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Introduction

Les langues autochtones sont menacées d’extinction. C’est le constat qu’on peut faire après presque un demi millénaire de colonisation. Ceci est dû à l’assimilation culturelle et linguistique, et dans certains cas, à un exercice de génocide pur et simple des populations d’origine de l’Amérique du Nord. Dans le Rapport de la Commission Royale sur les Peuples Autochtones (CRPA 1996), on peut lire qu’au Canada seulement 55% des adultes se déclarant de descendance autochtone parlent leur langue maternelle; ce sont là des chiffres peu reluisants. En fait, seules quelques langues — qui profitent de l’isolement ou d’un haut taux de natalité — ont su résister à l’assimilation linguistique au Canada: l’ojibway, l’inuktitut et le cri (Maurais 1996).

Cette note de recherche s’inspire d’un travail de terrain effectué dans la communauté crie de Mistissini et vise à exposer quelques facteurs ethnolinguistiques qui motivent la rétention de la langue crie dans ce village autochtone de l’est de la baie James. Les données ont été recueillies par le biais d’entrevues semi dirigées et leur analyse, bien que partielle, servira à comprendre ce qui motive les locuteurs cris de Mistissini à conserver leur langue, et ce, en dépit des importants changements socio-économiques des dernières décennies. Le texte présenté ici l’est à titre comparatif puisque la situation linguistique et les pratiques langagières dans l’Arctique canadien et dans le centre du Québec se ressemblent sur certains points (Crago et al. 1993; Patrick 2003)

Dans un premier temps, nous ferons un survol de l’éducation bilingue chez les Cris et de la tension inhérente entre la sauvegarde du complexe culturo-linguistique et les impératifs du changement socio-économique rapide qui suivirent la convention de la Baie James de 1975. Deuxièmement, nous exposerons, à l’aide de données ethnographiques recueillies en 2004-2005 à Mistissini, quelques réflexions sur les usages linguistiques à la maison et en forêt, deux contextes qui permettent une certaine pérennité aux langues minoritaires comme le cri de l’est de la baie James.

Changement social et linguistique chez les Cris

Avant les années 1960, l’éducation des jeunes Cris était sous le contrôle jumelé du gouvernement fédéral et de l’Église anglicane (Burnaby et al. 1998). Les écoles résidentielles étaient responsables de fournir une éducation formelle, où dominait une idéologie d’assimilation linguistique et culturelle (Sindell 1968). Isolés de leurs familles immédiates, les enfants des écoles résidentielles ont subi d’importantes blessures mentales et physiques, ce qui a par la suite engendré une rupture entre générations et une désintégration des repères culturels.

Avec le passage graduel à la sédentarisation dans le courant des années 1960, l’objectif d’éduquer en langue crie prit de l’importance dans l’est de la baie James. De 1969 à 1976, le Ministère des Affaires indiennes et du Développement nordique commence à former des assistants qui utilisaient le cri comme médium d’enseignement (Burnaby et al. 1998: 64). Vers la fin de cette période, on met sur pied à Waskaganish un programme biculturel d’éducation en langue crie, le Cree Way Project, qui avait comme objectif de fournir un contexte biculturel d’apprentissage et de produire du matériel didactique en écriture syllabique (Feurer 1994: 131).

Au début des années 1970, plus de la moitié des Cris de Mistissini vivaient des revenus combinés de la trappe et du travail estival (Salisbury 1986; Tanner 1979). Les divisions sociales étaient basées sur le mode de production. Mais le cours de l’histoire bascule à la baie James avec l’annonce, en 1971, d’un projet de construction hydroélectrique, et c’est durant cette période qu’émerge — grâce à l’opposition d’une poignée de jeunes Cris éduqués — l’ethnicité crie (Larusic et al. 1979; Salisbury 1986).

Dans Homeland for the Cree, Richard Salisbury explique que pendant la période de mise en application de l’entente, la structure de la société crie s’est radicalement complexifiée et hiérarchisée (Salisbury 1986). La régionalisation des services (en éducation et en santé) et la création d’emplois salariés, auront comme conséquence de hausser le niveau de vie; signe d’une condition économique plus favorable pour les Cris de l’est de la baie James. Leur incorporation dans l’économie de marché et la mise sur pied d’une nouvelle structure administrative régionale constituent, selon Salisbury, un exemple de réussite autochtone au niveau national (ibid.: 135). Cette effervescence économique aura comme conséquence de quadrupler le pouvoir d’achat en dix ans. En même temps, la redistribution des argents et du pouvoir politique est radicalement altérée. L’émergence d’une élite locale, jeune, bilingue, moderne et éduquée amènera une hausse des disparités économiques qui devait mener à la formation de couches sociales dans les décennies suivantes. Salisbury (1986: 106) note que:

There is more differentiation within the communities, in terms of education, employment, wealth, and orientation, and the divisions produced do not coincide with those of the kinship and microband groupings of earlier days.

En matière d’éducation, la section 16 de la Convention prévoit des politiques linguistiques qui favorisent l’utilisation du cri à l’école. La loi sur l’instruction publique du Québec est modifiée et permet la création, en 1978, de la Commission scolaire crie. Son but premier est de fournir des services éducatifs et de contribuer à la promotion de la culture et de la langue cries qui sont des biens à défendre et à promouvoir, mais en même temps des outils politiques puissants. Or, sur le terrain ce n’est pas toujours le cas.

En 1980, l’anthropologue Adrian Tanner effectue une enquête sur les attitudes des parents d’écoliers face à l’utilisation des langues d’enseignement. Les résultats de ce travail empirique démontrent que les parents — issus de communautés comme Chisasibi — étaient en faveur de l’enseignement formel afin que leurs enfants puissent accéder aux institutions post-secondaires du Sud et rejoindre plus tard le marché du travail. La question idéologique ou ethnique arrive tout compte fait au second plan, même si la protection de la langue crie demeure plus que jamais le leitmotiv de surface (Tanner 1981). Dans tout discours se rattachant à l’éducation, on semble comprendre que le mot d’ordre principal consiste à développer le plein potentiel des individus cris pour qu’ils parviennent d’égal à égal à entrer en compétition avec les gens du Sud; ceux-là mêmes dont ils craignent la dangeureuse assimilation.

Dans les années 1980, des sommes importantes d’argent provenant du gouvernement fédéral ont été investies pour la promotion et la sauvegarde des minorités utilisant une des langues officielles du Canada (anglais et français). Ce désengagement vis-à-vis les langues indigènes a donné un signal d’alarme aux populations autochtones du Canada, puisque seule une mince part du budget est allouée aux quelque 260 langues amérindiennes et inuit du pays (AFN 1990).

Au début des années 1990, un groupe de lobbyistes de Chisasibi (communauté qui avait finalement décidé d’abandonner la scolarisation en langue maternelle dans les années 1980) fait pression pour l’implantation du cri comme médium d’enseignement, comme le stipulent les politiques de l’UNESCO en matière de droit linguistique des minorités (Burnaby et al. 1998). On procédera en 1993 à l’implantation, dans deux communautés côtières (Waskaganish et Chisasibi), du programme CLIP (Cree Language Instruction Program), dont la vocation première est de fournir une éducation formelle et culturellement conforme par le biais de matériel scolaire en langue crie (Feurer 1994).

Selon Burnaby et al. (1998: 68-72) plusieurs facteurs servent à expliquer cette réforme (contrôle local, changement d’attitude de la part des parents, etc.) et c’est pourquoi il faut être extrêmement prudent et privilégier une vue holistique de la question. La restructuration du système éducatif s’explique aussi par des facteurs extrinsèques à l’éducation qui font éruption vers la fin des années 1980 et le début des années 1990: crise d’Oka, montée du nationalisme québécois et de l’indigénisme cri face à la deuxième phase des projets hydroélectriques.

Dans la décennie qui suit, la question de la rétention linguistique et culturelle est devenue politisée au niveau local. Les politiciens et les éducateurs autochtones cherchent à rassembler et à sensibiliser les Cris à propos de l’érosion culturelle et linguistique (Feurer 1994). Le leitmotiv est d’unifier et de standardiser, bref, de rendre la culture et la langue accessibles aux générations futures. Voici les propos d’un administrateur scolaire lors de la Cree Language and Culture Conference tenue à Oujé-Bougoumou en 1997:

The conference called for an adoption of a Cree law and policy to protect and promote the use of Cree in our communities and offices. I believe that this is necessary to make the traditions of our elders available to future generations and if we are going to protect our language and way of life against the erosion caused by the increased presence of the English and French language and cultures in our communities.

CSB 1998: 6

John Murdoch (1982) avait déjà signalé les bienfaits du transfert de compétences linguistiques de la langue autochtone vers la langue seconde dans le cadre du Cree Way Project mentionné auparavant. Dix ans plus tard, Hanny Feurer(1994) réaffirme le succès de l’éducation bilingue à Waskaganish. Or, à Mistissini, le programme CLIP ne présente pas les résultats escomptés (Lapointe 2003). Il souffre d’une tension inhérente qui a l’avantage de faire réfléchir: entre la protection de la culture et de la langue et le développement des outils cognitifs et linguistiques par le biais de l’éducation formelle, que privilégier? Dans cette communauté de l’intérieur de la baie James, les deux positions mentionnées précédemment (soit le discours ethnique des dirigeants de la Commission scolaire crie et celui du citoyen ordinaire qui cherche à donner à ses enfants des outils linguistiques et cognitifs pour réussir dans le monde moderne) s’affrontent et se traduisent par un décalage important entre l’idéel et le réel (voir Drapeau et Moar 1996). La promotion de la langue crie se retrouve en quelque sorte coincée entre ces pôles idéologiques. Comment dès lors expliquer que même si la société crie fait partie intégrante d’une société plus large, elle réussisse néanmoins à maintenir un certain degré de vitalité linguistique? Nous avançons dans cette note de recherche que l’examen des facteurs structurels de la vitalité ethnolinguistique (statut de la langue, démographie et institutionnalisation) présentés par Giles et al. (1977) ne suffit pas pour expliquer la vitalité du cri.

Pour mieux cerner l’ampleur de la question, certains auteurs avancent que les pratiques discursives minoritaires (parler une langue isolée ou à faible capital symbolique, changement de code, etc.) fonctionnent, et sont maintenues, en dehors du marché linguistique, par le biais de normes et de sanctions qui diffèrent de celles du marché linguistique dominant (Woolard 1985; Gal 1987) . Le contact entre langue dominante et langue minoritaire ne provoque pas toujours la perte de la langue dominée: certaines variétés linguistiques marginales agissent comme marqueurs ethniques et culturels. Dans ce qui suit, nous examinerons des données ethnographiques qui touchent précisément à ce «marché linguistique alternatif»: les langues d’usage à la maison et en forêt. Nos propos seront appuyés par des citations d’entrevues.

Le marché linguistique alternatif à Mistissini

Les données sur le marché alternatif ont été recueillies à l’aide d’entrevues semi dirigées (usage linguistique rapporté) et par observation-participation (usage linguistique observé). Pour les usages linguistiques à la maison, mises à part les variables qui ont trait au contexte interactif, tous les Cris (13 sur 16 répondants) affirment utiliser le cri comme langue d’usage à la maison, et les répondants de moins de 50 ans utilisent l’anglais (et dans une moindre mesure le français) pour différents buts communicatifs, et ce, en interférence lexicale et grammaticale (Weinreich 1974). En général, l’âge de l’interlocuteur couplé à son niveau d’éducation influence considérablement le choix linguistique, le cri étant utilisé de façon exclusive en présence d’une personne âgée, et l’anglais au travail.

Le rôle des proches est fondamental pour le développement cognitif et linguistique de l’enfant puisque le milieu familial sert de cadre de référence dans l’acquisition des compétences communicatives. C’est le point névralgique de la survie d’une langue, car l’enfant reproduit les mots qu’il entend sans distinction. À Mistissini, la socialisation linguistique n’est en rien l’apanage de la famille nucléaire, car certains enfants vivent un temps avec des membres plus âgés de la famille élargie ou à l’extérieur pour étudier. Cette situation contribue à renforcer certaines variantes ou langues au profit d’autres (que ce soit pour le cri ou pour l’anglais).

Depuis les années 1970, le modèle de socialisation linguistique s’est considérablement modifié. L’école fournit un cadre de socialisation dans des langues secondes dès le jeune âge, cadre qui fonctionne indépendamment de l’apport des parents, notamment par le biais de l’intensification des relations de pairs (Sindell 1968):

-When do you use English words?

-Hanging around with friends, walking around, mostly outside.

garçon, 15 ans

De nos jours, les moyens de communication modernes comme la télévision, l’internet et la musique hip-hop de prédominance afro-américaine contribuent à rendre hétérogènes les sources de stimulations linguistiques. C’est ici que la dichotomie entre la vie au village et la vie en forêt commence à offrir des contrastes intéressants. L’éducation des jeunes Cris se faisait jadis par observation dans un milieu multigénérationnel où les tâches étaient réparties parmi les adolescents. Ceci a fait place à un modèle d’apprentissage scolaire centré davantage vers l’immersion graduelle en langue seconde qui a pour but de préparer l’enfant d’âge préscolaire à la scolarisation dans une langue officielle (voir Dorais et Sammons 2002 pour un exemple inuit) et à l’éducation supérieure. La plupart des parents restent conscients que leurs choix linguistiques sont importants pour l’avenir de leurs enfants:

-What language do you speak at home?

-Most of the time Cree, but we mix it with English from time to time.

-Do you think it changed over the last few years?

-Well, not really. We’re basically using the same type of language at home. Because also we’re trying to do both. We want our children to keep the Cree language but also we throw in English because we’re trying to remind them what they study is also important.

-Do you think it will change in the future?

-Well, hopefully yes, in a good way.

homme, 49 ans

Une des aînées croyait cependant que cette tendance — fortement déplorée par les locuteurs unilingues — était allée un peu trop loin:

-What is still strong about Cree culture?

-The language that the youth speak. They speak in Indian first, and then they find another new language. So that’s the one they are holding on to it. The kids, you know, the little ones, they always say: “Hello kûhkûm, hello granny,” they always say that. I tell them ”You know what is going to happen here?” […] “They are going to be no Indians in this village here, we’re all going to be white people.” They say “why?” I say “everybody is speaking in English, even the little ones” […] They talk to them in English, like the little ones they catch the words right away. They are easy to learn those little things you know!

femme, 72 ans

Les jeunes Cris commencent dès le début de la scolarisation à avoir des contacts avec la langue anglaise ou française; durant la période d’identification qu’est l’adolescence, la capacité d’absorption de l’anglais est intensifiée (désir accru d’ouverture sur le monde) et les adolescents deviennent plus conscients des bienfaits de l’éducation et des chances de promotion sociale qui y sont reliées. Parler la langue maternelle est une source importante d’identification chez les jeunes Cris, mais le fait de bien s’exprimer en anglais chez les adolescents (notamment en réduisant les fréquences d’interférences grammaticales) compte pour une part importante dans la construction identitaire, et en particulier pour l’expression des sentiments:

-What language do you speak to express your feelings?

-English

-Why?

-I don’t know how to say some words, like /âihe/ the emotional stuff in Cree.

fille, 15 ans

The first rapper that I listen to was Eminem […] His words meant something to me. But there was an even greater message that I got from listening to him. He was the first white rapper to make it really big in a black world, which was tightly controlled by black radicals. But if he could do it, I, as a young Cree boy I could do it too. Ever since then I wanted to be a rapper. But first, they’re a few things I have to do to make it a reality. First, I have to learn how to speak English well, so I can write good lyrics. That means that I will have to finish school and go to college to learn anything I can about music; maybe I will listen to other rappers and get to know the music scene, because I don’t want to copy what’s already made […] We are living in a time where there is much change and we can benefit of opportunities that stands before us and our own abilities. Perhaps what we have to do is combine the wisdom of our elders and their tradition, with the abilities of our youth. I believe that as a Cree rapper I can play part in lifting the spirits of those who think they are lost and alone.

Darwin Visitor, 16 ans, originaire de Wemindji, concours oratoire tenu à Mistissini le 13 avril 2005

À Mistissini, l’attitude des locuteurs du cri face à leur langue maternelle renvoie souvent à un complexe culturo-linguistique basé autour des activités cynégétiques et de la vie en forêt. C’est le point de référence idéologique de la culture crie, qui est basée sur l’interrelation — et non pas la domination — entre l’humain et l’animal. L’activité en forêt fournit des contextes qui favorisent l’expression du savoir traditionnel (les terminologies de chasse, la toponymie, la zoologie, etc.) et la transmission du cri aux enfants:

-What’s the difference between ways of speaking in the bush and in the village?

-Here is the difference; the context in the community is very low Cree, now if we were in the bush it would be high Cree. Just to give you an idea. The reason is that you have to really (speak) high Cree if you describe different things, like how the meat is preserved you know, how you clean the animals, the trees. Because you are in the community and away from that, you hear low Cree.

homme, 50 ans

Après la signature de la convention de la baie James, des efforts considérables — comme le programme de compensation des chasseurs et trappeurs — ont été déployés pour préserver ce mode de vie traditionnelle. Les Cris de Mistissini pratiquent la chasse à l’orignal à la fin septembre et à la fin mars, mais sur une base individuelle et informelle. Un assouplissement du calendrier scolaire et un financement partiel du conseil de bande permettent aux Cris de pratiquer la chasse à l’oie en mai, quand la plupart des familles se rendent à proximité des cours d’eau et y séjournent pendant une, deux ou trois semaines. Mistissini est alors déserté.

Dans le contexte des activités cynégétiques et des rassemblements annuels, les processus d’émulation linguistique et culturelle sont renforcés par la présence des aînés unilingues qui, étant donné leurs compétences linguistiques poussées en cri, agissent comme personnes de référence. Même si les activités cynégétiques ont considérablement perdu de l’importance en termes de revenus (Scott et Feit 1992), elles restent au coeur du processus de construction identitaire, en particulier chez les garçons, plus optimistes au sujet de la sauvegarde de la culture crie, que les aîné(e)s ou les jeunes répondantes:

-Do you know expressions that make you feel like a real Cree?

-When I’m in the bush (4 secondes de silence) I feel more an Indian when I’m in the bush, I speak Cree all the time.

-Is there other place where you feel like a real Indian?

-Yeah, hunting.

-How about the girls how can they feel like real Indian girls?

-Cook

-What is the most important thing to preserve in Cree culture?

-Words

garçon, 14 ans

-What is still strong about Cree culture?

-The hunting and the walks that they do during the winter. It helps the Native people. It helps them to identify themselves.

-Do you think it will change?

-The traditions mmmh… less traditional stuff in the future, because all of my family and my nephews there’s only one [they’re] really interested in; hunting. And I have a lot of nephews.

-Now everybody wants to work to make their own living. Living on the income security won’t be enough. That’s what the young people say.

-But my nephew who hunts, really likes the bush. That’s why he continues to do hunting.

femme, 39 ans

Même si le processus de socialisation linguistique s’est modifié à Mistissini, l’ontologie de la parole chez les Cris reste basée sur un modèle cyclique d’acquisition des compétences linguistiques et des statuts sociaux (Darnell et Vanek 1973: 189). Ce schème d’apprentissage peut être accéléré ou bloqué par le contact avec la société dominante, puisque dès la fin de l’adolescence les Cris deviennent plus conscients de la situation socio-économique et historique de leur peuple. Les enjeux ethniques deviennent plus clairs quand on quitte la réserve pour un certain temps. Les choix linguistiques sont plus réfléchis, et ceci porte à croire que l’identification ethnique (qui est favorisée par les contacts avec la société dominante) et les étapes de la vie (naissance du premier enfant, mortalité, mariage, deuil, retraite) incitent les Cris à faire des retours sporadiques mais concentrés — vers le nucléus de leur culture, par le biais de la communication intergénérationnelle et du séjour en forêt ou en changeant de langue d’usage dans certains contextes interactionnels significatifs:

-What language do you speak at home?

-English

-Do you think it changed the last few years?

-It changed a lot. My mom used to speak English and when I went to school she spoke to me in Cree. So I picked it up, my teacher she spoke in Cree (…).

-What language do you think is the most useful to learn about the outside world?

-English

-Do you think it changed over the last few years?

-Yes

-Do you think it will change the future?

-Yes, by speaking in English, but I used to learn Cree and I will speak Cree when I get bigger.

garçon, 10 ans

-Do you think the Cree language will change in the future?

-Eventually it probably will. Because English for example and also French, because it will depend how often I use it, where I use it. But if I don’t use it as much, like if I start retiring, I probably won’t use that language very much, but only the Cree language.

homme, 49 ans

Conclusion

À première vue, la vitalité de la langue crie est due à l’effet combiné de l’isolement relatif et de la forte démographie (Bobbish 2004: x-xi), mais les données ethnographiques nous révèlent des facteurs plus subtils — mais non moins importants — de rétention linguistique. Pour les Cris de Mistissini, parler la langue maternelle contribue à concrétiser un système de représentations et de valeurs particulières (identité culturelle). La culture est indissociable d’une variété linguistique particulière, le haut cri — dont l’apprentissage est l’affaire d’une vie. Mais pour les adolescents, l’usage de l’anglais est un marqueur linguistique qui sert à différencier leur parler de celui des aînés et agit comme mécanisme de construction identitaire. Le changement de codes est, dans cette situation, un indicateur fiable de changement social et de vitalité linguistique (Scotton 1980).

La prise de conscience ethnique provient du contact avec la société dominante et se construit relativement tôt chez les Cris. Or, l’utilisation d’une langue seconde n’implique pas de facto que le système social qui y est associé ait été adopté simultanément (Darnell 1971: 165). Sur le terrain, on s’aperçoit que l’organisation sociale des Cris de Mistissini est encore fortement orientée vers la famille et la communauté, qui exercent une force d’attraction certaine sur l’individu. Cette situation, combinée à des opportunités d’emplois considérables dans la communauté ou sur le territoire (dans le cas du développement hydroélectrique), a comme effet de sauvegarder dans une certaine mesure la vitalité du cri.

En conclusion, cette note de recherche avait pour but de mettre l’emphase sur des facteurs psychologiques et sur le développement de l’individu face à la rétention de sa langue maternelle. Même s’il est vrai que ce sont, en bout de ligne, les individus qui actualisent la langue et la culture, il est encore plus vrai que la vitalité linguistique se mesure — dans une communauté bilingue comme Mistissini — au degré de va-et-vient bénéfique qu’un individu peut atteindre entre les deux cultures. L’esquisse encore très sommaire de la socialisation linguistique cyclique chez les Cris de Mistissini laisse entrevoir que l’apprentissage de la langue crie et des pratiques ancestrales se perpétue et se superpose dans ce contexte de modernité nordique. La situation n’est peut-être pas aussi irréversible et soustractive qu’on pourrait le croire. Espérons que des recherches ultérieures pourront contribuer à la compréhension des processus de revitalisation linguistique chez les autochtones du Canada.