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Bien que le récit d’espionnage soit souvent si collé à l’actualité qu’il en devient daté et éphémère – sa lisibilité dépendant de la connaissance qu’a le lecteur de cette « actualité » –, ce genre entretient néanmoins avec l’Histoire un rapport complexe en ce qu’il met aussi en scène « la seconde plus vieille profession du monde, tout aussi honorable que la première[1] ». Malgré les réserves qu’elle peut susciter, cette formule signale la longue histoire de l’espion[2]. Évidemment, celui-ci ne fait pas le récit d’espionnage, dont Paul Bleton date plutôt l’apparition à la fin du XIXe siècle. Il voit dans la déroute de la France en 1871 « ce qui a fait précipiter ces éléments narratifs et culturels dispersés » qui étaient auparavant en « suspension » et qui ont alors cristallisé le genre[3]. Ce processus est analogue à celui généralement retenu pour décrire l’émergence, à la même époque, du roman policier[4], lui aussi intimement associé à la modernité[5]. Aux deux temporalités que sont l’arrimage étroit à l’actualité et l’atemporalité de la figure centrale qu’est l’espion s’en ajoute donc une autre, qui est cependant fréquemment occultée par les deux premières : le récit d’espionnage comme genre moderne.

C’est cette troisième temporalité, et notamment ce que peut nous dire ce genre de la modernité, que nous examinerons à partir d’un des premiers romans d’espionnage « français[6] » : L’Homme du gaz de Paul Féval. Paru dans le journal Le XIXe siècle, entre le 9 février et le 24 avril 1872[7], ce roman participe à la « cristallisation de l’ombre » évoquée par Paul Bleton[8]. Deux autres romans févaliens, qui ne sont pas à strictement parler des récits d’espionnage, nous serviront de caisse de résonance : Les Mystères de Londres, publié sous un faux nom (sir Francis Trolopp) entre le 20 décembre 1843 et le 12 septembre 1844[9] dans le Courrier français, et La Quittance de Minuit, publié dans le Journal des débats du 21 janvier au 17 mai 1846[10]. Déjà, ces oeuvres laissent voir une problématisation des enjeux qu’expose Alain Dewerpe dans Espion : une anthropologie historique du secret d’État contemporain lorsqu’il organise le récit d’espionnage en deux traditions, celle du « romanesque fidéiste » et celle du « romanesque sceptique[11] ». Si la seconde est souvent perçue comme succédant à la première, nous verrons que le tableau n’est pas si simple. En fait, en revisitant ces trois oeuvres de Féval à la lumière de la logique du récit d’espionnage, nous verrons mieux comment ce genre a, dès ses origines, partie liée avec une conception de la modernité marquée par un inexorable sentiment d’impuissance.

Les coulisses de l’histoire

Parmi Les Mystères de Londres, La Quittance de Minuit et L’Homme du gaz, Paul Bleton souligne que seul le dernier doit être considéré comme un récit d’espionnage[12]. De plus, ce genre ne se constituant qu’après la parution de ces romans, ils sont aussi à lire selon d’autres codes de lecture, notamment ceux du « mystère urbain » pour LesMystères de Londres, ou du pamphlet revanchard pour L’Homme du gaz. En d’autres mots, nous n’avons pas affaire ici à des récits inscrits dans un genre bien codifié et accompagnés d’un appareil paratextuel explicite, comme c’est souvent le cas dans la seconde moitié du XXe siècle. Néanmoins, ces oeuvres nagent dans les mêmes eaux que le récit d’espionnage avec une trame narrative construite sur les acteurs – comploteurs et espions – d’une conspiration visant à renverser un État-nation.

L’art de faire tomber les gouvernements : aux marges du récit d’espionnage

Dans Les Mystères de Londres et La Quittance de Minuit, des éléments cruciaux du récit d’espionnage, comme l’articulation entre « pouvoir d’État » et « relations internationales », restent diffus[13]. Féval n’en propose pas moins des complots que ne désavoueraient pas des espions du XXe siècle. Le plus complexe apparaît dans Les Mystères de Londres, commandés par le Courrier français pour répéter le succès des Mystères de Paris d’Eugène Sue, et grâce auxquels Féval s’est imposé sur la scène littéraire parisienne. L’intrigue s’articule autour de Fergus O’Breane, un Irlandais dont la famille est décimée par la « corruption anglaise » – sa soeur est déshonorée par un Londonien et disparaît, ses parents meurent du chagrin qui leur est ainsi causé – et qui est déporté dans une colonie pénitentiaire par le fils d’un lord qui épouse la femme qu’il aime. Pour se venger et détruire l’Empire britannique, O’Breane mène une croisade d’une vingtaine d’années, parcourant les colonies pour préparer le terrain avant de se rendre à Londres pour l’assaut final. Son complot consiste à dévaluer la monnaie anglaise, briser sa position de force dans le commerce international et saisir le pouvoir en prenant en otage les personnages les plus influents de l’administration.

Dans La Quittance de Minuit, Féval revient à la lutte entre les Irlandais et l’Angleterre. L’intrigue repose sur la famille MacDarmid profondément divisée quant aux moyens de libérer le pays du joug anglais. Le patriarche prône la voie défendue par Daniel O’Connell (1775-1847), figure emblématique des efforts légaux des Irlandais pour gagner l’autonomie politique. Cependant, ses fils sont au coeur d’une association secrète qui complote pour affaiblir la position des exécutants anglais et punir les Irlandais qui agissent pour leur compte en les assassinant et en brûlant leurs propriétés lors des expéditions nocturnes qui donnent son titre au roman. Bien qu’elles soient plus des improvisations que les étapes d’une stratégie minutieusement ourdie, elles participent néanmoins d’un plan, global même si demeuré vague, pour libérer l’Irlande.

L’Homme du gaz prend la perspective de la lutte entre un Français et des espions allemands vers 1868. « Résolument germanophobe, le roman […] est un pamphlet des plus violents[14] » attribuant particulièrement la cuisante défaite de 1870 à « l’incurie des dirigeants français[15] ». La conspiration est combattue par le « héros » qui met au jour l’existence d’un réseau d’espions amassant des informations sur la France et détournant des sommes considérables pour les rapatrier en Allemagne. Le roman se fait avare de péripéties ; l’affrontement physique est remplacé par une lutte intellectuelle pour comprendre les gestes de l’adversaire. Le modèle « David contre Goliath », où le complot est le fait de quelques individus voulant faire tomber une nation, devient celui de David combattant le complot du Goliath allemand pour détruire la France.

En plus de faire d’une machination politique leur épine dorsale, ces romans s’inscrivent dans l’actualité. Si Les Mystères de Londres pose un décalage de quelques années entre la publication et la date supposée de l’intrigue – deuxième moitié de la décennie 1830[16] –, La Quittance de Minuit, publié en 1846, est d’une « actualité brûlante (l’intrigue, strictement contemporaine de sa rédaction, se situe durant les années 1844-45)[17] ». De même, lorsque paraît L’Homme du gaz en 1872, la défaite contre l’Allemagne est encore fraîche dans les esprits. Cependant, leur rapport au présent ne se limite pas à une proximité temporelle.

Expliquer l’actualité

Lorsqu’Érik Neveu signale que, dans le récit d’espionnage, la « lutte souterraine de protagonistes à la fois omnipotents et discrets ne peut être que le complot, l’explosion brutale qui vient conclure un long travail de sape[18] », il décrit parfaitement ce que l’on observe chez Féval. Offrant « la possibilité de coordonner les actions individuelles d’un grand nombre de personnes qui, même, s’ignorent les unes les autres[19] », ce motif constitue un outil de choix pour Féval qui, comme le fera plus tard le récit d’espionnage, l’utilise comme « moteur de l’histoire[20] » et de l’Histoire. Il permet une narrativisation dramatique de cette dernière, facilitant la multiplication de péripéties construites sur un manichéisme typique du roman populaire. Seulement, Féval s’en sert aussi pour donner du sens à l’actualité.

Reprenons la conspiration des Mystères de Londres, expliquée à trois reprises au lecteur dans la quatrième partie du roman. Son volet londonien vise à s’emparer « du palais de Buckingham », « de l’amirauté, de la trésorerie et des horse-guards », des « deux Chambres du Parlement » et des « autres établissements du gouvernement[21] ». Éventé, il échoue et ces attentats n’ont jamais lieu. Le second volet consiste à attaquer la puissance britannique outre-mer ; ici, Féval reprend des événements historiques qui ont fait les manchettes et les présente comme les traces du complot :

Les établissements de l’Inde, travaillés sourdement, chancelaient sur leur base ; la Chine mettait à mort les marchands d’opium ; les deux Canadas se soulevaient à l’envie et répondaient à l’appel de Papineau ; le Cap s’effrayait aux menaces des boers hollandais sous les armes ; les Antilles souffraient et tournaient leurs regards vers la France ; le Sindhy enfin poussait son cri de guerre, auquel devrait répondre le cri de mort de douze mille soldats anglais[22].

Les journaux de l’époque ont fait écho à ces événements, comme la révolte des Patriotes au Québec en 1837, évoquée comme la réponse à « l’appel de Papineau ». Féval les ordonne et les inscrit dans un déterminisme net mais invisible sauf pour « l’initié ». Citons à ce sujet Luc Boltanski :

[L]a réalité sociale telle qu’elle s’est d’abord présentée aux yeux d’un observateur (et d’un lecteur) naïf, avec son ordre, ses hiérarchies, ses déterminations et ses principes de causalité, se retourne et dévoile sa nature fictionnelle sous laquelle se dissimulait une autre réalité, bien plus réelle, habitée de choses, d’actes, d’acteurs, de plans, de liens et surtout de pouvoirs dont nul, jusque-là, ne soupçonnait l’existence et même jusqu’à la possibilité[23].

Boltanski met en évidence le potentiel narratif du complot qu’exploite Féval en relisant l’actualité. Le romancier fait de même dans La Quittance de Minuit mais le phénomène est plus discret puisque le récit a pour cadre des élections régionales en Irlande qui avaient une résonance plus limitée en France que les événements récupérés dans Les Mystères de Londres. Le processus reste toutefois le même.

Dans L’Homme du gaz, le romancier revient à cette stratégie. La conspiration est néanmoins atypique en ce qu’elle est évoquée en plein jour, les espions ne se cachant pas véritablement puisque les Français ne croient pas à la menace, pourtant bien réelle :

Et tout ce monde tudesque, vivant de notre pain, buvant notre vin, économisant notre argent, travaillait à notre perte avec un formidable ensemble. Berlin braquait déjà sur nous son artillerie qui lançait des Prussiens et des Prussiennes avant de vomir du fer[24].

L’Homme du gaz offre aussi un complot combinant des éléments purement fictifs (les espions décrits, leurs agissements) et un élément « historique » : la forte présence allemande en France. Féval explique en partie la défaite par le travail de sape de ce que l’historien Jean-Pierre Allem décrit comme « le plus formidable réseau d’espionnage qui ait jamais été mis en place, pendant le temps de paix, dans un pays étranger[25] ». Celui-ci était voué à la recherche d’une « information globale : géographique, politique, économique, sociale et militaire. Toutes les caractéristiques et toutes les ressources du pays étaient recensées et étudiées[26] ». Ce réseau constitue une explication commode et un riche scénario. Féval renverse le processus observé précédemment : au lieu de greffer des événements historiques à une intrigue fictive, il greffe son scénario à la débâcle de 1870 pour en expliquer les pans d’ombre.

La publication en feuilleton de L’Homme du gaz prend une « actualité » accrue : la défaite occupe dans les journaux de 1872 plus d’espace que les événements historiques réutilisés par Féval pour étoffer les intrigues de ses deux autres romans. Elle est omniprésente dans les pages du XIXe siècle et, alors que L’Homme du gaz occupe son rez-de-chaussée, plusieurs articles expriment dans le haut des pages le même sentiment revanchard[27]. Certains d’entre eux évoquent aussi l’existence d’un réseau d’espions solidement implanté en France[28]. Tout comme les articles, le roman ne brille pas par l’originalité de la représentation de ce travail de sape allemand ; il n’en reste pas moins d’une actualité immédiate pour ses premiers lecteurs.

Dans ces oeuvres, sans réécrire l’Histoire (sans offrir par exemple une victoire de la France en 1870), Féval plonge dans les coulisses de celle-ci pour les relire selon un déterminisme orchestré avec précision – par des acteurs dissimulés – mais demeurant imperceptible pour les non-initiés. Recourir ainsi à la logique du complot a pour objectif « la construction de la réalité [,] formater la réalité[29] ». Créer une fiction réorganisant le réel pour substituer à l’Histoire officielle une Histoire secrète est un enjeu récurrent du récit d’espionnage : c’est aussi ce que prétend faire Féval en étalant dans les pages des quotidiens des machinations comme s’il rendait visible et lisible la face cachée de l’actualité. Cependant, sous sa plume, la conspiration tout comme le sens du monde échappent même aux initiés.

Comploteur, terroriste : genèse de l’espion févalien

Bien qu’apparemment fort différents les uns des autres, les protagonistes des trois romans sont unis par les lourdes conséquences qui accompagnent leurs efforts pour renverser un gouvernement. Féval décline celles-ci de diverses façons et explore le prix à payer pour lutter contre l’État au XIXe siècle.

Comploter, terroriser

La conspiration des Mystères de Londres, bien qu’impliquant des « mesures économiques », a pour base des actes de violence dans les colonies et la capitale. Travaillant autant à libérer l’Irlande qu’à détruire l’Angleterre, O’Breane rencontre Daniel O’Connell. Ce « personnage-référentiel[30] » contribue à mettre en phase l’intrigue et l’actualité puisque O’Connell était régulièrement évoqué dans la presse. Cependant, son rôle consiste surtout à marquer une opposition entre la libération de l’Irlande par des voies légales et la lutte reposant sur le complot. O’Connell affirme que « l’épée de Dieu doit être sans tache[31] », une remarque prophétique puisque le projet de Fergus O’Breane échoue en raison de telles « taches » : il est tué dans l’oeuf par des proches des victimes innocentes qu’il a faites. O’Breane fait partie de ces personnages exceptionnels qui se mettent en dehors des lois et en sont punis par la Providence[32]. Un tel châtiment attend néanmoins tout héros févalien, exceptionnel ou non, qui se lance dans les complots politiques de la société moderne.

Dans La Quittance de Minuit, la déchirure entre la « pureté des moyens » et la grandeur du but est le lot de tous les personnages impliqués dans la conspiration. Comploter devient terroriser, la vaste mécanique élaborée dans Les Mystères de Londres se réduisant ici à une soupape pour évacuer la colère du peuple et ranimer les espoirs d’une victoire irlandaise. Seul O’Connell, figure vénérée par les personnages, échappe à cette règle qui est au coeur du scénario de neuf des principaux acteurs de l’intrigue. Non seulement le jeune homme exceptionnel doit choisir entre libérer son pays et sauver ou venger celle qu’il aime[33], mais les autres personnages sont confrontés à des dilemmes similaires. L’un doit sacrifier le secret de l’association ou la femme qu’il adore, un autre doit trahir son pays avec un témoignage mensonger dans un procès politique contre un honnête homme ou laisser ses enfants mourir de faim[34]. Selon la plume févalienne, c’est la violence dans l’action politique qui les conduit à ces choix déchirants dont ils sortent perdants. Il faut souligner l’insistance avec laquelle Féval décline ce scénario qui est aussi un élément crucial du « récit d’espionnage du XXe siècle [qui] s’attaque au sentiment complexe d’aliénation et d’engagement qu’éprouvent les citoyens face aux questions politiques, comme “est-ce que ma famille est plus importante que mon pays ?”[35] » Ces personnages ne prennent pas véritablement une dimension tragique puisque Féval ne récuse pas totalement l’ignominie sociale qui stigmatise l’espion au XIXe siècle, « silhouette froide et perverse[36] ». Il inscrit cette infamie non dans l’« être » mais dans le « faire » des personnages qui ont à choisir entre deux objectifs nobles, l’un privé, l’autre public. Le second requiert des moyens qui déshonorent, soit par l’usage de la violence, comme on l’a vu, soit par d’autres procédés comme le montre le troisième roman du corpus.

Espionner : L’Homme du gaz

Lorsque, près d’un quart de siècle après avoir fait paraître La Quittance de Minuit, Féval se plonge dans l’espionnage précédant la guerre de 1870, il se penche sur les espions allemands qui participent à un vaste complot visant à récolter des informations sur la France. Ce motif de la surveillance – surveiller ou être surveillé – hante bon nombre d’oeuvres littéraires, notamment populaires, comme celles qui évoquent le « cabinet noir » où étaient ouvertes les lettres « suspectes » dans le premier tiers du siècle (par exemple Les Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas, 1854-1859). Pensons aussi aux activités d’espionnage des associations secrètes, comme dans Histoire des treize de Balzac (1833-1839) ou encore dans Les Nouveaux Mystères de Paris d’Aurélien Scholl (1867), roman où les données obtenues sont conservées dans une pièce qui n’a rien à envier à un repaire secret d’un récit d’espionnage du XXe siècle : dissimulée dans une maison, elle n’apparaît sur aucun plan et n’est accessible que par des tunnels truffés de pièges. Consistant à rassembler des données de façon organisée – on pourrait penser aussi au registre « Le Confidentiel » de Madame Gil Blas de Féval (1856-1857), qui contient les secrets de toutes les grandes familles parisiennes –, l’espionnage devient un relevé administratif. C’est ce que l’on observe dans L’Homme du gaz.

Les espions allemands se livrent à un relevé systématique de toutes les informations concernant la France et la « bibliothèque nationale de la rue de Richelieu serait trop petite pour contenir le monstrueux amas des rapports écrits, envoyés par les espions prussiens, de Paris à Berlin, pendant ces dix dernières années[37] ». Ils ne négligent aucune information (organisation des infrastructures, armes et combattants disponibles, topographie, ressources). L’espion allemand en chef demande ceci au « héros » : « Savez-vous la profondeur de la rivière au bas de votre taillis ? […] moi je m’en souviens : 1 mètre 43[38]. » L’exemple est caricatural mais lorsque, après la défaite de la France, le « héros » rentre chez lui et constate que cette mesure est exacte, il murmure : « Ils méritaient de vaincre[39]. » Cette collecte d’informations a largement contribué à la victoire selon le roman[40]. L’espion n’est plus un homme d’action qui a recours à des moyens présentés comme déshonorables (émeutes, flibusterie, prise d’otages, embuscades) ; il est devenu un clerc qui observe et prend des notes. Il n’empêche que le gouvernement allemand en fait des « héros », décorés non pour des actes héroïques mais pour des rapports banals qui sont toutefois jugés utiles par l’administration[41]. Bien qu’il se montre ironique, Féval affirme une professionnalisation bureaucratique de l’espion, en l’accompagnant d’une critique acerbe de la mentalité bourgeoise capable de tout monnayer.

La situation n’est pas plus reluisante du côté français. Hubert de Pontal, le « héros », qui se décrit comme un « espion[42] », est seul à savoir ce que trament les Allemands, selon un schéma de la « vox clamans in deserto [:] solitude provisoire de l’avant-garde, bientôt rejointe par le reste de la nation[43] ». Instruit grâce à un voyage en Allemagne, il prend la menace au sérieux mais est accueilli avec incrédulité : « M. de Pontal nous a dénoncés une fois, dix fois, peut-être cent fois. Il passe pour fou à cause de cela[44]. » Le terrain semble propice à une héroïsation du personnage, qui demeure stoïque face aux railleries et poursuit son travail, seul contre l’armée d’espions allemands : « Et il est fou, car il s’est mis en tête de faire tout seul ce que nous faisons, nous, à des centaines de mille[45] ! » Pontal présente d’ailleurs divers traits qui évoquent les êtres exceptionnels qui peuplent le roman-feuilleton, par exemple un « regard vif, perçant, profond[46] ». Il n’en reste pas moins que le déguisement sous lequel il se cache pour « espionner » est celui de la médiocrité : Pontal se fait passer pour un être inoffensif et peu communicatif qui écoule ses journées avec la femme du chef des espions allemands, à broder « comme un enragé[47] ».

Cette activité n’est pas qu’une « couverture » : il la pratiquait dans sa jeunesse et il la reprend après la guerre[48]. En plus de signaler sa minutie et sa patience, la broderie offre un fil conducteur puisque Pontal se consacre à un coussin « représentant : Le coup de pied de l’âne [49] ». Il s’agit d’une scène tirée d’une fable de Phèdre (« Le vieux lion, le sanglier, le taureau et l’âne ») illustrant la chute du noble animal, accablé par la vieillesse et les adversaires et terrassé par un âne qui profite de sa faiblesse. Narrateur et personnages précisent que la France est le lion menacé par l’âne allemand et la métaphore est filée tout au long du récit. Il n’en reste pas moins que le contraste est net entre le lord à la mode, séducteur et imposant qu’était devenu O’Breane, et le brodeur acharné qu’est Pontal. Ce n’est qu’en tant que soldat qu’il se couvre de gloire ; l’espion n’est qu’un collecteur d’informations confiné dans la médiocrité, comme ses adversaires allemands. C’est la forme la plus « moderne » de l’espionnage dans l’oeuvre févalienne ; elle apparaît au terme d’une « évolution » qui se révèle fort significative.

« Fidéiste » et « sceptique »

Dans Espion : une anthropologie historique du secret d’état contemporain, Alain Dewerpe distingue deux « directions » dans le récit d’espionnage : le « romanesque fidéiste » et le « romanesque sceptique[50] ». La première se développe selon l’« élaboration d’une figure héroïque[51] » : le texte en fait « une figure prestigieuse de la défense de la patrie », processus qui constitue une « modalité de la légitimation de l’espion réel et le produit d’une stratégie d’exhaussement et d’ennoblissement[52] ». Des « procédés différentiels[53] » soulignent l’exceptionnalité de l’espion, notamment son « corps glorieux », sa « virilité rayonnante », son « intelligence hors pair[54] », selon Érik Neveu qui insiste sur le caractère « épique » du récit d’espionnage – considéré comme « la geste du monde occidental », les espions étant des « paladins[55] ». Il souligne cependant la barbarie intrinsèque de leurs comportements que ne peuvent dissimuler totalement les « artifices rhétoriques » que sont leurs « pseudo-tourments moraux[56] ». Cette « direction » est incarnée, selon Dewerpe, par James Bond.

L’autre « direction », « libérale et sceptique, […] nuance de tonalités plus ambiguës cet arrière-plan chauvin et [,] du point de vue littéraire, est souvent de meilleure qualité[57] ». Dewerpe ajoute que « dès les années 1930 [on] voit apparaître cette veine réaliste, qui diffuse un univers plus cynique et moins spectaculaire. L’agent secret suscite doute et malaise[58] ». Il illustre cette configuration avec le personnage de George Smiley de John le Carré, tout en évoquant des romanciers comme Eric Ambler et Graham Greene. Domine ici une approche romanesque où « l’accent est mis sur l’interpénétration de complots si complexes que les protagonistes cessent d’en être les héros pour en devenir les pions[59] ». Il ne s’agit pas de réduire Smiley à une « réponse » à James Bond ; celui-ci n’était d’ailleurs pas encore un mythe lorsque fut publié le premier roman où apparaît Smiley, Call for the Dead (1961). Ce portrait de l’espion et du récit d’espionnage a des racines plus anciennes.

Nous avons vu que Paul Féval offre, à une échelle réduite, un tableau analogue. Les similitudes entre Rio Santo et James Bond d’une part, et Hubert de Pontal et Smiley d’autre part, s’imposent à l’observateur. Ces deux types d’ « espions » – si l’on consent à considérer ainsi Rio Santo pour quelques instants, même si son complot est le fruit d’une vengeance personnelle et non un acte professionnel – illustrent deux formes d’héroïsme problématiques chez Féval parce qu’il n’arrive pas à les doter d’une ampleur mythique[60] dans le contexte de la société moderne. Telle qu’il la fictionnalise, celle-ci étouffe l’héroïsme ; c’est la grisaille qui domine l’univers de Georges Smiley qui prend le dessus. Le développement de l’espion, que constate Dewerpe, en deux figures, dont l’héroïsme est antithétique – héros barbare, héros modeste et prosaïque –, dépasse le genre du récit d’espionnage. Il ne peut être résumé à la stigmatisation sociale dont l’espion a fait l’objet à travers l’Histoire ou à des questions de vraisemblance (Smiley et Pontal n’apparaissent pas simplement parce qu’ils sont plus vraisemblables que Rio Santo et James Bond). À ces enjeux bien réels s’ajoute en effet la question de la capacité à agir dans et sur le monde.

Par des chemins différents, Rio Santo, les MacDarmid et Pontal se révèlent impuissants à changer leur environnement. Si une division s’impose entre les lucides qui connaissent les complots et la masse ignorante, les premiers, chez Féval, semblent eux aussi piégés : bien qu’ils soient les artisans de la machination, ils en deviennent également les victimes. Sa représentation des complots laisse voir un conflit entre l’héroïsme et l’ambition d’un passé révolu et un défaitisme face à la société qui l’entoure. À propos de ce qu’il appelle le « romanesque sceptique », Alain Dewerpe explique que le « retrait du héros est bientôt suivi de celui du personnage : l’intérêt cesse d’être dans l’espion pour investir le récit, abandonne l’acteur et son action[61] ». Avec L’Homme du gaz, nous en sommes presque là, à lire le récit d’un « système sans acteurs[62] ». Cette expression, que nous empruntons à Alain Touraine, rapproche, de façon significative, ce que peut devenir le récit d’espionnage et ce que peut devenir la modernité. Selon Touraine, cette dernière

se définit précisément par cette séparation croissante du monde objectif, créé par la raison en accord avec les lois de la nature, et du monde de la subjectivité, qui est d’abord celui de l’individualisme, ou plus précisément celui d’un appel à la liberté personnelle[63].

C’est cette difficulté à les concilier qui frappe Féval, pour qui sont incompatibles société moderne et héroïsme. Tant dans son choix du récit à complots que dans sa mise en scène pessimiste et ambiguë du comploteur ou de l’espion, nouvel acteur « moderne » mais tout de même inapte, se laisse voir comme principe de construction la conception d’une modernité aliénante et vouant à l’impuissance l’homme condamné à y évoluer.

***

Si les romans de Féval que nous avons revisités font du paradigme du complot le « moteur de l’histoire » et de l’Histoire, ils dessinent une modernité sombre. Comme dans nombre de récits d’espionnage du XXe siècle, la relecture et la récupération d’événements historiques servent à créer du sens mais aussi à montrer que ceux qui sont au fait des conjurations n’ont pas véritablement prise sur le monde pour autant. Féval multiplie les comploteurs et les espions caractérisés par un héroïsme ambigu, terni par des actes de violence déshonorants ou par un prosaïsme inscrit dans la médiocrité ou la bureaucratie. Ils ne sortent jamais indemnes de leur recours au complot, pas plus qu’ils n’atteignent leurs buts. En inscrivant l’évolution de l’espion févalien dans le cadre de la réaction conflictuelle de cet auteur à la société qui l’entoure, nous avons cherché à montrer les racines anciennes du tableau du récit d’espionnage proposé par Dewerpe et le rapport paradoxal de l’espion moderne avec la modernité. Il en est le produit mais en incarne aussi la stérilité en illustrant bien souvent l’impuissance qui y caractérise l’individu.

Plusieurs récits d’espionnage se construisent sur le postulat que le présent fictionnalisé est pire que le passé : les lecteurs sont encouragés à considérer des événements comme le 11 septembre 2001 ou le 9 novembre 1989 (la « chute du mur de Berlin », symbole de la guerre froide) comme autant de changementsdeparadigme. Le « Je regrette vraiment la guerre froide[64] » que lance M, le supérieur de James Bond incarné par Judi Dench dans le film Casino Royale (2006), illustre bien cette « nostalgie permanente[65] » du récit d’espionnage. Au-delà de l’impact réel de ces événements sur les configurations politiques et militaires et sur leurs représentations dans les récits d’espionnage, ces moments de rupture dans l’Histoire sont récupérés et intégrés dans des stratégies narratives et discursives pour fictionnaliser une société sur laquelle l’espion – et, par identification, le lecteur – a de moins en moins prise. Si L’Homme du gaz semble pointer du doigt 1870 comme l’un de ces changements de paradigme, c’est bien plus de 1789, alors que la France entre dans la modernité[66], qu’il est question. Conceptualisation févalienne de la modernité – qu’il a « vécu[e] et pensé[e] comme une révolution[67] » pour reprendre une autre formule d’Alain Touraine – et construction du récit d’espionnage se rejoignent ici. Dans cette société inscrite dans la modernité, la vision févalienne de la lutte de l’individu contre l’État-nation se cristallise en des criminels sans foi ni loi, des héros improbables et ambigus et des figures d’espions à l’héroïsme terni qui ne parviennent qu’à expliciter une Histoire qui leur file néanmoins entre les doigts.