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La rencontre européenne avec les cultures du Pacifique a été relativement tardive. Elle a essentiellement été le fait des programmes de circumnavigation britannique, français, plus marginalement espagnol qui ont suivi la guerre de Sept Ans. Les relations de ces grandes expéditions se situent au croisement d’une inscription du voyage normée par les savoirs de la « philosophie naturelle » et d’un art de l’écriture et de l’image visant un public éclairé de plus en plus large. Leur publication effectue le passage d’un savoir multiforme, mettant en jeu tous les domaines de l’histoire naturelle, à un nouveau type d’ouvrage associant la mise en oeuvre d’un récit et la visualisation par la gravure d’une expérience de la découverte géographique et humaine. C’est leur forme « plurimédiale » qui aura fait le prestige et le succès des luxueuses éditions des voyages autour du monde publiés dans les années 1770 et 1780, dont ceux de Bougainville, de Cook ou des Forster sont restés les plus célèbres. Nous nous proposons de montrer que la toute première représentation des indigènes du Pacifique que ces ouvrages proposent est étroitement solidaire du mécanisme éditorial dont ils sont le produit. L’évolution de ce mécanisme permet en effet d’expliciter le rapport ténu qui se noue entre les dimensions politiques, scientifiques et esthétiques d’un discours et d’un art contribuant amplement à la naissance d’une « anthropologie » au sens moderne du terme.

Loin d’être autonomes, le processus et le rythme des relations des expéditions britanniques et françaises autour du monde ont d’abord été définis par la concurrence politique entre nations européennes dans la conquête des « Mers du Sud ». Ces publications officielles se caractérisent par un souci à la fois de contrôle de l’information et de primauté de publication sur un marché du livre européen en expansion. Insister sur l’autorisation du témoignage pour garantir sa véracité est caractéristique d’une « relation officielle ». La publication est alors le fait de l’instance commanditaire, l’Admiralty ; voire, comme en France, autorisée par le roi lui-même. Rien n’est plus significatif alors que le dévoilement, dans le texte introduisant la relation, des instructions secrètes qui ont présidé à une expédition. Il s’agit, selon la rhétorique adoptée, de permettre au public de juger de sa réussite. Les lecteurs sont officiellement mis en situation de participer à une entreprise jusque-là cachée par les gouvernements. Seule la cour espagnole n’adhérera pas à cette imposante politique d’édition européenne.

La publication de cartes exactes et de multiples planches au sein des relations officielles joue un rôle de premier plan dans la diffusion du témoignage de la découverte. En tant que compte rendu d’une expérience complexe, la relation épouse dans sa structure l’agencement des savoirs impliqués dans ces expéditions : les routiers et plans géographiques légitimés par des observations astronomiques, le délinéament de la flore et de la faune selon les nomenclatures de l’histoire naturelle et la description des moeurs des populations rencontrées contrebalancent largement la chronologie et les péripéties du voyage proprement dites. Les savoirs nouveaux présentés par ces relations sont accompagnés de gravures que l’on annonce dès la page de garde. De facture encyclopédique, couvrant tous les domaines de la philosophie naturelle, ces relations s’adressent à un ensemble composite de lecteurs, constitué certes de marins, de diplomates et de savants, mais aussi de plus en plus d’un public épris de curiosité pour les mondes inconnus.

D’abord conçues comme le compte rendu officiel destiné au commanditaire de l’expédition, ces relations conservent la marque du passage de ce lecteur privilégié — le roi ou son représentant auquel l’ouvrage est le plus souvent dédié — à un large public. En effectuant avec succès une telle translation, ces ouvrages deviennent le lieu d’émergence d’une nouvelle figure d’auteur : celle de « l’auteur-explorateur » qui remplace progressivement le type du compilateur traditionnel. Cette figure se double elle-même bientôt de celle de « l’artiste-voyageur ». Cette évolution s’amorce au cours des années 1770 et culmine dans les deuxième et troisième relations de Cook offrant un grand nombre de vues et de portraits de la main de l’artiste à bord, William Hodges et John Webber, respectivement[2].

Relation « scientifique » et régime de l’image

À ce que l’on peut appeler une politique discursive de la relation officielle il faut donc joindre une « politique de l’image ». Les oeuvres produites « from original drawings », annoncées dès la page de titre, se multiplient d’une édition à l’autre. D’une cinquantaine pour la narration officielle synthétique des quatre premières circumnavigations britanniques de Byron, Carteret, Wallis et Cook par Hawkesworth[3], leur nombre sera passé à plus de soixante uniquement pour la seconde expédition de Cook (1777)[4], et à quatre-vingt-cinq pour la troisième (1784)[5]. Les différents savoirs viennent ainsi juxtaposer dans le médium de la gravure les formes spécifiques de leur maîtrise de l’espace parcouru : cartes des contrées découvertes tracées d’après les calculs de points géographiques, dessins, sous le contrôle du naturaliste, des plantes et animaux observés, voire, de la main de l’artiste du voyage, des types humains rencontrés, à quoi s’ajoutent les planches des artefacts « exotiques » collectés et les vues des paysages insolites ou des moments typiques de l’expédition témoignant de la diplomatie d’un commandant devant des indigènes aux réactions souvent imprévisibles.

Toutefois, les relations officielles des expéditions de cette époque ne se caractérisent pas seulement par une augmentation considérable du nombre d’estampes proposées, mais aussi par une nouvelle « maîtrise » du savoir visuel transmis. C’est là le signe que le statut même, le régime propre de l’image, est en train, à travers l’évolution du livre illustré, de se modifier profondément. Car de toutes nouvelles séries d’estampes voient le jour dans ces ouvrages. La différence avec l’illustration des relations de la première moitié du siècle est patente et concerne d’abord le statut et la provenance des images elles-mêmes.

On s’efforce en premier lieu de produire des gravures tout spécialement destinées à un ouvrage donné, rattachées à la description ou à l’événement précis rapporté dans la relation. Cela signifie que l’on rompt avec la pratique courante de simple reprise ou de réemploi d’une image existante dont on s’inspire indépendamment de son contexte de référence pour illustrer une autre situation.

On cherche ensuite à s’appuyer sur une référence visuelle, c’est-à-dire à utiliser pour la gravure des croquis ou dessins faits d’après nature et donc aptes à certifier l’authenticité du témoignage. Cela suppose la présence, au sein de l’expédition, de personnel compétent dans ce domaine. Ces images remplacent l’usage répandu consistant à illustrer une scène d’après la narration qui en est faite dans le texte.

Les dessins professionnels produits à l’occasion des circumnavigations sont en premier lieu les cartes et profils côtiers : ils sont le fait des officiers et sous-officiers de l’expédition spécifiquement formés à cette tâche. Soumis aux techniques de mesure géographique, ces dessins constituent la partie la plus considérable du matériau visuel des voyages. Longtemps, les seuls paysages reproduits dans les relations ont été des profils de côte agrémentés de quelques éléments « esthétiques » comme des nuages, des navires, etc. En second lieu viennent les dessins des naturalistes (ou de leur dessinateur attitré) s’appliquant à décrire la flore et la faune selon un choix explicite d’éléments visibles significatifs. Il arrive aussi que les naturalistes dessinent sous forme schématique des artéfacts des cultures rencontrées, parfois les indigènes eux-mêmes. Les croquis, dessins et aquarelles (plus rarement les peintures) des artistes à bord constituent la troisième et dernière forme de savoir visuel d’après nature. Derniers venus sur les vaisseaux (après les marins-géographes et les naturalistes), les artistes sont plus spécialement chargés de la représentation des paysages et des hommes.

On s’efforce en outre d’offrir au lecteur des gravures de qualité, soit de reproduire de la manière la plus fidèle les divers types de dessins réalisés in situ. Les dessins des artistes à bord seront, comme le rappellent les pages de garde, « engraved by the most eminent masters », tels Woollett, Byrne, Sharp, Sherwin et Bartolozzi, qui comptent parmi les graveurs les plus estimés de l’époque. Ces planches font l’attrait mais aussi le coût de telles éditions (2000 £ dans le cas de la relation du second voyage de Cook)[6]. Souvent publiées dans un volume à part, ou même débitées sous forme de feuilles volantes, tant les contemporains en appréciaient le sujet et la facture, ces séries de gravures forment une histoire visuelle du voyage avec ses propres structures, accusant une autonomie de plus en plus grande à l’endroit du texte. C’est en raison de la place même faite à la gravure que le savoir visuel peut, dans la relation du voyage, tenir lieu de « preuve scientifique » de la découverte.

Finalement, à ces techniques qui tendent à resserrer le plus possible la chaîne entre l’esquisse (graphique) d’après nature et l’expérience visuelle du lecteur correspond un élargissement important des « sujets » reproduits ; c’est le cas en particulier de la représentation de l’indigène. Le saut qualitatif que constituent ici les relations scientifiques des années 1770 est des plus frappants. Prenons comme repère la circumnavigation d’Anson, publiée en 1748[7]. Cette relation contenait déjà un nombre important de gravures. Sur 42 estampes, toutefois, seules six ne sont pas à caractère strictement géographique. Elles représentent l’expédition elle-même, ses hauts faits militaires, un exemple de la faune et un de la flore « exotique », reproduisent encore deux dessins techniques de bateaux utilisés par les peuples rencontrés ; mais aucun indigène n’est mis en image dans la relation de cette circumnavigation qui fut la plus considérable de son époque. Les choses dignes d’être vues y sont illustration du texte, et les estampes des « compositions » rassemblant différentes descriptions de la relation. Par contraste avec les relations de Cook, et en particulier à partir de la seconde publiée en 1777, la proportion d’estampes représentant des indigènes d’après nature atteint approximativement la moitié des illustrations.

Il ne semble donc pas exagéré de dire qu’une nouvelle représentation visuelle de l’indigène par le dessin est née avec les relations « scientifiques » officielles des années 1770 et qu’elle a eu pour premier objet les cultures des « Mers du Sud ». On peut effectivement reconstituer la mise en place du dispositif de représentation de ces indigènes jusque-là inconnus à partir de deux ensembles types : d’un côté les Patagons, rencontrés dans le passage vers le Pacifique, sur les côtes de la Terra del Fuego, de l’autre les Polynésiens et plus particulièrement les Tahitiens, « découverts » par Wallis puis par Bougainville lors de leurs traversées australes.

Les géants de Patagonie : illustration et rhétorique de la mesure

Il est significatif que le premier document visuel dans lequel apparaissent des « Patagons » n’appartienne pas à un ouvrage officiel. Il s’agit d’une relation « pirate » de la première circumnavigation du programme d’exploration du Pacifique inauguré par les Britanniques en 1764, l’expédition dirigée par le Commodore Byron. Le titre de ce volume relève encore globalement du registre « curieux » :

A Voyage Round the World in H.M.S. the Dolphin,

Commanded by the Honourable Commodore Byron.

In which is Contained, a faithful Account of the Several Places, People, Plants, Animals, &c. Seen on the Voyage

and, Among Other Particulars, a Minute and Exact Description of the Streight of Magellan, and of the Gigantic People Called Patagonians…

By an Officer on Board the Said Ship,

London, 1767.

Comme c’est fréquemment le cas à cette époque, la relation est anonyme. L’ensemble des journaux officiels du voyage sont en effet propriété de l’Admiralty et la divulgation de toute information les concernant est interdite. De petits officiers, parfois même des matelots, ont souvent été à l’origine de ces relations anonymes, peu fiables mais rapidement disponibles et, pour cette raison, appréciées du public. Celle-ci eut un succès certain, puisqu’elle connut plusieurs éditions successives ainsi que de très rapides traductions : en français la même année, en espagnol et allemand en 1769.

Le livre s’ouvre sur un frontispice reprenant l’annonce dans le titre d’une « relation digne de foi » et d’une « description exacte du peuple de géants appelés Patagons[8]  ». Il donne à voir un matelot britannique présentant de la nourriture à une femme patagonne sous les yeux de son compagnon (fig. 1). La preuve visuelle proposée par cette gravure ne permet aucun doute : les Patagons sont représentés deux fois plus grands que les Européens et seraient donc, comme il est indiqué sur la page de garde, « a Gigantic People ». La rhétorique du titre rappelle, elle, les exigences de véracité et d’exactitude du témoignage, suggérant la relation savante, mais elle donne en même temps au lecteur toutes les marques de la monstruosité traditionnelle propre aux rencontres avec le monde inconnu.

La représentation de la rencontre entre l’Européen et le monde « sauvage » au moyen d’un matelot et d’une femme indigène constitue par ailleurs un élément étonnant. La topique de la rencontre « officielle » qui se développe à l’époque met plutôt l’accent sur l’échange entre le commandant de l’expédition et un chef local que l’on affuble en général du titre de roi. Il s’agit de l’une des seules gravures de ce type de relations qui propose un point de vue du bas de l’échelle sociale — un « simple » matelot, une « simple » indigène — et elle est donc relativement atypique dans la hiérarchie de l’expédition. L’image elle-même ne semble pas posséder de modèle antérieur. Toutefois, elle n’illustre aucune scène particulière dans la relation de l’accostage par le Dolphin de la Terre de Feu.

En revanche, l’une des deux autres gravures du volume montre Byron offrant des cadeaux à des Patagons aux proportions moins démesurées et correspondant mieux à la description de leur « taille extraordinaire » dans le texte en regard :

The method [the Commodore] made use to facilitate the distribution of [the trinkets], was by making the Indians sit down on the ground, that he might put the string of beads, &c, round their necks ; […] in this situation they were almost as high as the Commodore when standing. […] Their middle stature seemed to be about eight feet ; their extreme nine and upwards ; though we did not measure them by any standards[9].

Il faut en conclure que le frontispice et le titre renvoyant aux géants de Patagonie tiennent probablement plus d’une stratégie éditoriale usuelle que d’une volonté particulière de l’auteur anonyme. Cette hypothèse semble corroborée par l’appendice ajouté par l’éditeur, qui propose une compilation des divers témoignages sur les Patagons depuis Magellan, dans le but d’attester leur monstrueux gigantisme. (Il est néanmoins intéressant de noter que cette gravure sera reprise et réinterprétée dans diverses collections de récits de voyages de l’époque, comme par exemple la seconde édition de l’Histoire générale des voyages de Prévost[10].)

Le succès et les traductions de cette relation anonyme, aux accents délibérément « fabuleux », du voyage de Byron, ainsi que ceux d’autres éditions illicites de la première expédition de Cook, ont sans aucun doute pesé dans la décision de l’Amirauté britannique de rendre officiellement publics les résultats de ces entreprises d’exploration du Pacifique d’abord tenus dans un relatif secret. C’est ainsi qu’a été constituée en 1773 l’édition monumentale de cette même circumnavigation de Byron, avec celles de Carteret, Wallis et Cook, par un compilateur, le littérateur célèbre John Hawkesworth. C’est la première de trois grandes publications à inclure les découvertes faites par Cook.

On l’a dit, le luxe et la présence d’un grand nombre de gravures, si possible d’après nature, constituent le label de ce premier ensemble de relations officielles. Cet aspect est bien souligné dans l’édition de Hawkesworth, dont la page de titre indique : « Illustrated with Cuts [] relative to Countries Now First Discovered. » Cela correspond à la nouvelle exigence d’exactitude de reproduction par les dessinateurs formés à la cartographie ou à la botanique, voire par les artistes à bord. La présence de ces derniers est systématisée à partir de la première circumnavigation de Cook, qui atteint Tahiti en 1769 et dont la relation couronne l’édition officielle de Hawkesworth (deux volumes sur trois dans la version originale).

Dans l’ensemble, le dispositif éditorial de ces relations tente de répondre aux exigences « scientifiques » qui sont celles de la Royal Society, directement impliquée dans la planification des explorations. Dans la version « autorisée » de Hawkesworth, un passage sur la rencontre entre l’équipage de Byron et les Patagons en témoigne. Dès l’introduction, le compilateur officiel des relations britanniques donne un ton nouveau à la discussion autour des Patagons. Ce n’est plus, dans son ouvrage, leur existence qu’il faut mettre en cause, mais le fait qu’ils soient de véritables géants :

Upon the whole, it may reasonably be presumed, that the concurrent testimony of late navigators, particularly Commodore Byron, Captain Wallis, and Captain Carteret, Gentlemen of unquestionable veracity, who are still living, and who not only saw and conversed with these people, but measured them, will put an end to all the doubts that have been hitherto entertained of their existence[11].

Le témoignage par la mesure est en train de devenir, comme ailleurs dans la philosophie naturelle de l’époque, le critère de la vérité.

Au plan de la représentation visuelle, toutefois, la situation s’avère plus complexe car aucune esquisse d’après nature n’a été effectuée lors du voyage de Byron. Mais bien que sa circumnavigation n’ait pas bénéficié de la présence d’un artiste à bord, la relation du voyage comporte une image de la rencontre avec les Patagons, la seule d’ailleurs (mis à part les cartes), et qui en livre une sorte de résumé (fig. 2). Il est plus que probable que cette estampe ait été introduite pour corriger « visuellement » la grossièreté de l’affirmation de la relation « pirate » et de son frontispice, selon lesquels les Patagons seraient des géants. Ceux que met en scène la gravure de l’édition de Hawkesworth sont certes grands, mais dans une mesure raisonnable par rapport au Commodore qui est le seul, avec son enseigne qui porte du tabac en guise d’offrande, à s’être avancé parmi eux. Il ne faut cependant pas s’y tromper : aucune précision visuelle « d’après nature » n’est à l’oeuvre ici, puisque l’illustration est exclusivement composée d’après le texte.

Le narrateur-compilateur a tout d’abord souligné le caractère presque monstrueux de ces « sauvages » :

I made signs that one of them should come near : as it happened, my signals were understood, and one of them, who afterwards appeared to be a Chief, came towards me : he was of a gigantic stature, and seemed to realize the tales of monsters in a human shape : he had the skin of some wild beast thrown over his shoulders […], and was painted so as to make the most hideous appearance […]. I did not measure him, but if I may judge of his height by the proportion of his stature to my own, it could not be much less than seven feet[12].

Cette relation diverge donc moins par le texte que par l’image de celle parue plus tôt sans autorisation officielle.

Ce n’est que l’expédition suivante, celle de Wallis et Carteret, qui mesurera réellement ces indigènes Patagons pour confirmer les dires de Byron, sans toutefois que la relation de leur voyage, qui sera essentiellement centrée sur la découverte de Tahiti, en propose d’estampe[13]. Avec la compilation officielle de Hawkesworth, nous nous situons donc de fait dans une phase de transition dans la mise en place du nouveau dispositif de représentation. Une estampe est propre à s’opposer à une estampe antérieure pour « corriger » un témoignage, mais elle demeure quand même l’illustration d’un texte qui détient encore les clés de la rhétorique. (Là encore, cette gravure sera reprise dans plusieurs publications ultérieures comme l’Abrégé de l’histoire des voyages de La Harpe et, avec une variation, dans la collection de Bérenger. Elle sera même parodiée dans la littérature romanesque, en particulier chez Rétif de la Bretonne[14].) Ce n’est que lors des circumnavigations suivantes, celles commandées par Cook, que « l’artiste » deviendra un des membres obligés de l’expédition. Il devra livrer son témoignage visuel par un dessin « d’après nature ». Il deviendra ainsi possible au texte de s’appuyer sur l’image et de la commenter, de la même manière que les rapports scientifiques devaient se contenter de décrire les expériences et d’en présenter les résultats mesurés. L’estampe peut alors acquérir une autre fonction que celle de simple « illustration ».

Les Polynésiens comme anciens Grecs : histoire naturelle et néoclassicisme

La relation du second voyage de Cook marque bien une césure, non seulement par la mise en avant d’un explorateur explicitement devenu auteur mais également par celle de l’artiste-voyageur[15]. Au cours de la première expédition de Cook, le dessinateur à bord était décédé : William Hodges est le premier artiste à avoir achevé sa circumnavigation[16]. La seconde relation de Cook est accompagnée de 64 images, gravées pour le plus grand nombre à partir de dessins d’après nature. La page de garde annonce : « a Variety of Portraits of Persons and Views of Places, Drawn During the Voyage by Mr Hodges, and Engraved by the Most Eminent Masters. » En dehors de ce qui relève strictement de la cartographie et de l’histoire naturelle, tout ce qui est de l’ordre de la représentation de l’homme dans son milieu est de la main de Hodges. Il s’agit en grande majorité de dessins faits d’après des esquisses sur place et gravés avec le plus grand soin. Règle générale, ces estampes constituent le référent même des descriptions proposées par le texte de la relation — la description prenant appui sur le dessin gravé comme une preuve visuelle de la connaissance de ces hommes nouveaux pour les Européens[17]. D’un point de vue esthétique, ces représentations paraissent très peu stylisées, quasi naturalistes dans leur facture, et pourraient correspondre, sur le plan du dessin, à ce qu’était le plain style prôné par les académies savantes pour la prose scientifique et résolument mis en oeuvre par Cook et son éditeur dans cette relation. Même quand il s’agit de proposer un portrait des personnages importants rencontrés au cours du voyage (ceux que l’on connaîtra par leur nom, par exemple Otoo, « roi de Tahiti »), l’absence relative de stylisation reste caractéristique des gravures, qui portent la marque « drawn from nature » (fig. 3).

Néanmoins, en dépit de la représentation importante des naturels du Pacifique, il est frappant de constater combien le moment de la rencontre elle-même entre Européens et indigènes est rarement l’objet d’une image. Les indigènes sont au contraire présentés en portraits de groupe, ou comme individus de face ou de profil, et le type de dessin rappelle plus l’histoire naturelle que l’art proprement dit. Les indigènes sont le plus souvent dessinés de face, tel un objet d’étude, mais non en face des Européens qui restent invisibles. Cela souligne d’autant plus le caractère « naturaliste » de la représentation par le dessin, l’indigène étant sur le point de devenir sujet anthropologique. Cela dénote en même temps toute la difficulté de donner une forme visuelle nouvelle à une rencontre interculturelle inédite.

Il est même singulier qu’aucune des gravures conçues à partir d’un dessin « d’après nature » signé Hodges ne représente une rencontre au sens strict entre Européens et indigènes. Et que, par contre, les seules images mettant en scène un véritable face à face — au nombre de quatre[18]  — ne proviennent pas d’un dessin d’après nature, mais reproduisent un tableau peint par cet artiste. On peut tenter plusieurs explications. D’abord, l’instant de la rencontre étant par excellence fugitif et le plus souvent imprévu, il est assez logique que celle-ci soit, au plan visuel, une reconstruction a posteriori. Au mieux, l’artiste a pu avoir recours à des esquisses ou à des ébauches en guise d’aide-mémoire, au pire, il a imaginé la scène d’après le récit des témoins oculaires de l’événement[19]. Aussi constate-t-on que ces reconstructions, dans leur composition même, ne correspondent que de loin à la narration textuelle de ces moments exceptionnels.

De plus, il est remarquable que, de tous les sujets proposés dans ce monument éditorial, seules ces « rencontres » aient été d’emblée rendues dans le médium de la peinture — et non dans celui du seul dessin. Tout se passe comme si ces rencontres, plus que tout autre épisode du voyage, étaient seules jugées dignes du pinceau. Par conséquent, elles ont été en quelque sorte « anoblies » selon le canon artistique, et il est alors moins étonnant de constater que ces images obéissent, elles, à une forte stylisation de type néoclassique. Témoin, entre autres, la scène d’abordage à Middleburgh, l’une des îles de l’Amitié (fig. 4) qu’accompagne dans la relation de Cook le texte suivant :

Several came on Board among whom was one who, by the authority he seemed to have among the others, I found was a chief, and accordingly made him a present of a hatchet… Thus I obtained the friendship of this chief, whose name was Tioony.

Soon after, a party of us embarked on two boats, in company with Tioony ; who conducted us to a little creek formed by the rocks, right a breast of the ships, where landing was extremely easy, and the boats secure against the surf. Here we found an immense crowd of people, who welcomed us on shore with loud acclamations. Not one of them had so much as a stick, or any other weapon in their hands ; as an indubitable sign of their pacific intentions. They thronged so thick round the boats with cloth, matting, &c to exchange for nails, that it was some time before we could get room to land. They seemed to be more desirous to give than receive[20].

Par l’intermédiaire de Hodges, l’instant de la rencontre devient cependant un moment d’histoire. Le tableau, aujourd’hui perdu et connu seulement par cette gravure, montre combien l’artiste a cherché à élever l’événement au-dessus de la simple anecdote. Rien n’est plus frappant, sur le plan formel, que cette composition ordonnée à la manière d’une frise antique, où la gestuelle noble transforme la rencontre en une scène édifiante, en un moment solennel. En traitant ainsi le sujet, Hodges parvenait paradoxalement à élever le paysage historique au niveau de la grande « peinture d’histoire »[21]. Mais pour réaliser ses aspirations dans le grand genre (la peinture d’histoire trônant alors au sommet de la hiérarchie artistique), le peintre avait dû se détacher des critères de véracité qui étaient ceux de l’expédition.

Dès cette époque, on trouve une critique nette de cette stylisation, en particulier de la part des voyageurs scientifiques. Georg Forster, par exemple, qui faisait partie de la même expédition, déplore explicitement dans sa relation cette tendance chez l’artiste du second voyage de Cook à réduire les différences entre naturels et européens :

Mr. Hodges designed this memorable interview in an elegant picture, which has been engraved for captain Cook’s account of this voyage. The same candour with which I have made it a rule to commend the performances of this ingenious artist, whenever they are characteristic of the objects which he meant to represent, obliges me to mention, that this piece, in which the execution of Mr. Sherwin cannot be too much admired, does not convey any adequate idea of the natives of Ea-oowhe or of Tonga Taboo. The plates which ornamented the history of captain Cook’s former voyage, have been justly criticised, because they exhibited to our eyes the pleasing forms of antiques figures and draperies, instead of those Indians of which we wished to form some idea. But it is also greatly to be feared, that Mr. Hodges has lost the sketches and drawings which he made from Nature in the course of the voyage, and supplied the deficiency in this case, from his own elegant ideas. The connoisseur will find Greek contours and features in this picture, which have never existed in the South Sea. He will admire an elegant flowing robe which involves the whole head and body, in an island where the women very rarely cover the shoulders and breast ; and he will be struck with awe and delight by the figure of a divine old man, with a long white beard, though all the people of Ea-oowhe shave themselves with muscle-shells[22].

La stylisation à l’antique sera encore accentuée par John Webber, l’artiste du troisième voyage de Cook. Il représente en effet les guerriers Hawaïens, les « derniers » Polynésiens découverts qui s’opposeront précisément au capitaine britannique, à la manière des Grecs (fig. 5). Le fait même que la question de la stylisation ait été soulevée à l’époque montre cependant que subsistait là un espace de « négociation » sur la façon de représenter les « nouveaux » indigènes : espace tendu en quelque sorte entre les triades dessin — histoire naturelle — plain style d’un côté, peinture — art — néoclassicisme de l’autre.

On se trouve finalement devant un véritable paradoxe : alors que la présence d’un artiste à bord était la garantie qu’un savoir visuel « d’après nature » serait produit puis reproduit, dès que l’on quitte le médium du dessin et la représentation propre à l’histoire naturelle, l’image des indigènes du Pacifique est reprise par les styles artistiques et les formules esthétiques en vigueur. L’élément nouveau est ici moins la référence au modèle antique que le fait qu’elle soit utilisée sans faire appel au registre allégorique. On assiste sans doute, au plan visuel, à un parallèle avec les processus de nomination des indigènes qui, dans le texte des relations, font généralement appel aux références classiques, en particulier Virgile et Homère[23].

Tout se passe comme si l’on percevait, au sein des techniques mêmes de représentation artistique, un écho des interrogations apparues du côté des stratégies d’écriture de la relation, et plus particulièrement de la description « anthropologique » d’hommes jusque-là inconnus. Il semble que le dessin en tant que technique et que médium — « naturellement » relayé par la gravure — était plus apte à rendre compte de situations historiques et de sujets inédits, alors que la peinture — forte d’un lourd apprentissage académique et tributaire d’une tradition iconographique — était prédestinée à fournir de son côté des formes « mythologiques » pour les interpréter[24]. Si l’indigène, au sens de la représentation anthropologique, naît en quelque sorte avec les gravures du Pacifique, il s’avère d’emblée pris dans un imaginaire mythologique qui est celui de la peinture. Du premier mouvement découle la disparition des géants patagoniens, pris entre la mesure et le dessin naturaliste ; du second, la « projection » grecque des indigènes polynésiens qui deviennent dignes d’être peints dans le grand genre. Cela confirme a posteriori combien, dès ses balbutiements à la fin du XVIIIe siècle, le savoir « anthropologique » reste dépendant des techniques et des médias de mise en image qui viennent l’informer.

Figure 1

« A Sailor Giving a Patagonian Woman Some Biscuit for Her Child ». Frontispice, dans Anonyme, Voyage Round the World in H.M.S. The Dolphin, Londres, 1767, National Library of Australia, Canberra.

« A Sailor Giving a Patagonian Woman Some Biscuit for Her Child ». Frontispice, dans Anonyme, Voyage Round the World in H.M.S. The Dolphin, Londres, 1767, National Library of Australia, Canberra.

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Figure 2

« [A Representation of the Interview Between Commodore Byron and the Patagonians] », détail. Gravure au burin et à l’eau-forte, anonyme, dans John Hawkesworth, An Account of the Voyages Undertaken by the Order of His Present Majesty for Making Discoveries in the Southern Hemisphere and Successively Performed by Commodore Byron, Captain Wallis, Captain Carteret, and Captain Cook, in the Dolphin, the Swallow, and the Endeavour, Londres, Strahan & Cadell, vol. I, planche XXIII (intercalée entre les p. 26-27), 24 x 42,6 cm (coup de planche), Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection.

« [A Representation of the Interview Between Commodore Byron and the Patagonians] », détail. Gravure au burin et à l’eau-forte, anonyme, dans John Hawkesworth, An Account of the Voyages Undertaken by the Order of His Present Majesty for Making Discoveries in the Southern Hemisphere and Successively Performed by Commodore Byron, Captain Wallis, Captain Carteret, and Captain Cook, in the Dolphin, the Swallow, and the Endeavour, Londres, Strahan & Cadell, vol. I, planche XXIII (intercalée entre les p. 26-27), 24 x 42,6 cm (coup de planche), Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection.

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Figure 3

« Otoo King of O-Taheite ». Gravure au burin et à l’eau-forte de John Hall d’après un dessin de William Hodges, dans James Cook, A Voyage Towards the South Pole, and Around the World. Performed in His Majesty’s Ships the Resolution and Adventure, in the Years 1772, 1773, 1774, and 1775. Written by James Cook, Commander of the Resolution. In which is included, Captain Furneaux’s Narrative of his Proceedings in the Adventure During the Separation of the Ships. Illustrated with Maps and Charts, and a Variety of Portraits and Views Drawn During the Voyage by Mr. Hodges, Londres, Strahan & Cadell, 1777, vol. I, planche XXXVIII (en regard de la p. 154), 28,6 x 22 cm (page), Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection.

« Otoo King of O-Taheite ». Gravure au burin et à l’eau-forte de John Hall d’après un dessin de William Hodges, dans James Cook, A Voyage Towards the South Pole, and Around the World. Performed in His Majesty’s Ships the Resolution and Adventure, in the Years 1772, 1773, 1774, and 1775. Written by James Cook, Commander of the Resolution. In which is included, Captain Furneaux’s Narrative of his Proceedings in the Adventure During the Separation of the Ships. Illustrated with Maps and Charts, and a Variety of Portraits and Views Drawn During the Voyage by Mr. Hodges, Londres, Strahan & Cadell, 1777, vol. I, planche XXXVIII (en regard de la p. 154), 28,6 x 22 cm (page), Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection.

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Figure 4

« The Landing at Middleburgh, One of the Friendly Isles », détail. Gravure au burin et à l’eau-forte de John Keyse Sherwin d’après un tableau de William Hodges, dans James Cook, A Voyage Towards the South Pole, and Around the World. Performed in His Majesty’s Ships the Resolution and Adventure, in the Years 1772, 1773, 1774, and 1775. Written by James Cook, Commander of the Resolution. In which is included, Captain Furneaux’s Narrative of His Proceedings in the Adventure During the Separation of the Ships. Illustrated with Maps and Charts, and a Variety of Portraits and Views Drawn During the Voyage by Mr. Hodges, Londres, Strahan & Cadell, 1777, vol. I, planche LIV (intercalée entre les p. 192-193), 50,8 x 28,6 cm (page), National Library of Australia, Canberra.

« The Landing at Middleburgh, One of the Friendly Isles », détail. Gravure au burin et à l’eau-forte de John Keyse Sherwin d’après un tableau de William Hodges, dans James Cook, A Voyage Towards the South Pole, and Around the World. Performed in His Majesty’s Ships the Resolution and Adventure, in the Years 1772, 1773, 1774, and 1775. Written by James Cook, Commander of the Resolution. In which is included, Captain Furneaux’s Narrative of His Proceedings in the Adventure During the Separation of the Ships. Illustrated with Maps and Charts, and a Variety of Portraits and Views Drawn During the Voyage by Mr. Hodges, Londres, Strahan & Cadell, 1777, vol. I, planche LIV (intercalée entre les p. 192-193), 50,8 x 28,6 cm (page), National Library of Australia, Canberra.

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Figure 5

« A Man of the Sandwich Islands, with His Helmet ». Gravure au burin et à l’eau-forte de John Keyse Sherwin d’après un dessin de John Webber, dans James Cook et James King, A Voyage to the Pacific Ocean. Undertaken, by the Command of His Majesty, for Making Discoveries in the Northern Hemisphere, to Determine the Position and Extent of the West Side of North America ; Its Distance From Asia ; and the Practicability of a Northern Passage to Europe. Performed Under the Direction of Captains Cook, Clerke, and Gore, in His Majesty’s Ships the Resolution and Discovery, in the Years 1776, 1777, 1778, 1779, and 1780, Londres, Strahan Nicoll & Cadell, 1784, planche LXIV (placée en regard de la p. 126 du vol. III, ou incluse dans un 4e vol. de planches), 28,9 x 22,8 cm (coup de planche), Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection.

« A Man of the Sandwich Islands, with His Helmet ». Gravure au burin et à l’eau-forte de John Keyse Sherwin d’après un dessin de John Webber, dans James Cook et James King, A Voyage to the Pacific Ocean. Undertaken, by the Command of His Majesty, for Making Discoveries in the Northern Hemisphere, to Determine the Position and Extent of the West Side of North America ; Its Distance From Asia ; and the Practicability of a Northern Passage to Europe. Performed Under the Direction of Captains Cook, Clerke, and Gore, in His Majesty’s Ships the Resolution and Discovery, in the Years 1776, 1777, 1778, 1779, and 1780, Londres, Strahan Nicoll & Cadell, 1784, planche LXIV (placée en regard de la p. 126 du vol. III, ou incluse dans un 4e vol. de planches), 28,9 x 22,8 cm (coup de planche), Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection.

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