Corps de l’article

Introduction

Les régions arctiques connaissent aujourd’hui un bouleversement sans précédent lié au changement climatique, dont les répercussions se traduisent par une mutation profonde des écosystèmes nordiques (ACIA 2005). Les effets du changement climatique viennent s’ajouter à des changements de nature anthropique (exploitation des ressources naturelles, transport maritime et tourisme) ce qui pourrait constituer une menace pour l’environnement (Lasserre et Roussel 2007). L’augmentation des prix des matières premières et l’avancée des progrès techniques ont conduit depuis une trentaine d’années à une course pour l’exploitation des ressources naturelles sur l’ensemble des régions arctiques (Nuttall et al. 2012).

Ces impacts cumulés provoquent une mutation profonde des communautés autochtones de l’Arctique et une remise en question de leur mode de vie et de leur identité culturelle (Tester et Irniq 2008). Au Canada, les populations inuit ont été entièrement sédentarisées dans les années 1950. Leur mode de vie s’est rapidement modernisé et leur modèle économique s’est transformé. Elles ont cependant gardé des liens étroits avec leur territoire et poursuivent, pour une grande partie d’entre elles, la chasse et la pêche traditionnelles (Damas 2002). Ces populations vivent aujourd’hui d’une économie mixte, combinant économie salariale (activité minière, services d’administrations publiques, subsides gouvernementaux, construction et commerce de détail) et activités de subsistance (Statistique Canada 2012).

En mars 2010, la mine d’or de Meadowbank, régie par Agnico Eagle, située à 70 km au nord de Qamani’tuaq, entre en production. La communauté locale n’est pas seulement touchée par l’activité aurifère, mais également par le développement d’une activité minière liée à l’exploitation de l’uranium. La compagnie Areva a en effet repris depuis 2006 le projet minier de Kiggavik et travaille à l’ouverture d’un site minier, prévu pour 2018, situé à 80 km à l’ouest de Qamani’tuaq (Figure 1), où l’uranium extrait sera transformé sur place puis transporté par avion vers le Sud. Les effets cumulatifs de ces deux mines représentent un souci majeur pour les habitants de Qamani’tuaq, qui souhaitent être mieux intégrés au processus de consultation et à la prise de décision. Au fil des ans, Qamani’tuaq est devenu un véritable laboratoire d’étude pour le gouvernement du Nunavut (Consultations publiques d’Areva, juin 2013[1]). Tous les regards sont aujourd’hui tournés vers cette communauté qui se trouve face à des choix décisifs quant à son avenir et ce, pour les trois prochaines décennies. Il est cependant difficile pour cette communauté de se positionner sans être en mesure d’évaluer les bénéfices à tirer des mines à court terme, et les conséquences de l’exploitation minière sur l’environnement, la santé et la société à long terme.

Le nouveau gouvernement inuit du Nunavut se montre favorable au développement industriel du territoire qui pourrait selon lui pallier les difficultés que connaissent les communautés: taux de chômage très élevé, faibles revenus, problèmes sociaux, situations d’urgences sanitaires (santé des populations, surpeuplement des maisons, etc.). Du point de vue du gouvernement, le développement minier semble être une bonne stratégie à condition qu’il ne menace pas l’environnement des Nunavummiut et les activités traditionnelles de chasse et de pêche garantes de leur identité culturelle (NTI 1997. L’organisation Nunavut Tungavik Incorporated «soutient et encourage le développement des ressources minérales à condition qu’il génère des bénéfices substantiels sur le long terme pour les Inuit du Nunavut et qu’il respecte l’intégrité des lieux de vie des communautés» (NTI 1997)[2].

Dans cet article, nous décrivons le contexte minier à Qamani’tuaq, expliquons comment le projet de recherche TUKTU est né, et comment il a été conçu par les aînés accompagnés par une petite équipe composée d’une assistante de recherche locale et de chercheurs universitaires à l’écoute des besoins de la communauté et conscients des tensions que génèrent l’ouverture de deux mines. Nous présentons les techniques de «recherche-action participative» utilisées et les résultats coproduits en atelier en utilisant un mode narratif et un ordre chronologique. Nous expliquons les différentes étapes menant à une prise de conscience des enjeux miniers et à des recommandations destinées à améliorer les conditions de vie à la mine et au village, ainsi qu’à la consolidation d’un programme de recherche communautaire, engagé, utile, appliqué, réactualisé chaque année et de plus en plus ancré dans les préoccupations locales.

Qamani’tuaq: les effets cumulés d’une mine d’or et d’une mine d’uranium

Les habitants de Qamani’tuaq sont les descendants de différents groupes dispersés sur le territoire, encouragés à se sédentariser dans le village au début du XXe siècle (Tester et Kulchyski 1994). Ces groupes sont appelés les «Inuit du Caribou» du fait de leur très forte dépendance envers les produits de cette chasse (Arima 1984). Pas moins de neuf groupes ethniques différents cohabitent à Qamani’tuaq (Webster 1999). Le village compte aujourd’hui plus de 1872 résidents permanents, ce qui en fait la quatrième plus grande communauté du Nunavut. Sur l’ensemble des habitants, près de 91% se revendiquent Inuit (Statistique Canada 2012). La population de Qamani’tuaq est très jeune, en pleine croissance démographique (l’âge médian étant de 22 ans) et largement dominée par les classes d’âge de moins de 45 ans (ibid.). Les deux langues les plus parlées sont l’inuktitut et l’anglais, cette dernière étant la langue de travail (ibid.).

Figure 1

Sites d’exploration et d’exploitation minière dans la zone de migration des caribous de Beverley et Qamanirjuaq en novembre 2009

Sites d’exploration et d’exploitation minière dans la zone de migration des caribous de Beverley et Qamanirjuaq en novembre 2009
Source : Blangy (2010: 161) Cartographie : Jean-Charles Denain d’après BQCMB (2010: 7)

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L’exploration minière est présente dans la région depuis le milieu du XXe siècle (Keeling 2011). La première mine (1957) de la côte ouest de la Baie d’Hudson fut celle de cuivre et de nickel de Rankin Inlet (Keeling 2011). Sa fermeture en 1963 a été très difficile et a marqué les esprits jusqu’à aujourd’hui (Cater et Keeling 2013). Depuis cette époque, les réglementations du secteur minier ont évolué; les préoccupations environnementales et les principes du développement durable l’ont peu à peu touché au début des années 1990 (Campbell et al. 2012; Rodon et al. 2013). Cette évolution s’est accompagnée de la reconnaissance croissante des droits autochtones. Le renforcement de l’évaluation environnementale au Canada et la création de nouvelles normes ont permis l’émergence des droits de participation citoyenne (et autochtone) aux processus décisionnels dans les projets industriels (Campbell et al. 2012). La régulation et la légitimation de l’industrie minière canadienne ont trouvé alors de nouveaux modes d’expression au moyen de négociations directes entre les mines et les communautés autochtones dans lesquelles l’État n’a pas droit de regard. Ces négociations sont connues aujourd’hui sous le nom d’Entente sur les répercussions et les avantages pour les Inuit (ERAI) (Knotsch et al. 2010) et se déroulent parallèlement aux Études d’impacts sur l’environnement (EIE), obligatoires au Nunavut selon l’ERAI. Ces négociations sont essentielles dans la mesure où les impacts de l’activité minière sur les communautés autochtones sont très significatifs.

Le développement minier au Nunavut

Après plusieurs décennies de négociations, l’Accord sur les revendications territoriales au Nunavut (ARTN) est approuvé par le Parlement canadien en 1993 et, le 1er avril 1999, le gouvernement du Nunavut entre en vigueur. La mise en œuvre de l’ARTN est assurée par un organisme parallèle au gouvernement autochtone, le Nunavut Tunngavik Incorporated (NTI) dont le mandat vise «la sauvegarde, l’administration et la mise en progression des droits et avantages des Inuit du Nunavut afin de promouvoir leur bien-être économique, social et culturel à travers les générations» (NTI 2011). Par ailleurs, l’ARTN crée un nouveau régime de régulation des mines qui assure aux Inuit des compensations financières en échange de l’exploitation des ressources naturelles de leur territoire. Près de 18% du territoire du Nunavut appartient aux Inuit, dont 2% incluent des droits miniers sur le sous-sol (ibid.). Sur ces terres, les redevances vont directement aux autorités régionales concernées (pour la surface) ou directement à NTI (pour le sous-sol) qui redistribue les redevances des mines aux communautés (Bernauer 2011). Enfin, selon l’Article 26 de l’ARTN, toute forme de développement qui pourrait potentiellement affecter les eaux et les ressources du territoire inuit doit être négociée à travers les ERA. Ces ententes sont alors négociées par une organisation inuit désignée, en l’occurrence NTI ou un groupe désigné par NTI parmi les associations inuit régionales.

Par ailleurs, la Commission du Nunavut chargée de l’examen des répercussions (CNER), créée le 9 juillet 1996 dans le cadre de l’accord sur les revendications territoriales, est un organisme public chargé de l’évaluation environnementale des propositions de projets au Nunavut. Le mandat et les pouvoirs de la CNER sont explicitement décrits dans l’article 12 de l’ARTN. Cet organisme conduit les études d’impacts environnementales et socioéconomiques des projets de développement en utilisant autant que possible l’Inuit Qaujimajatuqangit, ou savoir traditionnel inuit, et les méthodes scientifiques reconnues pour évaluer et surveiller les impacts des projets au Nunavut (Bernauer 2011).

Le projet TUKTU: des outils et une démarche adaptés au contexte minier

Le projet TUKTU («caribou» en inuktitut) repose sur une approche de recherche collaborative menée depuis 2008 qui s’appuie sur des techniques d’animation adaptées au contexte autochtone et une complicité entre une chercheuse et une collaboratrice inuk[3] habitant Qamani’tuaq. Ce travail de co-construction des connaissances (Blangy 2010) a tout d’abord permis d’identifier avec les aînés les priorités de recherche pour la communauté, puis de traiter chaque année les priorités retenues d’un commun accord entre la chercheuse et les participants aux réunions publiques de restitution. Parallèlement, un programme d’échange entre les Inuit de Qamani’tuaq et les Saami de Övre Soppero, éleveurs de rennes du nord de la Suède, a été initié pour favoriser les partages de savoirs et d’expérience concernant les impacts cumulatifs des changements affectant les communautés arctiques.

La recherche en Arctique et auprès des populations locales doit être renouvelée et tendre à une décolonisation des processus (Smith 1999). Il s’agit 1) d’arriver à une formulation commune des problèmes; 2) de répondre aux préoccupations de la communauté; 3) de développer des projets qui s’inscrivent dans le long terme et qui soient pertinents pour la communauté; et 4) de travailler en partenariat étroit avec un ou plusieurs assistants de recherche de la communauté qui prendront le relais.

Le projet TUKTU est né d’une démarche de «recherche-action participative» (RAP) permettant d’établir les bases d’un vrai dialogue entre chercheurs et communautés locales, et d’un vrai travail collaboratif, bénéfique aux deux parties. Nous utilisons des méthodes dites «mixtes», combinant données qualitatives et quantitatives (Blangy 2010). Elles intègrent des techniques développées par Jacques Chevalier (Chevalier et Buckles 2009), adaptées au contexte autochtone, puisant dans les systèmes de valeurs locaux et remodelées par nos interlocuteurs locaux. Ces techniques utilisent principalement les récits, la carte au sol, les formes graphiques (roues radar), les jeux de rôles et la construction de scénarios du futur (Chevalier et al. 2009).

Depuis 2007, un programme de recherche a été conçu et affiné au fur et à mesure des visites annuelles à Qamani’tuaq destinées à élucider les préoccupations de la communauté et à l’accompagner dans la réflexion et l’adaptation aux changements auxquels elle est confrontée depuis l’arrivée de la mine d’or et en prévision de l’ouverture de la mine d’uranium. Le programme a démarré par une étude sur l’impact de l’écotourisme et a été suivi par une étude sur les impacts miniers (Figure 2). Chaque année, une chercheuse s’est déplacée sur une période allant d’un à deux mois et a travaillé en collaboration étroite avec une assistante de recherche locale. Jusqu’en 2011, c’est Vera Avaala, conseillère communautaire et animatrice du centre des aînés, qui a été notre collaboratrice et qui a joué un grand rôle dans le succès du programme. Vera est décédée en juillet 2011. Elle était très appréciée de sa communauté, et elle avait compris tout l’intérêt de faire le lien et de collaborer avec les chercheurs du Sud. Vera a offert aux chercheuses une attention soutenue et des outils de compréhension de la culture inuit précieux pour mener à bien un projet de recherche collaboratif réussi (Grimwood et al. 2012). Elle s’était complètement réapproprié toutes les techniques de la «recherche-action participative» et animait les ateliers, laissant les chercheuses prendre des notes et des photographies.

Figure 2

Historique du projet de recherche TUKTU à Qamani’tuaq de 2007 à 2014

Historique du projet de recherche TUKTU à Qamani’tuaq de 2007 à 2014
D’après Deffner 2013: 29

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Depuis 2008, nous avons procédé par étapes, utilisé une approche de recherche lente, tout en douceur, qui permet au chercheur de cheminer aux côtés de la communauté, de s’adapter à son rythme et ses préoccupations et de prendre en compte les rebondissements successifs d’un contexte minier changeant et évolutif. Stewart (2009) propose un calendrier de recherche en milieu autochtone selon quatre étapes auxquelles le chercheur doit se conformer dans un processus collaboratif. Tout d’abord, il faut identifier les lieux et les partenaires ou se faire identifier par la communauté (getting in); puis faire des visites préliminaires et gagner la confiance de la communauté (getting there); co-construire la problématique de recherche ensemble, collecter les données en groupe, les analyser de concert (getting along) et enfin les valoriser, les traduire de telle manière qu’elles puissent alimenter la prise de décision (getting out) (ibid.). Toutes ces étapes nécessitent beaucoup d’humilité, de patience et une grande capacité d’intégration et d’adaptation aux défis auxquels la communauté doit faire face (Tondu et al. 2014). Nous utilisons les quatre étapes de Stewart pour décrire le projet TUKTU et sa progression. Les objectifs, les actions, les résultats et les données recueillies sont synthétisés et décrits plus en détail dans la section suivante (Tableau 1).

Sur le terrain, notre méthode s’est appuyée sur des techniques de collecte de données variées incluant l’observation participante, les entretiens individuels, les récits, le journal de bord (Blangy 2010), les réunions publiques (repas et jeux communautaires et consultations publiques), les ateliers participatifs ou focus groups (Chevalier et Buckles 2009), l’analyse de la littérature et les rapports d’expertise. Les données ont été coproduites dans des ateliers animés successivement par Vera Avaala et la chercheuse Sylvie Blangy jusqu’en 2011, puis par deux étudiantes en maîtrise, Anna Deffner (2013) et Annabel Rixen (2014), accompagnées de collaboratrices inuit de Qamani’tuaq. Les deux étudiantes ont été soigneusement formées aux techniques de la recherche-action participative[4] avant leur départ et avaient une expérience d’accompagnement communautaire au préalable. Les résultats présentés ici suivent une progression chronologique de 2007 à 2014. Ils sont issus des ateliers tenus en petit comité (4-10 personnes) avec des femmes (mère, filles et petites-filles), des chasseurs, des aînés, des jeunes, et des réunions organisées au sein d’une même famille. Au total, 25 ateliers ont été organisés et plus de 50 participants ont été impliqués avec une très large majorité de femmes. Les informations obtenues en atelier ont été compilées avec celles tirées d’entretiens semi-directifs, de conversations informelles lors des sorties de terrain, et des consultations publiques d’Areva en juin 2013.

Tableau 1

Les différentes étapes du projet de recherche TUKTU sur la base des travaux de Stewart (2007), revu par Blangy (2010) et Deffner (2013)

Les différentes étapes du projet de recherche TUKTU sur la base des travaux de Stewart (2007), revu par Blangy (2010) et Deffner (2013)

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2007: Getting there. Faire connaissance, initier le projet de recherche

C’est au cours d’un voyage touristique en kayak de mer sur la rivière Thelon en août 2007 que la famille Blangy-Martin rencontre la famille Avaala. John Avaala est sollicité chaque été comme guide pour transporter des kayakistes et les ramener à Baker Lake, étape ultime de leur voyage sur la Thelon. Pour la première fois, John profite de ce voyage chartérisé pour emmener sa famille élargie (grands-parents et petits-enfants compris) sur le site de naissance des aînés, qu’ils n’ont plus visité depuis 1957, année de la grande famine et du rapatriement des groupes nomades à Qamani’tuaq. Le site de naissance traditionnel est jonché d’os de caribou témoignant de décennies d’occupation. Les aînés racontent leur enfance. Les histoires sont poignantes. Les Blangy-Martin sont interpellés par les Avaala pour développer un projet de recherche intégrant les grands enjeux auxquels doivent faire face les différents familles issues de la région de Qamani’tuaq (rivières Thelon, Back, Kazan). Vera Avaala, la femme de John, nous demande de revenir l’année suivante avec un projet de recherche que nous élaborons ensemble. Ce projet, nommé ECOTRAD, consiste à développer des collaborations entre les Inuit du Caribou et les Saami éleveurs de rennes et à étudier le rôle du tourisme dans la préservation des modes de vie traditionnels.

2008: Getting in. Se faire connaître, identifier les préoccupations et les traduire en questions de recherche

Sylvie Blangy revient avec les financements de l’IPEV (Institut polaire français Paul Émile Victor) au cours de l’été suivant (2008). Elle est invitée à passer du temps sur le terrain dans les camps et lieux de chasse au caribou. Deux ateliers communautaires sont organisés et co-animés par Vera Avaala au village (Figure 3). Plusieurs aînés y participent. La chercheuse se présente, parle des Saami du nord de la Suède, du voyage de l’été précédent en kayak, et de la rencontre avec les Avaala qui est à l’origine de son retour à Qamani’tuaq.

Au cours des ateliers, le groupe d’aînés encadré par Vera Avaala retient six préoccupations majeures qui sont, dans l’ordre: l’avenir des jeunes, le devenir des populations de caribou, les impacts de l’activité minière, la transmission des savoirs et les relations jeunes/aînés, les emplois et les échanges Inuit/Saami. Les préoccupations sont matérialisées graphiquement sur une roue radar utilisée fréquemment dans les ateliers de Chevalier (Figure 4). Chaque rayon est un critère noté de 1 à 5. La roue finale donne une vision claire et concise de la situation. L’avenir des jeunes retient toute l’attention du groupe. Les relations jeunes-aînés représentent un véritable souci pour les aînés.

Par ailleurs, la montée en puissance de l’activité minière interroge et inquiète. Est-ce une opportunité d’emploi et d’amélioration de la qualité de vie pour nos jeunes? Le tourisme n’est définitivement plus une priorité et la thématique et le projet ECOTRAD sont abandonnés. Les forces vives (guides et propriétaires d’hôtels) de la communauté sont dorénavant tournées vers les mines. Les contours d’un projet de recherche pluriannuel prennent forme autour des activités de la chasse au caribou, de l’avenir des jeunes et des impacts miniers pressentis à venir.

Figure 3

La roue radar matérialisant les préoccupations de la communauté de Qamani’tuaq traduites en priorités de recherche

La roue radar matérialisant les préoccupations de la communauté de Qamani’tuaq traduites en priorités de recherche

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Les six préoccupations illustrées dans la roue radar sont discutées et traduites en thèmes de recherche. La réflexion sur les mines amène inévitablement un questionnement sur l’avenir des jeunes, leurs perspectives professionnelles, la transmission des savoirs locaux et les relations entre jeunes et aînés. Des alternatives économiques à l’activité minière doivent être envisagées une fois la mine d’or fermée. L’environnement et la santé des troupeaux de caribous sont une priorité pour les aînés dans la mesure où la chasse aux caribous est encore une activité structurante de la société. Le caribou est en fait l’espèce emblématique de la région et chaque année deux troupeaux de caribou, Beverly et Qamanirjuaq, se rencontrent à proximité du village lors de la saison de vêlage (BQCMB 2012). Lors de leur migration annuelle et de leur période de mise bas, les caribous sont étroitement dépendants du climat, de la fonte de la neige et de la glace, de la végétation, du harcèlement par les insectes et des prédateurs (Sharma et al. 2009). À ces facteurs viennent s’ajouter plus récemment les effets cumulés de l’activité minière dans l’Arctique.

Lors de nos premiers ateliers de 2008, l’activité minière à Qamani’tuaq est encore balbutiante. C’est une phase d’exploration dont on ne connaît pas encore l’issue. Les aînés ont conscience que l’extraction minière va générer des changements irréversibles, en particulier dans les activités traditionnelles. En 2012, sept compagnies minières détiennent 554 titres miniers sur l’aire traditionnelle de mise bas du troupeau Beverly et neuf compagnies détiennent 239 permis de prospection et droits miniers sur l’aire de mise bas du troupeau Qamanirjuaq (BQCMB 2012: 21) (Figure 1). Les connaissances concernant les impacts du développement minier sur le caribou restent encore fragmentaires mais certaines études démontrent une réponse significative des caribous au dérangement par la modification des routes de migration (Weir et al. 2007; Wolfe et al. 2000) (Figure 1).

Pour répondre aux six préoccupations des aînés (Figure 3), un nouveau projet de recherche intitulé TUKTU est proposé à l’IPEV au retour des ateliers à l’automne 2009. L’IPEV accepte le principe d’un projet évolutif construit autour des préoccupations de la communauté dans une démarche collaborative. Le projet soumis propose de répondre aux axes de recherche suivants: 1) évaluer l’importance des activités traditionnelles, dont la chasse au caribou, dans la société moderne de Qamani’tuaq, et identifier les facteurs de changement; 2) étudier les impacts de la mine de Meadowbank sur la communauté et notamment sur les activités de subsistance, et réaliser un diagnostic quant aux coûts et avantages de l’activité minière; et 3) explorer les scénarios d’avenir alternatifs à la dualité «Mines et emplois» et «Subsistance et pauvreté» et développer des stratégies d’amélioration de la qualité de vie.

2009: Getting along. Développer des outils de recherche communs

Le projet TUKTU 1 est accepté et financé pour deux ans à titre exploratoire par l’IPEV. Au cours de l’été 2009, Vera Avaala convoque trois fois les aînés dans des ateliers qu’elle anime avec talent et les sollicite sur deux des thèmes définis précédemment (caribou et mines). Les jeunes sont invités à participer. Vera dessine au sol une carte de la région qui sert de support aux récits de vie, à la discussion autour des parcours de migration des caribous et à une première évaluation des perturbations engendrées par le trafic aérien et terrestre des compagnies minières (Figure 4).

Pour bien évaluer l’importance de la chasse au caribou et des modes de vie qui en découlent, une roue radar est proposée par la chercheuse avec huit critères d’évaluation représentés par huit rayons notés de 0 à 5. Les aînés se réapproprient aussitôt la roue «caribou» et avec l’aide de Vera Avaala la simplifient, la redessinent et réduisent le nombre des critères d’évaluation à quatre qui leur paraissent bien mieux illustrer les fondements du mode de vie basé sur le caribou et qui deviennent: food, skin, bone et well-being (Figure 5). Ils les explicitent comme suit:

Food (nourriture): La viande de caribou reste un élément essentiel du régime alimentaire des Inuit de Qamani’tuaq. C’est un aliment sain, qui est consommé de plusieurs manières (bouilli, séché, salé, cru, gelé, fermenté). Les connaissances liées aux techniques de conservation de la viande sont précieuses mais sont de moins en moins partagées par les jeunes.

Skin (peau): Les habits traditionnels sont souvent présentés comme bien plus beaux que les habits occidentaux. Beaucoup plus chauds, ils sont considérés comme des œuvres d’art car ils témoignent d’un savoir-faire unique. Les peaux de caribou sont encore utilisées pour les kamiks (bottes) et comme tapis de sol. Cependant, les savoirs liés à la fabrication de vêtements se transmettent de moins en moins au sein des familles.

Bone (os): Les os des caribous étaient traditionnellement utilisés pour l’alimentation ou étaient travaillés pour la fabrication d’outils ou de jouets. Ils sont mis en valeur dans l’artisanat local pour les touristes mais restent très symboliques dans la culture inuit.

Well-Being (bien-être): La notion de bien-être physique, psychique et spirituel est intimement liée à la pratique de la chasse au caribou, à la présence sur le territoire, dans le camp ou la cabine, dans la famille, et à la pratique d’activités (cueillette, préparation des produits dérivés du caribou) basées sur un système de partage. «Being on the land» est identifié comme un besoin essentiel par les habitants sédentarisés dans les villages depuis 1957.

Figure 4

Carte au sol servant de support pour discuter des parcours de migration perturbés par le trafic aérien et terrestre, Qamani’tuaq, 2009

Carte au sol servant de support pour discuter des parcours de migration perturbés par le trafic aérien et terrestre, Qamani’tuaq, 2009
Photo: Sylvie Blangy

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Les quatre critères (nourriture, peau, os et bien-être) sont notés de 0 à 5 dans trois situations: dans le passé (avant 1957), au présent et dans le futur (dans 20 ans). La roue «caribou» devient le symbole du projet TUKTU (Figure 5). Elle est facilement interprétable et elle parle à tout le monde, aussi bien dans les entretiens individuels que dans les réunions collectives. Dans les ateliers qui réunissent les aînés et les jeunes, les différentes générations comparent leurs roues en circulant dans la salle (Figure 6). Les roues «caribou» générées par les aînés et les jeunes confirment que l’usage du caribou a fortement diminué pour les quatre composantes. L’usage actuel de la ressource a été comparé à une référence passée qui correspond dans la majorité des cas à l’époque des aînés avant la sédentarisation (majorité des ateliers) et parfois aux années qui ont suivi la sédentarisation (Bernauer 2011; Laneuville 2013).

Figure 5

La roue «caribou» conçue par les aînés inuit pendant les ateliers

La roue «caribou» conçue par les aînés inuit pendant les ateliers

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Les échanges sont poignants. Le diagnostic est immédiat. Les jeunes ne mangent quasiment plus de viande de caribou et s’approvisionnent essentiellement au Northern (le supermarché local) en produits venus du Sud. Les aînés ont du mal à se procurer de la viande car les troupeaux ne viennent plus à proximité de la communauté. La chasse au caribou coûte de plus en plus cher. La peau et les os des caribous ne sont plus utilisés comme autrefois. Pourtant le bien-être des membres de la communauté passe définitivement par une préservation du mode de vie caribou et en particulier des séjours sur le territoire, loin de la communauté, dans une cabine ou un camp de pêche ou de chasse traditionnel.

De ces discussions naissent plusieurs résolutions. Le projet de recherche TUKTU devra s’attacher dans les années à venir à: 1) documenter la chasse au caribou (les jeunes Inuit sont encouragés à participer à toutes les étapes de la chasse, à la transformation des produits issus du caribou et à participer à la réalisation d’un livre); 2) développer le programme d’échange entre jeunes Inuit et Saami qui sera une opportunité de transmettre ces connaissances sous la forme de petits reportages vidéo, de photos et de dessins mis en ligne sur Facebook et échangés avec les écoles saami; 3) réinitialiser le projet d’enseignement de la langue inuit et de camps d’été jeunes/aînés; 4) étudier plus en profondeur les impacts miniers sur la santé des Inuit et des caribous.

Figure 6

Silas Aittauq (artiste sculpteur, 1933-2013) montrant sa roue «caribou» commentée en inuktitut, Qamani’tuaq, 2009

Silas Aittauq (artiste sculpteur, 1933-2013) montrant sa roue «caribou» commentée en inuktitut, Qamani’tuaq, 2009
Photo: Sylvie Blangy

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2013: Getting along. Les impacts socioéconomiques de la mine d’or Agnico Eagle

Trois années (2010-2013) se sont écoulées avant que l’équipe de recherche ne puisse repartir sur le terrain, trois années au cours desquelles la communauté a pris le temps de s’interroger sur les impacts socioéconomiques réels de la mine d’or sur la vie des familles au quotidien. C’est en mars 2010 que la mine d’or Agnico Eagle a démarré l’exploitation du gisement à 90 km au nord de Qamani’tuaq sur le site de Meadowbank.

L’Étude d’impact sur l’environnement de la mine d’or a exploré essentiellement les aspects environnementaux, négligeant les aspects socioéconomiques (Bernauer 2012). Les femmes de Qamani’tuaq s’inquiètent des répercussions grandissantes de la mine sur la vie familiale et interpellent Pauktuutit, l’Association des femmes Inuit du Canada, qui sollicite à son tour Frank Tester et Karina Czyzewski de University of British Columbia (UBC) pour réaliser une étude. À la suite d’un atelier de formation en février 2013 sur les techniques d’enquêtes, animé par Tester et Czyzewski, un groupe de femmes de Qamani’tuaq prend en charge les entrevues. Le projet TUKTU de son côté contribue financièrement à l’étude Pauktuutit. Anna Deffner participe à la formation de février comme observatrice et revient en juin pour organiser une série d’ateliers participatifs. La collaboration entre les deux équipes de chercheurs (CNRS, France et UBC, Canada) a pour but de mieux répondre aux préoccupations de la communauté et de lui fournir des éléments d’information suffisamment étayés pour se positionner sur l’ouverture d’un nouveau site d’extraction d’uranium à l’ouest de Baker Lake. L’étude conclut que les impacts socioéconomiques de l’exploitation minière se révèlent bien plus importants qu’annoncés (Czyzewski et al. 2014).

L’activité minière: une stratégie à hauts risques pour la communauté

En juin 2013, Anna Deffner organise 10 ateliers avec l’aide logistique de Sylvia Tookanachiak et réunit à nouveau des petits groupes de femmes, de chasseurs, d’aînés et de jeunes. Les ateliers ont été préparés avec soin avant le départ sur le terrain avec Jacques Chevalier; conçus pour être menés avec de tous petits groupes ayant peu de temps, ils seront animés par une étudiante bien formée mais encore débutante. Les ateliers combinent des techniques simples, facilement adaptables en fonction du public visé, et sont réalisables en une demi-journée. Il s’agit de traiter les trois principales questions de recherche proposées par les aînés en 2010: l’importance actuelle du caribou, les impacts de la mine de Meadowbank sur la communauté et sur les activités de subsistance (coûts et bénéfices de la mine) et les scénarios d’avenir. Les ateliers sont conçus pour fournir des outils d’aide à la décision et développer une démarche stratégique pour l’avenir (Deffner 2013: 34). Chaque groupe doit donc produire un résultat (sous forme de graphique, figure, dessin, etc.) à présenter pendant l’atelier communautaire final.

Les techniques choisies sont la roue radar, le graphe cartésien, la ligne de temps, le champ de force et l’analyse des acteurs (voir les techniques sur le site www.sas2.net). La roue «caribou», conçue dans les ateliers de 2009, est définitivement adoptée, étant devenue un symbole de notre approche participative et servant d’introduction et de fil conducteur à tous les ateliers de 2013. Grâce à la roue «caribou», les groupes confirment l’importance au quotidien des modes de vie basés sur le caribou pour les habitants de Qamani’tuaq.

En 2011, Meadowbank semblait déjà avoir un impact écologique sur les populations de caribous (Bernauer 2012). Les craintes des habitants concernant le projet de mine d’uranium (Areva) et ses infrastructures sont donc compréhensibles, et les impacts cumulés des deux mines sont à prendre au sérieux. Pour mieux comprendre les impacts socioéconomiques de la mine d’or identifiés par l’étude de Czyzewski et al. (2014), nous utilisons une nouvelle technique, le graphe cartésien, qui a pour but d’identifier les impacts, d’en mesurer le poids, les effets positifs et négatifs sur la communauté («axe contribution»), et les risques que ces impacts se reproduisent dans le futur («axe probabilité»). Le graphique contribution/probabilité (Figure 7) combine l’ensemble des impacts miniers ayant été identifiés par les participants aux ateliers. Ceux-ci ont évalué la contribution de chaque impact (positive ou négative) sur une échelle de -10 à 10, puis la probabilité, entre 0% à 100%, que chacun des impacts se reproduise à l’avenir. Les résultats montrent un grand déséquilibre entre effets positifs et effets négatifs; les graphiques obtenus en atelier reflètent la stratégie à hauts risques de la communauté vis-à-vis du développement minier. «Nous sommes contents des emplois créés par la mine. Nous ne sommes pas contre. Nous avons conscience qu’il y a du bien et du mal dans le fait d’avoir des emplois à la mine» (homme, Consultations publiques d’Areva, 6 juin 2013 in Deffner 2013: 56).

Figure 7

Graphique cartésien contribution/probabilité montrant les impacts de la mine de Meadowbank dans la communauté de Qamani’tuaq (d’après Deffner 2013: 56)

Graphique cartésien contribution/probabilité montrant les impacts de la mine de Meadowbank dans la communauté de Qamani’tuaq (d’après Deffner 2013: 56)

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Les contributions positives de la mine

Les avantages positifs et directs de la mine sont situés dans le quart haut/droite de la Figure 7. Ils sont avant tout d’ordre matériel (emplois et revenus). Le développement minier favorise en effet une économie salariale et peut donc permettre aux travailleurs de subvenir à leurs besoins financiers (Figure 8), souvent liés au financement des équipements de chasse (moyens de transport et matériel). Les retombées économiques indirectes, elles, peinent à se concrétiser et ne parviennent pas directement à la communauté. Les infrastructures et les événements communautaires sont financés au coup par coup et sans vision stratégique. Le contenu des ERA (Ententes sur les répercussions et les avantages) n’est pas connu du public.

Figure 8

Les retombées positives de l’activité minière sur la communauté

Les retombées positives de l’activité minière sur la communauté

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Les impacts négatifs de la mine

Les impacts négatifs sont situés dans le quart bas/droite de la Figure 7 et sont bien plus nombreux que les impacts positifs. Cumulés, ils menacent le bien-être des habitants, l’environnement social et culturel, la santé ainsi que l’environnement physique (Figure 9). L’arrivée de la mine a bouleversé l’équilibre social des familles, d’une part en exacerbant des problèmes sociaux préexistants et d’autre part en générant de nouvelles perturbations. Le rythme du fly-in, fly-out provoque beaucoup de tensions dans les familles, en raison notamment de la séparation des conjoints et de l’isolement des femmes restées dans la communauté. Les rumeurs dans la communauté et le stress généré par le rythme de travail peuvent être sources de conflits. L’augmentation des revenus favorise les addictions préexistantes comme l’abus d’alcool ou de drogue, surtout chez les jeunes. On observe une augmentation des délits (Eudes 2013).

Figure 9

Les retombées négatives de l’activité minière sur la communauté

Les retombées négatives de l’activité minière sur la communauté

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Des conditions de travail difficiles

Les conditions de travail arrivent en tête des aspects négatifs. La mine de Meadowbank emploie actuellement 792 travailleurs dont 251 Inuit (parmi lesquels on compte 68 femmes, soit 8,5% des employés). Agnico Eagle a annoncé en 2012 un taux de roulement de 80% de ses employés inuit. Sur les 251 Inuit embauchés en 2011, 229 ont démissionné (Bell 2012). La quasi-totalité des employés inuit ont démissionné au moins une fois de leur poste à Meadowbank. Le taux d’absentéisme a augmenté progressivement depuis l’ouverture de la mine (ibid.).

Travailler à la mine est un vrai défi car le rythme de travail est intense. Les employés vivent sur le camp durant deux semaines consécutives (parfois plus) et travaillent 12 heures par jour. Les femmes inuit doivent évoluer dans un univers machiste et pas toujours bienveillant (Czyzewski et al. 2014). La cohabitation entre une grande majorité de travailleurs québécois, venus principalement de Val-d’Or (Québec), et les travailleurs inuit est difficile. La barrière de la langue semble être la principale cause de ces tensions; même si l’anglais est «théoriquement» la langue officielle à la mine, la majorité des employés est francophone et ne parle pas anglais. Cela augmente le sentiment de dévalorisation et d’exclusion chez les Inuit. Le rythme du fly-in, fly-out n’est pas adapté à la vie de famille, en particulier pour les mères. Les places en crèche restent limitées et il est souvent difficile de trouver quelqu’un pour s’occuper des enfants et de rester séparée d’eux pendant plusieurs semaines. «C’est dur pour les femmes ici à la mine car leurs enfants leur manquent beaucoup» (employée de Meadowbank 24/02/2013).

Route minière, menace pour le caribou

L’ouverture de la route de 100 km de long reliant le site de Meadowbank à la communauté est toujours controversée. En 2011 et 2012, cette route privée fut tout d’abord interdite d’accès au public pour des raisons de sécurité. Face aux revendications des habitants et avec le soutien de HTO (Hunters and Trappers Organisation), Agnico Eagle a finalement donné un droit d’accès, sécurisé et contrôlé, aux véhicules tout terrain utilisés pour la chasse. La route agrandit donc considérablement le territoire de chasse pour les habitants en été. «La route est pratique parce qu’elle nous permet d’aller plus loin au nord pour chasser» (femme, atelier du 13 juin 2013).

Pour la plupart des chasseurs et des femmes rencontrés en ateliers, le problème de la route minière semble surtout lié au trafic routier permanent entre la mine et la communauté. Ce trafic affecte les déplacements des caribous en créant un phénomène d’évitement (Laneuville 2013). Les caribous ne traversent pas la route, restent du côté est et remontent vers le nord en suivant la route. Les hélicoptères survolent les troupeaux à basse altitude et les chassent de plus en plus loin vers le nord (chasseur, atelier du 17 juin 2013). Les conducteurs de camions sont tenus de s’arrêter s’ils croisent des animaux s’apprêtant à traverser, mais il semble que cette règle ne soit pas toujours respectée. Selon les chasseurs, l’impact de la route s’ajoute à celui du trafic aérien lié à l’exploration minière. Certains hélicoptères volent à très faible altitude et gênent les chasseurs en même temps qu’ils perturbent les populations de caribous; ceux-ci s’éloignent au nord de la limite d’accès (le 85e km) et deviennent inatteignables par les chasseurs. En période estivale, le trafic routier génère une grande quantité de poussière qui retombe sur la végétation, source de nourriture des caribous et des hommes. Les femmes soulignent que la collecte des baies est devenue pratiquement impossible à proximité de la route (ateliers de février 2013).

Selon les chasseurs, les inconvénients liés à la route ne sont pas irréversibles et pourraient être résolus si Agnico Eagle mettait en place les mesures nécessaires: en humidifiant régulièrement la route en été par exemple, et en contrôlant et limitant le trafic routier en fonction des saisons et de la présence ou non des troupeaux de caribous. Les chasseurs proposent également que les sanctions soient plus sévères en cas de non-respect de l’altitude limite. Il semble que ces problèmes n’aient pas été résolus si l’on se réfère au rapport de suivi de 2011 et 2012 par le NIRB (2012). «Nous avons aussi des préoccupations concernant la route proposée par Areva. La présence de la route [de Meadowbank] dans la région affecte déjà grandement la faune sauvage. Nous constatons une détérioration des troupeaux de caribous au fil des ans. Cela nous semble difficile de croire qu’une seconde mine n’aura aucun effet sur les caribous» (HTO Qamani’tuaq, Consultations publiques d’Areva, juin 2013 in Deffner 2013: 64).

L’expérience de la route minière de Meadowbank donne aux habitants des arguments face au projet d’Areva et les rend plus critiques concernant les infrastructures proposées. Ils veulent des réponses claires quant à la gestion du trafic, le contrôle de la vitesse, la sensibilisation des conducteurs, mais ils désirent également qu’Areva tienne compte de l’effet cumulatif d’une deuxième route minière dans la région dans son étude d’impact.

Mesures proposées par les habitants

Les ateliers organisés au printemps 2013 ont été l’occasion pour les participants d’apporter leur lecture de la situation, d’évaluer les risques liés à l’activité minière et de proposer des mesures qui selon eux pourraient améliorer les conditions de vie des familles et diminuer les impacts négatifs de la mine sur la communauté. Il s’agit maintenant de fournir une aide à la décision sur des mesures concrètes d’amélioration (Tableau 2). Les résultats produits en atelier permettent d’identifier des pistes d’amélioration pour Meadowbank, sur les volets socioéconomique, culturel et environnemental.

Tableau 2

Les propositions de partenariat équitable à soumettre à Agnico Eagle

Les propositions de partenariat équitable à soumettre à Agnico Eagle
Source: Deffner (2013: 69)

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Figure 10

Les scénarios d’avenir: les attentes de la communauté devant les impacts de la mine d’or

Les scénarios d’avenir: les attentes de la communauté devant les impacts de la mine d’or

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2014: Getting along. Scénarios du futur et partenariat équitable

Ces différentes propositions sont devenues matière à discussion entre chercheurs et habitants pendant une deuxième phase de terrain à Qamani’tuaq en juin 2014. Le projet s’est poursuivi en partenariat avec la communauté. Il a consisté à évaluer les impacts de la deuxième mine (uranium) et à travailler sur les mesures envisageables pour protéger la culture inuit et améliorer le bien-être dans la communauté. On y a aussi développé des échanges d’expériences entre Qamani’tuaq et d’autres communautés inuit affectées par le développement minier comme Salluit ou Kangiqsujuaq au Nunavik (mine de Nickel), ces communautés faisant face aux mêmes enjeux. Pour ces raisons, le projet TUKTU 2, pour les quatre années qui viennent, a été élaboré en fonction de nouveaux objectifs: 1) évaluer le cumul des impacts environnementaux et socioéconomiques de deux mines sur le territoire de Qamani’tuaq; 2) réaliser des études comparatives et interculturelles entre les communautés de Qamani’tuaq et de Kangiqsujuaq (Nunavik); 3) concevoir des stratégies de développement durable pour les communautés et le secteur minier en Arctique; 4) renforcer le réseau des communautés affectées par les mines dans l’Arctique; 5) développer des projets de recherche locaux, spécifiques à chacune des communautés (Rixen 2014).

2018: Getting out

Le programme TUKTU est financé par l’IPEV jusqu’en 2018. D’ici là, l’équipe de recherche espère pouvoir continuer à accompagner la communauté de Qamani’tuaq et traiter les questions de recherche qui auront été choisies comme prioritaires chaque année. Pour l’année 2014, l’équipe a exploré les scénarios du futur et les conséquences de la fermeture de la mine d’or et de l’ouverture de la mine d’uranium, et a précisé les recommandations et conditions de partenariat équitable (Rixen 2014). Pour 2015, l’équipe travaillera sur l’héritage laissé par la mine d’or et les activités alternatives à sa fermeture. Un travail de production cartographique identifiant les zones vulnérables aux mines est aussi prévu. D’ici 2018, nous espérons pouvoir développer des outils de négociation entre communautés et mines, visant des termes d’échanges plus favorables, le bien-être et la santé des hommes et des caribous.

La recherche collaborative est un processus long qui demande de la patience et de l’humilité. Elle génère des retours plus lents en termes de résultats et de publications qui ne sont pas toujours compatibles avec le format de recherche «extractif» (Blangy 2010) qui est imposé par les universités d’aujourd’hui. Les équipes investies dans ces processus ne doivent pas se décourager, mais continuer à développer des outils de dialogue et des modèles de partenariat qui inspireront les générations de jeunes chercheurs à venir.

Conclusion

Nos résultats montrent qu’à Qamani’tuaq, la mine de Meadowbank a déjà affecté fortement la société inuit: une société en pleine mutation, développée autour d’une économie mixte où deux modes de vie s’opposent. Aujourd’hui, le maintien des activités traditionnelles semble menacé. Et même si la mine offre des revenus pouvant servir à financer les équipements de chasse, et qu’elle favorise donc indirectement les activités traditionnelles, il n’en reste pas moins qu’une deuxième mine risquerait d’affecter les écosystèmes et le caribou de manière irréversible. Or nous avons vu que le bien-être des habitants ne dépend pas seulement d’un bien-être matériel mais aussi de l’accès au territoire et des activités de subsistance.

Le modèle de recherche participative et la mise en place d’une recherche triangulaire (Blangy 2010), réunissant autour de la table les chercheurs, les représentants des communautés et les mines, pourraient permettre de construire un guide de bonnes pratiques du développement minier. Les pistes d’actions pourraient à première vue être développées autour des bénéfices à long terme pour la communauté (éducation et santé) ainsi que des mesures culturelles visant les activités traditionnelles et la transmission des savoirs.

Enfin, les communautés doivent également explorer et développer une grande diversité de stratégies d’adaptation pour améliorer la résilience de leur modèle socioécologique et culturel (Rixen 2014). Pour cela, un dialogue entre communautés, au Canada et dans les régions arctiques, est indispensable pour explorer la diversité des situations et enrichir le champ d’actions. Comprendre les effets cumulatifs des mines et en modéliser les conséquences pourraient fournir des clés de négociation aux communautés et leur permettre de se préparer un avenir qui ne soit pas subi mais qui, à l’inverse, corresponde à leurs aspirations.