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La réputation sulfureuse de Charles Coypeau Dassoucy (1605-1677) a largement contribué à hypothéquer la connaissance de son oeuvre, longtemps reléguée au second rayon des bibliothèques[1]. Pourtant, le poète et musicien avait fréquenté les cours royales et connu de son vivant un grand succès, en particulier pour ses travestissements burlesques des années 1653-1655. Le discrédit qui a frappé Dassoucy à la fin de sa vie résulte pour une part du déclin du burlesque, entériné par la phrase assassine de Boileau (« Et jusqu’à Dassouci, tout trouva des lecteurs[2]  »), mais il est surtout la conséquence des démêlés judiciaires de l’auteur et de la rupture du « gay trio » qu’il formait avec Cyrano et Chapelle, les amis d’autrefois ayant multiplié contre lui les libelles publics[3]. Le Voyage de Chapelle et Bachaumont[4], en racontant et amplifiant avec malignité l’arrestation et l’emprisonnement de Dassoucy à Montpellier pour sodomie[5], semble bien avoir porté un coup définitif à la réputation de l’auteur tant auprès de ses contemporains que pour la postérité. Le gazetier Loret aurait aggravé l’effet pernicieux de ce récit en accréditant dans sa gazette la nouvelle de la mort du poète sur le bûcher à Montpellier. Ces rumeurs dévastatrices ont suivi le musicien ambulant jusque dans ses pérégrinations italiennes[6], de Turin à Mantoue, à Florence, et sans doute jusqu’à Rome où il s’est retrouvé emprisonné pour athéisme dans les geôles du Vatican en 1667[7]. Rentrant à Paris en 1669, après quatorze années d’absence, Dassoucy est traité comme un « revenant » et il ne peut compter que sur quelques amis fidèles, comme le duc de Saint-Aignan, qui interviendra pour le faire libérer à l’occasion d’une ultime incarcération pour sodomie, six mois durant, au Petit Châtelet. L’« empereur du burlesque » termine ses jours en retrouvant à la cour de Louis XIV une certaine considération, sans comparaison toutefois avec sa gloire passée : il fait partie de la Musique du Roi, à qui il dédie ses Aventures.

Si Dassoucy publie peu avant sa mort, en 1677, le récit de ses Aventures burlesques suivi des Aventuresd’Italie, il est probable qu’il a commencé à rédiger cette narration apologétique une dizaine d’années plus tôt. Dans cette autofiction avant la lettre, il se pose très clairement comme un survivant et compare son errance à celle d’Ulysse : « Je suis le Heros veritable de mon Roman, qui, après avoir long-temps vogué contre vent et marée sur une mer orageuse, ay finallement attrappé un heureux port[8]  ». À travers la « merveilleuse histoire » de ses disgrâces, Dassoucy s’emploie à en recomposer la mémoire, mettant en oeuvre, au-delà de l’arbitraire apparent du récit, un double schéma de triomphe et de réappropriation de soi.

J’envisagerai ici ces textes dans leur continuité narrative et thématique avec La prison, publiée dès 1674, dans laquelle Dassoucy évoque son incarcération au Petit Châtelet. Dans ce pseudo-dialogue galant, l’auteur témoigne d’une conscience claire des mécanismes de défense qui lui ont permis de résister aux effets destructeurs de l’incarcération : la musique, le jeu, l’empathie, l’enjouement et l’écriture. Si ces opérateurs potentiels d’une résilience avant la lettre se retrouvent en filigrane dans l’ensemble de la narration de Dassoucy, peut-on relire le récit rétrospectif des Aventures à la lumière de cette métaphore psychologique empruntée à la physique des métaux ? Si la résilience peut être définie comme la capacité pour un sujet confronté à des traumas importants au cours de son existence de mettre en jeu des mécanismes adaptatifs lui permettant non seulement de résister, mais de se réapproprier une identité nouvelle par dépassement de ces épreuves, la mise en scène exemplaire de soi comme « victime triomphante » que développe Dassoucy n’est-elle pas quelque peu ambiguë ?

L’écriture ou la survie : stratégie apologétique et discours triomphal

La publication des Aventures se présente comme une démonstration publique destinée à prouver à ses contemporains que l’auteur qu’on a voulu faire passer pour mort est bien vivant, et à témoigner pour la postérité des persécutions et des épreuves extrêmes qu’il a subies, en frôlant une mort réelle ou symbolique.

Dassoucy se représente comme un rescapé de la médisance pernicieuse d’ennemis attachés à le détruire. Il oppose très clairement la fiction réparatrice, dans laquelle il se donne comme le « héros » de son « véritable roman », à la fiction destructrice de Chapelle, ce « pauvre faiseur de romans[9]  ». L’autofiction apologétique qu’il développe se pose comme une réponse, volontiers polémique, aux « injurieuses fictions » développées à propos de ce que Dassoucy appelle l’ « extravagante et cruelle aventure[10]  » de Montpellier. Aux ravages de la médisance, il oppose un plaidoyer en appelant explicitement à la bienveillance d’un lecteur qui lui fera « justice ».

Le récit de Dassoucy peut être défini au sens littéral comme un récit de survivance dans la mesure où l’auteur proclame d’abord qu’il est toujours en vie, s’efforçant ainsi de faire taire de la manière la plus pragmatique la rumeur qui l’a fait passer pour mort : « tant d’honnestes gens qui croiroient jusques au Jugement final que j’aurois été boucané par les Sauvages de Montpellier, si mes écris, pour le moins aussi durables que les siens, ne vérifiaient le contraire[11]  ». Donner la preuve de son appartenance au monde des vivants, telle est la préoccupation première de Dassoucy dans le présent de l’écriture comme dans le passé de la narration. Il évoque ainsi la mise en scène qu’il a opposée à ceux qui le croyaient mort à Turin :

Je trouvay encore plusieurs autres de mes amys, qui, sur la foy de ce mauvais Gazetier, m’asseurerent serieusement que j’estois mort. De sorte qu’autant pour les desabuser, que pour les remercier du souvenir qu’ils avoient eu de moy, priant Dieu pour les ames des Trepassez, il me falut pour me rendre palpable boire avec eux, et les mener au Cabaret[12]

Cette représentation obsessionnelle fait écho à l’Épître précédent les Rimes redoublées[13]. Dassoucy oppose aussi, non sans ironie, sa vitalité à toute épreuve à la mort de Loret, le gazetier qui l’avait expédié prématurément au royaume des ombres : « Aujourd’hui ce mauvais poète est allé mentir en l’autre monde et moi je suis encore en celui-ci ; sa calomnie est déjà éteinte avec sa vie, et dans mes productions plus durables que ses écrits, sa calomnie se verra autant de temps que le monde saura lire[14]  ». En réaffirmant sa survie physique et auctoriale, Dassoucy défie aussi Chapelle et Cyrano sur le terrain d’une éternelle jeunesse : toutes leurs persécutions n’empêchent pas, explique-t-il, « qu’après avoir terrassé plus de monstres qu’ils n’ont bu de verres de vin, on ne [le] voye aujourd’huy dans un poste glorieux, plus gay, plus sain, plus content et plus heureux à soixante et douze ans, qu’ils n’estoient quand, le broc sur la table et le verre à la main, ils composerent ce merveilleux libelle[15]  ».

Si Dassoucy éprouve ainsi le besoin de réaffirmer qu’il est vivant, c’est pour contrecarrer la médisance délétère de ses ennemis autant que pour exorciser des expériences carcérales qui l’ont effectivement anéanti et réduit à l’état d’ombre. Le traumatisme de la prison est de fait une anticipation de la mort, le narrateur assimilant explicitement le cachot du Petit Châtelet à un sépulcre dans lequel il était comme mort :

Enfin le froid m’ayant saisi par tout le corps, pour ce que j’étois presque tout nud, dans un lieu très froid et très humide, je me jettay sur un peu de paille, que je regarday, non pas comme mon lit, mais comme mon tombeau, que la fortune m’avoit preparé pour finir ma miserable destinée. Je m’ensevelis donc dans cette couche de paille, ou plutost dans cette couche de fumier, où comme dans un Sepulcre, étendu de mon long, comme un homme frapé de la foudre, je demeuray quatre jours, sans remuer ni pieds ny mains, ny sans prendre aucun aliment[16].

En corollaire, la sortie de prison est décrite comme passage « des tenebres à la lumière, et de la mort à la vie[17]  ». Dassoucy, qui se compare volontiers à Orphée descendu aux Enfers, s’est donc cru mort autant qu’il a été « cru mort[18]  » : double traumatisme qui renforce chez lui la conscience d’être un survivant.

Réaffirmation de la vie de l’auteur, l’écriture se veut aussi gage d’une survie posthume indissociable d’un dessein apologétique. L’autoportrait en persécuté se donne avec insistance comme un récit exemplaire dans lequel Dassoucy en appelle à une reconnaissance par la postérité, ultime restauration sociale attendue par un homme dont on a détruit la réputation. Dans la préface aux Aventures d’Italie, Dassoucy situe ainsi le dessein testimonial de son oeuvre en l’apparentant à celui des mémorialistes, mais en détournant la perspective historique et publique du genre au profit de l’exemplarité de ses malheurs personnels : « Aussi c’est par cette généreuse audace qui est fondée sur une suite de persécutions qui n’ont point d’exemple, que j’espère me rendre considérable à la postérité[19]  ».

Au-delà du dessein apologétique, Dassoucy adopte une posture rétrospective de « réflexion sur les disgrâces passées », dans laquelle on peut repérer une tentative de réappropriation de soi. Loin d’être entièrement aléatoire et désordonnée, la reconstruction narrative des événements reflète cet « ordre d’intelligibilité » dont parle Gusdorf à propos de l’autobiographie[20]. Dassoucy recompose son passé, en le dramatisant, mais aussi en l’ordonnant symboliquement comme une suite romancée de disgrâces et de triomphes.

La dramatisation des épreuves vécues par le narrateur se traduit dans la saturation d’un lexique hyperbolique de la « disgrâce » : « désastre », « traverses », « traversé » ; « coup de foudre » ; « calamité ». L’adjectif « funeste » employé dès les premières pages pour qualifier ses aventures[21] indique le risque de destruction réelle ou symbolique auquel il a été confronté au cours de ses mésaventures. Cette dramatisation permet de faire valoir par contraste la résistance du héros, qui se présente sous le registre oxymorique de la « triomphante victime ». Les propos relatifs à la Prison (« je chantais le triomphe, parce que j’étais certain de la victoire ») fournissent un modèle d’intelligibilité des « disgrâces », sous-tendues par une logique narrative de restauration de l’intégrité du héros.

Le schéma narratif du triomphe réparant la disgrâce est particulièrement prégnant dans la narration des Aventures burlesques qui donnent à voir une suite de mésaventures d’inégale conséquence. Dans les premiers chapitres, la perte du joueur, plumé par un larron qui l’accuse de tricher, débouche sur un rétablissement spectaculaire de sa fortune et de son honneur, grâce à l’intervention du valet de pied du roi[22]. La « décollation » frôlée au chapitre 6 — alors que Dassoucy est emporté par un cheval impétueux qui passe par un étroit guichet — est évitée grâce à la présence d’esprit du cavalier, qui attribue explicitement à ses qualités morales d’humilité le miracle de sa survie[23]. Au chapitre 7, le narrateur, mis à mal par les accusations d’impiété de Triboulet, renverse la situation en retrouvant l’approbation d’un peuple zélé et en mortifiant publiquement le faux dévot[24]. Après les mésaventures du jeu et la tentative de noyade de Pierrotin par son camarade, le chapitre 11 se conclut heureusement avec l’hospitalité des Béjart : « En dépit du Diable, de la fortune et de tout ce peuple Hebraïque, je me vis plus riche et plus content que jamais[25]  ». Le chapitre 12 réaffirme dans son titre liminaire le schéma disgrâce/triomphe qui sous-tend le récit de l’arrestation : « Dassoucy passe à Montpellier, d’où il sort glorieux et triomphant, après avoir confondu tous ses ennemis[26]  ». L’épisode de la prison qui occupe le chapitre 13 trouve aussi un contrepoint triomphal dans l’hospitalité réparatrice de Monsieur de Vitrac, qui gratifie le narrateur de mille manières[27].

Dans la narration des Aventures d’Italie, la logique du triomphe succédant à la disgrâce se retrouve à l’occasion du camouflet causé au musicien par le piètre tour de chant de Pierrotin[28]  : Dassoucy se remet de la « honte » causée par cette prestation musicale manquée auprès de Christine de Savoie en déployant tous ses talents d’Orphée pour se racheter aux yeux de cette princesse : le succès compensatoire du musicien et de son jeune chanteur est décrit à plusieurs reprises comme une « réparation » de la faute et de la sottise de son page[29].

Dans son récit rétrospectif, Dassoucy insiste ainsi sur la succession des mésaventures qui ont failli lui coûter la vie, le ruiner ou détruire sa réputation. Le passé recomposé comme suite de disgrâces et de triomphes est prétexte à la réappropriation caractérisée d’une estime de soi, voire d’une légitime fierté qui transparaît dans les considérations récurrentes de Dassoucy sur les ressorts intimes qui lui ont permis de résister à des épreuves mortifères.

De la diversion à une pratique résiliente ?

L’aptitude à résister aux disgrâces dont se prévaut Dassoucy s’inscrit d’abord dans une tradition de la diversion épicurienne. L’auteur réactive l’art emprunté à Epicure qui consiste, selon la formule de Montaigne, à « transferer la pensée des choses fascheuses aux plaisantes[30]  ». L’aptitude du narrateur à l’autoconsolation est exaltée dès le premier chapitre lorsqu’il se vante, après avoir tout perdu au jeu, de pouvoir trouver l’oubli dans le vin et le sommeil. Il pratique en l’occurrence une stratégie de diversion strictement matérialiste, dans laquelle la satisfaction du corps devient un moyen effectif de détourner l’amertume des pensées : « Je fis à mes pages un repas de Lucullus ; et le verre à la main, sans penser à ma disgrace non plus que si elle ne fust pas arrivée, j’essayois de me consoler par l’espérance de l’avenir[31]  ». Certes, Dassoucy prend quelque liberté avec le modèle épicurien en noyant son chagrin dans l’alcool. Il joue aussi avec une topique stoïcienne pour se flatter ironiquement de sa capacité de maîtrise, par opposition à la tentation ordinaire aux autres hommes du désespoir :

au lieu que la plupart des hommes sont assez ennemys d’eux-mesmes pour nourrir l’amertume de leurs pensées, moy qui m’ayme mieux que tout l’argent du monde, au lieu d’ajouter mal sur mal, et de me donner la teste contre un mur, j’essaye de tirer de l’huyle de ce mur, pour en consolider mes playes et en adoucir l’aigreur[32].

Au-delà de cette sagesse qui permet à Dassoucy de se réapproprier une estime de soi, il semble que le dialogue carcéral exhibe des ressorts qui relèvent d’une forme de résilience avant la lettre. Dassoucy explique à Éraste les stratégies qu’il a déployées pour survivre aux effets délétères de la prison :

Dites-moi, je vous prie, quel métier faisiez-vous dans ce lieu si charmant et si agréable […] ?
– J’essayais d’y tromper mes ennemis, lui dis-je.
– Et comment ? dit Éraste.
– J’essayais, lui dis-je, de n’y pas mourir. Et, pour cet effet, je m’y divertissais autant qu’il m’était possible. Je prenais mon luth. Quand j’étais las de mon luth, je prenais mon théorbe, et faisais chanter mes airs à mes enfants, qui m’étaient d’autant plus agréables que nous autres musiciens sommes plus enchantés du mérite de nos productions. Et, quand j’étais ennuyé de toutes ces belles choses, je prenais des cartes et me divertissais dans ce livre.
– Quoi ! vous jouiez tout seul ? dit Éraste.
– Non, lui dis-je, j’avais un camarade assez complaisant pour m’y faire passer des nuits toutes entières. Outre cela, je ne manquais point de conversation ; et quoiqu’elle fût bornée à trois ou quatre gens d’esprit, quand j’étais las d’ouïr les belles choses, je m’allais divertir avec Messieurs les Chevaliers de la Serpette. […] Quelquefois je leur faisais des visites, et leur composais des lettres, dont on aurait fait un recueil plus gros que les lettres de Balzac et de Voiture[33].

Le miroir grossissant de la survie en prison éclaire des mécanismes de défense qui transparaissent aussi dans l’ensemble du récit des tribulations du héros : la musique, l’amitié et la conversation, le jeu et l’écriture enjouée aident à mettre en place ces éléments de « tricotage » relationnel considérés par Boris Cyrulnik comme nécessaire à une résilience réussie[34].

La musique représente le moyen privilégié par Dassoucy pour exorciser ses disgrâces. Il se représente ainsi en train de savourer la quiétude retrouvée à la sortie du château bourguignon : « Ayant oublié mes misères passées, j’achevais le dernier couplet d’une chanson[35]  ». Au-delà d’une logique de pure diversion, la voix du musicien exprime sa vitalité, comme en témoigne cette réaffirmation dans la plainte mortelle composée après la disgrâce de la cour de Turin :

J’ay de la voix encore, et, malgré la nature,

Je n’ay pas tout perdu[36]

Dassoucy tisse plus généralement des liens d’amitié et d’empathie pour résister à la déréliction de l’emprisonnement et exorciser la rupture des amitiés libertines. Sa sympathie pour les réprouvés dans la Prison fait écho à ses affinités troubles avec le larron, qui réapparaît tel un Protée au cours des Aventures. On note aussi chemin faisant les mentions du soutien actif des grands et du roi, qui le sortent de prison, et la référence diffuse à des formes d’empathie diverses : celle du céleste bûcheron qui l’aide à retrouver sa bourse enterrée, celle des éléments naturels, comme ce « monsieur de l’Orme » qui lui tient lieu d’hôte pendant l’orage[37].

L’ultime ami que se ménage le narrateur des Aventures n’est-il pas le lecteur, et en premier lieu le lecteur royal, à qui Dassoucy offre « cette peinture de [ses] disgrâces ou plutôt ce portrait enjoué de [ses] triomphes[38]  » : en adressant à Louis XIV la narration oxymorique de ses aventures, Dassoucy en appelle à la restauration narcissique qu’est susceptible de lui procurer ce lecteur suprême. L’avantage accessoire de cette épître est d’induire une contamination au narrateur de la logique triomphale, sensible dans l’évocation du triomphe du roi sur ses ennemis.

Dassoucy semble bien conscient du rôle cathartique dévolu au récit. Il met en abyme cette fonction de la narration dans la relation qu’il instaure avec son faux cousin de Carpentras (« étant plein de mes disgrâces, je ne demande pas mieux que de m’en décharger dans le sein d’un si honnête parent[39]  »), le récit qu’il entame alors coïncidant avec le début même du récit-cadre puisqu’il lui conte toutes ses mésaventures depuis sa sortie de Paris.

L’écriture des Aventures convoque très abondamment les ressources de l’humour et de l’enjouement, lesquels assurent au héros à la fois un soulagement et une réappropriation de soi. L’appel au rire du lecteur constitue la ressource privilégiée par un récit réparateur qui en appelle à la logique de triomphe des jeux de théâtralisation comique, à travers les jeux avec la mort : on songe en particulier à la référence du premier chapitre au « tueur de temps » et à la représentation finale de la tentative d’assassinat de Pierrotin, qui permet un jeu de parodie tragique. La résilience par l’humour, chère à Boris Cyrulnik, informe aussi très largement l’autofiction de Dassoucy, et il faut comprendre le choix qu’il fait du burlesque dans une perspective moins strictement stylistique qu’existentielle[40].

Le rôle dévolu à l’enjouement rejoint de fait une esthétique galante, très sensible dans La Prison, et qui se marque aussi dans l’articulation des vers et de la prose. Ce recours au « prosimètre » constitue aussi un des ressorts littéraires essentiels de l’écriture résiliente de l’auteur. Jacques Prévôt a montré très justement que chaque péripétie est ponctuée dans cette perspective « d’un texte poétique qui permet au héros de se remettre en situation dominante : écrire, c’est démontrer sa suprématie sur l’événement et sur l’autre, et la savourer[41]  ». En faisant primer la « revanche », l’autofiction burlesque s’éloigne en partie d’une logique de résilience véritable.

Limites et ambiguïtés de la résilience mise en oeuvre dans l’autofiction libertine

Le « tricotage » narratif du lien mis en oeuvre par Dassoucy dans son récit s’avère aléatoire et incomplet. L’ironie libertine parasite le récit de survivance, et l’accomplissement narratif de la résilience achoppe sur le retour manifeste d’un refoulé traumatique.

Le discours triomphal est en partie miné par une parodie interne de la « gloire » du saint des hagiographies ou des héros de romans. La référence à la « suite miraculeuse » des aventures sape d’emblée la crédibilité de la maîtrise de son destin par le narrateur qui ne cesse d’imputer sa survie, non sans ironie, aux effets de la Providence et de la justice de Dieu « qui, tout pecheur [qu’il soit], a pris depuis le berceau toûjours le soin de [sa] défence[42]  ». Les personnages secourables qui tendent la main à Dassoucy sont ainsi associés à la Providence, selon un principe d’interchangeabilité arbitraire dans le chapitre 15 : « Comme la Providence ne m’a jamais abandonné d’un seul pas, et que plutôt que de me manquer, je crois qu’elle me suivrait jusque dans les déserts de l’Arabie ; quoique je n’eusse plus de Molière ni de Béjarts pour me secourir, c’était assez qu’il y avait un Mondevergues, qui pour moi n’était pas moins que la Providence même en personne[43]  ».

Dassoucy se réjouit paradoxalement de la célébrité que lui ont assurée ses persécutions et se pose en victime consentante de la malice des « sots[44]  ». Le dialogue avec Éraste dans la Prison insiste sur le titre de gloire libertin que confère le fait d’avoir « sceu meriter la haine des sots et des méchans plus que tout le reste des hommes[45]  ». Cette forme de distinction libertine fait primer le plaisir de la victimisation sur la transformation de soi qu’impliquerait une résilience aboutie. On note en outre l’affleurement ironique d’un modèle christique, d’un imaginaire de la rédemption qui transparaît dans la dédicace à la reine des Pensées dans le Saint-Office : « Ma vie n’a été qu’un perpétuel tissu de Croix et de souffrances ».

Une forme d’attachement intime de Dassoucy à ses souffrances transparaît dans la tendance à la répétition narrative névrotique des noyaux traumatiques fondamentaux que sont la mort annoncée et l’expérience carcérale. On a vu à quel point le traumatisme de la mort annoncée dans la gazette de Loret marque l’autofiction du survivant. Quelle que soit la réalité de cette annonce[46], ce traumatisme a probablement accompagné la rumeur maligne autour de l’arrestation de Dassoucy et correspond à un sentiment profondément ancré chez celui qu’on a presque oublié et qui apparaît comme un « revenant ». Dans la même logique fantasmatique, toutes les calomnies sont confondues avec une mise à mort, qu’il s’agisse des allégations du Voyage de Chapelle ou de la critique que fait Boileau du burlesque, assimilée à un assassinat littéraire[47].

La prison cristallise les hantises du narrateur[48] et on constate que les expériences carcérales réelles vécues par l’auteur, qui donnent lieu à des épisodes narratifs majeurs (le chapitre des Aventures, le récit de la Prison, les Pensées dans le Saint-Office de Rome) contaminent l’ensemble du récit à travers une série de projections symboliques et narratives. Dès le premier chapitre des Aventures, Dassoucy projette un imaginaire de l’évasion carcérale sur la représentation de son départ précipité de Paris : « J’estois si las de traîner mes guêtres dans Paris […] il me sembloit, au sortir du port de Saint-Paul, que je sortois du petit Chastelet[49]  ». La prison semble ici avoir une présence hallucinatoire extrêmement forte et tout se passe comme si le narrateur se défendait contre cette image douloureuse en privilégiant la mise en scène de sa sortie. Lors de l’épisode bourguignon, l’imaginaire de la prison pervertit insidieusement la perception de l’hospitalité : le château apparaît comme un espace carcéral et les obligations de la civilité sont assimilées à une persécution cavalière[50].

On peut déceler aussi l’intrusion d’un souvenir traumatique d’arrestation dans la transposition comique de l’interrogatoire que Triboulet fait subir à Pierrotin au chapitre 7 :

Celuy-cy pour rhabiller la conscience de Pierrotin, ne manqua pas de luy faire toutes les interrogations necessaires pour ce sujet : de sorte qu’en moins d’un quart d’heure il sceut de l’ingenu Pierrotin mon nom, mon surnom et toute ma genealogie, mes facultez et ma profession, avec l’inventaire de toutes mes hardes[51].

Le témoignage de Pierrotin fait directement écho, dans le détail des faits rapportés, à des dépositions utilisées contre Dassoucy[52].

Ce « syndrome de répétition » narratif qui tend à faire revivre au narrateur « dans des visions hallucinatoires, des souvenirs intrusifs […], son expérience traumatique[53]  », nous permet de conclure à une résilience inaboutie, et l’examen du récit d’enfance corrobore les limites de la réappropriation de soi à travers l’autobiographie romancée. Il est significatif que l’expérience carcérale contamine l’évocation du trauma de la séparation parentale à travers l’allusion au fait que son père l’a « retenu » près de lui après le départ de la mère[54]. En insistant sur son apprentissage précoce de la souffrance, suite à la séparation des parents et à la persécution de sa « marâtre », Dassoucy justifie ses fugues enfantines. Le récit d’errance des aventures prouve que l’adulte n’a pas réellement dépassé cette pulsion de fuite.

Si Dassoucy met en partie à distance, par l’humour, ce récit d’une enfance désastreuse, celui-ci fonde l’incertitude de ses repères : le commentaire burlesque sur sa filiation incertaine annule toute possibilité d’historisation généalogique ; la disparition de sa mère, non datée, laisse aussi une béance dans le récit, inaugurant le début des persécutions du jeune Dassoucy et l’insécurité des attachements. Le jeune Dassoucy répare alors une estime de soi mise à mal par les conflits familiaux en éprouvant sa supériorité intellectuelle par rapport au sot peuple de Calais qui le prend pour un magicien[55]. On repère ici l’origine et la mise en place d’un clivage de l’intelligence et de l’affect qui préside à l’explication de sa « disgrâce » de Montpellier, imputée à une identique sottise du peuple.

Le récit d’enfance confirme l’aporie d’une mise en oeuvre de mécanismes intimes de la résilience et l’incomplète réappropriation de soi qui en découle. Celle-ci est sensible dans la représentation récurrente dans les Aventures d’une perte des repères. Le récit de Dassoucy s’ouvre sur l’aveu d’une perte de la mémoire des dates, et l’autoportrait initial de l’auteur en joueur et en forcené signale une perte du « sens et [de] la raison ». L’épisode labyrinthique qui résulte de l’enterrement de la bourse symbolise aussi l’égarement et devient l’emblème spatial de la condition d’un homme confronté à une crise individuelle et à la perte de ses repères identitaires[56].

L’inachèvement du récit contredit la logique de triomphe sensible dans la première partie de la narration. L’indéniable « fixation » de l’auteur à ses traumas explique ces insuffisances patentes de l’élaboration chronologique : « Le traumatisé n’a pas d’histoire, il est incapable de situer et de relativiser son expérience traumatique entre un avant et un après[57]  ».

On peut s’interroger enfin sur le contrat de lecture ambigu proposé par cette autobiographie pour rire : « Lis donc, et lisant, profite de mes disgrâces ; ris, sage Lecteur, et tout riant de mes folies, fais-toi encore plus sage à mes dépens ». Discrètement cruel, le rire ne risque-t-il pas de contredire en partie la restauration narcissique attendue du lecteur, convergeant avec le plaisir ambigu et imparfaitement résilient de l’autodérision ?

Le récit de « survivance » de Dassoucy a pu séduire les lecteurs modernes. Yves Giraud notait ainsi la vitalité d’un auteur victime de persécutions bien réelles et doté de cette bonne humeur ou plutôt de ce savoir-être philosophique combinant « l’enthousiasme d’un épicurisme plus ou moins bien compris [à] un fatalisme nonchalant qui lui permirent de surmonter épreuves et échecs[58]  ». L’art de la survie a pris forme esthétique dans l’autofiction des disgrâces de Dassoucy, qui en recompose partiellement la mémoire, exhibant les mécanismes de défense qui lui ont permis de résister à des événements délétères.

Si cette merveilleuse histoire des persécutions de Dassoucy constitue bien une forme de revanche éclatante pour celui qu’on a fait passer pour mort et qui entend d’abord réaffirmer sa survie physique et auctoriale, force est de constater que son récit inachevé laisse affleurer des blessures non refermées et repose sur une historisation incomplète : l’errance l’emporte sur l’itinérance. La notion de résilience n’est qu’en partie satisfaisante pour comprendre les enjeux d’une l’écriture apologétique, essentiellement défensive dans les Aventures. Dassoucy construit tout son récit de vie en revendiquant le statut glorieux de victime de la sottise universelle. Sa victimisation très théâtrale est le corollaire d’un déni caractéristique d’une incapacité structurale à se situer en tant que responsable de ses actions. Cette logique défensive, alliée à une ironie libertine décapante qui est une forme de protection providentielle, limite la portée de l’autofiction comme véritable réappropriation de soi : celle-ci est en l’occurrence rendue problématique par la difficile expression d’une sexualité hors-normes dans la France du XVIIe siècle.