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Les pertes et les violences remémorées occupent une place privilégiée dans les fictions et les autofictions de Chantal Chawaf[1]. Tant et si bien qu’un grand nombre de ses textes depuis Retable (1974) pourraient être lus comme une véritable sublimation du rapport à la mort. Or, dans ses dernières parutions, Sable noir (2005), Infra-monde (2005) et L’ombre (2004), entre autres, Chawaf pense le traumatisme et la souffrance, mais aussi la résilience chez la femme. Notre travail, qui porte sur L’ombre[2] en particulier, tâchera de montrer comment la mémoire devient le lieu d’une torture initiatique par ressassement d’angoisses longtemps refoulées ou passées sous silence et, par cela, d’une prise de conscience qui permet la renaissance de l’être désormais orienté vers un discours régénérateur. Discours qui, à l’étude des contenus mais aussi des différentes formes de l’expression, révèle les fondements d’une éthique de la vie, voire ceux d’une écriture de la vie.

Quelles épreuves, pour quelle énonciation ?

L’ombre présente une jeune femme orpheline de père, Jenny, dont l’angoisse de la mort, mais aussi dont l’éventuelle « parole » au je, sont suscitées par son contact quotidien et remémoré, réel et imaginaire, avec la violence mortifère en Amérique et avec la guerre au Vietnam, respectivement. Dans la majeure partie du texte, son souci le plus profond est de communier avec les morts « (parce qu’il [son père] était parti, parce qu’il l’avait quittée)[3]  » plusieurs semaines avant sa naissance. Éprouvant le besoin de rendre « imaginable l’imaginable, vivante la mort[4]  », Jenny se soumet à l’expérience remémorée et à l’observation actuelle de nombreuses agressions et boucheries. Or la brutalité insensée de ces agressions la rend terriblement malade et, par là, lui apprend l’importance de la parole réparatrice.

Mais comment cette parole que provoquent le spectacle et le souvenir se manifeste-t-elle dans L’ombre ? La question est d’autant plus intéressante que l’auteure tire elle-même son inspiration des circonstances tragiques de sa naissance, voire d’un « traumatisme originel[5]  ». Le jour de 1943 où les bombardements ont touché la voiture de ses parents[6]  — le jour où elle est née, arrachée au ventre de sa mère mourante, continue à marquer sa conscience. Mais, comme elle en témoigne dans un entretien accordé à Carole Vantroys, il lui a fallu tout un ré-apprentissage de la parole, des mots, avant de pouvoir dire ce que l’angoisse de la mort l’empêchait de dire.

Je crois que ces deux décennies n’étaient pas de trop. Avant, l’émotion n’était pas encore suffisamment travaillée. L’angoisse était plus forte. Depuis 1974, j’ai publié une vingtaine de livres. Et c’est comme si chacun de ces textes m’avait aidée à trouver une langue capable de dire ce que je ne pouvais pas dire avec la langue que j’avais apprise[7].

Pour en venir alors à déceler les valeurs et les visions (les fondements d’une éthique) que traduit le discours réparateur dans L’ombre, cette étude examinera, chez la protagoniste, les dimensions matérielle, formelle et temporelle de son énonciation. À cette fin, il sera important de tenir compte de deux essais permettant de noter, chez Chawaf, une certaine continuité dans sa pensée concernant la nécessité du rapport entre écriture et corps vivant, parole et affect. Les textes en question datent de 1983 et de 1992 respectivement : « Écrire à partir du corps vivant » et Le corps et le verbe[8]. Or puisque la protagoniste, une dénommée Jennifer Danahy, est d’abord objet du discours, on verra pour commencer les causes et l’impact de son mutisme narratif.

La chosification d’un corps agonisant

Les actions et les réflexions de Jenny, rapportées le plus souvent à la troisième personne, font l’objet de la majeure partie du récit. La protagoniste est vue et objectivée par le narrateur capital dans l’image qu’elle se fait des autres et notamment, en l’occurrence, dans ses efforts pour entrer en contact avec son père. Comme on le verra, elle est également « chosifiée » par un certain professeur de littérature russe, personnage dont la pensée est scandée par des rêves et des spéculations à son sujet.

Il est toutefois difficile d’analyser le discours dans L’ombre sans signaler d’emblée la confusion qui se produit, à l’occasion, autour de la voix narrative. Lorsque, dans un premier temps, un narrateur prend en charge le récit, il rend les souvenirs et les désirs de Jenny avec une telle fidélité qu’il n’est pas toujours facile d’en identifier l’émetteur. Dans le passage suivant, par exemple, les propos interrogatifs, où il est question d’un vous indéfini, semblent déborder le cadre des réflexions narrativisées de Jenny pour embrasser celles de la voix narrative :

C’était le vide ? Là où la mort vous fait entrer pour toujours, là où elle vous dépossède de la vie […] là où il n’est plus nulle part celui qui aurait pu prendre forme dans votre esprit, prendre la forme de votre esprit, donner forme au vide qui afflue en gravitation d’électrons, où il n’y a […] que l’irréversible sacrifice d’un homme tué au combat, dont vous êtes la fille et qui s’est décomposé dans ces milliards d’atomes du silence d’une ombre sans tombe [9]?

On peut avancer une autre interprétation, selon laquelle la voix narrative serait tacitement féminine et aurait partie liée non seulement avec Jenny, orpheline de père, mais aussi avec l’auteure, orpheline, pour sa part, des deux parents disparus sous les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Elle se manifesterait alors comme un sosie de Chawaf, ou du moins comme une conteuse anonyme fictive, s’interrogeant sur la vie et la mort d’après, entre autre, ses propres expériences de la perte. Pour appuyer cette proposition, notons le moment et le lieu de la narration (Paris, 2004), lesquels sont inscrits au bout du roman pour faire écho à la date et au lieu de parution de L’ombre (Paris/Monaco, 2004). Reprenons en outre le passage reproduit plus haut. Dans ce passage, il est aussi difficile d’identifier le référent du pronom « vous » que d’en saisir l’émetteur. Or, vu le ton et le contenu intime et affectif de l’extrait, on peut considérer que la voix narrative se désigne, au moins en partie, par ce vous ambigu. Le passage entier représenterait alors, comme d’aucuns l’ont montré du Manteau noir (1998) de Chawaf[10], un lieu de réflexion autobiographique, voire un commentaire sur la perte (sur l’irréversible sacrifice des êtres humains tués de par le monde) qui aurait comme inspiration un drame de guerre personnel. Dans la mesure par ailleurs où le vous dans ce passage est qualifié de « fille d’un tué », on peut se permettre de parler d’une narratrice femme ; femme qui, dans sa narration fidèle d’une quête intérieure ou d’un besoin de rendre vivante la mort, fait penser à l’auteure, à ses pertes, à son initiation prématurée à la guerre, et surtout à la voie de l’expérience ou de l’écriture par laquelle elle est sensiblement passée pour se délivrer de l’angoisse de la mort.

Dans L’ombre, le récit d’une traumatisante quête de père (se manifestant comme une enquête sur la mort) est interrompu à plusieurs reprises par le récit à troisième personne du professeur de russe, Johannes Wörther. Pour rappeler la présence masculine oppressive dans Le désert mauve (1987) de Nicole Brossard, ce personnage, passionné par la mort (en l’occurrence, par les littérateurs défunts et par la spiritualité orthodoxe), persiste à surveiller Jenny à son insu, tout en lui envoyant de très fréquents coups de fil anonymes. Sous le poids donc d’une double oppression, le harcèlement au téléphone s’ajoutant, comme on le démontrera, à toute une invasion de souvenirs et d’angoisses archaïques, Jenny entreprend de s’aventurer dans le vide de la ligne téléphonique et à travers l’Amérique. Depuis la Louisiane, chez son amie Judy à Lake Charles, jusqu’au Maryland, son lieu de résidence, le voyage comprend une confrontation sans cesse reprise avec l’oppression, ce qui lui apprend à anticiper, de manière paranoïaque, le mal et la souffrance :

Le monde fait semblant de parler, de prier, de communiquer, de se civiliser mais n’ont la parole que la guerre, la haine, l’exclusion de l’autre, le goût du pouvoir, la menace, la loi du plus fort. Le silence la chosifiait […][11].

Il faut le répéter, cependant : Jenny craint le contact avec ? l’oppression et la mort à mesure qu’elle le souhaite. « Partenaire monocorde du jeu de somnambules et de misère[12]  », elle s’obstine à errer dans des lieux où une jeune femme qui se promène seule a de fortes chances de souffrir. Elle insiste aussi pour répondre aux nombreux coups de fil, se harcelant ensuite de questions affolantes du type : « Qui l’appelait ? ». Bref, Jenny se fait la guerre de ses propres gestes — pour alors en quelque sorte collaborer avec la mort. Il suffit de se rappeler le titre, L’ombre signifiant ici le spectral et la hantise de la mort, pour voir en quoi le contact quotidien et remémoré avec la violence occupe une place prédominante dans sa conscience.

Se dispensant par ailleurs d’expliquer à son amie son besoin profond de communier avec son père — disant simplement : « Il me reste tant de jours, tant d’heures, pour faire ce que j’ai à faire. Après, je ne pourrai plus[13]  » — Jenny s’y abandonne en silence. Elle a peut-être le pressentiment de l’échec, mais elle se croit vouée à cette quête, tant qu’il y a la possibilité

de se sentir toujours plus intimement liée par le manque à l’absolu sans mots, sans images, au silence où la vie et la mort ne faisaient peut-être plus qu’un… […] et qui rendait possible l’impossible, imaginable l’imaginable, vivante la mort […][14].

Bref, tant qu’il y a la possibilité de se sentir attachée à son père par le silence, la perte, la mort. pour Jenny, le cadre de sa chasse à la mort, à la violence, touche donc, outre l’Amérique, l’espace de la mémoire et de cette rêverie qui, pour citer Aristote et Nietzsche, « vient en marchant[15]  ». En effet, ses « promenades errantes[16]  » de par des lieux sinistres se doublent de plusieurs errances sur le plan mémoriel. Depuis qu’elle cède aux forces psychologiques refoulées qui, selon Freud, menacent l’édifice de sécurité mais aussi qui facilitent l’aventure de la chasse à la mort, désirée et redoutée ensemble[17], Jenny parvient à « réentr[er] dans le gouffre, [à ] reven[ir] en arrière […] à la recherche de la mémoire[18]  ».

Le souvenir […] ramenait la jeune fille à un temps où elle n’était pas encore née, où elle était un foetus dans l’eau d’une matrice, où elle suffoquait, où sa mère venait d’apprendre que son mari ne reviendrait pas de la guerre, qu’il avait disparu[19].

Loin de trouver refuge et réconfort du côté de la mémoire, Jenny redevient « témoin[20] » d’une angoisse qui remonte à un temps antérieur à sa naissance et peut-être à une autre vie. C’est justement au rythme des souvenirs sensori-moteurs du corps, souvenirs qui lui reviennent par vagues et qui hantent le récit de L’ombre en entier, que Jenny refait l’expérience d’un choc initial et qu’elle se trouve de nouveau « sans père, sans forces, sans rien, sans lui[21]  ».

Dans sa dérive, Jennifer se sentait de moins en moins femme, elle allait à contre-courant, elle vivait à rebours de l’évolution de son corps, de sa féminité, c’était comme si elle ne pouvait pas se séparer du bébé qu’elle avait été et qui criait, criait, criait, réclamait un père qui ne pouvait pas répondre, pas consoler, pas protéger[22]

Les promenades de Jennifer donnent lieu, également, à ce qui se présente comme une « Asie fantasmatique[23]  » de souvenirs apparemment hérités de son père, mais qui relèveraient aussi du délire et de la remémoration fictive. Au fond, les paysages semi-tropicaux de la Louisiane conduisent Jenny à imaginer, aux dépens de sa santé mentale et physique, « la douleur de quelqu’un d’autre[24]  » : l’angoisse de la mort et les émotions que son père aurait ressenties avant de disparaître. De ce point de vue, et comme Jenny le suggère elle-même a posteriori, la « mémoire » devient le lieu d’une torture paralysante par ressassement de sensations, d’inquiétudes et de fantasmes de mort : « Je suis allée trop loin, je n’ai pas conscience de là où j’ai été… J’ai peut-être été morte[25]  ».

Silence et étouffement

Les événements et les hantises dont Jenny fait l’épreuve en silence font par ailleurs l’objet de la pensée du professeur de littérature russe. Comme « représentant » dans L’ombre de toute une collectivité d’hommes qui « n’ont la parole que la guerre[26]  » mais aussi comme personnage pervers qui trouve dans son ancienne étudiante quelque chose d’obscur, d’éthéré et, somme toute, de fascinant, Johannes Wörther ne peut pas s’empêcher de soumettre Jenny à la mort symbolique. Non seulement il se la représente comme une statuette d’ivoire de la Vierge Marie, mais il lui impose le silence au téléphone en gardant lui-même le silence. Sur cette oppression, comme sur toute oppression entrevue ou vécue au fil de ses parcours, Jenny demeure largement muette. Par ailleurs, au niveau de ses mots, et avec le temps, on peut noter de sérieux problèmes de respiration et d’articulation résultant de son angoisse grandissante.

En effet, le redoublement de son angoisse devant la mort, redoublement dont témoigne le débit de plus en plus accéléré de la narration, est la seule affirmation dont Jenny devient capable à la longue. À l’occasion, Jennifer « fein[t] de se mettre à écrire[27]  » pour sembler vivante, active et occupée en public. Mais lorsqu’elle cherche à la longue à témoigner véritablement de ses expériences — se répétant que « ces mots glaireux, jamais dits, […] elle les sortirait d’elle[28]  » — elle ne parvient qu’à parler avec difficulté : « Elle étouffait, comme si elle avait la bouche, la gorge, pleines de boue noire[29]  ». Contrairement à ce qui se produit pour le concierge de l’hôtel à Los Angeles, entre autres présences masculines dans le roman, la langue commune de l’agressivité lui barre l’accès à la parole. Les mots pour dire tantôt la violence entrevue, tantôt la peur de la violence, sont pour Jenny comme de la boue noire qui l’empêche de respirer. En même temps, cependant, ne pas exprimer ce qui la tracasse — les souvenirs de la guerre et les angoisses nées de ses expériences nouvelles — c’est se transformer en figure de l’ombre, « priv[ée] de sexe, de chair[30]  » et de capacité de s’exprimer. Dans les termes de Jacques Lacan, c’est se vouloir « exclue par la nature des choses qui est la nature des mots[31]  ».

Or, ce sur quoi il convient d’insister, c’est que plus Jenny agonise en silence, souffrant de ne pas pouvoir s’exprimer, plus la narratrice conteuse semble se préoccuper d’elle : « Était-elle trop impressionnable ? Était-elle allée au-delà des ondes du son[32]  ? » On croit à une fusion des identités, voire à un sentiment d’impuissance partagé[33], comme si, à l’instar de Jenny dont elle rend ici les sensations avec une fidélité extrême, la narratrice ressentait « une douleur dans la poitrine comme si quelqu’un d’autre était en elle, comme si elle souffrait de la douleur de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui était en train de mourir et pour qui elle ne pouvait rien[34]  ». Comme si l’angoisse de la mort et le sentiment d’impuissance qualifiaient semblablement la narratrice et son personnage, sinon tous les enfants de guerre, ici exprimés au nous :

Nous, les enfants des ombres, nous imaginions, dans le silence, les tireurs embusqués prêts à tirer sur la vie, à ne nous laisser d’elle que des fantômes et la peur de nouvelles violences, de nouveaux viols, de nouveaux séismes, de nouveau traumatismes, de nouveaux déchaînements de destruction, de nouveaux génocides, de nouvelles crises de démence du monde, tandis que nous nous obstinions à chercher ces pères qu’on nous avait tués[35].

Mais est-il vrai que la narratrice ne peut rien pour son personnage tracassé, silencieux, qui veut vivre et en même temps qui ne le veut pas[36]  ? On répondra à cette question en s’attardant à l’oral spontané qui se manifeste dans l’échange de propos avec Judy, à la fin de L’ombre.

Pour une parole du « corps vivant »

Quoique Jenny soit le plus souvent objet du discours, un pion au contact de la violence et de la mort qui a besoin d’un double pour être décrit, elle parvient soudainement à en devenir le sujet. Du jour au lendemain, et comme sous l’influence de la narratrice[37], la protagoniste refuse de laisser désormais « la mort, en surimpression, rivaliser avec le présent[38]  ». Jenny accepte enfin de vivre, ne cherchant plus à savoir qui était son père, ni qui se cachait derrière les coups de fil anonymes. Soudainement, et d’une manière qui fait penser au roman à thèse, ce n’est pas la mort qui doit être la plus forte, c’est la vie. Chawaf l’annonce déjà dans son essai sur Le corps et le verbe (1992) : « Ce n’est plus au verbe de se faire chair mais à la chair de se faire verbe pour que la vie, la chair parlent enfin[39]  ». Pour que l’amour et la vie du corps se symbolisent donc. Si on se fie d’ailleurs à ce que Kathryn Robson montre d’un autre personnage chawafien (voir notamment la protagoniste du Manteau noir), Jenny a tout d’un coup honte de se nourrir des morts à la manière d’un vampire[40]. La chasse à la mort n’aboutissant qu’au manque renouvelé, elle semble amener une modification profonde chez la protagoniste, une évolution, un mûrissement, ou tout simplement la réalisation qu’elle doit lutter pour défendre sa vie.

Avant toutefois de pouvoir prendre la parole de manière soutenue, il lui faut exorciser tout ce qu’elle a sur le coeur, tout ce qui lui coupe le souffle et étouffe en elle la vie. Or, au lieu de représenter à l’aide de mots glaireux les souvenirs et les fantasmes de mort qu’elle ne peut décidément plus endurer[41], elle se livre à l’expression de l’avant-verbal : Jennifer crie toute une nuit, dans l’orage, pour faire part de ce qu’elle ressent depuis le stade de la mémoire foetale devant la violence à grande ou à petite échelle. Et c’est le recours à ce prélangage, où les mots ne sont pas encore formés, qui lui permet de se vider de son angoisse, de débloquer en quelque sorte la gorge, et par là même de s’investir de plus en plus dans sa présence renaissante au monde.

Comme le remarque alors son amie Judy, depuis longtemps inquiète à son sujet et qui se rend jusque chez elle, Jenny se met à s’exprimer sans arrêt : rien n’encombre plus l’expression. D’ailleurs, si Jenny est le référent du je narratif qui se manifeste par suite, aux derniers paragraphes de L’ombre, et cela de manière à la fois explicite (« je te connais[42]  ») et sous-entendue (« Parle [43]  ! »), elle fait appel à des signes qui, aussitôt invoqués, lui gonflent les poumons d’air et lui font nourrir les veines de sang. Elle « se nourri[t] de paroles[44]  », de temps et de modes verbaux, qui valorisent les parties du corps (lèvres, bras), les organes vivants (coeur, poumons) et leurs fonctions vitales. Selon cette perspective, le fonctionnement mécanique, physique et biochimique du corps humain, de ses organismes, structures et tissus — en somme, « la biologie de la naissance et de la croissance [du corps] devient parole[45]  ».

Cela dit, en s’exprimant vraisemblablement au je et à l’aide d’un langage organique et stimulant, Jenny n’offre aucun témoignage ou récit autobiographique. De crainte sans doute de se transformer pleinement en « témoin semeur de trouble et de hantises[46]  », elle ne relate pas ses impressions de peur, puis fait rarement appel au temps verbal passé. Contrairement à ce que l’on pourrait proposer pour la narratrice principale dans la majeure partie de L’ombre, elle n’offre pas non plus de fiction ou d’autofiction macabre, mélancolique[47] ou sordide sur le rapport à la mort, sur la confrontation avec la violence, ou encore sur le sacrifice inutile de son père, et de tant d’autres, en temps et en lieu de guerre.

Il s’agit plutôt d’une histoire d’amour en devenir. Plus précisément encore, il s’agit d’une parole en cours sur le couple qu’elle formera avec la Vie, la destinataire bien-aimée de ses discours : « Je te serrerai entre mes lèvres, entre mes bras qui ont le goût chaud de la pérennité de la lumière […][48]  ». Rien qu’en s’adressant directement à la Vie invoquée au « tu », Jenny évoque une solidarité avec elle, et même un désir sensuel de former un doublet avec la destinataire : « Instinct de vie ! […] ouvre-toi, élargis-toi, déploie-toi, fais-toi exactement à la mesure de mon corps pour que je te contienne[49]  ». Sa parole met donc en relief non plus une filiation avec le passé, mais un engouement renouvelé pour la pulsion de vie elle-même.

Si on se rappelle maintenant combien Jenny s’obstine à se taire tant qu’elle ne trouve pas le moyen de s’exprimer sans étouffer, la solution rédemptrice[50] s’annonce en dernier lieu avec son refus de tout rapport verbalisé à la mort, au trauma, à la violence, à la souffrance : la joie de vivre, « les sentiments [d’amour] sont une parole de la vie du corps qui doit se dire[51]  ».

Chasse la guerre ! Chasse la peur ! Parle […] de tout ce qui, autour de nous, est tellement beau qu’on voudrait le peindre […] en retrouver la langue, cette sève de notre corps, pour remercier, oui, remercier d’être vivants, oui, d’être sur terre, oui, d’être humains […]. Respirer à pleine poitrine, dans la chaude parole[52].

De « revi[vre] comme si la mort n’existait pas, n’existait plus[53]  », Jennifer arrive à respirer — « tu es le souffle[54]  » — et à s’affranchir du poids du passé et de l’angoisse d’être sans père, sans force. Par extension, elle peut se sentir affiliée à la Vie, selon les principes d’un amour généreux, et cette affiliation lui procure l’aisance d’innover sur le plan existentiel et discursif.

Grâce à « son amour de la vie[55]  », en effet, la protagoniste peut s’inventer une vie et une parole centrées sur le sensoriel. Elle peut aussi prendre sa place parmi les femmes défenseures de la vie. Du moins trouve-t-elle le bonheur et la paix dans la compagnie de Judy, celle-ci ayant su la pourvoir « d’amulettes » contre les malédictions du passé sous la forme d’une chaude parole et d’une abondante joie de vivre. On pense également à la narratrice anonyme chez qui, tout comme dans les textes réflexifs de Chawaf, un ostensible « désir de vie [renaissant] devient volonté de préserver la vie[56]  » de son personnage, Jenny. Selon ses affirmations finales depuis son lieu de création à Paris, en janvier 2004, la conteuse semble « se donn[er] existante, pas morte[57]  ». Véritable porte-parole d’une Chawaf désireuse de « tracer la femme existante, l’aider à exister[58]  », et à l’aide en partie du mode verbal du conditionnel, elle postule une certaine collaboration avec la vie : « La convalescente s’émerveillerait […] des cramoisis de la mer qui se recolorerait dans ses yeux inspirés par le battement aérien de la lumière[59]  ». De ce point de vue, la régénération passe invariablement par cette parole, cette écriture, dont la Vie bien aimée est la destinataire.

Quand dire, c’est soigner, guérir, prévenir

La « parole du corps vivant », laquelle repose sur le refus de tout ce qui peut menacer la vie, est établie, voire posée, en dernier lieu comme une solution aux problèmes posés par le souvenir d’anciennes pertes et par la crainte de nouvelles crises et violences dans le monde. Par ailleurs, à la lumière des propos théoriques de Chawaf, on y trouve les fondements d’une « éthique de l’amour [de la vie][60]  » qui primerait sur la mort et sur la loi du plus fort. Selon Chawaf, dans son texte Le corps et le verbe, il s’agit de dire le vital qui a été « repoussé dans les profondeurs non verbales et régressées […] dont le manque a autorisé et encouragé les guerres, les massacres[61]  ». La parole vive à la fin de L’ombre met donc au jour le travail chawafien d’un retour à l’affect et aux couches de l’être humain non structuré par l’inégalité sociale — travail ayant pour but de générer, dans les termes de Marianne Bosshard, un monde « plus humain, où seront réconciliés […] le langage social et le langage affectif[62]  ».

Certains critiques qualifieront ce travail, cet effort, de novateur ou de révolutionnaire. Car d’après l’éthique envisagée par Chawaf, il importe de puiser non pas dans des valeurs guerrières et agressives (qui, une fois actualisées, engendrent des représailles sans fin), mais dans la force d’affronter la mort pour ensuite la transcender. Il faut lutter, certes, « mais sur un terrain qui n’est plus le champ de bataille[63]  » — sur le registre de la parole où le rapport à la sensibilité généreuse est action ou amour pouvant rapprocher les êtres. D’autres théoriciens liront, dans cette éthique verbalisée de l’amour, une transcendance peu avisée de cette peur, enfin, du poids de l’oppression mémorielle. On peut reprendre la question que Chawaf s’est déjà posée : « Est-ce une utopie de penser que la guerre appartient à la pathologie de l’humanité et qu’on peut soigner, guérir, prévenir les psychoses [les peurs] [64]  ? » Par ailleurs, selon Paul Diel, l’angoisse est le phénomène central de la vie et de son évolution[65]. De ce point de vue, il est dangereux et imprudent de faire « comme si la mort n’existait pas[66]  ». Mais selon la perspective énoncée au je à la fin de L’ombre, il vaut mieux recourir au déni du réel (déni de la mort et de la violence de chaque minute sur terre) que de rester, muet, dans une réalité subjective intolérable. Il vaut mieux se situer dans un tiers espace de la parole du corps que de rester dans cette conscience angoissante de la vulnérabilité d’un être humain et de la vie en général.

Pour terminer — et si on envisage la narratrice de L’ombre comme représentante du collectif féminin — le traitement qu’elle accorde à la confrontation avec la violence s’achève en un refus au féminin — un refus qui serait nécessaire — de ces visions et valeurs agressives qui incitent à identifier violence et guerre. Il semble que la narratrice, prenant en quelque sorte la relève de Chantal Chawaf, se décide à « tracer la femme existante, [à] l’aider à exister[67]  » pour défendre la vie. S’exprimant tacitement par le biais du personnage de l’amie, Judy, elle imagine pour Jenny une fonction largement maternelle, créatrice, salvatrice :

Plus elle [la vie] est menacée, plus nous devons chérir, préserver, produire, nous entraider, Jenny ! […] C’est notre vocation la vie […] C’est notre destin de femmes ; contre les malédictions du passé, contre les ondes négatives, contre la mort, contre la dévastation, contre ceux qui veulent nous faire taire, montrons ce que nous pouvons ensemble, au lieu de perdre courage[68]  !

Ensemble, les instances féminines dans le roman forment alors une communauté de voix qui concourent à rendre la parole au corps, à l’affectivité, à l’amour, à l’aspect nourricier maternel, « à tout ce […] qu’on a pu appeler féminin, maternel, mais qui [selon Chawaf] pourrait aussi avoir d’autres noms, tous les noms, puisqu’il s’agit de […] ce que homme et femme nous avons en commun[69]  ». De ce point de vue, L’ombre s’engage non pas dans une féminisation du monde, mais, en représentant la biologie de la renaissance de l’être humain, dans une « humanis[ation du] social[70]  ». Toujours est-il qu’il revient à la femme, voire aux femmes au pluriel, de prévenir le mal ; de porter la vie des autres ; de soigner la vie des autres.