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Comme l’explique Louis-Jacques Dorais dans la présentation de son livre, ce dernier a pour objectif de jeter un regard anthropologique sur les phénomènes identitaires et leurs dimensions linguistiques, à partir de sa propre expérience de chercheur. Il s’agit donc d’un grand oeuvre qui rassemble 45 ans de recherche et de réflexions sur l’interaction entre langue, culture, société et identité chez les Inuit, les francophones de l’Amérique du Nord, les Vietnamiens, les Hawaïens et les Hurons-Wendat de la région de Québec.

L’ouvrage comprend huit chapitres, une conclusion et une annexe intitulée «Petite introduction à la langue inuit», originalement publiée en 1974, qui résume les principales caractéristiques grammaticales de l’inuktitut parlé au Nunavik. Cette analyse linguistique devrait particulièrement intéresser les lecteurs de la revue Études/Inuit/Studies car elle «repose sur le discours même des locuteurs inuit plutôt que sur des concepts introduits de l’extérieur. Elle amène implicitement le lecteur à penser comme ces locuteurs et à s’identifier ainsi à leurs représentations cognitives» (p. 12).

Les quatre premiers chapitres ont déjà été publiés entre 1979 et 1994 mais, comme le note l’auteur, ils traitent de façon encore valide et originale des thèmes de la langue et de l’identité. Dans cette première partie de l’ouvrage, la discussion porte sur la diglossie, «situation où l’inégalité sociale entre classes ou groupes dominants et dominés s’accompagne d’une inégalité langagière qui la renforce, la langue des dominants cherchant à s’imposer et à éventuellement éliminer celle des dominés» (p. 10).

Bien qu’ayant trouvé le livre fort intéressant, je ne m’attarderai ici qu’aux deux chapitres concernant les Inuit. Le chapitre 4, «À propos d’identité inuit», publié en 1994, présente diverses formes d’identité: linguistique, culturelle, ethnique et nationale. L’auteur y définit l’identité culturelle et l’identité ethnique (ou ethnicité) puis applique ces concepts dans le contexte inuit. Il conclut que les Inuit d’aujourd’hui sont partagés entre une définition culturelle et une définition ethnique de qui ils sont — cette dernière conception étant surtout véhiculée par les leaders régionaux et nationaux qui considèrent que les Inuit sont d’abord les résidents de territoires nordiques avec des droits économiques et politiques.

Dorais reprend cette conclusion au début de son chapitre 7, intitulé «Quelques facettes, linguistiques et autres, des identités inuit contemporaines», en expliquant que les chercheurs avaient surtout insisté sur les aspects collectifs — culturels ou ethniques — des identités inuit contemporaines. Citant le numéro d’Études/Inuit/Studies de 2001 sur les identités inuit, qu’il a dirigé avec Ned Searles, il souligne que déjà, dans leur introduction, ils avaient énuméré un petit nombre de chercheurs qui s’étaient intéressés aux aspects individuels de l’identité (p. ex., à propos du nom). C’est, entre autres, sur ces derniers que l’auteur se penchera en traçant des vignettes de son expérience personnelle en Alaska, au Canada et au Groenland.

Il constate d’abord que l’érosion langagière des Inupiat de l’Alaska et des Inuvialuit de l’Arctique occidental canadien ne signifie pas la perte de l’identité. Selon lui, l’autonomie croissante des territoires arctiques «contribue grandement à asseoir cette identité sur les bases solides» (p. 196). D’ailleurs, comme le rappelle Dorais dans la conclusion de son ouvrage, là où la langue inuit est moins utilisée, l’identité prend des dimensions ethniques. De plus, la perte de la langue n’implique pas automatiquement celle de la culture inuit, les activités entourant la chasse à la baleine à Barrow, Alaska, en étant un bon exemple.

Au Canada, les locuteurs utilisant principalement des langues inuit seraient 12 000 au Nunavut et 9500 au Nunavik. Citant les recherches qu’il a menées avec Susan Sammons sur le rapport entre langue et identité à Iqaluit, la capitale du Nunavut, Dorais note que le bilinguisme (inuktitut et anglais) qu’on retrouve dans ce territoire le distingue de l’Alaska où l’anglais est omniprésent, mais également du Groenland où la langue inuit domine. Il explique aussi que «le parler autochtone est principalement utilisé dans les circonstances où l’on cherche à renforcer la communauté inuit et à poursuivre la tradition» (p. 199), ce qui corrobore le lien entre langue et identité. Dorais note d’ailleurs que lorsque la langue ancestrale joue encore un rôle important (p. ex., au Groenland, au Nunavut et au Nunavik), l’identité communautaire prend des connotations nationales ou fortement autonomistes plutôt qu’ethniques.

Une des conclusions de l’auteur est que «l’identité personnelle inuit, façonnée par le nom ou les noms reçus à la naissance d’un ou de plusieurs éponymes, semble avoir préséance sur l’identification collective» (p. 217). Les crises identitaires se joueraient à ce niveau personnel parce que l’identité individuelle serait moins solidement ancrée que l’appartenance à une collectivité ethnique ou culturelle, qui elle est assez bien définie. Ce serait particulièrement le cas de jeunes n’ayant pas assez de connaissances et de compétences pour la vie inuit «traditionnelle» ni pour le monde extérieur.

Comme le souligne Dorais en concluant son chapitre, les identités inuit sont complexes et possèdent de multiples facettes. Son livre nous en aura fait découvrir plus d’une. Un livre à lire par tous ceux qui s’intéressent aux questions liées à la langue et à l’identité.