŋək (adverbe + auxiliaire) ‘aboyer après quelqu’un’ (transitif). Ils jouent aussi un rôle important dans l’expression de la négation. D’autres verbes que ceux qui ont été décrits servent d’auxiliaires, tel rəlik (rad. –nli-):

Le participe

Le participe (suf. -lʔ.) peut être prédicat d’une proposition indépendante : qametva.lʔ.ə.n ‘il mange’ (litt. ‘mangeant’, de qametva.k ‘manger’). Mieux que la forme fléchie du verbe, il souligne le procès de l’action:

Le participe négatif peut également se substituer à une forme fléchie du verbe: Luŋ.sisev.ə.l.ʔ.ə.n ‘Il ne comprenait pas’ (négation luŋ-, sisev.ə.k ‘comprendre’).

Le participe peut subir l’apocope de son suffixe :

L’affixation peut faire du participe une phrase :

L’incorporation peut donner le même résultat:

Le participe peut conférer au verbe les nuances de souhait et de devoir. Ici le devoir:

Le participe peut exprimer le but:

Le participe peut recevoir un affixe qui porte logiquement sur un autre élément de la phrase:

Le participe nominal exprime la possession:

Le participe adjectival (partA) insiste sur la permanence d’un état:

Il existe aussi un participe adverbial.

Le passif

Le passif (suf.-jo) souligne le procès. L’agent du passif est à l’instrumental ou au possessif:

Un possessif et un instrumental peuvent parfois s’associer comme agents du passif:

Le passif peut être sujet (actant) de la phrase:

Des verbes intransitifs ont un passif. Ici vetsatvak ‘être debout’:

Les formes figées du verbe, du nom, de l’adjectif, de l’adverbe

Les formes figées du verbe (FVF, converbes /gérondifs/) servent de prédicats non seulement dans des propositions dépendantes, mais aussi, pour nombre d’entre elles, dans des propositions indépendantes. Elles s’y substituent aux formes fléchies du verbe. Les FVF expriment le temps, le but, la cause, la cause péjorative, la manière, la conséquence, la concession, la condition, la mesure ou l’excès. Elles rendent la simple négation, servent d’impératif et d’infinitif, expriment l’idée de devoir ou de ne pas devoir, le fait de pouvoir ou de ne pas pouvoir. Les indications sur le mode, le temps, le nombre et la personne sont fournies par l’auxiliaire. Une vingtaine de FVF ont été décrites (Skorik 1977: 126). En fait, elles sont beaucoup plus nombreuses et, de plus, nombre d’entre elles sont polysémiques. Ainsi le suffixe -k entre dans la formation des FVF de temps passé, de temps simultané, de cause, de manière, de but et de condition.

Des FVF de temps remplacent les formes verbales fonctionnant avec des conjonctions de sens ‘quand, dès que, chaque fois que’, etc. Parfois le locuteur a le choix entre divers affixes (circonfixes, suffixes, préfixes):

La FVF de temps simultané en -ma peut prendre la forme d’un adjectif (avec suffixe -ken):

La FVF prédicative en ge-/-te (ga-/-ta) rend une action étalée dans le temps et l’espace au présent ou au passé duratif:

Des noms et verbes ont une FVF de comparatif:

La phrase peut être composée uniquement de FVF. Ici em-/-k du fait que, taŋ-/-ŋ pouvoir:

La forme nominale figée de cause (circonfixe em-/-te ‘du fait que’) exprime la possession: Em.ʔ.eqe-li.te ‘Du fait qu’elle avait de mauvais gants…’ (?eqe- ‘mauvais’, li- ‘gant’).

La forme adjectivale figée de cause (ici suffixe -a) exprime l’état: ʔomr.ə.sʔ.a ‘Du fait qu’il était le plus fort…’ (?omr- ‘fort’, -sʔ- suffixe de superlatif.)

Il existe aussi une forme adverbiale figée. Certaines formes verbales font fonction d’adverbes. Ainsi oratvak ‘durer longtemps’:

Le même avec l’intensif -ntat- prend le sens ‘longtemps après’ ou ‘à tout bout de champ’.

Dans son emploi impersonnel, le verbe se met à la troisième personne du singulier ou se présente sous une forme figée. Il désigne notamment des phénomènes météorologiques, reflétant parfois l’action de la nature sur l’homme:

Des noms, adjectifs, adverbes, verbes négatifs et affixes peuvent rendre l’idée de ‘pouvoir, afin de pouvoir, devoir, vouloir’. Ici ‘pouvoir’ avec le préfixe taŋ-:

Le préfixe négatif ʔaqa- ‘ne pas pouvoir’ permet de créer des formations négatives parallèles: ʔaqa.lajvə.jan ‘Ceux qui ne peuvent pas se déplacer’, etc.

La possession est exprimée par le suffixe possessif -in et les circonfixes ge-/-lin et ge-/-e mais le participe nominal en -lʔ.ə.n peut aussi l’indiquer:

Il existe des verbes interrogatifs, tels req.ə.k ‘faire quoi’, rə.req.ev.ə.k ‘faire quoi à quelqu’un’. Sur le radical r?e-/-req-/raŋ-/raq- ‘quoi’ on crée des interrogatifs avec affixes lexicaux:

A partir de ces affixes peuvent se créer de véritables familles de verbes interrogatifs. L’incorporation peut également donner lieu à la formation de verbes interrogatifs: Rʔe-jələk ‘donner quoi ?’ Rʔe-pirik ‘prendre quoi ?’

Le nom

Le nom se présente souvent à l’absolutif nanti du suffixe -n. Mais nombre de noms sont dépourvus d’affixe (ənjiv ‘oncle’, rərkə ‘morse’, qlavəl ‘homme’, etc).

La flexion nominale

Skorik (1961: 155-194) distingue trois paradigmes. En fait il s’agit plutôt d’un paradigme unique avec quelques variantes: les noms propres ont un suffixe spécifique qui remplace ceux du locatif, de l’ergatif-instrumental et du datif des autres noms. Seul l’absolutif a une marque de pluriel. Si le locuteur fléchit le nom, il n’est nullement tenu d’accorder avec lui les autres parties du discours. Le locuteur peut rendre les différentes fonctions du nom par incorporation et affixation. Les éléments incorporés, dépouillés de marqueurs, ne fournissent aucun indice de leurs rapports avec d’autres éléments de la phrase:

  • Objet intégré: taqʔa-nlʔatatə.lʔ.ə.t ‘Ils emportent les denrées’ (‘denrées-emporter’.part.e.pl).

  • Complément de nom intégré: qaa-lavət ‘tête de renne’ (qaa- ‘renne’, -lavət ‘tête’).

  • Locatif intégré: ga.jŋa-təmŋev.more ‘Nous nous sommes perdus dans le brouillard’ (passé. ‘brouillard-se perdre’.1pl), etc.

Skorik (1961: 156) recense huit cas outre l’absolutif. Le verbe intransitif régit des cas obliques: les verbes d’état demandent plutôt le locatif, les verbes de perception ou impliquant un déplacement régissent le datif/allatif, les verbes exprimant l’idée d’un mouvement ‘à partir de’ ou ‘à la surface de’ se construisent avec l’ablatif/vialis, les verbes impliquant le moyen ou le transport régissent l’instrumental qui sert d’ergatif et aussi de vialis. Il existe aussi un essif, cas de l’attribut, un orientatif et deux comitatifs. Jəŋenliqej (1970) ajoute un similaris (suffixe -mil/-mel):

L’absolutif est le cas du sujet du verbe intransitif et celui de l’objet du verbe transitif:

L’absolutif peut faire office de complément d’un nom à l’absolutif:

L’absolutif du déverbal en -gərgən peut être prédicat: Pagseŋ.gərgə.n! ‘C’est inquiétant!’ (litt. ‘Inquiétude !’). De pegsiŋetək ‘s’inquiéter’.

L’instrumental (suf. -e/-a) est usité avec les verbes ayant le sens de ‘pourvoir en’, ‘remplir de’, ‘nourrir de’, etc. L’agent du passif peut prendre la forme de l’instrumental. L’instrumental rend le moyen, le transport, la matière, la manière, la cause, le lieu. Des converbes présentent un suffixe d’instrumental. Le circonfixe de comitatif rə-/-lgav peut avoir une fonction d’instrumental:

L’instrumental-ergatif est la forme que prend le sujet (actant) du verbe transitif:

Le datif-allatif (suf. -gtə/-etə) fait fonction d’attributif, exprime sentiments et sensations, entre dans l’expression de phénomènes météorologiques. Il est complément de but et de temps. Comme allatif il traduit le mouvement. Il existe des converbes avec suffixe de datif.

L’ablatif/vialis (suf. -epə, -gəpə, -jpə). Skorik (1961: 162) distingue cinq usages de ce cas: provenance (origine), cause, matière dans laquelle est fait un objet, marque de la partie d’un tout subissant l’action, vialis. On peut isoler d’autres emplois de l’ablatif. Il exprime la cause, la matière. Il a un emploi de partitif. Il fait parfois fonction d’allatif, de locatif, d’instrumental, de comitatif, d’orientatif. Il établit entre les éléments de la phrase divers rapports qui correspondent en français aux prépositions ‘par, à travers, contre, à propos de, sous l’effet de’. Le redoublement de l’ablatif, comme celui des autres cas, sert de complément de nom:

Un nom à l’ablatif peut devenir adjectif :

Il existe une forme verbale figée de cause à suffixe d’ablatif :

Le locatif (suf. -k et variantes). Les noms en -səkun ‘intérieur de’ ont un locatif en -səku : uqqem.səku ‘à l’intérieur du plat’ (uqqem ‘plat’). De même les noms en -ləkun ‘parmi’ et -jekven ‘à travers’ ont un locatif en -ləku et en -jekve. Les pluriels en -tku.n ont un locatif en -tku.k: nəmə.tku.k ‘dans les villages’ (nəmnəm ‘village’).

Outre les fonctions usuelles (expression du lieu, du temps) et l’emploi de complément indirect avec certains verbes, le locatif est le cas du complément du comparatif, du superlatif et des postpositions. Par redoublement il est complément de nom: nəmnəm.ə.k velətkora.k ‘dans le magasin du village’ (velitkora- ‘magasin’). Il est aussi complément d’un nom à un autre cas:

L’accord surprend parfois. Ici un passif au locatif au lieu de l’instrumental attendu:

Dans cet exemple, on attend rəkəlvat.jo.ta s’accordant à l’instrumental avec jʔateŋ.a, et non rəkəlvat.jo.k accordé au locatif avec ivluttə.k ‘long bâton’ par contamination.

L’essif (suf. -u). Usité avec les verbes auxiliaires, avec perak ‘sembler’, jaak ‘se servir de’, etc., c’est le cas de l’attribut: etənv.o nə.pera.qen ‘il paraissait le maître’ (etənv- ‘maître’). Il correspond aussi à des expressions du type ‘en qualité de, en guise de, comme’.

De très nombreux verbes sont composés d’un adverbe avec suffixe d’essif et d’un verbe auxiliaire. Les verbes complexes de ce genre sont concurrents des verbes transitifs simples et des intransitifs. Ils permettent de multiplier les nuances.

Des déverbaux comme va.gərgə.n ‘vie’, de va.k ‘vivre’, gardent assez de leur caractère verbal pour admettre des attributs à l’essif:

Les comitatifs expriment l’accompagnement. Bogoras (1937: xxxiii) décrit deux comitatifs. L’un est formé à l’aide du circonfixe g(e)-/-e. Il met en relief l’action conjointe d’une personne avec une autre placée sur un plan d’égalité. L’autre est formé à l’aide du circonfixe g(a)-/-ma). Il donne le premier rôle à une personne par rapport à une autre. Le circonfixe r(ə)-/-lgav et ses variantes sert aussi assez fréquemment à l’expression de l’accompagnement:

L’accompagnement est aussi rendu par l’affixe ge-/-lin:

L’orientatif (suf. -gjit) correspond à des emplois prépositionnels de sens ‘d’après, selon, en se guidant sur, en fonction de, dans telle direction, face à, sous, au-dessus de, à, chez, à mon (ton, son) goût’. Ce suffixe entre en concurrence avec des adverbes-postpositions, ainsi qu’avec des formes casuelles, faisant office de locatif, d’instrumental, de datif. Ici de datif:

L’orientatif, ici avec le sens ‘au-dessus de’, admet le suffixe d’adjectif -kin:

L’accusatif n’existe pas. Aux procédés rencontrés plus haut d’exprimer l'objet ajoutons qu’en cas d’incorporation l’objet peut être double (objet logique incorporé au verbe transitif + objet grammatical):

De même, en cas d’affixation le verbe transitif peut avoir un double objet, l’un logique et l’autre grammatical:

La langue ne connaît pas non plus le génitif. La combinaison de certains radicaux permet de rendre le complément de nom. La construction du mot autorise l’expression de la relation complété-complément de façon originale, le complément de nom devenant objet:

La répétition de la forme personnelle établit aussi un tel rapport :

Le pluriel du nom

Le pluriel en -t: ətləg.ə.n ‘père’ pl. ətləg.ə.t. L’accord au pluriel reste souvent facultatif: nəmkəqin (ou amŋərootken) revəmrev ‘beaucoup de (ou huit) perdrix’ (revəmrev ‘perdrix’ singulier). Le pluriel revəmrev.ə.t est possible. Le pluriel en -t ne s’est imposé qu’à l’absolutif. Si l’on en juge d’après la langue koriak, ce suffixe était celui du duel. Pour l’expression du nombre on utilisait probablement des affixes encore en usage: -jv-, -sa-, -giniv, -jan(v), -jərʔən, -mkən, etc. Le locuteur peut choisir entre un des pluriels lexicaux et le pluriel en -t, ou les cumuler: ənqena.tko.n Enmlakə va.rkə.t ‘Ceux-ci vivent à Enməlʔən’ (pluriel -tko-). Malgré la marque -n de l’absolutif singulier, ənqenatkon est pluriel et s’accorde avec le pluriel varkət ‘ils vivent’. Possibles ici étaient ənqena.t ainsi que le sur-pluriel ənqena.tko.t. Lorsqu’il y a double pluriel, le suffixe -t se place toujours après la marque du pluriel lexical.

Les déterminants

La langue des Ləgʔoravetlʔat comporte de nombreux déterminants. Le numéral ənnen ‘un’ et l’indéfini qol ‘autre’ font parfois office d’articles. La langue n’a pas de mesures de la distance (mis à part les mots vagərqer ‘distance entre les deux bras écartés’ et rəlgəvagərqer ‘largeur d’une main doigts écartés’): l’éleveur de rennes a ses repères dans la toundra. Le chasseur de morses s’oriente d’après les reliefs de la côte. Tous ont aussi les étoiles pour se guider. Le démonstratif prend les mêmes affixes que le nom. Comme lui il se fléchit (facultativement) et se combine à des radicaux. Les démonstratifs rendent compte de la distance: ŋanqen ‘celui-ci’ (à distance moyenne), ŋon.qen ‘celui-là’ (objet lointain), ŋoon.qen ‘celui-là là-bas’ (objet plus lointain encore): l’allongement de la voyelle augmente avec l’éloignement. Ces démonstratifs fonctionnent en parallèle avec des interjections (ŋot ‘ici’, ŋan ‘là’, ŋaan ‘là-bas’, ŋon ‘là-bas très loin’, etc.) et des adverbes (ŋutku ‘ici’, vajəŋkə ‘là’, ŋoonko ‘là-bas’, etc.).

On peut supposer que l’interjection, associée à un geste, a précédé l’apparition de l’adverbe, lui-même suivi de l’adjectif/pronom. Il s’est recréé, probablement plus tard, une autre série de pronoms-adjectifs démonstratifs nantis du suffixe d’adjectif -kin, comme ŋutke.kin ‘celui relatif à ici’, ŋoonko.ken ‘celui relatif à là-bas’, etc.

L’adverbe

L’adverbe peut se former à l’aide du circonfixe nə-/-ʔev (nə.tur.ʔev ‘nouvellement’), du suffixe -etə (korg.etə ‘joyeusement’), etc. Certains adverbes se déclinent: gərgol ‘en haut’, gərgolata ‘par en haut’, gərgolajpə ‘d’en haut’, gərgolagtə ‘vers le haut’. Nombre d’adverbes, fléchis ou non, font office de postposition, tel rəmagtə ‘derrière’:

L’adverbe s’incorpore facilement :

On trouve des affixes en fonction d’adverbes: ləgi- ‘très’, mes- ‘un peu’, ʔoptə- ‘plus’, etc. Des adverbes peuvent être prédicats: epleen ‘on verra si’, amʔatav ‘ce n’est pas sans raison que’, etʔopel ‘ce serait bien que’, et d’autres.

L’adjectif

La phrase qui suit donne une première idée de la variété des formes faisant fonction d’adjectifs:

L’adjectif formé à l’aide du circonfixe n(ə)-/-qin.

Dans l’exemple précédent, irvət, pluriel en -t, s’accorde avec l’adjectif pluriel en -giniv. Le possessif ərgin est au singulier du possédé ‘leur’.

L’adjectif formé à l’aide du suffixe de participe -l?.ə.n révèle une qualité permanente:

On a décrit un adjectif se composant d’un adverbe et du participe valʔ.ə.n ‘étant’: amalvaŋ valʔ.ə.n ‘différent’ (litt. ‘différemment étant’). Ces deux éléments restent assez autonomes pour que le second s’incorpore seul à un élément tiers:

A noter que dans cet exemple, la phrase est grammaticalement au singulier car amalvaŋ suffit à marquer le pluriel. Ici le verbe ne fait pas référence au patient.

Dans la construction suivante l’adverbe peut fonctionner comme adjectif sans le participe:

Entre les adjectifs en -in et -kin s’établit une distinction parfois ténue. En effet, le suffixe -in implique un lien organique avec l’objet et le suffixe -kin une simple relation avec lui: Aŋq.en vəjentogərgən ‘la respiration de la mer’, mais Aŋqa.kenat gənnikət ‘les animaux de la mer’.

Pratiquement toutes les parties du discours admettent le suffixe -kin d’adjectif relationnel. Ce suffixe prend les marques du pluriel et peut se fléchir. Ici l’adjectif verbal pənsotkoken, de pənsotkok ‘interroger’, à l’essif:

L’adjectif verbal en -kin exprime le but, l’éventualité, le temps, la cause. Il fait aussi fonction de nom verbal. Le nom déverbal en -gərgən peut être adjectif:

Un nom à pluriel en -jan(v) peut aussi servir d’adjectif. Ici à l’ablatif:

De nombreux affixes lexicaux ont valeur d’adjectifs. Citons-en deux: Avən.məsvən ‘authentique espoir’ (avən- affixe de sens ‘authentique’, -məsvən ‘espoir’) et Apaqaj.ləŋoqaj ‘grand-mère chérie’ (apaqaj- ‘grand-mère’, -ləŋoqaj af/mélior).

Les comparatifs

Skorik (1961: 423) mentionne le comparatif de supériorité de l’adjectif et de l’adverbe. Nous avons signalé que des noms et verbes avaient aussi un comparatif. Il ne décrit pas de comparatif d’égalité. On peut en former un à l’aide de l’affixe -e-:

Le comparatif d’égalité nominal peut être formé à l’aide du suffixe -mel :

Les numéraux

Le compte a pour base məngət ‘mains’ məngət.ken ‘dix’, et qlavəl ‘homme’ qlik.kin ‘vingt’. L’affixation permet de rendre le distributif ‘à raison de’, de préciser combien de personnes font l’action, etc. Certains numéraux peuvent prendre une forme de sur-pluriel: amŋərootken ‘huit’ et amŋərootkena.t; qlikkin ‘vingt’ et qlikkine.t. Des verbes numéraux indiquent combien de fois on fait l’action (intransitifs) ou combien de fois on la fait faire (transitifs): ŋireqevək ‘faire une deuxième fois’ (ŋireq ‘deux’). Le suffixe lexical -je- avec numéral signifie ‘capturer tant de proies’: ŋəro.je.k ‘capturer trois bêtes’ (ŋəro- ‘trois’), etc.

La négation

L’expression de la négation présente une grande diversité en fonction de la catégorie grammaticale en jeu. La réponse négative est parfois lexicale: samʔam ‘non (impossible)’. La négation du passé s’effectue à l’aide de l’adverbe vanevan. La négation qərəm s’emploie surtout dans un contexte au futur. Avec vanevan et qərəm les interrogatifs rʔenut ‘quoi’, meŋin ‘qui’, tite ‘quand’, etc. prennent le sens de ‘rien’, ‘personne’, ‘jamais’, etc. L’adjectif qərəm.en s’accorde avec le nom, prend des formes personnelles (qərəm.ena.j.gəm ‘ce n’est pas moi’) et se décline:

Le verbe nié par le circonfixe loŋ-/-a peut faire fonction de prédicat indépendant au passé :

Des circonfixes parfois lexicaux nient le verbe, le nom, l’adjectif, le démonstratif, etc. Certains ont une nuance de but, de cause. Il existe des converbes et participes négatifs. Nombre de verbes simples (tel ivmetək ‘ne pas pouvoir saisir’) ou composés (comme vaŋeltetə nʔelək ‘ne plus avoir de temps’) sont négatifs. Les déverbaux des verbes négatifs sont eux-mêmes négatifs: vaŋeltat.gərgən ‘fait de ne pas avoir le temps’ (de vaŋeltatək ‘ne pas avoir le temps’). Ils peuvent être prédicats. Il existe aussi des déverbaux négatifs de lieu: Qajoltatə.nv.ə.n ‘lieu où on ne se rassasie pas’ (de qejultetək ‘ne pouvoir se rassasier’).

La phrase

Coordination, juxtaposition et subordination coexistent dans l’agencement de la phrase. Dans bien des cas le locuteur a recours à la juxtaposition:

La coordination est aussi un procédé très usité. Il existe nombre de coordonnants souvent voisins par le sens et souvent polyvalents. Ainsi naqam peut en fonction du contexte signifier ‘car’, ‘d’ailleurs’, ‘mais’, ‘pourtant’, ‘et’, ‘or’. Il est des façons spécifiques de rendre la coordination: Pronom personnel + nom: ətri ŋevʔen ‘lui et sa femme’ (litt. ‘ils femme’). Ou encore:

La subordination

A côté de la subordination par participes, converbes, etc., la langue possède des conjonctions. L’usage des subordonnants est d’autant plus naturel qu’au départ ils servent d’interrogatifs: Meŋqo pəkirgʔi ‘D’où vient-il ?’ Gəmnan gemo, meŋqo pəkirgʔi ‘J’ignore d’où il vient’ (gəmnan pers1sg/erg, gemo adverbe de sens ‘ignorer’, meŋqo ‘d’où’, pəkirgʔi ‘venir’ passé3sg). De même les interrogatifs miŋkə ‘où’, miŋkəri ‘comment’, rʔenut ‘que, quoi’, meŋin ‘qui’, etc. Les conjonctions iŋqun ‘afin que’, ‘du fait que’, miŋkəri qun ‘parce que’, fonctionnent comme subordonnants sans être interrogatives.

Discussion

Les échanges réguliers entre groupes tchouktches ont préservé l’unité et la diversité de la langue. Avec les ressources de l’affixation et de l’incorporation le discours s’agence souvent au cours même du processus d’élaboration de la pensée. Une grande latitude est laissée au locuteur dans le choix des formes et l’organisation de la phrase. Ainsi:

  • Le locuteur peut modifier la place de la voyelle de liaison et dire indifféremment: ənan.ə.pker.a gitlin et ənan.pəker.a gitlin ‘il est venu de lui-même’, de pəkir.ə.k ‘venir’.

  • Il peut doubler un phonème à des fins d’expressivité: peqetat.gʔe ‘il est tombé’, et peqet.t.at.gʔe même sens avec connotation affective.

  • Il use fréquemment, à des fins d’économie, d’une forme abrégée du temps du verbe au lieu de sa forme pleine : tə.lʔu.n ‘je l’ai vu(e)’, pour tə.lʔu.gʔen (lʔu.k ‘voir’).

  • Il a le choix entre deux formes d’un mot: absolutif ətleŋi/ətlenjun ‘frère cadet’ ; instrumental savsəv.a/savsəva.ta (savsəv ‘riche éleveur’); adverbe jepesgi/jepesgin ‘pas encore’.

  • Il a aussi le choix entre différents pluriels: levtət ou levətti (levət ‘tête’).

  • Il peut cumuler les pluriels: meməl.o.jərʔə.n ‘des phoques capturés’, et meməl.o.jərʔə.t même sens (meməl ‘phoque’, -o- affixe ‘capturer’, -jərʔə- pluriel, -t pluriel).

  • Il peut choisir entre deux pluriels de passif: pere.jo.t ‘qui ont été pris’ (pluriel considéré comme la norme) et pere.jo.t.te (usuel, mais hors norme).

  • Il peut choisir d’omettre la référence au pluriel de l’objet dans le verbe transitif: Ketʔo.nen təv.jo.t.te ‘elle se rappelait leurs paroles’ (verbe avec référence à un objet singulier, alors que l’objet təv.jo.t.te ‘paroles’ est au pluriel).

  • Il peut choisir d’omettre le suffixe de participe -lʔ.: ʔiŋ.keli ‘une personne au nez tatoué’, avec -keli pour -keli.lʔ.ə.n ‘qui a un tatouage’.

  • Il peut choisir de substituer un suffixe d’absolutif à la marque personnelle d’un participe s’il veut exprimer une pensée d’ordre général:

  • Il dispose de variantes pour exprimer l’idée de ‘pouvoir’: taŋ-/-nvo, taŋ-/-kə, taŋ-/-gtə, taŋ-/-kəŋ, taŋ-/-; sans compter taŋ-/-ŋ que donne Skorik (1971: 169).

  • Il a le choix entre des lexèmes et des affixes lexicaux, par exemple tejkək ‘faire’ (tejk.ə.k irʔə.n ‘faire une combinaison d’homme’) et le circonfixe te-/-ŋ- (t.irʔə.ŋ.ə.k même sens).

Autre caractéristique notable: la part d’indétermination que recèlent de nombreuses constructions avec auxiliaire sous-entendu, or c’est lui qui porte les marques de nombre, personne, temps. Cependant on aura aussi remarqué la polyvalence des temps du verbe et des cas de la flexion nominale, l’emploi des participes en fonction de formes conjuguées des verbes, des déverbaux en fonction d’adjectifs, l’existence d’auxiliaires autres que ceux décrits précédemment, l’usage du verbe transitif là où on attendrait un verbe intransitif, ce qui a pour effet de souligner la volonté du sujet d’agir sur l’objet (en particulier de l’homme d’agir sur la nature). Dans les très nombreuses tournures avec converbe le sujet de la proposition principale peut ne pas coïncider avec celui du converbe: torəntok, ivnin: ‘étant sorti, il lui dit’. On ne sait a priori qui est sorti et qui s’est adressé à qui. Indétermination aussi du fait que certaines formes du verbe transitif ne fournissent pas d’indication précise sur les actants: nine.lʔu.j.gəm (de lʔu.k ‘voir’) signifie ‘je te vois’, ‘je le vois’, ‘je vous vois’, ‘je les vois’. De même au passé ge.lʔu.turi: ‘je vous ai vus’, ‘il vous a vus’, ‘nous vous avons vus’, ‘ils vous ont vus’, etc. On a parfois l’impression d’une langue où chacun peut comprendre ce qu’il veut.