Introduction: L’influence de Marcel Mauss sur l’anthropologie des InuitIntroduction: The influence of Marcel Mauss on the anthropology of the Inuit[Notice]

  • Bernard Saladin d’Anglure

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La revue Études/Inuit/Studies ayant choisi de consacrer ce numéro à Marcel Mauss, je vais m’efforcer d’éclairer le lecteur sur ce choix. Durant ses 30 années d’existence, elle n’a en effet accordé un tel privilège qu’à Franz Boas (Dans les traces de Boas, 100 ans d’anthropologie des Inuit; vol. 8[1], 1984), le père de l’anthropologie américaine, à Knud Rasmussen (L’oeuvre de Knud Rasmussen, vol. 12[1-2], 1988) le plus grand ethnographe des Inuit, et plus récemment, à un pionnier de la préservation des langues et des savoirs autochtones dans le nord, Michael Krauss (vol. 29[1-2], 2005). Mauss est reconnu pour avoir établi l’ethnologie au rang de discipline universitaire en France, durant l’entre-deux guerres mondiales, mais il fait plutôt figure d’ethnologue en chambre pour ce qui touche l’anthropologie des Inuit, car il n’a jamais mis les pieds chez eux, ni étudié véritablement leur langue ou les collections ethnographiques les concernant. Polyglotte, il avait néanmoins tout lu ce qui avait été publié sur ce peuple jusqu’en 1905. C’est ce qui lui permit (avec la collaboration de Henri Beuchat), d’écrire la première et «[] seule publication savante dans laquelle une théorie sociologique spécifique a été construite à partir de données concernant les Inuit», pour emprunter la formule d’Asen Balikci (1989: 105, ma traduction). Il s’agit de l’«Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos. Étude de morphologie sociale» de Mauss, paru il y a 100 ans (1906). Avec cette oeuvre célébrée en son temps, Mauss ouvrait de nouvelles et intéressantes perspectives à l’ethnographie des Inuit; il proposait aux chercheurs en sciences humaines des hypothèses stimulantes qui se démarquaient des courants dominants de l’époque, en particulier de l’anthropogéographie de Ratzel. Il participait à l’émergence d’un courant de pensée qui fut d’abord désigné sous le nom d’école sociologique française sous l’impulsion de Durkheim, puis d’école ethnologique française sous la sienne. Elle se caractérise par une approche holiste des sociétés, qui privilégie le fait social total où parenté, organisation sociale, organisation économique, système de croyances, organisation religieuse et mythologie entretiennent des rapports structurés, courant qui préfigure sous plus d’un aspect l’anthropologie structurale développée par Claude Lévi-Strauss. Le génie de Mauss fut de comprendre, en lisant la compilation des notes de terrain du capitaine Comer, éditée par Franz Boas (1901), que la vie religieuse des Inuit était marquées par le dualisme saisonnier (hiver/été). Il y avait une période hivernale, commençant avec l’englacement marin et finissant avec la pleine lune de mars, à la naissance des bébés phoques, période où les tabous (prescriptions et prohibitions) étaient les plus stricts et les plus nombreux. Une seconde période couvrait le reste de l’année, où les règles étaient plus souples. Mauss mit en rapport ces données religieuses avec celles sur l’habitat de l’anthropogéographe danois Hans-Peder Steensby, disciple de Ratzel. Il montrait dans sa thèse de doctorat (1905) comment les Inuit s’étaient adaptés aux conditions géographiques de l’Arctique, en se concentrant l’hiver dans quelques grands établissement et en se dispersant l’été en de nombreux petits campements. En utilisant notamment les observations de Boas (1888) sur les grandes fêtes inuit du solstice d’hiver, Mauss élabora sa théorie du «communisme» hivernal inuit, parental, sexuel, économique, juridique et religieux, qu’il considère comme une quintessence de la vie sociale; «communisme» dont les Inuit se reposent durant la saison estivale, en vivant alors sur un mode individualiste. Mais ni Boas, ni Steensby, ni Ratzel n’avaient la formation et les connaissances en sciences religieuses, qui faisaient l’originalité et la force de la pensée de Mauss, sans compter l’étendue de ses lectures. L’enquête ethnographique de Boas sur la Terre de Baffin avait été un demi-échec; …

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