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Introduction

À l’été 1966, alors qu’il effectuait des fouilles près de Kangirsuk (que l’on appelait alors la baie Payne) au Nunavik (Figures 1 et 2), Thomas Lee reçut la visite de l’écrivain Farley Mowat qui voyageait le long de la côte dans un petit hydravion « Otter », probablement à la recherche de sites vikings puisqu’il venait de publier un livre sur le sujet (Mowat 1965). Le lendemain, Mowat lui proposa de profiter de son avion pour effectuer des repérages. Le crachin ne permettant pas de survoler la côte, ils décidèrent de se rendre au lac Payne car Lee (1968: v) écrivit plus tard: « nous avons volé en direction du lac Payne, dans l’intérieur des terres, pour examiner le site Cartier découvert par une expédition du C.E.N.[1] en 1964 et fouillé partiellement en 1965. Suite à cela, [Mowat] déclara que ce site était “incontestablement et indéniablement un village européen” ». Cette visite a sans nul doute influencé Lee qui percevait le site Imaha[2], situé près de Kangirsuk, comme une occupation norroise. De fait, il allait y poursuivre la fouille d’une maison longue et même, deux ans plus tard, « reconstruire » cette structure de 25 m x 7 m (Lee 1969) (Figures 3 et 4)[3].

Lee (1968, 1971, 1974) écrivit à différentes reprises qu’il n’avait aucune idée préconçue de l’affiliation culturelle du site Imaha, mais on peut se demander à quel moment il arrêta son idée sur cette question car il n’existait absolument aucune indication que ce site puisse être autre chose qu’une occupation dorsétienne. Pour sa défense, dans les années 1960 les maisons longues n’étaient pas connues pour faire partie de l’architecture dorsétienne, mais sa conviction ne s’était certainement pas fondée sur la culture matérielle puisque chaque artéfact recueilli sur ce site faisait clairement partie d’une culture archéologique faisant grand usage des matériaux lithiques, contrairement à ce qui aurait pu être le cas pour des colons « vikings » ou « norrois ».

La visite inopinée de Mowat, à l’été 1966, fut-elle l’événement qui convainquit Lee que l’hypothèse viking/norroise était la bonne? L’idée qu’un peuple non européen soit incapable de construire quelque chose d’un tant soi peu complexe est omniprésente dans ses écrits. Après toutes ces années, et de nombreuses réfutations, il est étonnant que cette erreur d’interprétation conserve encore des partisans (voir, entre autres, Sollish 2000). Et au niveau local, le site Imaha est encore présenté aux visiteurs comme un site « viking/norrois » (p. ex., Hellman à paraître[4]).

En octobre 2011, j’ai passé une semaine à Kangirsuk pour y assister à la Conférence des Aînés de l’Institut culturel Avataq. Puisque auparavant j’étais perçu comme un archéologue d’Avataq, plusieurs Kangirsummiut sont venus me parler du site « viking ». Je fus un peu surpris au début que cette idée soit encore bien vivante à Kangirsuk. Je pensais naïvement que cette question avait été réglée il y a bien des années, et je m’étais certainement efforcé de remettre les choses au point en plusieurs occasions par le passé[5]. Mais en fait les convictions de Thomas Lee avaient trouvé une large audience. Puisque je me trouvais dans le village pour quelques jours, j’ai saisi cette opportunité pour visiter l’île Pamiok où se situe le site Imaha (Figures 3 et 4) et pour aller voir, au cours de cette même journée, le cairn du « Marteau de Thor » à la notoriété usurpée (Figure 5), à plusieurs kilomètres en amont du village. Ce cairn et la maison longue sont les deux « icônes » de la présence viking/norroise au Nunavik[6]. Dans cet essai, je tente de mettre un terme, une bonne fois pour toutes, à cette histoire fantasque des Vikings au Nunavik et de restituer sa véritable nature au site Imaha.

Figure 1

Localisation de Kangirsuk, Nunavik

Localisation de Kangirsuk, Nunavik

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Figure 2

Localisation du site Imaha (JaEj-1)

Localisation du site Imaha (JaEj-1)

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Absence d’indices d’une présence viking/norroise au site Imaha

Patrick Plumet, qui était assistant de recherche de Lee au cours de l’été 1966[7] et par conséquent présent lors du creusement d’une tranchée de sondage dans la maison longue d’Imaha (Lee 1968: 85), s’empressa de publier une réfutation scientifique rigoureuse de cette ineptie qu’était l’interprétation de ce site comme occupation norroise (voir Plumet 1969). Il examina en détail les 37 arguments présentés par Lee pour interpréter ce site comme viking/norrois. Plumet (1969: 19-25) discute et réfute en détail chacun de ces arguments; pour lui, ces maisons longues étaient des structures dorsétiennes[8]. Nombre des arguments de Lee étaient si vagues, si hors de propos, ou présentés de façon à convenir à ses convictions qu’il est difficile de comprendre comment il a pu en arriver à la conclusion que le site Imaha ou tout autre élément soit « viking/norrois ». Par exemple, Lee (1967a) pensait qu’un piège à renard inuit traditionnel du site A.L. Penhale, à la baie Deception, était un abri « viking/norrois » et il alla jusqu’à en reconstruire un avec une porte latérale![9]

Une chose apparaît clairement à la lecture des hypothèses de Lee et des commentaires de Plumet: l’argumentation de Lee (1968, 1971, 1974) est totalement eurocentrique. Un unique artéfact de facture européenne a été découvert sur ce site. Cet objet, une hache de fer, a été découvert à proximité de la maison longue no 2. La seule chose que cela prouve, c’est que quelqu’un, dans un passé récent, a perdu cette hache à cet endroit. Il est clair qu’elle n’est pas associée à l’occupation de la maison longue (voir Lee 1974).

Figure 3

La maison longue no 2 (25 m x 7 m) avant la fouille au site Imaha, 1966

La maison longue no 2 (25 m x 7 m) avant la fouille au site Imaha, 1966
Source: Lee (1971: 17, fig. 6B)

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Figure 4

La maison longue no 2 après la reconstitution de Lee en 1968, site Imaha, 2011

La maison longue no 2 après la reconstitution de Lee en 1968, site Imaha, 2011
Photographie: Robert Fréchette, Institut culturel Avataq

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Le célèbre (à tort) « Marteau de Thor »

Ce que Lee (1968: 12) appelait le « Marteau de Thor » est en réalité un cairn des plus discrets (Figure 5) malgré ses 3,3 m de hauteur. En général, un cairn (inuksuk en inuktitut, pluriel inuksuit) est construit en hauteur pour assurer qu’il soit bien visible. Le « Marteau de Thor » est quasiment invisible à l’oeil nu depuis n’importe quel point de la rivière Kangirsuk. Même en s’approchant à pied par la plage, on ne l’aperçoit pas avant d’en être vraiment tout près (contra Lee 1968: 12). Pourquoi avoir construit un cairn directionnel[10] que personne ne pouvait voir? Plumet (1969: 23) a évoqué cette question assez en détail. Zachariasis, l’aîné inuk qui avait accompagné Lee à ce cairn à cette époque, a pu suggérer à ce dernier que cette structure aurait pu avoir été édifiée par des Qallunaat. Cela paraît logique si l’on considère que cette structure se situe à l’emplacement d’un camp de pêche commercial qui avait été actif jusque dans les années 1950. Je me demande si Zachariasis n’évoquait pas en réalité le fait que plusieurs Qallunaat étaient passés à cet endroit et y avaient résidé, et que c’étaient eux qui avaient fabriqué cette structure. Comment autrement expliquer cette localisation maladroite? Ce cairn se trouve juste à quelques mètres des fondations du chalet principal de cet ancien camp de pêche.

Figure 5

Le « Marteau de Thor » près de Kangirsuk, 2011

Le « Marteau de Thor » près de Kangirsuk, 2011

Ce cairn fait 3,3 m de haut et s’élève à moins de 5 mètres au-dessus du niveau de la mer

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Conclusion

Bien que ce court essai ne nous ait pas permis de passer en revue toutes les hypothèses que Lee a présentées au monde entier pour conforter son interprétation du site Imaha et de la présence des Vikings dans la région de Kangirsuk, nous renvoyons le lecteur à Plumet (1969) qui l’a magnifiquement fait. Si ce site était découvert et fouillé aujourd’hui, personne n’aurait l’idée de suggérer qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’une maison longue dorsétienne.

Il a été démontré à maintes reprises que les maisons longues sont d’origine dorsétienne. Et quiconque s’est déjà intéressé à ce phénomène connaît les affirmations de Lee et leur caractère fallacieux, qui se fondent uniquement sur le fait qu’il était incapable d’admettre que les Dorsétiens et les Inuit « primitifs » aient pu bâtir des structures ou des habitations complexes[11]. On pardonne aux gens leurs erreurs du passé, mais cette conception illusoire n’a que trop duré. Il est temps d’y mettre un terme. Au moment où le Nunavik consacre ses énergies au développement du tourisme culturel, il serait indécent de mettre de l’avant de faux sites historiques pour attirer des visiteurs. L’éducation a son importance, et l’Institut culturel Avataq a pour mandat de s’assurer que la population locale et les visiteurs soient correctement informés au sujet des occupations passées. Cependant, tant que cette reconstruction restera debout, il y aura toujours des gens à croire que l’interprétation de Lee était la bonne. La solution idéale, de mon point de vue, serait de la détruire une fois pour toutes. Il faudrait tout au moins mentionner partout que le site Imaha n’est pas un site « viking ». J’envisagerais une affiche à l’aéroport informant les visiteurs de la véritable origine de la maison longue d’Imaha au cas où la communauté locale souhaiterait vraiment la conserver telle quelle.