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Introduction

S’il est un domaine, chez les peuples sibériens, sur lequel sont intervenues les instances soviétiques, c’est bien celui du lien à la nature et de la relation homme-animal. Collectivisation, réorganisation des activités de chasse et d’élevage, sédentarisation étaient censées engendrer une modification radicale des modes d’utilisation de l’environnement et détruire les conceptions qui s’y rattachent. Les Tchouktches[1], tout comme d’autres peuples de l’Arctique russe, ont ainsi subi de plein fouet cette politique. Cependant, là comme ailleurs, la situation contemporaine laisse apparaître un mélange subtil de changements et de persistances, le modèle soviétique n’ayant réussi qu’à dissimuler les principes d’une organisation sociale et de pratiques qui souvent perdurent sous une forme ou une autre.

L’élevage de rennes en Tchoukotka n’échappe pas à ce constat, bien au contraire. S’il peut difficilement être considéré comme une organisation traditionnelle (Gray 2004: 138), il continue cependant d’être un secteur d’activité central dans cette région, qui, selon le site www.chukotka.org[2], employait en 2006 encore 40% des actifs, en majorité des autochtones et dans lequel ces derniers voient souvent bien plus qu’un simple domaine économique (pour le Kamtchatka, voir King 2002). L’étude de l’organisation de l’élevage de rennes et du mode de vie qu’il implique est donc indispensable pour comprendre la situation de cette région et de ses habitants.

Dans ce contexte, j’ai choisi d’étudier les savoirs et les représentations concernant le renne chez les éleveurs de Tchoukotka. Dans mes recherches, j’aborde la relation homme-renne dans ses aspects à la fois techniques et symboliques afin de ne pas «séparer les déterminations techniques des déterminations mentales», rejoignant ici la démarche appliquée par Descola (1986: 2). Pour cette étude, j’approche la société tchouktche sous l’angle de son «système domesticatoire» (Digard 1990). Un système domesticatoire «se compose de tout ce que l’homme investit dans la production et l’utilisation d’animaux: en action technique, en organisation sociale, en pensée (consciente ou inconsciente), en représentations, etc.» (ibid.: 179). Après une succincte présentation de l’histoire et des caractéristiques de l’élevage de rennes en Tchoukotka, cette note de recherche évoque certains points de ce programme d’étude de la relation homme-renne dans cette région. En particulier, je souhaite présenter ici un des aspects de mes recherches qui montre comment, pour les éleveurs tchouktches, la préservation de l’élevage implique la mise en pratique de plusieurs types de stratégies relevant à la fois du savoir technique et du savoir rituel.

Aperçu historique

L’élevage de rennes en Tchoukotka serait apparu au cours du 17e siècle, connaissant une croissance importante au 18e et devenant l’activité dominante de la région au 19e (Vdovin 1965: 15-19, 22, 155; Znamenski 1999: 21, 24). Fondé traditionnellement sur une exploitation familiale, l’élevage de rennes a connu, au cours du 20e siècle, plusieurs réorganisations aux conséquences parfois dramatiques pour le cheptel et les éleveurs. Dès les années 1919-1920, on assiste aux premières pertes de rennes, dues en particulier aux confiscations intempestives effectuées par les Bolcheviks (Vakhtin 1994: 44). Puis, dès le début des années 1930, le pouvoir soviétique réquisitionne les troupeaux pour organiser une exploitation collective et centralisée de l’élevage, avec la création de kolkhozes[3] d’avant garde comme celui de Snezhnoe en 1929. Cependant, l’ensemble des rennes n’est véritablement nationalisé qu’au début des années 1950 (Dikov 1989: 457; Forsyth 1992: 345, 366). Les éleveurs de rennes, aux troupeaux abondants et considérés comme des «paysans enrichis» (des kulak, du mot russe signifiant ‘poing’) sont victimes d’une répression violente, dont certains ne sortiront pas vivants (récits recueillis en 2005 à Amgouema). Le processus de collectivisation entraîne une chute importante du cheptel: si on dénombre 556 000 rennes en 1926, on n’en compte plus que 424 000 en 1934. Il faut attendre les années 1960 pour voir à nouveau croître le troupeau de Tchoukotka (Ivanov 1995; Vdovin 1965: 360-361). Puis, dans les années 1960, la réorganisation en sovkhozes[4], réunissant plusieurs kolkhozes, produit un second stress (Chichlo 1996: 108; Csonka 1998: 28; Ivanov 1995; Vdovin 1965: 360-361).

Au début des années 1990, à la fin de la période soviétique, c’est la démarche inverse qui est appliquée: on met en place une politique de privatisation. Réalisée sans logique ni concertation (Gray 2000: 33), cette privatisation provoque une crise dramatique qui se reflète dans les pertes terribles que connaît le cheptel de rennes, menaçant la pérennité même de cette activité: en 11 années, de 1990 à 2001, ce sont les 4/5e du troupeau qui disparaissent, passant de 465 419 têtes à moins de 100 000 (DAT[5], com. pers. 2001; Ivanov 1995: 3). Mais à partir de 1998, l’élevage retourne progressivement à une organisation centralisée et collective, dont la direction revient aux districts[6]. Depuis peu, avec le soutien de subventions régionales, le cheptel est de nouveau en train de croître: en août 2005, il y avait 162 670 rennes dans l’ensemble des troupeaux de la région, dont presque 7000 rennes privés (DAT, com. pers. 2005) ; il y aurait autour de 200 000 rennes aujourd’hui en Tchoukotka (Fedor Aiaganskii, com. pers.).

Aborder précisément l’origine des difficultés rencontrées par l’élevage et les raisons de l’amélioration de sa situation n’est pas le propos de cette note[7]. Mais, parmi les problèmes auxquels fait face cette activité, au coeur de ce qui nous intéresse ici, se trouve la question de la transmission des savoirs et des changements survenus dans la relation homme-animal. En effet, pour les éleveurs d’aujourd'hui, une des principales conséquences de la répression durant la période de collectivisation est bien la perte des meilleurs éleveurs car, de l’avis de tous, ceux qui avaient de grands troupeaux, considérés par le régime comme des «bourgeois capitalistes», ne devaient en fait cette abondance qu’à leur savoir et à leur capacité de travail.

Caractéristiques de l’élevage tchouktche

L’élevage des Tchouktches est connu pour ses larges troupeaux de rennes. En août 2005, dans la toundra d’Amgouema[8] (district d’Ioultine), les brigades[9] d’éleveurs comprennent des troupeaux allant de 1090 rennes, pour la plus petite à 5145 rennes, pour la plus importante (DAT, com. pers. 2005). Avec de tels cheptels, l’essentiel des tâches des éleveurs consiste à guider les bêtes vers les meilleurs pâturages et à les protéger contre les prédateurs éventuels. En même temps, les activités d’élevage occupent une place centrale dans le quotidien et dans les représentations des Tchouktches éleveurs. Ceci paraît encore plus évident si l’on compare, par exemple, avec les Evenks, autre peuple sibérien, qui ont pour activité principale la chasse dont ils tirent l’essentiel de leur subsistance et qui utilisent les rennes surtout pour les déplacements (Lavrillier 2005: 173).

Contrairement aux Evenks, dont les troupeaux plus petits sont maintenus à proximité des campements, les éleveurs tchouktches n’entretiennent pas une grande proximité avec leurs rennes, même s’il existe plusieurs niveaux de domestication ou de familiarité au sein du troupeau. Lorsqu’on considère l’exemple tchouktche, est particulièrement fondée l’affirmation selon laquelle le renne représente un «cas limite» du processus de domestication (Digard 1990: 151).

L’ensauvagement des rennes, une angoisse d’éleveur

La possibilité de perdre une partie du troupeau (kusok, en russe; qaamkyn en tchouktche[10]) est une préoccupation constante des éleveurs. Profitant du moindre manque d’attention de leurs gardiens, les rennes suivent aisément le passage des rennes sauvages (voir Nuvano dans ce volume) ou prennent un autre chemin, avec un des leurs, plus autonome, ou encore fuyant la venue d’un prédateur dans le troupeau. La langue tchouktche rend compte de ces distinctions entre plusieurs niveaux de familiarité du renne. Tout d’abord, elle distingue au moyen de deux termes différents le renne sauvage (ylvyliu) du renne domestique (qoraŋy). On exprime également en tchouktche les différents degrés de dressage et de proximité avec l’homme: par exemple, un renne redevenu sauvage est dit gênutêrêl’yn ou encore notaqor (de nutê / nota, ‘la toundra, la terre’), un renne calme gêvinêl’yn (du verbe vinêvyk, ‘devenir domestiqué/apprivoisé’, Moll et Inênliqêj 1957: 21) ou, au contraire, un renne craintif ou peu habitué à l’homme se dit nyrynyqin (traduit aussi par ‘sauvage’ dans Moll et Inênliqêj 1957: 89).

Outre par leur présence quasi-constante au troupeau, pour lutter contre la perte des rennes, les éleveurs ont recours à plusieurs types de savoirs et de stratégies, montrant bien, comme le souligne Digard (1999: 13), que la domestication n’est pas «un état de l’animal mais une action de l’homme […] qui doit être renouvelée et entretenue jour après jour sous peine de dédomestication». J’évoquerai ici seulement trois sortes de ces pratiques destinées à perpétuer l’élevage: 1) la mémoire de l’éleveur et l’outillage terminologique; 2) le dressage et l’interaction régulière avec l’animal; 3) les interdits et l’outillage rituel.

Mémoire visuelle et outillage terminologique

La mémoire visuelle occupe une place centrale dans les techniques d’élevage. Comme le souligne le titre de l’ouvrage d’Y. Delaporte (2002: 5) sur les Lapons, «le regard de l’éleveur» est un «outil intellectuel». La pratique de l’élevage implique donc un long entraînement de la mémoire visuelle et l’apprentissage de techniques pour reconnaître les rennes. C’est en effet l’absence d’un ou plusieurs rennes au pelage ou à la stature signifiante qui alerte l’éleveur de garde. Reconnaître implique également être capable de nommer. En nommant, le regard sélectionne des traits qui feront sens. Nommer permet de se comprendre entre éleveurs. On nomme, en premier lieu, en fonction de l’âge et du sexe (Tableau 1). Puis, les descriptions s’affinent en ayant recours à la terminologie du pelage (Tableau 2, Figure 1).

Comme le montre l’expérience méthodologique de Delaporte (2002: 7-10), qui a grandement inspiré mon enquête de terrain, l’étude de cette terminologie est complexe si l’on souhaite aller au-delà de la constitution d’une liste lexicale[11] car la logique du système est longue et difficile à appréhender. En particulier pour le pelage, il n’est pas possible d’établir une définition close de la signification de chacun de ces termes. En effet, le plus souvent, nous ne possédons aucun équivalent direct dans notre langue pour traduire. De plus, il existe plusieurs manières de décrire un renne. Le premier niveau d’apprentissage (y compris pour celui qui étudie cela) est d’appréhender ce qui va être signifiant dans la description de l’animal et qui apparaît comme sa principale singularité. Par exemple, lorsqu’on attrape les rennes et qu’il faut aller vite, un renne au pelage foncé au museau plus clair sera décrit comme ‘avec une tache blanche au museau’ (ilgyl’u, voir Figure 1), le reste étant implicite.

Tableau 1

La désignation des rennes selon leur sexe et leur âge.

Les statistiques du «sovkhoze»[12] n’intègrent aujourd'hui que sept catégories d’âge et de sexe. Ceci a une incidence sur la terminologie actuellement utilisée que ce soit en russe ou en tchouktche. Je choisis ici de ne rendre compte, faute de place, que de la terminologie aujourd'hui simplifiée (pour plus de détails se reporter à Bogoras 1904-09: 75).

Qêiuu, petit renne mâle ou femelle (jusqu’à environ six mois). Même tranche d’âge mais en fonction du sexe : qleqin, jeune renne mâle / y’svêk, jeunes rennes femelles (en russe telënok, teliat au pluriel).

Pêêsvak, renne de six mois à un an et demi environ. En fonction du sexe: qlegpêêsvak, mâle, ŋavpêêsvak, femelle.

Pênvêl(qêi), renne d’un an et demi - deux ans (en russe, bychëk) / vaŋqas, vaŋqasqor, femelle renne d’un an et demi-deux ans, génisse (en russe, netel’).

Krymynty, renne mâle de trois ans (en russe, tret’iak) / krymqor, génisse de deux à trois ans.

Tyrkyl’yn, mâle étalon (de plus de trois ans) (en russe, proizvoditel’) / rêkvyt, femelle gravide (en russe, vazhenka).

Symŋy, mâle castré (en russe, kastrat).

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Ensuite, la précision de la description implique la construction de syntagmes complexes où toutes les caractéristiques ne peuvent pourtant se combiner: par exemple, l’association de arêqaŋo (‘avec une tache blanche à l’aine’) à parqaŋo (‘avec une tache blanche à l’omoplate’) n’existe pas, mais on peut trouver yplyly (‘un renne gris-marron’) avec parqaŋo (‘avec une omoplate blanche’). À ce propos, Delaporte (1993: 36) se demande si ces absences de combinaisons s’expliquent par le fait d’une maîtrise intellectuelle telle que les éleveurs connaissent exactement quelles corrélations peuvent exister ou du fait que la langue et le système de pensée développent une relative autonomie par rapport au monde. Selon les éleveurs de rennes tchouktches interrogés, ces combinaisons terminologiques inexistantes sont impossibles ou rares.

Un autre élément primordial pour reconnaître les rennes est constitué par les marques aux oreilles (viliut). Le système des marques aux oreilles sert à distinguer les rennes des différentes brigades mais aussi les rennes privés de ceux appartenant au «sovkhoze». La plupart du temps, la marque utilisée par le «sovkhoze» pour une brigade correspond à celle du propriétaire du troupeau avant la collectivisation. En revanche, les bois, abondamment étudiés par Delaporte (2002: 15-89), semblent moins utilisés dans la description, de l’avis des éleveurs rencontrés.

Tableau 2

Quelques termes simples pour décrire le pelage.

Ton de la robe

êlgar, albinos, blanc comme le renard polaire (êlgar)

iaqylgyn, gris cendre

sevaro, gris

uv’’êl, noir

yplyly, gris-marron

Taches

arêqaŋo, aine blanche

êlvêêk, avec une ou plusieurs pattes blanches

gytkakale, avec un anneau blanc à la patte (gytkat, pattes)

ilgyl’u, au museau blanc

kêlil’yn, tacheté

kêmgêkêm, blanc à l’arrière de manière symétrique

parkaŋo, avec une omoplate blanche

qêŋu, avec une tache claire sur le dos vers l’arrière train

rêv’ityn, avec le cou blanc (de rêvymrêv, la perdrix blanche)

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Figure 1

Les différentes possibilités de nommer un renne (de gauche à droite): ilgyl’u (ou iŋytqêŋu), tache blanche sur le museau; risitqêŋu, tache blanche sur le dos comme une ceinture (risit); êlvêêk, le bas des pattes blanches; ou encore gytkakale, un anneau blanc à la patte (dessin d’Oleg Aigynto, Amgouema, octobre 2004)

Les différentes possibilités de nommer un renne (de gauche à droite): ilgyl’u (ou iŋytqêŋu), tache blanche sur le museau; risitqêŋu, tache blanche sur le dos comme une ceinture (risit); êlvêêk, le bas des pattes blanches; ou encore gytkakale, un anneau blanc à la patte (dessin d’Oleg Aigynto, Amgouema, octobre 2004)

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Cette terminologie complexe des rennes (sexe, âge, pelage, oreilles, et parfois bois) est toujours employée. Cependant, elle se trouve le plus souvent simplifiée à la dominante de la robe et au sexe de l’animal. La connaissance de ce système tend à se perdre. En fonction de la génération et de l’origine de l’individu — c'est-à-dire étant issu d’une famille vivant dans la toundra ou non — on assiste à des différences importantes de savoir. Pour certains termes aisément transposables, comme celui du sexe, on utilise souvent l’équivalent russe. Il s’agit d’un système dont l’apprentissage ne peut être qu’empirique et long. La scolarisation des enfants empêche souvent la perpétuation des processus de transmission fondés, dans la toundra, essentiellement sur le principe de l’observation et de l’imitation. Par ailleurs, un certain nombre d’enfants du village, le plus souvent de la génération des moins de 10 ans, n’ont même jamais vu un renne vivant. Ils ignorent dès lors tout de leur mode de vie comme de celui des éleveurs.

Dressage et familiarisation

Même si cette remarque peut de prime abord paraître triviale, c’est également en étant en interaction avec leurs rennes que les éleveurs conservent une certaine maîtrise de leur troupeau. De cette façon, l’utilisation de l’attelage des rennes pour les divers déplacements ne constitue pas seulement le moyen de transport le plus économique et le plus écologique qui soit mais représente aussi d’une certaine manière une technique d’élevage[13]. Car, atteler implique plusieurs types de relations qui maintiennent tout au moins un certain degré de familiarisation.

Figure 2

Première étape du dressage d’un renne destiné à être attelé (Amgouema, octobre 1997, photo V. Vaté).

Première étape du dressage d’un renne destiné à être attelé (Amgouema, octobre 1997, photo V. Vaté).

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Tout d’abord, pour atteler, il faut avoir des rennes capables de tirer et diriger un attelage et donc ceux-ci doivent être dressés. Ces rennes d’attelage sont eux-mêmes utilisés comme instructeurs pour les autres bêtes d’attelages selon le principe énoncé par les éleveurs: «un renne en dresse un autre». Mais les rennes dressés sont aussi des guides pour l’ensemble du troupeau. Pour faire entrer les bêtes dans le corral, lorsque cela est nécessaire en certaines circonstances, les éleveurs conduisent à l’intérieur de l’enclos un vieux mâle dressé que les autres rennes suivent. Et, plus le troupeau contient un nombre important de bêtes d’attelage, plus il est docile.

De plus, pour atteler les rennes, en particulier pour se rendre sur un autre lieu de campement, le troupeau est conduit à proximité des tentes. Celui-ci «tourne» sur une surface plane pendant que les hommes cherchent les rennes qu’ils souhaitent atteler (qu’ils reconnaissent à leur pelage distinctif). Une fois trouvées, les bêtes d’attelage sont attrapées au lasso. Ces instants constituent des moments d’interaction privilégiée entre l’homme et l’animal, oeuvrant dans le sens de la familiarisation du troupeau. On constate d’ailleurs aujourd’hui une réelle différence dans la qualité de la relation homme-renne entre les brigades d’éleveurs qui continuent d’atteler leurs rennes et celles qui sont passées à un recours total à la mécanisation (motoneige, chenillette) pour effectuer leurs déplacements. Ceci a des conséquences qui vont au-delà de cette question de la relation homme-renne et qui reflètent des choix d’ordre quasi idéologique sur l’organisation de l’élevage.

Ainsi, on voit aujourd'hui se croiser des logiques différentes dans l’approche du renne. D’un côté, le «sovkhoze» et le gouvernement local encouragent une logique productiviste, assortie d’une récompense financière pour les brigades qui voient leur troupeau croître. De l’autre, tout en prônant une augmentation nécessaire du troupeau — on a vu combien les statistiques de ces dernières années étaient alarmantes — certains éleveurs expérimentés mentionnent la perte de contrôle de l’homme sur certains troupeaux énormes. Par exemple, à Amgouema, les membres de la 5e brigade, montrés à juste titre en exemple pour l’importance de leur troupeau (5145 bêtes en 2005, ils avaient même 5637 bêtes en septembre 2004) ne se déplacent plus en traîneaux attelés mais uniquement en motoneiges. Ils n’entretiennent donc plus de relation étroite avec leurs rennes. La différence de familiarisation du troupeau est visible en comparant avec d’autres brigades, comme la 6e (2548 rennes à la même époque) où les rennes sont encore dressés. Cet aspect de l’interaction homme-animal semble totalement occulté par les autorités. L’approche exclusivement productiviste peut avoir pour conséquence une accélération de la perte des savoirs. Pourtant, jusqu’à aujourd'hui, l’élevage tchouktche ne signifie pas seulement posséder un maximum de rennes, il implique également une relation symbolique particulière à l’animal, sans laquelle certains considèrent que la productivité n’est pas possible.

Représentations du renne

Du point de vue des représentations, la santé du troupeau ne dépend pas uniquement du savoir de l’éleveur. Pour que le troupeau se porte bien, l’homme doit à la fois respecter les interdits et les prescriptions relatifs aux rennes et réaliser les rituels de saison[14]. Le comportement vis-à-vis du renne est réglementé. L’homme doit agir vis-à-vis de l’animal avec le plus grand respect. Il doit éviter toute attitude qui le mettrait dans la position du prédateur et qui l’assimilerait plus particulièrement au loup. On dit que les loups tuent les rennes sans les consommer entièrement et «goûtent» un peu de chaque bête. Au contraire, l’homme doit s’en distinguer et manger entièrement l’animal. Par ailleurs, il est interdit de faire souffrir les bêtes et de réaliser des abattages inutiles (Chesnokov 1997: 75).

Le traitement de la dépouille du renne comporte aussi de nombreuses règles spécifiques. Lors des rituels, l’animal abattu est abreuvé (tyŋêkviêtqin) et déposé sur une litière de saule. Lors de la découpe, on ne doit pas rire ou chanter, ni encore s’exclamer si le renne est bien gras. Les os et les bois bénéficient également d’un traitement particulier. Le velours des bois doit être ôté et les éleveurs disent avec réprobation: «qui est celui qui mange la viande et ne nettoie pas les bois?» (sous-entendant que c’est le loup qui se comporte ainsi). De la même façon, la chair de l’os doit être entièrement grattée: aucun tendon ni aucun lambeau ne doit y rester accroché. Les os sont ensuite pilés et bouillis pour obtenir une sorte de beurre (taliapalgyn). Occasionnellement, les os peuvent être aussi brûlés, mais en aucun cas donnés aux chiens. En estivage avec le troupeau, loin du campement, l’éleveur les place dans une flaque d’eau (pour l’organisation du cycle des saisons, voir Vaté sous presse). L’homme qui manquerait à ces principes ne tarderait pas à voir menacée la prospérité de son troupeau.

De nombreux interdits ayant des conséquences sur la santé du troupeau concernent également le comportement autour du foyer domestique. La maîtresse de maison doit donc être particulièrement attentive à la tenue de son feu lors des rituels comme au quotidien. Par exemple, elle empêche le balancement de sa casserole sur le feu: par analogie métaphorique, on considère que cela risque d’entraîner l’éparpillement du troupeau. D’autre part, il est strictement prohibé de mélanger les cendres et les charbons issus de feux de tentes différentes, ce qui provoquerait la fin du troupeau ou celle des membres des familles en question. Enfin, le feu domestique ne doit pas servir à cuire des animaux non domestiques ou même des rennes malades: ceux-ci le sont sur un feu à part, parfois à l’extérieur de l’habitat. Par le feu, le troupeau serait comme «contaminé» par les caractéristiques de la chair qui y est cuite. Nombre de ces interdits sont aussi respectés par les Tchouktches chasseurs de mammifères marins, montrant que la responsabilité de la perpétuation de la domestication n’est pas seulement l’affaire de ceux qui pratiquent l’élevage mais bien de tous ceux qui en vivent même indirectement par l’échange.

Le foyer de la tente occupe une fonction centrale dans le système des représentations tchouktches car il entretient un lien symbolique très fort avec le principe de la domestication des rennes. En effet, comme a pu le souligner précédemment Ingold (1986: 269, 271), après lecture de Jochelson (1908), chez les Koriaks, peuple de la même famille linguistique que les Tchouktches et réalisant des rituels similaires: «the fire […] recharges the domestic herd that is conceived to have sprung from it». C’est pourquoi, associés au foyer, les rennes voient leur relation avec les hommes entretenue au moyen de fumigations et de rituels, durant lesquels les planches à feu anthropomorphes, qui servent à produire le feu rituel, jouent un rôle fondamental comme lien entre les rennes, les hommes, et le foyer (voir Vaté 2007b et Vaté sous presse).

Conclusion

Bien que succinctement, cette note de recherche a tenté de montrer que, pour lutter contre le risque de perte de contrôle de leurs troupeaux de rennes, les éleveurs tchouktches mettent en application plusieurs types de pratiques et de savoirs relevant à la fois des domaines technique et symbolique. Tandis que la plupart des études séparent dans leurs approches ces deux niveaux pour souvent se consacrer à l’analyse d’un seul, il me paraît indispensable de les analyser conjointement dans la mesure où, pour les éleveurs eux-mêmes, aspects techniques et symboliques se trouvent également au coeur de leurs pratiques. J’ai donc présenté trois types de stratégies mises en oeuvre par les éleveurs pour éviter la perte des rennes. Les deux premières relèvent de savoirs techniques, tandis que la troisième fait davantage référence au domaine des représentations.

Tout d’abord, pour les jeunes éleveurs, un aspect central de l’apprentissage des techniques d’élevage implique l’exercice de la mémoire visuelle pour savoir reconnaître les éléments déterminants du pelage et les rennes à l’aspect particulier. Ces derniers servent de repère à l’éleveur de garde: constatant leur présence au sein du troupeau, il s’assure qu’aucun groupe de rennes ne s’est échappé. En complément et soutien de la mémoire visuelle, les hommes ont recours à une terminologie riche et complexe, qui ne peut être véritablement mise en application que si l’on sait regarder et choisir ce qui est signifiant sur le corps de l’animal.

Un autre point important pour garder le contrôle sur les rennes est d’être régulièrement en interaction avec les bêtes ; ceci est notamment permis par l’utilisation des rennes attelés de préférence aux modes de déplacements mécanisés comme la chenillette ou la motoneige. Ces dernières années, face au prix élevé du carburant et à sa rareté, certains jeunes s’intéressent à nouveau au dressage des rennes. Mais ceux-ci ne rencontrent pas forcément l’encouragement de l’organisation gestionnaire de l’élevage ayant remplacé le sovkhoze. Cette dernière a une démarche essentiellement productiviste et récompense financièrement surtout les brigades qui ont un grand troupeau, quelle que soit la relation de proximité entretenue avec les animaux et quelles que peuvent être les conséquences pour l’avenir de ces troupeaux.

Enfin, pour conserver leurs rennes, les éleveurs tchouktches considèrent qu’ils doivent également faire les rituels de saison et respecter les interdits et les prescriptions de comportement qui concernent l’animal. Avant tout, l’homme doit savoir se distinguer du loup, ne pas avoir l’attitude du prédateur, s’il veut préserver son troupeau.