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Introduction

En 2001, environ 20% de la population autochtone au Canada déclarait une langue autochtone comme langue maternelle; au Nunavut, ce chiffre était beaucoup plus élevé, de l’ordre de 83% (Nunavut Bureau of Statistics 2008). La langue inuit au Nunavut est donc généralement considérée comme «viable», c’est-à-dire que statistiquement, le taux de locuteurs, le pourcentage des personnes qui parlent la langue autochtone à la maison, etc, ne justifient pas une inquiétude immédiate quant au maintien de la langue dans la vie quotidienne des communautés. Le territoire a révisé l’appareil des lois dans le domaine linguistique avec la Loi sur les langues officielles et la Loi sur la protection de la langue inuit, qui visent à aller plus loin et à faire de la langue inuit une langue officielle à part entière dans le territoire, avec l’anglais et le français. Le gouvernement du Nunavut s’est aussi imposé le défi d’adopter la langue inuit comme langue de travail dès 2020. L’inuktitut n’est ainsi plus limité aujourd’hui aux activités de subsistance et entre en compétition avec l’anglais dans les domaines politique et économique (Patrick 2003). L’évolution de la situation politique depuis l’avènement du Nunavut renforce ce marché linguistique alternatif, notamment pour la capitale Iqaluit (Dorais 2006b). Néanmoins, d’un point de vue dynamique, chez les locuteurs comme dans des travaux académiques, on relève une inquiétude en ce qui concerne la transmission intergénérationnelle de la langue inuit. En effet, seuls les aînés et les tous jeunes enfants sont unilingues dans cette langue. Au niveau des pratiques linguistiques dans les familles, et à l’école, il a été démontré que le bilinguisme était très présent et qu’il s’agissait d’un bilinguisme soustractif[1].

À Iqaluit, capitale du Nunavut et ville atypique si on la compare aux autres communautés du territoire, la pression de l’anglais sur la pratique de la langue inuit est évidente. Même s’il n’est pas sûr que les résultats d’une étude des habitudes langagières à Iqaluit (par ex., Dorais 2006a; Dorais et Sammons 2002) soient complètement transposables aux autres communautés, il semble clair que la capitale constitue une sorte de poste avancé des changements où les conséquences de certaines dynamiques linguistiques sont mises en évidence. Face à la frustration des locuteurs concernant l’évolution du bilinguisme dans cette ville, l’évaluation de l’impact des efforts de promotion de la langue inuit est nécessaire et sera le sujet du présent article. Cette évaluation se basera sur les attitudes envers les pratiques écrites de l’inuktitut. Dans un idéal de bilinguisme stable, la visibilité de l’écriture en langue inuit est souhaitable (Freeman et al. 1995; Stairs 1985) d’autant plus que dans les sociétés inuit de l’Arctique de l’Est, une histoire particulière d’appropriation de l’écriture en langue autochtone lui a conféré une valeur identitaire importante (Harper 1983; Laugrand 2002a). Cependant, la tendance à la marginalisation de l’écrit dans les attitudes linguistiques des locuteurs inspire une réflexion sur les conditions nécessaires pour promouvoir efficacement la pratique de l’inuktitut à Iqaluit.

La place de l’écriture dans la recherche d’un bilinguisme stable

La question de la promotion des langues et des cultures autochtones est le lieu d’un investissement important des chercheurs et linguistes en général et dans le monde circumpolaire en particulier. Dorais et Krupnik (2005: 5) expliquent ainsi la question au coeur de cette entreprise: «[…] comment la diversité linguistique et cognitive encore présente au Nord peut-elle, grâce à une inversion du processus de changement, survivre à ce rouleau compresseur que constituent la pensée occidentale et les langues majoritaires européennes soutenues par l’État». Au sujet des efforts de revitalisation des langues minoritaires, des études ont pris en compte la place de l’écriture. Ferguson (1959) est le premier dans son article classique sur la diglossie à avancer l’idée que l’écriture peut être un moyen de déstabiliser des situations de bilinguisme inégalitaire. Cette idée est reprise dans le modèle de Fishman (1991) pour contrecarrer la perte d’une langue (ou «RLS, Reversing Language Shift»). Bien qu’un bilinguisme stable mais inégalitaire puisse perdurer sans que le vernaculaire ne soit écrit, la promotion de l’écriture en langue vernaculaire brise la dépendance de l’écrit en langue dominante, et facilite la transmission intergénérationnelle. Une promotion de l’écriture dans des structures communautaires permet d’impliquer diverses générations et de créer un lieu intergénérationnel pour la transmission linguistique. L’utilisation de l’écrit à l’école et dans d’autres institutions constituerait ainsi une étape ultérieure du RLS. Cependant, il est fréquent que les objectifs initiaux des projets de RLS soient trop ambitieux, et que la promotion de l’écriture dans le milieu institutionnel soit d’emblée privilégiée, aux dépens des efforts envers la transmission intergénérationnelle (ibid. 2001: 476).

D’un point de vue plus pratique, Reyhner et al. (1999) présentent des approches concrètes et des modèles de revitalisation. Des stratégies avec ou sans écriture peuvent avoir du succès (Bielenberg 1999; Hornberger 1996). Ainsi, Benjamin et al. (1996) présentent le cas du groupe pueblo de Cochiti qui a engagé un mouvement de revitalisation sans utiliser de forme écrite de la langue autochtone. Quoi qu’il en soit, la participation avec succès de l’écriture dans un effort de revitalisation repose sur les attitudes linguistiques des locuteurs (Grenoble et Whaley 2006: 123). L’appropriation ou la marginalisation de l’écriture en langue autochtone est un débat contemporain qui a été décrit dans le contexte de projets de revitalisation aux États-Unis (Leap 1991; Morgan 2002; Watahomigie et McCarty 1997). Bielenberg (1999) définit deux groupes de personnes qu’il nomme les «nationalistes» et les «traditionalistes». Selon les premiers, l’écriture est un élément incontournable pour la revitalisation de la langue autochtone, pour les seconds, elle constitue un élément du monde des Blancs à rejeter.

Malgré ces attitudes tranchées, on peut remarquer que sous les étiquettes descriptives «oral» et «écrit» se cachent des pratiques complémentaires, toujours présentes dans l’acte de communication (Finnegan 1988). Pourtant, le débat ci-dessus montre que l’oralité et l’écriture restent des catégories saillantes dans la représentation que l’on se fait des pratiques linguistiques, et que cette représentation a été construite historiquement, notamment dans le processus de colonisation (Duranti et Ochs 1986; Errington 2001; Mignolo 1992). Dans le monde circumpolaire, les pratiques écrites sont incluses dans un répertoire communicatif qui privilégie les pratiques orales. Krupnik (2005: 81-82) explique ainsi que le matériel qui naît de l’effort d’écriture des connaissances ou des savoirs sur les langues autochtones, s’il est très utile pour un public bien particulier, reste un matériel secondaire, tant que les canaux de transmission premiers (c.-à-d. «transmission orale, liens familiaux, événements communautaires et activités de subsistance», notre traduction) sont actifs. Plusieurs personnes restent ainsi réticentes quant à la nécessité d’écrire la langue vernaculaire: la façon autochtone de transmettre les connaissances par l’exemple et l’autorité de certaines personnes à le faire sont remises en jeu. On se trouve ainsi devant une possible désincorporation et simplification de la tradition orale, une restriction de sa diversité et un contrôle sur celle-ci (Bodenhorn 1997; Dauenhauer et Dauenhauer 1995; Laugrand 2002b).

Les différences d’opinions en ce qui concerne l’écriture posent ainsi la question d’une définition interne aux communautés linguistiques de l’ampleur relative et de l’objet du travail de promotion: l’effort porte-t-il sur un domaine en particulier ou sur la communication en langue autochtone dans tous les domaines et activités (Patrick 2005)? Si l’écriture est ainsi une pratique communicative sensible aux relations inégalitaires, elle est également un lieu de résistance identitaire qui s’exprime par un ensemble d’attitudes linguistiques parfois antagonistes.

Le syllabique et l’écriture en langue inuit au Nunavut

En ce qui concerne l’Arctique de l’Est, l’écriture en langue autochtone est bien implantée historiquement et a été rapidement adoptée par les Inuit. Un syllabaire élaboré pour les Cris par le missionnaire méthodiste James Evans (Harper 1985; Lewis et Dorais 2003), sera adapté plus particulièrement par Horden et Watkins pour les Inuit à la fin du 19e siècle. C’est le missionnaire anglican Peck qui entreprendra la majorité des traductions en inuktitut (bible, catéchisme, hymnes, etc.). Laugrand (2002a) remarque que la diffusion de l’écriture semble avoir beaucoup profité de la circulation des ouvrages religieux et d’un enseignement de «proche en proche». L’appropriation de ce nouveau médium est illustrée par l’écriture de lettres par les Inuit (Laugrand 2002a: 209-210). De plus, ceux-ci écrivaient parfois des journaux intimes ou notaient les dates importantes comme les naissances et les décès (Harper 1985). Les débuts de l’écriture et de la lecture en langue inuit sont ainsi historiquement indépendants de milieux institutionnels. Malgré cela, leur apprentissage a été extrêmement rapide: dès 1925 la plupart des Inuit de l’Arctique de l’Est canadien savent lire et écrire (Dorais 1996: 185).

La standardisation de l’écriture en langue inuit en 1976 a créé une «orthographe double», où caractères syllabiques et romains sont mis en correspondance. Ceci facilite les efforts de transcription, tout en étant nécessaire pour l’ouest du Canada où l’alphabet latin avait été privilégié (il ne concerne qu’un seul des six dialectes du Nunavut, l’inuinnaqtun). Malgré la domination du syllabique, le choix de l’une ou l’autre des orthographes reste source de débats (Harper 2000). Aujourd’hui plusieurs polices de caractères syllabiques existent (Hitch 1993) grâce à l’évolution des capacités d’encryptage informatique des caractères avec Unicode. L’interface du système d’exploitation Windows de Microsoft est disponible depuis peu en inuktitut (alphabet latin) grâce au travail de Pirurvik[2]. La version syllabique devrait suivre. Il existe d’autre part au Collège de l’Arctique du Nunavut des cours pour apprendre à écrire le syllabique à l’aide d’un clavier d’ordinateur.

Malgré les efforts technologiques pour faciliter les publications, il y a peu d’écrits intéressants qui circulent dans les communautés (Dorais 1996; Harper 2000). Les documents légaux ou rapports scientifiques sont traduits en langue inuit mais leurs sujets sont très spécifiques et leur lecture ardue (nouvelle terminologie, qualité des traductions). Une production littéraire qui s’exprime dans un cadre journalistique constitue historiquement la majorité écrasante des écrits inuit (voir Gedalof 1979), écrite à part égale en langue inuit et en langue seconde (Dorais 1996: 197). Cette production journalistique en langue inuit semble aujourd’hui s’essouffler pour diverses raisons (Alia 1999; McGrath 1991). Il existe néanmoins de nombreux titres de littérature enfantine.

Pour créer plus d’écrits culturellement pertinents, le Collège de l’Arctique du Nunavut a publié les séries «Interviewing Inuit Elders» et «Inuit Perspectives on the 20th Century», qui offrent des perspectives inédites sur les connaissances traditionnelles et sur l’histoire des Inuit. Elles sont produites dans une logique de transmission en associant des aînés et des étudiants du collège. Par ailleurs, Titiralititti!Le prix littéraire du Nunavut est un concours qui a lieu tous les ans et qui est important pour la publication de nouveaux auteurs (Westman et al. 2005). Cependant tout travail d’édition reste difficile car les auteurs, en fonction de leur âge et de leur région d’origine, utilisent un dialecte différent, une version particulière du syllabique (selon qu’ils ont appris le syllabique avant ou après sa standardisation, voir Shearwood 1998), l’alphabet latin (s’ils parlent l’inuinnaqtun) et ils écrivent la plupart du temps à la main (Tocasie Burke, com. pers. 2006).

Le succès de ces concours d’écriture est encourageant et 64% des Inuit du Nunavut (71% des locuteurs de l’inuktitut) affirment pouvoir écrire et lire «très bien» ou «relativement bien» le syllabique (Nunavut Bureau of Statistics 2002). La capacité individuelle à lire et écrire, et les langues concernées, dépend de l’âge des locuteurs (Shearwood 1998) et de leur parcours scolaire. L’enseignement missionnaire s’effectuait en langue inuit mais les écoles fédérales à partir des années 1950, puis les pensionnats qui assuraient l’enseignement primaire et parfois le secondaire (à Iqaluit notamment), n’utilisaient que l’anglais comme langue d’instruction (Dorais 1996: 245). La génération des 35-44 ans est ainsi celle qui connaît le moins le syllabique aujourd’hui (Nunavut Bureau of Statistics 2002). Il faut attendre le milieu des années 1970 pour que l’inuktitut soit réinstauré dans les écoles aux Territoires du Nord-Ouest. Aujourd’hui, la maternelle et les trois premières années du primaire offrent l’immersion en langue inuit (à moins que les parents ne choisissent l’enseignement en anglais s’il est disponible). Au cours de la quatrième ou de la cinquième année, la langue d’instruction devient l’anglais et l’inuktitut n’est enseigné que comme une matière parmi d’autres. L’éducation en langue autochtone a des avantages linguistiques, académiques et psychologiques non négligeables (Taylor et Wright 2004). Cependant, l’organisation de ce système bilingue implique que les enfants ne peuvent pas atteindre une connaissance de l’inuktitut suffisante pour développer une réflexion académique abstraite dans cette langue (Wright et al. 2000), ni une connaissance satisfaisante de l’anglais. L’enseignement scolaire de l’inuktitut manque de matériel pédagogique adapté aux classes supérieures et il est difficile d’engager des professeurs inuit (seulement 26% d’environ 500 professeurs du Nunavut sont inuit, et la plupart aux niveaux élémentaires selon Aylward 2007). Il faut aussi rappeler que le décrochage scolaire reste un vaste problème.

Ainsi l’éducation des adultes est un défi dans le territoire et l’un de ses éléments importants devrait être l’enseignement de l’écriture et de la lecture, en anglais[3] comme en inuktitut, pour qu’il existe des candidats à des programmes d’éducation avancée. Un effort supplémentaire doit également être fait pour impliquer les hommes dans ces programmes (Gouvernement du Nunavut et Nunavut Tunngavik 2007). L’enseignement de l’écriture et de la lecture aux adultes s’effectue dans le «centre d’alphabétisation» à Iqaluit et sur les différents campus du Collège de l’Arctique du Nunavut implantés dans les communautés. Cependant, l’enseignement de l’inuktitut ou du syllabique ne sont pas des priorités pour les personnes peu scolarisées: pour intégrer le milieu du travail, l’anglais écrit ou les mathématiques sont préférés.

Hors du système scolaire, des activités de promotion de l’écriture et de la lecture en langue autochtone ont eu du succès. Le Nunavut Literacy Council est un acteur de cette promotion (Crockatt et Smythe n.d.). Parmi certains projets qui ont eu cours à Cambridge Bay, les auteures citent la «Living Library», qui visait à recueillir une histoire orale et à produire du matériel en anglais et en inuinnaqtun. Fogwill (1994) décrit deux projets qui ont pris place à Coral Harbour au milieu des années 1990: un projet d’écriture de l’histoire par les aînés avec publication de livres et un autre de mise à jour scolaire pour les adultes avec utilisation de l’inuktitut. Ces projets ont bénéficié de leur enracinement dans la vie de la communauté. Du matériel culturellement pertinent pouvant être réutilisé était également produit. On peut décrire le succès de ces travaux communautaires comme une appropriation renouvelée de la pratique de la langue autochtone.

Situation linguistique et place de l’écrit en langue inuit dans la capitale

Les réflexions linguistiques à l’échelle du Nunavut doivent être appliquées avec précaution à sa capitale, le grand centre administratif du territoire, car elle n’est pas représentative des autres communautés beaucoup plus petites et beaucoup plus homogènes ethniquement. La population d’Iqaluit (environ 6000 habitants) est composée à 59% d’Inuit (49% des habitants ont la langue inuit comme langue maternelle, Dorais 1996). De plus, outre les anglophones, il existe une petite communauté de francophones (environ 6% de la population). Il faut remarquer aussi que la croissance importante de la ville (24,1% de 1996 à 2001, 18,1% de 2001 à 2006[4]) découle, en plus de la migration en provenance du sud du Canada, de l’installation dans la capitale d’Inuit originaires d’autres régions de l’Arctique de l’Est. Par conséquent, la capitale constitue une communauté linguistique hétérogène où plusieurs dialectes de la langue inuit se côtoient (dialectes dont l’intercompréhension est variable). La langue inuit s’y voit donc supplantée dans beaucoup de situations par l’anglais qui a le statut de lingua franca dans la communauté (Dorais 2006a; Dorais et Sammons 2002; Tulloch 2004), établissant le lien entre les Inuit et les Qallunaat (anglophones et francophones). Dorais (2006a: 56) explique que malgré une évolution dans les attitudes envers la langue inuit, notamment depuis la création du territoire du Nunavut, l’anglais est toujours le «marché linguistique» principal car: «1) L’anglais est une qualification plus souvent requise pour les chercheurs d’emploi, 2) il est le véhicule principal de la culture populaire (télévision, musique, etc.), 3) les contacts avec les Qallunaat ont lieu en anglais» (notre traduction).

Dorais et Sammons (2002) décrivent la situation linguistique à Iqaluit en fonction de trois domaines: l’école, la famille et le travail. Dans les familles inuit, le bilinguisme est la règle. L’anglais est plus utilisé par les adolescents et les jeunes adultes, et pour des sujets de conversation impliquant des choses ou des concepts «qallunaat» (2002: 48). Au travail, le bilinguisme est important aussi pour trois raisons: la présence de collègues qallunaat et d’Inuit ayant des dialectes différents, les sujets de discussion plus faciles à aborder en anglais et la présence d’écrits en anglais (2002: 51). Quant à l’école, l’apprentissage de l’anglais s’y fait au détriment de la langue autochtone (Dorais, 1996: 222). Le bilinguisme est nécessaire dans l’institution scolaire, et ce d’une façon non équilibrée, car plus les enfants restent longtemps à l’école, plus leurs performances orales et écrites en inuktitut s’affaiblissent (Dorais et Sammons 2002: 63). Beaucoup de familles fonctionnent ainsi avec des échanges asymétriques entre générations. L’inuktitut est parlé par les générations plus âgées ou par les jeunes enfants qui vont à l’école en inuktitut. Pour les adolescents et les jeunes adultes, on se trouve dans une zone de bilinguisme, qu’on pourrait, par certains côtés, qualifier de transitionnel. Tulloch (2004) présente le résultat de questionnaires qui portent sur la compétence linguistique perçue de 130 locuteurs de 18 à 25 ans. Ces jeunes évaluent majoritairement leur capacité à communiquer en inuktitut et en anglais comme bonne ou excellente. Cependant, à Iqaluit, 47,5% des répondants sont d’accord avec l’affirmation que l’anglais est plus facile à parler pour eux que l’inuktitut (Tulloch 2004: 133). Pour l’auteure, le bilinguisme à Iqaluit est dominé par l’anglais alors que dans les plus petites communautés c’est un bilinguisme équilibré ou dominé par l’inuktitut (2004: 134). De plus, à Iqaluit, les jeunes sont inquiets du déclin de la langue autochtone. Plus qu’à Pangnirtung/Pangnirtuuq et Pond Inlet/Mittimatalik, les deux autres communautés de son étude, les répondants d’Iqaluit étaient favorables à la mise en place d’une action de promotion de la langue inuit. En effet, la situation linguistique désirée était celle d’un bilinguisme stable, pour pouvoir profiter de ce que les deux langues ont à offrir.

En ce qui concerne la capacité à lire et à écrire des jeunes générations, certaines données sont étonnantes. En 2002 un examen d’écriture a été administré à l’école secondaire Inuksuk d’Iqaluit. Parmi les locuteurs de l’inuktitut (121), 66 (54,5%) ont avoué leur incapacité totale à écrire et lire l’inuktitut ou bien ont échoué au test d’écriture qui leur était proposé (Dorais et Sammons 2002: 67). Tulloch (2004) a également remarqué que la compétence orale perçue par les locuteurs était plus élevée que la capacité perçue à lire et à écrire. Ainsi, parmi les jeunes d’Iqaluit qui ont répondu au questionnaire présenté (81), 60% environ ont déclaré que leur capacité à lire et à écrire l’inuktitut était bonne ou excellente. Les autres évaluaient leur compétence comme «élémentaire» ou «inexistante». Ainsi on peut voir que chez les adolescents ou jeunes adultes, la capacité perçue ou mesurée à lire et écrire l’inuktitut oscille entre 50 et 60%, ce qui reste un chiffre très modeste. Selon le Nunavut Bureau of Statistics (2002), 64% des résidents inuit d’Iqaluit affirment écrire et lire «très bien» ou «relativement bien» le syllabique.

L’écriture en langue autochtone est pourtant présente dans l’espace public de la capitale (Daveluy et Ferguson sous presse), et les résidents y sont exposés tous les jours. Les différents panneaux et affiches à Iqaluit présentent une grande diversité: trois langues sont utilisées, la langue inuit, l’anglais et le français. Le nombre de traductions dans chaque affichage est plus important quand il s’agit de messages émanant du gouvernement fédéral ou territorial. Un nombre relativement élevé d’entreprises privées n’affichent cependant qu’en anglais. Également, les petites affiches placées sur les babillards dans les endroits publics sont en très grande majorité (peut-être à 90%) en anglais. Les locuteurs s’accordent pour dire que la visibilité de la langue inuit dans le domaine public a beaucoup augmenté depuis 1999 (l’avènement du Nunavut). Cependant on peut se demander à quel point il s’agit d’un écrit fonctionnel ou s’il ne se comporte pas la plupart du temps comme doublon moins utile que l’écrit en anglais.

Connaissance du syllabique

Dans le cadre de mes recherches, j’ai effectué deux séjours à Iqaluit et des entrevues semi-dirigées avec 18 locuteurs de l’inuktitut, âgés de 19 à 65 ans. Les entrevues portaient sur leurs habitudes langagières, celles de leur famille, sur l’écriture dans leur ville et dans la vie des Inuit aujourd’hui. Un des critères du recrutement des répondants était qu’ils parlent inuktitut, ce qui n’est évidemment pas représentatif de la totalité de la communauté inuit à Iqaluit. Toutes les entrevues ont été réalisées en anglais, à part deux rencontres avec des aînés unilingues faisant appel à des étudiants du Collège de l’Arctique du Nunavut comme traducteurs.

Si toutes les personnes ont déclaré parler l’inuktitut de façon satisfaisante, trois ont indiqué qu’elles n’étaient pas vraiment capables de lire et d’écrire cette langue: un homme de 38 ans ainsi qu’un jeune homme et une jeune femme d’une vingtaine d’années. Une conjonction de trois raisons est évoquée par ces locuteurs: les parcours scolaires, la pratique religieuse (ou l’absence de pratiques) et l’utilisation de l’anglais à l’écrit dans la vie familiale. L’apprentissage religieux peut perdre de son importance dans la vie de certaines personnes: «[…] la Bible était le seul écrit en inuktitut. Nous allions au catéchisme pour apprendre le syllabique mais j’y allais rarement, mon père me laissait libre de choisir si je voulais ou non aller à l’église.» (Homme, 38 ans, notre traduction). Pour les chrétiens pentecôtistes, la langue de la Bible n’est plus forcément l’inuktitut mais l’anglais: «Je ne me sers que de la Bible en anglais. Ma mère a beaucoup de bibles, beaucoup de choses en inuktitut […]» (Homme, 20 ans, notre traduction).

Si pour une raison ou une autre, l’apprentissage ne s’est pas effectué grâce à la pratique religieuse, il n’est pas remplacé par l’apprentissage scolaire: ces trois locuteurs sont insatisfaits de l’enseignement de l’inuktitut qu’ils ont reçu à l’école. Les jeunes locuteurs font également les frais de la solution de continuité que représente le passage de leurs parents aux pensionnats. C’est le cas de la jeune femme de ce groupe, dont les parents sont allés au pensionnat et qui écrit difficilement le syllabique. Elle n’a appris que très récemment, en écrivant une note à sa mère, que celle-ci ne pouvait pas lire l’inuktitut. L’expérience de ces locuteurs diffère de celle des aînés, dont les parcours d’apprentissage s’effectuaient dans le cadre de la famille et se concentraient sur l’écrit religieux:

Quand j’ai commencé à apprendre à écrire et lire, nous vivions près d’Iglulik. Nous devions faire des exercices qui nous étaient livrés en traîneau à chiens. Ils nous envoyaient des instructions, nous écrivions ce que nous pouvions et les renvoyions aux pasteurs pour qu’ils les corrigent. Chaque fois que les réponses n’étaient pas bonnes les professeurs l’écrivaient personnellement. Les élèves révisaient les annotations faites par les pasteurs, ils les corrigeaient tout seuls et les renvoyaient à nouveau au pasteur. La seule source de lumière que nous avions était le qulliq [lampe à huile de phoque], nous pouvions seulement écrire à la lumière du qulliq. À ce moment-là on allait au lit très tôt, à 6 heures, on pratiquait l’écriture et la lecture de l’inuktitut en début de soirée et le matin. Nous pratiquions l’écriture et la lecture avant que notre père sorte pour aller chasser.

Femme, 65 ans, traduction de l’inuktitut, notre traduction de l’anglais

En ce qui concerne les jeunes enfants qui sont en situation d’immersion scolaire en inuktitut, plusieurs répondants s’accordent à dire qu’ils apprennent très bien à écrire et à lire le syllabique. Une jeune femme de 26 ans dresse ainsi ce portrait des pratiques générationnelles:

- Les jeunes enfants lisent beaucoup d’inuktitut, mais les adolescents, je ne crois pas… ils lisent surtout en anglais.
- Qu’est-ce qui arrive quand on devient adulte?
- Je pense que les aînés oublient l’anglais la plupart du temps.
- Alors en vieillissant, on parle plus inuktitut?
- Ouais.
- Tu penses que ça va t’arriver?
- Je sais pas. [Rires]

Femme, 26 ans, notre traduction

Le système scolaire actuel ne réussit pas à soutenir l’apprentissage du syllabique passé les premières années d’immersion, pendant la préadolescence et l’adolescence, où la transmission linguistique et culturelle doit faire face à la concurrence de la culture populaire majoritaire en langue anglaise. Cet échec a des répercussions dans les choix langagiers à l’âge adulte. D’après cet échantillon limité, les plus jeunes ainsi que les aînés sont tout à fait capables d’écrire et de lire la langue inuit. Pour les générations intermédiaires cette compétence serait plus fragile. Enfin, pour les personnes qui n’écrivent pas l’inuktitut, l’anglais est utilisé dans tous les domaines d’usage de l’écrit.

Pratiques individuelles

Parmi les personnes qui déclarent pouvoir lire et écrire l’inuktitut, une majorité, il est parfois surprenant de remarquer à quel point l’utilisation active du syllabique peut être rare. Pour l’un des répondants dans la quarantaine, la dernière fois qu’il a dû lire ou écrire en inuktitut remonte à trois ans, quand il devait pour son précédent travail dans un centre communautaire laisser certaines instructions dans cette langue. Pour une autre personne, la dernière pratique écrite de l’inuktitut remonte au mois précédent quand elle a dû effectuer une traduction pour un ami. Il est vrai que l’on peut parfaitement fonctionner dans la ville d’Iqaluit sans lire ou écrire l’inuktitut de façon journalière. De plus, tous les locuteurs bilingues avec qui j’ai parlé qui écrivent et lisent l’inuktitut disent être plus à l’aise en anglais et l’écrire plus rapidement, une conséquence du manque de pratique.

Ceux qui pratiquent l’écrit régulièrement se trouvent dans des situations scolaires particulières ou occupent des emplois spécifiques. Un étudiant (23 ans) dans le programme d’Études inuit du Collège de l’Arctique du Nunavut indiquait par exemple: «En fait avec les cours que nous avons chaque matin, la terminologie, la définition sur laquelle nous devons travailler chaque jour pendant la classe, c’est à peu près le seul moment où j’écris en inuktitut» (notre traduction). Ce programme collégial est particulier puisqu’il nécessite l’utilisation de l’inuktitut. De nombreux autres programmes du même collège ne demandent pas d’utiliser la langue inuit. Une jeune femme qui étudiait dans le programme d’infirmière se plaignait ainsi de ne pas disposer de livres qui répertorient les noms des maladies en inuktitut ou ceux des organes et des os humains.

Certains types d’emploi demandent également une utilisation régulière de l’inuktitut sur le lieu de travail. Par exemple, une employée d’une école traduit le bulletin de nouvelles de l’institution et le transcrit en inuktitut pour qu’il soit accessible à tous les parents, quel que soit leur âge. Une autre employée de la cour de justice effectue beaucoup de travail en inuktitut, soulignant qu’elle est très utile à son service et émet des doutes quant à la capacité des gens à écrire et lire l’inuktitut:

-Les gens n’écrivent pas et ils ne lisent pas non plus. Les gens avec qui je travaille parlent bien, mais je ne crois pas qu’ils sachent écrire et lire. Cette fille au travail, elle m’a demandé de taper son nom et le nom de son poste en inuktitut parce qu’elle n’en était pas capable.
-Tu veux dire qu’elle ne savait pas écrire le syllabique à l’ordinateur?
-Je ne sais pas, peut-être elle ne sait pas du tout écrire et lire l’inuktitut. Je ne sais pas.

Femme, 33 ans, notre traduction

Pour d’autres classes d’emplois (qui nécessitent l’usage régulier de la lecture et de l’écriture), l’utilisation de l’inuktitut est inexistante: c’était le cas pour un employé de la bibliothèque municipale et pour un fonctionnaire dans un organisme gouvernemental. Ces personnes, qui n’évoluent pas dans des milieux institutionnels favorisant tout spécialement l’emploi de langue autochtone, décrivent une pratique du syllabique extrêmement rare.

L’écriture n’appartient toutefois pas qu’au domaine institutionnel, la famille étant au centre de pratiques qui ont une longue histoire. Ainsi, beaucoup d’aînés tiennent des journaux intimes et se rappellent de parents qui faisaient de même, pour enregistrer les événements importants de leurs journées. Ces journaux intimes conservés et relus par leurs descendants forment parfois un lien entre les générations. D’autres moyens sont utilisés pour enregistrer l’histoire familiale:

En fait à la maison comme je disais, quand j’ai commencé, je me suis plongée dans l’inuktitut. Quand j’écrivais, j’écrivais des noms, des noms de familles, des arbres généalogiques […]. Je travaillais, qanu (‘comment dire’), juste l’automne passé je faisais une liste pour l’arbre de ma famille du côté des descendants de mon arrière-grand-père. C’est ça que j’aime faire, écrire notre arbre généalogique en inuktitut.

Femme, 39 ans, notre traduction

L’histoire familiale se construit aussi autour d’activités et de pratiques intergénérationnelles. Par exemple, une mère de famille écrit des chansons en inuktitut que sa mère lui a apprises pour pouvoir les utiliser dans des jeux avec ses propres enfants. Une autre femme de 43 ans indique qu’elle s’intéresse en particulier au vocabulaire de la couture, particulièrement aux mots «anciens» utilisés par les aînés, enrichissant dès qu’elle le peut une liste de mots avec leur définition grâce à une cousine qui vit dans sa communauté d’origine.

En ce qui concerne la communication avec des parents éloignés, l’écriture de lettres a constitué par le passé (Laugrand 2002a), jusqu’aux années 1960 (Dorais 1996), une facette très importante de l’écriture en langue autochtone. Une femme de 59 ans me décrivait l’importance de ces missives en ces mots: «Elles permettaient d’apprendre que des êtres chers étaient morts, c’était au sujet de tout, quelqu’un allait se marier… il n’y avait pas de pistes d’atterrissage, les seules sources de nouvelles c’était les lettres» (traduction de l’inuktitut). Et pour certains aînés, l’envoi de lettres représente toujours quelque chose d’important pour relier les membres éloignés de la famille. Une aînée maintient ainsi une correspondance précieuse en inuktitut avec ses petits-enfants vivant dans une ville du sud du Canada. Le paysage médiatique est aujourd’hui différent, mais ce type de courrier semble se prolonger d’une certaine façon par l’envoi de cartes de voeux. Ces cartes vendues dans le commerce sont pré-écrites en anglais. Le message est complété par quelques mots écrits à la main en inuktitut ou il est transcrit en syllabique pour les personnes monolingues. Les missives partent aujourd’hui en avion par l’intermédiaire d’un tiers: les vols sont réguliers pour les communautés du Nunavut et tout le monde se connaît dans les communautés. Il suffit d’aller à l’aéroport le jour du vol pour trouver quelqu’un qui voudra bien se charger de transporter la lettre ou même de petits paquets ou photos.

Pour les messages par écrit de tous les jours les gens préfèrent, s’ils ont accès à un ordinateur, envoyer un courriel qui sera rarement rédigé en syllabique. Certains évoquent la disparité des polices, d’autres leur manque d’expérience pour taper le syllabique. Ces questions techniques s’ajoutent parfois à d’autres difficultés linguistiques. Malgré la possibilité d’écrire l’inuktitut en alphabet latin (une solution que beaucoup adoptent), l’anglais semble la langue choisie la plupart du temps. Le domaine de pratique de l’écriture épistolaire se trouve ainsi, de façon pratique, dominé par l’anglais:

Je trouve ça plus rapide d’écrire en anglais, ce n’est pas une mauvaise chose mais c’est une mauvaise habitude je crois, je ne le vois pas comme une mauvaise chose mais quand il s’agit d’écrire des lettres personnelles, la plupart du temps on utilise l’anglais, surtout pour rejoindre les gens avec les courriels, j’ai Hotmail et je contacte mes amis souvent en anglais, et taper c’est, hum… on peut changer sa police en inuktitut mais je sais que la plupart de mes amis préfèrent lire… et ils lisent plus rapidement l’anglais.

Femme, 39 ans, notre traduction

Pour les adolescents et les jeunes adultes qui ont accès à un ordinateur, le clavardage et les sites pour créer des réseaux sociaux en ligne sont très prisés. Il s’agit d’un nouveau lieu d’échanges pour la communauté et la famille étendue. L’anglais y domine et si la langue inuit est présente, elle s’écrit en alphabet latin. Une jeune femme explique ainsi qu’elle ne pratique l’inuktitut écrit que dans des séances de clavardage. Pendant ces séances elle mélange l’anglais et l’inuktitut en écriture romaine. Selon elle, il s’agit d’une façon de faire généralisée parmi ses relations, amis et famille.

Enfin, un grand nombre de personnes lisent plus qu’elles n’écrivent l’inuktitut. Les magazines et périodiques représentent souvent la seule source d’écrits, mis à part les écrits religieux. Les journaux bilingues disponibles à Iqaluit, Nunatsiaq News et Nunavut News/North ont beaucoup de succès. Mais les articles de journaux dont la langue originale d’écriture est la langue inuit sont rares. Les lecteurs bilingues sont très insatisfaits des traductions d’articles en inuktitut et ils entreprennent rarement de lire ces traductions, et ce, d’autant plus s’ils éprouvent une certaine difficulté à lire la langue inuit. En outre, à Iqaluit, plusieurs locuteurs indiquent que les dialectes utilisés par les journalistes ou traducteurs peuvent constituer un obstacle à la lecture quand ils sont trop différents du leur. L’offre de livres de loisir pour adultes en langue inuit est inexistante. Ce manque est une source de frustration pour ceux qui voudraient faire de la lecture en langue autochtone une activité de loisir et la partager avec leurs proches. Des livres de travaux manuels, sur l’histoire du Nord ou de fiction ont été cités comme des sujets possibles pour créer une offre intéressante de lecture pour tous les âges.

Attitudes: préservation et/ou bilinguisme stable?

Les attitudes linguistiques confirment le fait que l’écriture en langue inuit se trouve en situation minoritaire par rapport à l’anglais dans la capitale, que ce soit en termes de compétence linguistique, de volume des écrits disponibles ou de place dans les pratiques quotidiennes. Pour certains, la promotion de l’écriture en langue inuit est ainsi restreinte à un effort d’enregistrement culturel et linguistique. Par exemple, un jeune homme (20 ans) qui travaille dans un supermarché n’écrit et ne lit quasiment pas l’inuktitut mais le parle très bien. Il explique que l’écriture peut aider à préserver la langue: «il y a aujourd’hui des mots anciens qu’ils [les enfants] ne connaissent même pas. On devrait les écrire quelque part, ou quelque chose comme ça» (notre traduction). Pareillement, une jeune femme (20 ans) explique qu’elle désirerait avoir plus de matériel à contenu traditionnel: «Il n’y a pas assez de coutumes ou connaissances couchées sur le papier… parce qu’avant, dans le passé, l’apprentissage c’était seulement visuel et par l’écoute, alors aujourd’hui il n’y a pas assez de matériel» (notre traduction). D’ailleurs pour certains, c’est avant tout dans ce but qu’existent l’écriture et la lecture en langue inuit: «Notre culture est écrite pour que les nouvelles générations puissent la connaître à travers les livres» (Homme, 26 ans, notre traduction).

La fonction de préservation de l’écriture syllabique la dissocie d’une utilisation passée et de son utilisation quotidienne par les locuteurs unilingues ou bilingues. Les aînés sont vus comme trop occupés pour pouvoir s’adonner à la lecture ou l’écriture, qui sont plutôt associées au monde scolaire. L’écriture en soi ne fait pas vraiment partie du coeur de l’identité inuit comme par exemple la chasse ou la couture: «Un vrai Inuk n’est pas symbolisé par le syllabique, les vrais Inuit c’était avant ça, ceux qui chassaient pour survivre… qui s’occupaient de leur famille. Ça ne les intéressait pas d’écrire, il n’y avait pas de crayons!» (Femme, 20 ans, notre traduction). On se trouve ainsi avec une vision de l’identité inuit qui est tout à fait rattachée aux activités traditionnelles et à l’oralité de la langue autochtone. Comme l’indique un homme (38 ans) qui ne sait ni lire ni écrire dans sa langue: «Ça ne me fait pas me sentir mal car ce n’est pas traditionnel, nous venons d’une société orale» (notre traduction).

La fonction de l’écriture en langue autochtone serait ainsi de créer une source d’information pour les futures générations. Cette opinion est assez ambiguë dans la mesure où elle est énoncée souvent par des locuteurs qui lisent et écrivent très peu eux-mêmes, et par conséquent pour lesquels il serait probablement très difficile d’accéder à ces sources. Il est évidemment frustrant de voir les connaissances inuit laisser lentement mais sûrement la place à une façon de vivre plus occidentalisée. Cela peut s’exprimer dans une urgence qui privilégie l’action comme réponse: aller sur le territoire, y expérimenter les connaissances. L’écriture ou la lecture ont du mal à trouver leur place dans cette recherche. On peut poser l’hypothèse que cette perspective est une réponse à la pression de l’anglais et de pratiques linguistiques à «oralité restreinte», une manière d’affirmer la spécificité de la langue autochtone. L’écriture s’effectuait auparavant exclusivement en langue inuit. Aujourd’hui que la pression de la langue anglaise se fait de plus en plus sentir, une certaine radicalisation de l’idéologie linguistique peut être présente.

Un autre ensemble d’attitudes conçoit l’écriture comme une entreprise active et explicite de transmission, un outil afin d’équilibrer la pratique des deux langues. Certaines locutrices s’engagent dans ce type d’initiatives personnelles, pour elles-mêmes et pour leur famille. Elles trouvent difficile de renverser, au jour le jour, le caractère minoritaire de l’écriture en langue inuit, bien que certaines puissent s’appuyer sur un milieu de travail qui soutient d’une manière ou d’une autre la pratique du syllabique. Le désir d’un bilinguisme stable est résumé par cette femme de 43 ans: «[l’écriture] nous engage à faire des choses pour partager notre histoire et pour communiquer» (notre traduction). L’utilisation de l’écriture illustre le souhait d’une continuité dans les pratiques linguistiques et culturelles, une ouverture de la littératie occidentale aux littératies autochtones, une utilisation des deux modèles à des fins d’accomplissement individuel et familial.

Pour d’autres, qui adoptent une attitude plus pragmatique, la fonction de l’écriture est avant tout de posséder un instrument particulièrement prisé dans le nouveau marché linguistique qui a accompagné l’avènement du gouvernement du Nunavut. Une femme de 40 ans résume très bien ce point de vue:

Je leur dis tous les jours, parlez votre langue maternelle à vous, parlez votre langue maternelle, car dans 20 ans le gouvernement sera en grande partie en inuktitut et si vous ne connaissez pas bien l’inuktitut vous serez juste comme les Blancs qui ne savent pas parler l’inuktitut mais ont les connaissances de leur éducation, l’inuktitut sera pareil grâce au gouvernement… et il y a beaucoup d’argent en jeu, si tu parles… si tu peux lire et écrire et parler l’inuktitut.

notre traduction

Cette attitude pragmatique est énoncée par des employées qui doivent écrire la langue inuit dans le cadre de leur travail. Leur connaissance du syllabique est un plus dans leur carrière et elles espèrent qu’il en sera de même pour leurs enfants.

Enfin, pour les aînés avant tout, les attitudes de préservation ou de pragmatisme semblent beaucoup moins importantes. Ceux-ci adoptent plutôt une attitude d’ouverture pour pouvoir disposer en langue autochtone des informations, des services et des divertissements qui sont offerts à ceux qui lisent l’anglais. Dans la mesure où ils sont la source du processus de transmission, ils sont moins sensibles à une sorte d’urgence de disposer d’une nouvelle source. Par contre, la communication quotidienne dans la langue autochtone fait partie de leur priorité immédiate. En effet, pour des personnes unilingues, ne peut s’appliquer ce type de séparation qui voudrait que tout ce qui concerne la culture et les savoirs passés inuit soit exprimé en langue autochtone alors que les écrits sur les nouvelles ou le quotidien sont en anglais. Les domaines d’utilisation de l’écriture sont ouverts: une aînée expliquait son désir de disposer de plus de matériel pour lire l’inuktitut et même d’avoir accès à des livres de fiction: «Nous les Inuit, nous n’avons pas des livres épais, nous avons besoin de plus de ces livres qui existent pour les Qallunaat, ça serait très amusant de les lire dans l’avion; ou pour se relaxer, nous avons besoin de ce genre de livres en inuktitut» (notre traduction).

Conclusion

En tentant d’enrichir la réflexion sur l’écriture en langue autochtone, cet article a dressé un portrait dynamique des pratiques linguistiques et des conditions nécessaires pour rendre possible l’instauration et la consolidation d’un bilinguisme stable à Iqaluit. Il s’agit selon les locuteurs d’une préoccupation urgente pour la capitale. Les attitudes envers la langue inuit y sont indubitablement positives. Mais le caractère minoritaire de l’écriture syllabique s’exprime dans les discours des locuteurs qui commentent cette tendance à la marginalisation. Plus les locuteurs pratiquent fréquemment l’écriture en langue inuit, plus ils désirent la voir utilisée à part égale avec l’anglais dans tous les domaines. Plus leur compétence est fragile, plus l’écriture en langue inuit est cantonnée à un domaine spécifique. Le désir de préservation peut être à double tranchant: certains locuteurs bilingues qui écrivent peu la langue autochtone relèguent l’écrit à une fonction passive d’enregistrement culturel. D’autres, qui écrivent plus régulièrement, s’investissent personnellement dans la transmission linguistique et culturelle. Enfin les locuteurs unilingues remettent en cause plus explicitement ce statut minoritaire au quotidien.

Les nouveaux domaines d’utilisation de l’écriture continuent de favoriser la langue anglaise. Iqaluit se trouve cependant au centre du mouvement de renégociation de la place de l’écriture en langue autochtone dans le marché linguistique du territoire. L’attitude pragmatique envers l’écriture est la manifestation des succès de cet activisme linguistique. Néanmoins, cette attitude semble être quelque peu déconnectée de la transmission intergénérationnelle. Elle manque de l’appui d’une promotion de l’écrit plus ambitieuse au quotidien qui prendrait en compte par exemple la compétence fragile des locuteurs: pour que l’écriture soit utilisée dans le domaine du travail, elle doit rester un moyen de communication viable. Dans la capitale, la recherche d’un bilinguisme stable demande de pousser plus loin la promotion de l’écriture en langue inuit. Ce processus suppose un effort renouvelé en ce qui concerne les opportunités d’apprentissage du syllabique à tous les âges, une plus grande implication des hommes dans ces pratiques et le développement de l’offre de lecture en langue inuit. La question des compétences est primordiale, mais au delà de l’apprentissage et des pratiques, est également en jeu la pertinence quotidienne de la langue inuit. En s’appuyant sur les initiatives de transmission au sein de la famille et sur l’attitude de pragmatisme linguistique, la promotion de l’écrit doit construire des ponts entre les différents domaines.