Corps de l’article

Le Moyen Âge — enfin — est enterré, messeigneurs ; tant mieux.

Je n’ai jamais aimé cette période d’estoc et de taille, et d’imbécillité[1]

Guy de Maupassant

Étudier la présence et l’influence du Moyen Âge dans l’oeuvre de Guy de Maupassant peut sembler paradoxal. On a longtemps cru que l’auteur avait peu lu et était tout d’instinct. L’image caricaturale d’un écrivain plus physique qu’intellectuel, véhiculée par Léon Bloy, Jean Lorrain, Léon Daudet et Jacques-Émile Blanche, a perduré et certains admettent difficilement que l’auteur de Bel-Ami fût aussi un lecteur. Ses chroniques, sa correspondance et plusieurs travaux[2] prouvent que Maupassant, loin de créer à partir de rien ou plutôt de la nature seule, était un lecteur et même un liseur, qui avait reçu une solide culture classique et possédait une importante bibliothèque. Par ailleurs, les écrits de Maupassant sont bien ancrés dans le XIXe siècle. Le journaliste, grand reporter, a en effet porté un regard critique sur son époque qui a inspiré la majeure partie de sa production. Cependant, l’oeuvre n’est pas coupée de toute référence à l’Histoire et aux littératures française et étrangères comme l’ont montré plusieurs études et l’on pourrait reconstituer la « bibliothèque virtuelle » de Maupassant à partir des épigraphes et des références intertextuelles explicites et implicites[3]. Si l’on en croit sa chronique « Zut ! », au titre provocateur, Maupassant détestait le Moyen Âge. Or, cette époque a inspiré ses premiers écrits — poésie, théâtre — et a laissé des traces dans toute sa production, sous des formes diverses : onomastique, allusions historiques, forme du conte. On étudiera la relation ambiguë que Maupassant entretenait avec l’époque médiévale et qui a évolué au cours de sa carrière. L’écrivain semble retenir deux aspects : l’Histoire et la légende qu’il disqualifie par la satire et l’ironie. Si la vision que Maupassant laisse du Moyen Âge est celle d’une période de croyances, de superstitions et d’épopées guerrières, sa poétique s’est imprégnée de la littérature médiévale, ses récits courts étant héritiers du fabliau, de la farce et de la sotie.

De l’Histoire…

Enfant, Maupassant semble avoir admiré l’histoire médiévale et ses personnages illustres qui peuplaient ses manuels scolaires : Charlemagne, Roland, Richard Coeur de Lion, Jeanne d’Arc. Pensionnaire à l’Institution d’Yvetot puis élève au lycée de Rouen, il rêvait aux exploits guerriers des chevaliers du Moyen Âge et aux actes héroïques des grandes figures de l’Histoire de France. Le poème « Découverte » s’ouvre ainsi sur une allusion autobiographique.

J’étais enfant. J’aimais les grands combats,

Les Chevaliers et leur pesante armure […][4].

Ce goût du Moyen Âge, l’adolescent l’a hérité de ses lectures : Walter Scott et Victor Hugo qui seront celles d’Adélaïde Le Perthuis des Vauds dans Une vie. Sa mère, qui connaissait l’italien, lui traduisait des passages de La divine comédie de Dante, dont il ne cessera, une fois adulte, de citer le nom dans ses chroniques aux côtés de Pétrarque, Boccace et l’Arioste. Sous l’influence du mouvement romantique qui remit ce genre poétique à la mode, mais également en hommage à François Villon[5], l’apprenti poète choisit parfois la forme de la ballade pour chanter des croyances locales. Dans « La légende de la chambre des Demoiselles à Étretat », inspiré d’une légende normande, le vocabulaire employé pour décrire l’origine de l’aiguille creuse se fait volontiers archaïque : ces « demoiselles jouvencelles » luttent contre le démon tentateur « félon[6]  ».

L’image du Moyen Âge que Maupassant retient dans ses écrits est loin de l’amour courtois, qui lui semble mièvre et fade. En revanche, associée à la cruauté, au meurtre, à la guerre et à la trahison, la relation amoureuse prend une tout autre dimension. La trahison de la comtesse de Rhune, pièce de théâtre dont l’action se situe durant la guerre de Cent Ans, réunit ces composantes. Encouragé par Louis Bouilhet, qui avait créé plusieurs pièces à sujet historique[7], Maupassant subit aussi l’influence du théâtre hugolien pour composer son drame en alexandrins, achevé en 1878. Négligée par la critique française[8], La trahison de la comtesse de Rhune montre l’importance de l’effet des premières lectures de l’écrivain sur sa création[9].

Ce drame en trois actes se déroule en 1347 dans un manoir breton, lieu symbolique puisque la Bretagne et la Normandie font partie des régions « où souffle le Moyen Âge[10]  ». La pièce s’ouvre sur l’annonce de la capture et de l’emprisonnement par les Anglais de Charles de Blois, prétendant légitime au duché de Bretagne. Cette nouvelle réjouit la comtesse de Rhune, femme infidèle et machiavélique. Follement éprise de l’Anglais Gautier Romas, elle est prête à tout pour favoriser la victoire de l’ennemi héréditaire et revoir au plus vite son amant. Elle fait annoncer la fausse mort de son époux par un sbire, dans le seul but de démotiver les troupes françaises. Elle confie à sa jeune cousine, Suzanne d’Eglou, le stratagème et son ignoble forfait : l’empoisonnement de son séide pour qu’il ne puisse la trahir[11].

Pivot du drame, la comtesse est l’incarnation même du Moyen Âge tel que Maupassant le concevait : beauté et cruauté ne demandant qu’à se manifester. La comtesse de Rhune, avatar fin de siècle de « La belle dame sans merci », cache un esprit machiavélien sous ses airs angéliques. À l’acte III, les spectateurs et Suzanne d’Eglou comprennent qu’elle sacrifiera le jeune page dès qu’il aura tué son époux, en dépit de l’amour qu’elle lui avait promis[12]. L’acte II s’ouvrait sur le tableau idyllique des deux amants courtois tels que les représentaient les préraphaélites.

Le théâtre représente une salle du château de Rhune qui sert d’oratoire à la Comtesse. […]

Valderose est aux genoux de la Comtesse assise dans un fauteuil et tient une main dans les siennes en la regardant avec amour[13].

Les didascalies qui soulignent l’attitude figée de Jacques aux pieds de la dame de ses pensées rapprochent la scène des peintures de Rossetti et de Burne Jones, que Maupassant cite dans sa préface aux oeuvres de Swinburne[14].

La période médiévale est vue par le prisme des toiles et des romans contemporains, dont Quentin Durward de Scott et Notre-Dame de Paris de Hugo. La pièce de théâtre se fait écho du siècle de l’épopée et des combats, dont le son parvient au public :

On entend à trois reprises l’appel d’une trompette, puis la voix d’un héraut qui crie :

« Oyez, au nom de Jean, le comte de Monfort,

A tous les chefs et soldats gardant ce château fort,

Moi, Sir Gautier Romas, […] vous fais savoir

Qu’ayez à me livrer les clefs de ce manoir […] »[15].

L’héroïsme est représenté par Bertrand Du Guesclin qui, peu avant le dénouement, ramène l’Anglais Romas et permet ainsi l’échange de prisonniers qui sauvera Jacques de Valderose[16]. Les combats décrits par les nobles bretons sont violents et les assiégés usent de moyens de défense cruels[17]. Le Moyen Âge est stéréotypé dans l’oeuvre maupassantienne. Les dialogues égrènent complaisamment les différentes façons d’exécuter un homme. Luc de Kerlevan menace ainsi ses interlocuteurs de la hache, puis de la corde[18]. L’horreur atteint son paroxysme lorsque le comte de Rhune exige la mise à mort de l’Anglais, puis jette le corps de la comtesse dans les douves.

LE COMTE, la face terrible, debout devant Gautier Romas.

Ah ! vous avez tramé des complots assez laids

Venant d’un chevalier, mais dignes d’un Anglais. […]

Indiquant la fenêtre d’un geste furieux.

Vous irez à l’étang, messire, et sans procès. […]

On entend le bruit du corps de Gautier Romas qui tombe dans l’eau. Le comte se retourne, puis, courant vers les lits, il saisit le corps de sa femme, il l’emporte jusqu’à la fenêtre où l’on a jeté l’Anglais et il la précipite à son tour[19].

Le système féodal avec ses morts violentes, sa justice expéditive et les supplices raffinés évoqués par l’auteur peuplent les romans historiques de son époque.Excepté La trahison de la comtesse de Rhune, Maupassant emploie souvent le Moyen Âge comme repoussoir. Très tôt, cette période est mise à distance et utilisée à des fins satiriques. Le poème « Ce que pense Charlemagne » convoque de façon bouffonne des grandes figures de l’Histoire : Charlemagne, qui accueille le jeune Guy au Paradis, mais aussi son fidèle Alcuin, Saint-Éloi, Dagobert…

Mais tout ce tintamarre attira Charlemagne ;

Un gradus sous le bras, Alcuin l’accompagne.

[…]

Dagobert hésitait et n’y prêtait pas foi,

Et le vélocipède intriguait Saint-Eloi[20].

Le journaliste tournera souvent le Moyen Âge en dérision ou l’emploiera comme comparant négatif : « Revoilà donc ce Moyen Âge, la religiosité retournée : le champ clos ! la cité d’infamie ! et le feu qui purifie[21]  ! » La chronique « Zut ! » débute par une parodie de roman de chevalerie, qui ridiculise le Moyen Âge et l’époque contemporaine.

Joseph ! […] Ma lance et mon bouclier ! […]

— Mais, monsieur…

— Dépêche-toi, maraud, et dis à mon valet de seller mon bon cheval de bataille. Il paraît qu’on nous insulte, là-bas, en Italie, et j’irai, par la sambleu ! leur clouer la langue au palais avec le fer de ma lance, à ces lazzaroni braillards[22].

Le Moyen Âge apparaît en filigrane tout au long de l’oeuvre maupassantienne, de façon détournée dans le choix de certains noms de personnages. L’onomastique accumule tant de références médiévales que le lecteur voit défiler tous les personnages marquants de l’Histoire de France. Cependant, le prénom ou le patronyme porté par des êtres frustes, niais ou malhonnêtes se trouve dégradé. Ce décalage est source de comique et de satire. Dans « En famille », le fils Caravan, « un vilain mioche, dépeigné, sale des pieds à la tête, avec une figure de crétin[23]  », se prénomme Philippe-Auguste, comme le rejeton de l’abbé Vilbois dans « Le champ d’oliviers »[24]. Tout aussi ridicule est Dagobert Félorme, « professeur de langues vivantes au collège de Balançon[25]  », qui se croit l’auteur du manuscrit d’Héraclius Gloss. Le père Clovis, vieux paralytique prétendument guéri par la source du Mont-Oriol dans le roman éponyme, n’a rien de royal[26]. Quant au baron de Mordiane dans « Duchoux »[27], il choisit le nom de Merlin pour passer incognito auprès d’un fils illégitime, mais ne réussit pas à changer le cours des événements, contrairement au célèbre enchanteur des légendes celtiques. Ce procédé de démystification du Moyen Âge est plus sensible lorsqu’il s’agit des légendes et de la religion.

… à la légende[28]

Maupassant a été frappé par le poids des croyances et des superstitions ancestrales dans sa Normandie natale mais aussi en Bretagne, « le pays des Korrigans »[29] qu’il visita. Si le sceptique condamnait la foi naïve en la transposant de façon ironique dans son oeuvre, l’homme ne fut pas insensible aux beautés architecturales des villes moyenâgeuses et à la dentelle de pierre des cathédrales qui enseigne parfois un étrange catéchisme. Dans « Conflits pour rire », le curé d’Étretat ne supporte plus la nudité obscène d’un bas-relief représentant Adam :

La petite église dont je parle possédait un portail sculpté […].

Au centre, comme figure principale, Adam offrait à Ève ses hommages. Notre père à tous se dressait dans le costume originel, et Ève, soumise comme doit l’être toute épouse, recevait avec abandon les faveurs de son seigneur[30].

Ce mélange de sacré et de profane ne choquait pas le vilain, habitué aux situations violentes et paradoxales. L’artiste médiéval s’est amusé à glisser dans l’ornement architectural une scène érotique que le prêtre, suivant l’ordre moral, considère comme une atteinte aux bonnes moeurs et à la respectabilité du lieu saint. Après avoir tenté d’habiller Adam, le curé, aussi obtus que les inquisiteurs, émascule la statue, réminiscence de la punition infligée à Abélard.

L’obscurantisme religieux perdure dans le terroir normand du XIXe siècle. Les références médiévales servent à souligner ces croyances où le manichéisme le disputait à la bêtise. Les paysans des récits courts croient au diable et aux saints, aux reliques et aux légendes païennes. Rose, fille de ferme, est prête à entreprendre un pèlerinage ancestral afin de retrouver la fertilité perdue.

Le curé conseilla un pèlerinage au Précieux Sang de Fécamp. Rose alla avec la foule se prosterner dans l’abbaye, et, mêlant son voeu aux souhaits grossiers qu’exhalaient tous ces coeurs de paysans, elle supplia Celui que tous imploraient de la rendre encore une fois féconde. Ce fut en vain. Alors elle s’imagina être punie de sa première faute et une immense douleur l’envahit[31].

Rappelant les pratiques druidiques, cette superstition est moquée et dénoncée dans « Un Normand ». Le père Mathieu exploite la naïveté et la religiosité des pauvres hères en créant un culte inspiré de la dévotion faite à Marie et destiné à protéger les filles-mères.

[I]l est devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d’une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse : « Notre-Dame du Gros-Ventre », et il la traite avec une certaine familiarité goguenarde qui n’exclut point le respect[32].

Ce fanatisme religieux touche toutes les classes sociales. Se souvenant d’un épisode de La légende dorée de Jacques de Voragine[33], Maupassant construit son conte « La relique »[34] autour de la châsse de sainte Ursule, massacrée par les Huns en compagnie des 11 000 vierges de sa suite. Henri Fontal offre à sa fiancée Gilberte une prétendue relique — en fait un vulgaire morceau de côtelette — qu’il affirme avoir volée dans la cathédrale de Cologne. Les thématiques religieuse, sexuelle et mercantile parcourt toute la nouvelle, le Moyen Âge étant associé aux miracles et aux mystères.

Bien que l’hypotexte médiéval soit rarement explicite, le Moyen Âge est convoqué et mis à distance, qu’il s’agisse de légendes locales, orales ou d’allusions savantes à la vie de saints transposées par l’écrivain pour souligner le ridicule des comportements de masse. Le miracle du père Clovis dans Mont-Oriol est un exemple parmi d’autres de l’image dégradée et rétrograde du XIXe siècle qui ne demande qu’à croire. Le peuple et les citoyens sont maintenus dans une illusion contraire au progrès. En cela, le Moyen Âge représente pour Maupassant le rêve, le merveilleux, la fiction. Son héroïne Jeanne de Lamare vit dans un monde factice où le temps semble suspendu. Les tapisseries de sa chambre de jeune fille évoquent celles de l’abbaye de Cluny :

[…] Jeanne, élevant sa lumière, examina les tapisseries pour en comprendre le sujet.

Un jeune seigneur et une jeune dame habillés en vert, en rouge et en jaune, de la façon la plus étrange, causaient sous un arbre bleu où mûrissaient des fruits blancs. Un gros lapin de même couleur broutait un peu d’herbe grise[35].

Jeanne, imprégnée de ses lectures[36], voit les êtres comme des personnages de romans arthuriens. Sa rencontre avec madame de Fourville donne lieu à une allusion à la Dame du Lac :

[L]a pâle comtesse apparut, venant au-devant des visiteurs, souriante, vêtue d’une robe traînante comme une châtelaine d’autrefois. Elle semblait bien la belle dame du Lac, née pour ce manoir de conte[37].

Gilberte / Viviane a ensorcelé Julien, nouveau Lancelot, séducteur comme lui et qui s’attirera les foudres du mari trompé. Le drame est annoncé grâce à cette mention.

La lecture de romans médiévaux intoxique les personnages de la fiction maupassantienne. Plongés dans les oeuvres légendaires, ils vivent dans un hors temps. Le peintre Olivier Bertin de Fort comme la mort donne à lire La légende des siècles[38] à Annette pour qu’elle ressemble à La rêveuse, toile qu’il souhaite achever. Comme Olivier, héros légendaire de La chanson de Roland[39] dont il porte le prénom, Bertin est trop modéré pour se laisser aller à sa passion pour la fille de son ancienne maîtresse. La référence au Moyen Âge place les personnages amoureux dans un temps cyclique — le retour du même : la fille est le portrait de la mère jeune, Any, ancien amour de Bertin — qui parfois se fige. Les lieux médiévaux transportent les couples dans un monde des possibles. Le mont Saint-Michel apparaît à plusieurs reprises comme un espace étrange, où le temps s’est arrêté au Moyen Âge. André Mariolle, amoureux de Michèle de Burne, dans Notre coeur, contemple ce bijou architectural qui bouleverse les corps et les esprits, « châsse gigantesque sur un voile éclatant[40]  ». La femme sans coeur est touchée par la grâce de l’amour devant cette Merveille médiévale,

construction formidable de trois étages de monuments gothiques élevés les uns au-dessus des autres, le plus extraordinaire chef-d’oeuvre de l’architecture monastique et militaire du Moyen Âge. […]

« Dieu que j’aime ceci ! », dit-elle en s’arrêtant. […]

Il comprit qu’elle se donnait[41].

Cette magie s’efface lorsque les deux personnages quittent le Mont : « Elle continuait dans sa correspondance le joli et poétique roman commencé au mont Saint-Michel. C’était de la littérature d’amour, pas de l’amour[42]. » C’est dans une gargote de banlieue — « l’hôtel Corot, guinguette artiste à décor Moyen Âge[43]  » — qu’André, nostalgique du mont Saint-Michel, s’amourachera d’Élisabeth Ledru, petite servante d’auberge.

La présence du Moyen Âge dans un récit de Maupassant annonce toujours un événement particulier : coup de foudre ou intrusion du surnaturel. Il confirme aussi l’étrangeté d’un phénomène inexplicable, qui a frappé le narrateur personnage. L’homme qui a vu ses meubles quitter sa maison dans « Qui sait ? » et qui a voyagé sur les conseils de ses médecins a oublié sa vision fantastique jusqu’à ce qu’il visite Rouen, ville médiévale[44], où il retrouvera son mobilier et perdra définitivement la raison.

Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j’errai distrait, ravi, enthousiasmé dans cette ville du moyen âge, dans ce surprenant musée d’extraordinaires monuments gothiques[45].

Cette atmosphère médiévale qui le dépayse et la rencontre d’un vieil antiquaire d’un autre âge, sorte de gnome qui terrorise le personnage, font basculer le héros dans une angoisse pathologique. Dans la première version du « Horla », le docteur Marande justifiait la crainte des ancêtres et leur foi naïve dans les légendes par leur impuissance à nommer l’Invisible : « Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l’air insaisissables et malfaisants, c’était de lui qu’elles parlaient, de lui pressenti par l’homme inquiet et tremblant déjà[46]. » Toutes les légendes médiévales sont concentrées dans « Le Horla », nouveau Messie.

Le mont Saint-Michel, symbole du Moyen Âge pour Maupassant, est en effet au centre de la version définitive du « Horla ». Comme le fera le propriétaire aliéné de « Qui sait ? », le diariste, sentant la folie s’emparer de lui, se rend sur le Mont afin de trouver le repos. Ce voyage va confirmer le caractère surnaturel et exceptionnel des événements vécus. Souvent dégradée et dénoncée, la légende médiévale sert à signaler la proximité de l’inexplicable dans un XIXe siècle qui cherche en vain à tout expliquer par la science.

J’entrai dans ce magnifique bijou de granit, aussi léger qu’une dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l’un à l’autre par de fines arches ouvragées[47].

Ce séjour au mont Saint-Michel, considéré comme une étrange digression narrative, relance le fantastique et les tourments du narrateur. Face au moine qui lui conte la légende du bouc et de la chèvre à figure humaine, le voyageur sceptique est envahi par le doute et ramené à ses errements. Le Horla est intérieur et le malade doit combattre ses propres démons. Le monde est signes qu’il convient d’interpréter, symboles à décrypter. Le Moyen Âge l’avait déjà compris, en mêlant sacré et profane, tragique et comique dans des formes d’écriture qui ne sont pas sans influence sur la poétique de Maupassant.

Farce, sotie et fabliau : le conte de Maupassant, héritier des genres médiévaux

Les spécialistes de la nouvelle ont vu combien Maupassant avait renouvelé le récit court. Si l’écrivain normand critique le Moyen Âge, il a cependant été imprégné par les oeuvres médiévales qu’il a pu lire[48] et leur forme qu’il a intégrée consciemment ou non à ses écrits. Les genres médiévaux comme la farce et la sotie, qui rejetaient le religieux et le sacré, étaient porteurs d’une forte charge satirique et mettaient en scène les corps et les instincts les plus bas. Maupassant s’en souviendra pour créer À la feuille de rose, maison turque, pochade scatologique représentée en petit comité et interprétée par l’auteur et ses amis[49]. Comme les intermèdes comiques joués sur les foires entre deux mystères[50], À la feuille de rose est ancrée dans la vie quotidienne et dépeint les moeurs des bourgeois de province : « La scène se passe à Paris de nos jours dans un salon de bordel[51]. » M. Beauflanquet, maire de Conville, et sa femme descendent dans la maison de passe orientale tenue par Miché, qu’ils prennent pour un hôtel respectable. Les quiproquos s’enchaînent et les personnages typés défilent de façon farcesque. Les corps s’exhibent — les acteurs ont des sexes dessinés sur des costumes rudimentaires[52]  — et les thèmes scatologiques sont ceux du théâtre médiéval populaire : lubricité, cocuage, excréments omniprésents dans les propos du vidangeur bègue, venu « pour vider les caca…, les cabinets[53]  ». L’oralité, l’économie de moyens, les personnages — du cocu, du curé goguenard représenté ici par un ancien séminariste devenu garçon de maison : « l’abbé Lecoq » dit Crête de coq, de la mégère —, les sujets de la farce et les dénouements immoraux se retrouveront dans la plupart des récits courts.

Si le terme de « farce » ne figure que dans deux titres maupassantiens — « La farce » et « Farce normande » — dans un sens un peu différent, nous pouvons étendre l’influence du genre médiéval, notamment du fabliau, à tous les contes qui décrivent le monde paysan et sont construits sur un schéma narratif traditionnel. Hormis l’utilisation de la forme versifiée, le genre du fabliau partage certaines caractéristiques génériques et narratives avec les contes maupassantiens : récit bref et linéaire, action réduite à une seule aventure, concentration de l’espace et du temps, nombre restreint de personnages appartenant bien souvent aux couches populaires. Le conte « L’aveugle » s’ouvre sur un long prologue, à l’issu duquel le narrateur intervient directement : « J’ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus cruels martyres qu’on puisse rêver[54]. » Cette présence de l’instance énonciative est sensible tout au long du récit par des commentaires et des expressions imitant l’oralité : « Et voici comme il mourut[55]. » Le conteur reparaît explicitement dans l’épilogue : « Et je ne puis jamais ressentir la vive gaieté des jours de soleil, sans un souvenir triste et une pensée mélancolique vers le gueux […][56]. » Les jongleurs attiraient ainsi l’attention des auditeurs médiévaux en s’adressant directement à eux, au seuil du fabliau, dans une captatio benevolentiae, et à la fin de l’oeuvre.

Les thèmes exploités par les auteurs médiévaux — avarice, mesquinerie, ruse, disputes conjugales, boisson, adultère, exorcisme[57]  — sont repris par Maupassant pour provoquer le rire. « Le petit fût »[58], qui repose sur le schéma du trompeur trompé, doit beaucoup aux fabliaux. Le récit met en scène la dispute de deux voisins, non pas d’un prêtre et de paysans comme dans Brunain, la vache du prêtre de Jean Bodel, mais d’une vieille paysanne rouée et d’un cabaretier qui convoite son bien. Si la mère Magloire croit avoir réussi à duper maître Chicot en se faisant verser une rente, c’est finalement celui-ci qui trouve le moyen d’éliminer son ennemie en lui donnant à boire. Contrairement aux fabliaux où le pauvre paysan l’emporte sur le clergé et le seigneur malhonnêtes, les récits maupassantiens s’achèvent sur un constat amer, puisque le plus fort triomphe.

Certains récits médiévaux fondent leur structure sur une mauvaise compréhension du langage et un malentendu. Estula et La vieille qui graissa la main du chevalier appartiennent à cette sorte de fabliaux. De même, plusieurs contes paysans de Maupassant reposent sur un quiproquo. Si la vieille femme du fabliau anonyme comprend l’expression « graisser la main à quelqu’un » au sens propre, dans « Les sabots », Adélaïde Malandain suit également au pied de la lettre les conseils de ses parents : « et tu f’ras tout c’qu’il [maître Omont] te commandera[59]  » et tombe enceinte pour avoir mêlé ses sabots avec ceux de son maître. Le facteur Boniface partage la bêtise de la jeune fille puisqu’il prend les soupirs de plaisir du couple Chapatis pour les râles d’une victime, et court prévenir les autorités[60]. La confusion entre « petite mort » et décès est source de comique grivois, très sensible dans les oeuvres médiévales.

« La légende du mont Saint-Michel », « flamboyante enluminure[61]  » selon André Vial, ressemble à un fabliau. Le récit narre, sur un mode burlesque, la lutte entre saint Michel et le diable qui se disputent les terres grasses aux abords du Mont. Le saint dupe le diable par des transactions successives. Il invite son ennemi à dîner, ce qui donne lieu à une scène inattendue et cocasse :

Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu’il se trouva gêné.

Alors, saint Michel, se levant formidable, s’écria d’une voix de tonnerre :

« Devant moi ! devant moi, canaille ! Tu oses… devant moi… »

Satan éperdu s’enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit. […] Le pauvre démon, malade à fendre l’âme, fuyait, souillant la demeure du saint[62].

Il est expulsé du Mont et estropié.

Maupassant n’a guère écrit sur les fabliaux, « les spirituels fabliaux de nos ingénieux tourneurs de vers[63]  ». Il s’est davantage exprimé sur la littérature italienne du Moyen Âge, et sur Boccace qu’il cite avec admiration dans ses chroniques[64]. Le décaméron et Lescent nouvelles nouvelles[65] ont été reconnus comme des hypotextes des contes maupassantiens : même structure reposant sur l’oralité, mêmes thèmes. L’écrivain normand participa à chaque volume du Nouveaudécaméron, publié chez Dentu en 1885[66], hommage au célèbre Toscan. Jules Lemaître évoque son esprit gaillard et gaulois, tandis que Gaston Deschamps désigne les récits du Colporteur, recueil posthume, comme de nouveaux fabliaux[67]. Repris dans Le Père Milon, « L’Aveugle » est représentatif de ces contes hérités des fabliaux, dont il revêt les particularités externes et internes. Le personnage principal, anonyme, n’est désigné que par son infirmité, comme souvent dans le genre médiéval. Pensons aux Trois aveugles de Compiègne et aux Trois bossus. Dans « Le gueux » et « Le vagabond », Maupassant exploite aussi les sujets du handicap et de la pauvreté. Ses personnages sont exclus d’un groupe ou de la société, dans des circonstances tragicomiques, parfois dramatiques. La franche gaieté laisse place au comique macabre. Que penser en effet des Fournel, paysans qui ont mis le corps du centenaire dans une huche[68] afin de dormir dans le lit du défunt, et qui réveillonnent sur sa dépouille ?

Pour mieux souligner les constantes formelles et génériques des récits courts maupassantiens empruntées aux fabliaux, nous nous arrêterons sur l’analyse du conte « Les rois »[69]. La structure du récit est simple : en Normandie, durant la guerre de 1870, des officiers français demandent au curé du village qu’ils occupent de leur trouver des femmes pour fêter les Rois. Les invitées — une religieuse et trois vieilles femmes, « trois infirmes hors de service[70]  » — s’amusent en compagnie des soldats jusqu’à la mort accidentelle d’un berger sourd. La hideur et l’outrance dominent les portraits des femmes et de l’ecclésiastique. Ce sont des figures grotesques. Le portrait du curé ressemble fort aux caricatures des moines paillards :

J’entendis un bruit de verrous et de clef tournée, et je me trouvai en face d’un grand prêtre à gros ventre, avec une poitrine de lutteur, des mains formidables sortant de manches retroussées, un teint rouge et un air brave homme[71].

Maupassant décrit un monde carnavalisé, un univers bien éloigné du réalisme, placé sous le signe de la farce et du carnaval. Le moment même de l’histoire — le jour des Rois — invite à cette interprétation. En effet, le carnaval commence à l’Épiphanie et certains personnages sont des figures de carnaval : le curé paillard ; sa bonne ratatinée, Hermance ; la petite religieuse ridée ; les trois infirmes annoncées par des bruits de bâtons et de pilons, et le berger sourd. Autant de personnages grotesques et hideux, dont les portraits reposent sur de multiples hypotextes médiévaux, en particulier Les trois aveugles de Compiègne[72]. Les trois femmes touchées dans leur chair par l’eau et le feu rappellent les personnages des fabliaux, que « Les rois » parodie.

Le conte suit les étapes rituelles du carnaval telles que les folkloristes ont pu les dégager. Il met en scène une sorte de mascarade, dans tous les sens du terme. Les nouvelles venues, vêtues de manière grotesque, paraissent déguisées. Les hôtes n’aperçoivent que les têtes de ces marionnettes brisées — « trois vieilles têtes en bonnet blanc, qui s’en venaient en se balançant avec des mouvements différents, l’une chavirant à droite, tandis que l’autre chavirait à gauche[73]  », semblables aux jouets d’enfants à bascule. Leur entrée théâtrale très remarquée suscite l’étonnement, puis le dégoût. Elles ne sont plus des êtres humains mais des masques affreux comme il en existe encore dans les fêtes païennes. Morceaux de chair souffrants, allégories de la décrépitude et de la mort, elles représentent chacune un ou plusieurs handicaps : hydropisie, brûlure, cécité, claudication due à l’amputation, déficience mentale. Ces femmes réunissent en elles toutes les pathologies qui guettent l’homme.

Et, trois bonnes femmes se présentèrent, boitant, traînant la jambe, estropiées par les maladies et déformées par la vieillesse, trois infirmes hors de service, les trois seules pensionnaires capables de marcher encore de l’établissement hospitalier que dirigeait la soeur Saint-Benoît[74].

Les vieilles femmes défilent, « l’une suivant l’autre[75]  », précédées par la soeur Saint-Benoît. La religieuse, aussi « maigre, ridée, timide[76]  » qu’Hermance, la bonne de l’abbé, une « vieille paysanne, tordue, ridée, horrible[77]  », ouvre la marche puis les soldats forment un cortège risible avec leurs cavalières. L’Épiphanie se transforme en fête grotesque grâce à un style parodique. Ces reines n’apportent rien d’autre que leur souffrance et le rappel que tout homme est mortel. Le défilé des infirmes, qui ressemble à une procession, et la vision cauchemardesque des trois femmes ne sont pas sans évoquer les tableaux de Jérôme Bosch[78] et de Bruegel.

Maupassant médiéviste ? Certainement pas. L’auteur donne du Moyen Âge une vision bien trop partielle et partiale pour être un spécialiste d’une époque synonyme pour lui d’obscurantisme, de barbarie et de cruauté. Si l’écrivain normand qui a fait ses humanités est un « honnête homme », ses connaissances reposent sur des souvenirs scolaires et des médiations : les lectures familiales, les traditions orales, les oeuvres d’auteurs du XIXe siècle comme La légende des siècles de Victor Hugo. Maupassant éprouve une véritable fascination-répulsion envers cette époque et a été sensible à la dentelle de pierre et aux beautés architecturales de sa région natale, terre de légendes. Au-delà des références intertextuelles, montrant une réelle influence sur la forme du conte, nouveau décaméron, le Moyen Âge agit comme un miroir déformant que le chroniqueur place en face de ses contemporains afin de les mettre en garde contre la dérive de leur siècle. Cette image cruelle et archaïque, exagérée et grotesque, est celle qui guette un XIXe siècle sûr de lui et de sa science. Les symboles médiévaux, en filigrane dans ses contes les plus modernes, sont à déchiffrer pour éviter de tomber dans le piège du sacro-saint progrès. Les héros anonymes, les pauvres gens issus de la paysannerie, ont-ils un sort plus enviable que leurs ancêtres croquants ? « Je ne crois pas que le Moyen Âge soit plus fermé que la réalité moderne[79]  », écrit Maupassant en 1877. En convoquant le Moyen Âge dans ses textes de fiction et ses articles de journaux, l’auteur dénonce la misère et l’obscurantisme d’un siècle — le XIXe — tout aussi cruel que l’époque médiévale. Un nouveau Moyen Âge[80] en somme, qui a donné à Maupassant l’occasion de créer de nouveaux fabliaux.