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La pratique de l’essai littéraire a suscité dans les dernières décennies une variété de propositions théoriques et d’avenues de lecture, lesquelles tentent ainsi de baliser un corpus important mais fuyant. Devant le malaise causé par la saisie du genre de l’essai, plusieurs ont proposé des définitions, des typologies et des paramètres permettant de mieux le comprendre et d’envisager quelle voie Michel de Montaigne a pu ouvrir avec ses Essais.

Cette voie, incidemment, n’est pas aussi définie que ne nous le laisserait croire l’idée d’une tradition issue d’un modèle unique. On retrouve en effet une variété étonnante d’ouvrages sous l’étiquette d’essai (qui a désigné des corpus bien différents selon les époques[1]) — c’est d’ailleurs l’une des interrogations à laquelle se butent tous ceux qui tentent de cerner la pratique, même s’ils se limitent à une époque spécifique[2]. À cette hétérogénéité des oeuvres s’ajoute l’hétérogénéité même du texte essayistique, deuxième observation consensuelle sur l’essai. Outre l’appartenance à des types discursifs distincts (argumentatif, narratif, descriptif, lyrique, etc.), il faut ajouter l’ambiguïté créée par certaines postures énonciatives: l’indétermination entre un discours objectif (un discours de véridiction) et un propos subjectif, ancré dans une expérience singulière; le conflit entre un «je» référentiel et le «je» d’un personnage fictionnel; l’appartenance obscure de la prose, émanant d’un narrateur, d’un poète ou d’un philosophe… Cette imprécision, résolue par un constat d’hybridité, conduit souvent les chercheurs à évaluer l’essai à l’aune d’une hypothétique pureté discursive: à défaut de pouvoir l’associer à un type précis de discours, ils l’entrevoient comme fondamentalement hétérogène, sinon impur. Ne sachant trop à quelle enseigne loge l’essai, le lecteur le perçoit en fonction de son indétermination.

C’est sous le paradigme de la complexité et du déplacement que nous proposons ici de revenir à la question de la poétique de l’essai. Plutôt que de nous cantonner dans une définition négative, nous souhaitons évaluer cette pratique complexe selon les mouvements qui caractérisent son évolution, en particulier au XXe siècle, en France et au Québec. Pour prendre acte des hésitations tant lecturales que génériques qui marquent l’appréhension de l’essai, nous recourons à la notion de dérive, qui nous apparaît une voie stimulante pour actualiser et systématiser des propositions théoriques existantes et encadrer de nouvelles voies d’analyse de la poétique essayistique. Cette métaphore peut en effet faire écho à divers aspects de la pratique de l’essai. Pouvant rappeler sa mise à distance par rapport à d’autres pratiques génériques, la dérive décrit la façon dont se constitue l’idée de l’essai: par exemple, saisir le genre par une définition a contrario (l’essai portant sur la science n’étant pas de la vulgarisation scientifique, comme l’illustre Jean-François Chassay).

C’est plus largement dans une réflexion sur les mouvements génériques internes que se situent la majorité des articles. Si l’essaimage de l’essai vers d’autres pratiques s’observe parfois (pensons à l’essai-roman chez Marcel Proust, tel qu’évoqué par Jérôme Roger), l’idée de contamination générique est néanmoins plus présente, l’essai étant le point de chute d’une dérive extérieure à lui-même. Ainsi la causerie chez Erik Satie accueille-t-elle des modèles qui lui sont a priori étrangers, comme la lettre et l’écriture musicale (David Christoffel), de même que la méthode de la littérature est convoquée pour examiner les enjeux sociologiques d’une génération (Thomas Vauterin). Le texte essayistique devient parfois le point de rencontre de différents genres ou de traits qui ne lui sont pas propres: la fusion de l’argumentatif et du subjectif (Pascal Riendeau) ou encore l’intégration des paradigmes spatial et temporel, sous la forme du lieu et du récit (René Audet).

La dérive décrit par ailleurs la dynamique souterraine de l’essai, où l’on peut considérer les mouvements propres au procès de la pensée. Cette dynamique peut être envisagée de façon comparée — ainsi la confrontation du discours sur le nouveau roman chez Nathalie Sarraute et chez Alain Robbe-Grillet (Galia Yanoshevsky) ou la mise en perspective de moments distincts de la pratique essayistique en France, de Charles Péguy jusqu’à Nancy Huston (Roger). Le mouvement de la prose lui-même est également objet d’étude, étant considéré dans chacun des articles à un degré variable: on retrouve le rappel de la métaphore de l’errance (Audet) et l’examen original de l’essai comme voie de circulation des lieux communs, engageant à la fois des stratégies d’écriture et des modalités de lecture (Marielle Macé).

Par cette diversité, nous sommes à même de constater le foisonnement poétique qui caractérise le genre de l’essai au XXe siècle. Ces modes de dérive appellent tous à leur façon un processus d’hybridation (au sens neutre du terme) qui paraît garant d’un renouvellement constant de la pratique. On notera que la question fondamentale de la littérarité de l’essai n’est pas abordée de front dans les articles de ce dossier. Cette question n’est pas pour autant réglée; il circule actuellement des propositions stimulantes — celle de Genette, générale, sur sa «littérarité conditionnelle[3]» ou celle, plus spécifique, de la mise en recueil comme moment de reconnaissance d’une littérarité[4]. On observe plutôt ici un déplacement des problématiques, notamment vers la question du sujet (qui recadre l’autre problématique associée intimement à l’essai, celle de sa fictionalité). C’est en effet la subjectivité en place dans la prose essayistique qui retient les collaborateurs de ce dossier, ainsi que des réflexions sur les méthodes et les moyens de l’essai (types de discours, approches rhétoriques, considérations stylistiques). Ces problématiques se croisent tout en reflétant la diversité profonde des corpus et des perspectives méthodologiques permettant de saisir la complexité de la mouvance, de la dérive du genre de l’essai.

Par une relecture des causeries d’Erik Satie, David Christoffel remet en contexte ces écrits reçus somme toute de façon inappropriée. Revisitant les influences littéraires de Satie, il s’intéresse à la performativité du texte, définissant la posture dissidente de l’auteur, qui se manifeste par la constante fuite du sujet. Marielle Macé ancre son propos dans la mémoire du texte alors qu’elle aborde la période de l’entre-deux-guerres; son travail de mise au jour d’une circulation des topiques contribue à percevoir la pratique essayistique comme jalon d’une culture mémorielle, sans pour autant négliger les répercussions stylistiques (en termes de vitesse) de la cristallisation de la pensée sous la forme de lieux communs. Une telle mise en contexte (culturelle, philosophique) se trouve aussi dans la contribution de Jérôme Roger, dont l’étude de la frontière entre essai et critique considère deux contextes différents, celui du début du XXe siècle et la période actuelle, ainsi que la performance spécifique d’une variété d’essais critiques dans chacun de ces moments.

Dans une étude comparée, Galia Yanoshevsky propose de voir comment la rhétorique du discours sur le nouveau roman s’est significativement transformée de Sarraute, avec la publication de L’ère du soupçon, à Robbe-Grillet, qui fait paraître deux ans plus tard Pour un nouveau roman. Malgré un propos apparenté, les deux essais mettent en évidence la singularité de leurs origines et les paramètres idéologiques qui les orientent. La posture de l’essayiste retient également l’attention de Thomas Vauterin, qui interroge la méthode spécifique de François Ricard dans son essai marquant, La génération lyrique. Tenant un propos sur des considérations historiques et sociologiques, Ricard n’en a pas moins recours à la «méthode de la littérature», affirmation aussi ambiguë soit-elle, que Vauterin s’emploie à définir et à interroger.

Dérivant du savoir vers le sujet, Pascal Riendeau propose une réflexion globale sur les enjeux posés par la confrontation de l’argumentation et de la subjectivité dans des essais contemporains. Il s’appuie sur une fictionalisation problématique du JE (une «fiction de soi») pour montrer comment le discours sur le savoir n’est pas lié à un enjeu de véridiction, mais davantage à une interrogation de la connaissance. Le même déplacement est opéré par des essais sur la science: Jean-François Chassay illustre la façon dont la vocation pédagogique de ces ouvrages est dépassée par un questionnement de la science et par un retour du langage sur lui-même, ce qui a pour effet de mettre en évidence un sujet se prêtant plus à une réflexion épistémologique et philosophique qu’à un exercice de vulgarisation scientifique. La question de la perception est également au coeur de l’article de René Audet, qui s’interroge sur la place de la narrativité dans l’essai contemporain. Prenant appui sur le recueil Lectures des lieux de Pierre Nepveu, il montre comment le lieu devient pour l’essayiste un prisme qui permet à la fois de saisir historiquement la culture et de raconter un certain espace intérieur; de façon concomitante, la poétique de l’essai chez Nepveu apparaît marquée par une errance qui témoigne d’un refus de fixer un parcours, d’un intérêt pour la frontière, pour un jeu conduisant au déplacement proprement essayistique.

Ce dossier se clôt sur une bibliographie commentée, réalisée par Mélissa Dufour et Maude Poissant, qui a pour objectif de rassembler les ouvrages généraux sur l’essai parus dans la dernière décennie. On espère que cet outil contribuera à la diffusion des nouvelles propositions sur le genre et à l’actualisation du discours sur l’essai.