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On représente abondamment le Moyen Âge sur les scènes du XIXe siècle : avec la Révolution française, la nécessité d’expliquer le présent par le passé génère un regain d’intérêt pour l’Histoire. Elle doit fournir les clefs de compréhension d’un temps dont on veut penser le mouvement en termes de rupture, mais aussi d’héritage. Dans cette perspective, le Moyen Âge joue un rôle privilégié : au début du siècle, environ un cinquième des oeuvres dramatiques y situent leur fiction[1]. Grand fantasme des origines nationales, il permet de penser rétrospectivement et à distance des questions politiques contemporaines, comme le rôle du peuple dans l’Histoire, l’alliance du trône et de l’autel, la distinction entre bons et mauvais rois, la légitimité du pouvoir, la condition féminine ou la sécularisation des valeurs chrétiennes.

On a déjà étudié la « fabrique » rétrospective du Moyen Âge dans le drame romantique en examinant la façon dont Hugo, Dumas, Musset et Mérimée représentent la civilisation médiévale[2]. Or le Moyen Âge est aussi présent sur scène grâce aux adaptations dramatiques de sa littérature. Un repérage statistique montre qu’outre La farce de maître Pathelin et Griselidis, trois chansons de geste, La chanson de Roland, Huon de Bordeaux et, largement en tête, Les quatre fils Aymon, intéressent le théâtre. Pourquoi cette oeuvre a-t-elle une fortune privilégiée ? Par l’intermédiaire de quelle(s) « bibliothèque(s) » parvient-elle aux dramaturges et au public ? Quelles transformations de l’histoire ces adaptations opérent-elles ? Dans quel but ?

Les quatre fils Aymon dans la « bibliothèque médiévale »

Les adaptations des chansons de geste médiévales recouvrent pratiquement tous les types de répertoire, de la parodie au grand opéra, avec une très nette prédominance des genres populaires joués sur les scènes secondaires[3]. Certaines transcrivent les légendes avec une relative fidélité, d’autres s’en écartent avec une fantaisie débridée. Ainsi, pour la Chanson de Roland : Roland furieux des frères Cogniard et Rochefort (Folies Dramatiques, 1840) ; Roland, vaudeville inédit de Keller (Funambules, 1850) ; l’opéra Roland à Roncevaux de Mermet (Académie royale de musique, 1864) et, la même année, son écho parodique Roland à Ronge-veau (Bouffes Parisiens). Huon de Bordeaux, ou l’épreuve des amants fidèles, pantomime-féerie de P.-J. Noël (Gaîté, an IX), est imité de très près dans Huon de Bordeaux, mélodrame de Castil-Blaze (1843). La fortune de Renaud de Montauban, pour sa part, est impressionnante. Suite au Siège de Montauban ou les quatre fils Aymons, pantomime d’Arnould (Ambigu-Comique, 1779) ; Richardet et Bradamante ou les fils Aymon, mélodrame de Caigniez (Ambigu-Comique, 1805) ; Renaud de Montauban, ou Amour et Honneur pantomime-féerie d’Alexandre de M*** et Magniaudé (Cirque Olympique, 1811); l’opéra-comique de Leuven et Brunswick Les quatre fils Aymon (Opéra-Comique, 1844) et La famille Aymon, vaudeville de Augier et Bouché, joué au Théâtre du Luxembourg la même année, ce qui incite à supposer, en l’absence de texte publié, qu’il s’agit de la parodie du précédent ; Les quatre fils Aymon, légende de Masson et Anicet-Bougeois (Ambigu-Comique, 1849) et sa probable parodie[4]Les quatre filles Aymon, vaudeville inédit de Decomberousse et Lahure. Comment expliquer cette disproportion ?

Bien qu’elle soit considérée de nos jours comme le chef-d’oeuvre et le modèle du genre, La chanson de Roland reste alors peu connue : le meilleur manuscrit qui la conserve (le « manuscrit d’Oxford ») a beau être édité en 1837, le texte original n’influence que tardivement les écrivains. Huon de Bordeaux connaît vite une fortune sur la scène, mais dans des fables éloignées de l’épopée initiale. Seul Renaud de Montauban reste très présent dans l’imaginaire collectif. C’est qu’il est connu par deux canaux, la Bibliothèque bleue et les épopées chevaleresques italiennes de la Renaissance. Double et ancienne tradition qui peut expliquer en partie sa fortune scénique.

Chanson de geste anonyme du tout début du XIIIe siècle, Renaut de Montauban (le plus souvent appelée, du nom de ses personnages principaux, Les quatre fils Aymon) remporte rapidement un grand succès. En témoignent de nombreux manuscrits et une version en vers plus largement remaniée qui apparaît à la fin du XIVsiècle. Mais la réfection la plus importante pour la postérité de l’oeuvre se trouve dans des mises en prose[5], principalement une vulgate dérimée et, au milieu du XVe siècle, une prose amplifiée qui a pour but de présenter une histoire exhaustive du lignage de Renaut, en une sorte de « sous-cycle[6]  ». Au total, ce sont finalement « plus de cinquante éditions anciennes[7]  » qui font connaître l’épopée et ses continuations.

Le succès ne se dément pas au XVIe siècle : repris dans des imprimés, le texte se vend très bien en France et, adapté, en Italie, en Espagne et en Allemagne[8]. Enfin, cet élan se confirme aux XVIIe[9] et XVIIIe siècles, puisque le titre figure aux catalogues d’éditions populaires traditionnellement regroupées sous le terme de « Bibliothèque bleue ».

Au sein de cette « bibliothèque du peuple par excellence[10]  », largement diffusée grâce au colportage, le corpus d’oeuvres médiévales, à l’origine quantitativement important, souffre à la fin du XVIIIe siècle d’une relative désaffection, à l’exception d’une demi-douzaine de titres[11], dont Les quatre fils Aymon, un des textes les plus constamment réédités sans modification majeure.

Circule notamment un texte court, dérivé d’une production limougeaude du premier quart du XVIIIe siècle, fidèle à la tradition issue des mises en prose médiévales. En témoigne une édition « revue, corrigée et enrichie de nouvelles gravures », publiée en 1793 à Limoges par Chapoulaud, très représentative de celles qui, malgré des négligences inévitables dans des brochures bon marché, mettent à la disposition d’un large public une légende proche de l’histoire médiévale[12].

De surcroît, Les quatre fils Aymon figurent également dans la Bibliothèque universelle des romans, dans une version qui repose sur la mise en prose cyclique du XVe siècle[13]. Ils sont alors mis sur le même plan que des adaptations du Chevalier au lion et du Chevalier de la Charrette, intégrées à la collection par le marquis de Paulmy à partir des transcriptions partielles d’un manuscrit original réalisées par La Curne de Sainte-Palaye pour la préparation de son dictionnaire d’ancien français[14]. Il est donc certain que le texte reste très populaire jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

De façon particulièrement nette à partir de 1815, le corpus de la Bibliothèque bleue se renouvelle, principalement au profit de romans. Cependant, certains titres du fonds « historique » sont toujours diffusés, parmi lesquels Les quatre fils Aymon figurent en bonne place : l’édition Chapoulaud continue ainsi d’être reproduite au moins jusqu’en 1840, à côté, par exemple, d’une Histoire des quatre fils Aymon : très nobles et très vaillans chevaliers publiée vers 1810 dans une collection troyenne traditionnelle.

Parallèlement, en liaison avec l’essor du colportage, le lectorat de la Bibliothèque bleue s’élargit à des couches de la population plus intellectuelles, comme en témoignent les fréquentes allusions de grands écrivains à cette collection. Bien que la connaissance de manuscrits originaux demeure l’apanage de rares collectionneurs ou érudits, le grand public cultivé peut ainsi connaître une légende de Renaud de Montauban globalement fidèle à la tradition médiévale.

La popularité du personnage de Renaud tient aussi à l’importance accordée à ses aventures dans les épopées chevaleresques italiennes, qui exercent encore une influence au XIXe siècle, comme Morgant le géant de Pulci, le Roland amoureux de Boiardo ou le Roland furieux de l’Arioste, qui ont en Italie leur fortune théâtrale propre, comme celle du théâtre de marionnettes sicilien des Pupi.

La notoriété de la légende est attestée par Balzac, dans la préface à l’édition originale du Lys dans la vallée : « Il n’est pas de gentilhomme qui n’ait quelque nom primitif, son nom de soldat franc. Les vieux contes apprennent aux enfants ces choses historiques avec Ogier le Danois, Renaud de Montauban et les quatre fils Aymon[15]. » Stendhal y renvoie aussi implicitement quand il raconte la façon dont Lamiel, tenue à l’écart de toute distraction, trouve refuge dans la lecture : « Lamiel trouva sur l’étagère de livres l’Histoire des quatre fils Aymon. La gravure sur bois la charma… » On reconnaît là une édition illustrée de la Bibliothèque bleue, « confisqué[e] par Hautemare [l’oncle de Lamiel] à un écolier libertin », en effet un de ces « petits livres » que la jeune fille échange chez « l’épicier du village » contre deux autres titres phares de la collection, « l’histoire du Grand Mandrin (et) celle de Monsieur Cartouche[16]  ».

Le 22 juillet 1844, dans une critique de l’opéra-comique de Leuven et Brunswick, mis en musique par Balfe, Gautier se montre peu loquace sur la pièce en elle-même, n’y consacrant que quatre courts paragraphes laudateurs en fin de chronique. Elle ne l’intéresse qu’en tant qu’elle permet d’« augmenter encore » la « popularité » dont a joui la légende[17]. De fait, la majeure partie de l’article s’attarde avec un plaisir manifeste sur l’évocation du « récit populaire », explicitement présenté comme ayant été transmis par « ces livrets, que les marchands forains colportent dans les campagnes » et qui constituent l’« admirable collection […] qu’on appelle la Bibliothèque bleue ». Gautier reste tributaire des erreurs sur les noms propres caractérisant les éditions à bon marché ou transmises par la tradition : Renaud et Aalard deviennent Regnault et Allard, la forteresse de Montessor se transforme en « château de Montfort », etc. Mais il raconte avec justesse des pans entiers de l’intrigue : son préambule, pourtant souvent négligé, relatant l’origine de la haine inexpiable que nourissent l’un contre l’autre Charlemagne et le lignage des quatre fils Aymon ; son élément déclencheur (Renaud brise la tête du neveu de l’empereur avec un jeu d’échecs) ; et les circonstances de la mort du héros (la jalousie des maçons avec qui il travaille sur le chantier de la cathédrale de Cologne) et de sa sanctification : avant d’être enterré en odeur de sainteté, le cadavre de Renaut est jeté dans le Rhin, « où, par la permission de Dieu, les poissons soutinrent son corps, éclairé d’une lueur phosphorescente[18]  ». Gautier se délecte manifestement d’un récit qui fait encore entendre au milieu du XIXe siècle « un reste de grandeur épique[19]  ».

Il n’est sans doute pas moins au fait de la légende qu’Alfred Delveau, érudit qui se fondera, pour adapter en 1860 l’histoire des quatre fils Aymon, sur un fascicule de la Bibliothèque bleue plutôt que sur un manuscrit ou un incunable[20]. Mais, en écrivain averti, Gautier est particulièrement attentif aux personnages les plus romanesques, Maugis et Bayard, à qui il consacre près de la moitié de sa chronique. Il fait ainsi implicitement ressortir ce qui a favorisé la popularité persistante de la légende, son parfum de magie.

La chanson de geste recourt volontiers au « merveilleux chrétien ». Les quatre fils Aymon ne font pas exception : en témoignent les miracles qui marquent la sanctification finale de Renaud. Mais le texte inscrit aussi de nombreuses séquences de « merveilleux profane », décisives dans la pérennité de la légende. À cet égard, il est révélateur qu’en dehors des aventures de Renaud et de ses frères, l’oeuvre médiévale la plus constamment rééditée dans les collections populaires soit Huon de Bordeaux. Chanson de geste tardive (vers 1260), ce texte, comme Les quatre fils Aymon, a pour moteur narratif les déboires d’un chevalier exceptionnel en butte à l’injustice de Charlemagne ; mais surtout, il est riche lui aussi en merveilleux profane : Huon est aidé dans ses entreprises par Auberon, génie inquiétant mais bienfaisant, pendant de Bayard et de Maugis.

Lié à Renaud depuis son adoubement, puis régulièrement appelé « cheval-fée », Bayard est doué d’une vigueur physique prodigieuse[21] et d’une sagacité qui dépasse largement ce qu’on attend d’une « beste », au point que « Charlemagne […] ne dédaignait pas de le haïr personnellement[22]  », selon la juste expression de Gautier. C’est une figure populaire, comme en témoigne la vivandière de Waterloo, qui déconseille formellement à Fabrice del Dongo d’acheter un cheval plus de 20 francs, « quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon[23]  ». Dans Les trois mousquetaires, Athos demande aussi à d’Artagnan : « Que ferons-nous d’un cheval pour deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l’air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frères[24]. » Dumas fait preuve d’une bonne connaissance de la chanson de geste originale, où Bayard n’agrandit sa croupe que pour deux cavaliers, contrairement à l’imagerie populaire qui avait fini par lui en prêter quatre. Gautier, lui aussi, à l’aide d’une analyse très attentive du texte original, remet en cause « l’opinion populaire [voulant] que la quadruple progéniture du duc Aymon n’ait eu qu’un seul cheval qui s’allongeait à volonté ». Mi-ironique, mi-charmé, il se délecte de ce merveilleux : « animal curieux pour la force, la vélocité et l’intelligence », « il entendait la parole comme un être humain » et « quand Regnault, son maître, était endormi, et qu’il survenait quelque péril, Bayard l’éveillait en frappant de son ongle sur le fer retentissant du bouclier[25]  ». Bref, le « cheval-fée » entoure Les quatre fils Aymon d’un halo de merveilleux, encore renforcé par le personnage de Maugis.

Au cours des modifications successives de l’histoire, Maugis, dans les versions primitives cousin et soutien indéfectible des quatre fils Aymon grâce à ses talents de chevalier et surtout de magicien, ne cesse de prendre de l’importance. Dès le XIIIe siècle, l’un des principaux récits qui, autour de l’oeuvre matrice, créent une sorte de « sous-cycle », s’intitule Maugis d’Aigremont, texte toujours connu par la Bibliothèque bleue, qui l’éditera à part. La « prose amplifiée » lui réserve aussi une place de choix. C’est que si Maugis s’y comportait en preux chevalier et en fin stratège, il était aussi « Maugis le larron », personnage trouble en décalage avec le héros épique traditionnel parce que magicien. Bienfaisant quand, médecin un peu sorcier, il ramenait Richard à la vie grâce à « une pommade aux vertus merveilleuses » et à « une potion miraculeuse[26]  », il faisait preuve aussi d’une malice inquiétante, qui séduit particulièrement Gautier : « Quel habile prestidigitateur, et quel charlatan ! comme il endort Charlemagne […] ; et comme il sort du camp d’un pas de renard, emportant la couronne…[27]  »

Cette composante magique entre sans doute pour une grande part dans le succès constant que connaissent Les quatre fils Aymon. Comme le texte sollicite une discrète veine burlesque et qu’il ouvre un vaste champ aux amateurs de spectaculaire, il n’est pas étonnant que la légende se retrouve sur les scènes du XIXe siècle.

Les quatre fils Aymon sur les scènes de la première moitié du XIXe siècle

La popularité de la légende se traduit sur scène par une liberté d’adaptation extrême, comme en témoigne, pour les pièces qui nous sont parvenues, la diversité des intrigues et des genres.

La pantomime d’Arnould (1779) s’inspire librement de la Bibliothèque bleue : pendant le siège de Montauban, Renaud sauve sa femme, Clarisse, gardée comme otage à sa place, en menaçant Charlemagne de tuer Roland ; l’empereur cède et les deux camps se réconcilient.

Le mélodrame de Caigniez (1805) est directement inspiré d’un épisode du Roland furieux : le plus jeune des quatre fils Aymon, Richardet, est amoureux d’une princesse qui a pour tendre amie sa soeur Bradamante. À la faveur de la ressemblance entre frère et soeur (joués par la même actrice), la princesse est abusée par Richardet, qui prend la place de Bradamante en se travestissant pour l’approcher. Le scandale découvert, Richardet risque sa tête, mais est sauvé in extremis grâce à Renaud : tout se termine par un mariage.

La pantomime-féerie d’Alexandre de M*** et Magniaudé (1811) reprend à la tradition italienne un épisode également connu du Teatro dei Pupi, où Renaud doit lutter contre Mambrin, son rival en amour. Celui-ci, tandis que Charlemagne combat les Sarrasins en Italie, menace de joindre l’ennemi si on ne lui donne Clarisse, promise à Renaud. Maugis aide la jeune fille, mais Mambrin use d’un stratagème pour l’enlever. Secondé par l’enchanteur, Renaud l’en empêche et aide Charlemagne à vaincre les Sarrasins. Tout se termine bien, l’empereur unissant les deux amoureux.

L’opéra-comique de Leuven et Brunswick (1844) s’écarte radicalement de la légende. Après un an de deuil, les quatre fils Aymon reviennent séparément au château familial ; à l’ouverture du testament de leur père, ils découvrent qu’ils sont ruinés. Grâce à l’ingéniosité de leur fidèle serviteur, ils font croire à leur voisin, baron cupide doté d’une fille à marier, qu’un seul a survécu, héritant de toute la fortune familiale ; les trois autres frères se font passer pour sa suite. La fille du baron, qui veut éviter à ses cousines le couvent auquel les destine son père pour s’accaparer leur bien, invente un subterfuge et les marie aux trois autres frères. Le baron est berné, et tout est bien qui finit bien.

La « légende » de Masson et Anicet-Bourgeois (1849) est construite comme un mélodrame traditionnel. L’enchanteur Maugis, sachant que Charlemagne recherche sa fille née d’une première union, entreprend de lui substituer sa propre fille Edwige, pour faire ainsi sa fortune. Les quatre fils Aymon retrouvent la véritable héritière de Charlemagne, Odette, dont Maugis a réussi à dérober le scapulaire qui l’identifie. L’une et l’autre cheminent pour la cour de Charlemagne, mais Maugis, par ses sortilèges, ralentit ses rivaux, lançant contre eux quatre démons tentateurs. Les fils Aymon perdent de vue Odette, vendue à des pirates : deux d’entre eux la récupèrent à Bagdad. Ils parviennent enfin chez Charlemagne, qui en appelle au jugement de Dieu : chacune des deux jeunes filles touchera la couronne impériale, et la menteuse mourra. Pour sauver Edwige, Maugis se dénonce. Ils sont exilés tous deux, et l’empereur reconnaît la loyauté des quatre fils Aymon.

Devenue dans l’imaginaire collectif populaire un emblème du Moyen Âge comme un autre, la légende est altérée, et même parfois vidée de sa substance narrative : à partir de la monarchie de Juillet, les intrigues sont franchement fantaisistes. Mis à part Renaud (Renaut ou Regnault), les frères Aymon portent une grande variété de prénoms possibles ; Bayard et Maugis disparaissent une fois sur deux, alors que dans l’épopée initiale ils constituent à eux deux un légendaire et spectaculaire adjuvant.

En revanche, toutes ces pièces ont en commun les traits caractéristiques du théâtre populaire du XIXsiècle, par leur écriture spectaculaire et leur simplicité idéologique.

Rien d’étonnant à ce que les ressources du merveilleux et de l’épique soient récupérées dans le passage à la scène, dans un siècle où se déploient les séductions oculaires de la machinerie théâtrale et l’esthétique du « clou ».

La fortune de la légende dans la féerie en témoigne. Ainsi, la pièce d’Alexandre de M*** et Magniaudé est qualifiée, sur sa page de titre, de « pantomime chevaleresque et féerie en trois actes à grand spectacle ». Le scénario, d’ailleurs secondaire, puisque les personnages ne disent pas de texte et se contentent de brandir parfois des écriteaux destinés à éclairer le mimodrame, n’a plus guère de rapport avec l’histoire traditionnelle. Il s’agit en fait de jouer sur l’émotion et la sidération propres au genre féerique[28], sur l’illusion théâtrale, conformément aux attentes du public du Cirque-Olympique, spécialisé dans des pièces de pur divertissement. C’est le personnage de Maugis qui sert le mieux cette esthétique : sorcier et chevalier dans la chanson de geste et ses adaptations, il n’est plus qu’un « enchanteur » au service du « grand spectacle ». Fidèle adjuvant de Renaud, à condition expresse que le héros respecte la morale de la pièce, c’est-à-dire « L’Amour ne doit jamais l’emporter sur l’Honneur »[29], il se place sans restriction du côté du bien. Il déploie alors ses pouvoirs surnaturels, grâce à des objets magiques, ingrédients attendus du spectateur de féerie : « Il lui remet une étoile de diamants qu’il porte à son col, et lui ordonne d’en toucher trois fois un rocher qu’il lui montre. Clarisse obéit. Le rocher s’ouvre et laisse voir une entrée resplendissante de lumière. » Maugis, conformément aux lois du genre qui aime à opposer deux puissances surnaturelles, affronte une sorcière maléfique, totalement inconnue de la tradition française, Lucine, elle aussi dotée d’une baguette magique. Magie blanche contre magie noire, à grand renfort de clous : coups de tonnerre, transformations miraculeuses et surgissements de démons, de dragons ou de barrières enflammées… Les pouvoirs magiques servent aussi aux changements de lieux vertigineux propres à la féerie, puisqu’ils permettent de transporter instantanément les personnages d’un lieu à l’autre[30].

Les séductions oculaires[31] permises par la légende sont aussi exploitées dans les autres pièces. La chanson de geste offre ainsi de nombreuses occasions de combats. Arnould utilise le ressort spectaculaire offert par Bayard, que montent les quatre fils Aymon en franchissant le pont-levis après l’attaque du camp de Charlemagne. Dans Richardet et Bradamante, « mélodrame en trois actes et à grand spectacle, avec fêtes, tournois et combats à outrance », la ressemblance physique entre Richardet et sa soeur donne lieu, puisque les deux personnages sont interprétés par la même actrice, à des chassés-croisés acrobatiques, qui célèbrent les puissances de l’illusion. Chez Leuven et Brunswick, c’est le pittoresque médiéval qui est utilisé à des fins décoratives : « Au castel de la Roche-Guyon. Le théâtre représente une salle gothique, avec arceaux au fond ouverts sur des glacis. Fenêtre à droite ; portes latérales. Aux murailles sont appendus une longue épée, un luth, des bannières. À droite, un grand coffre-fort en fer ; table et chaises gothiques. » Morceau de choix pour le décorateur que ce cadre « troubadour » ! Chez Anicet-Bourgeois et Masson, plusieurs clous de machinerie sont offerts au spectateur, comme le déferlement de la mer sur le plateau, les apparitions des démons, le repas servi par enchantement ; quant au voyage à Bagdad, il donne lieu à un pittoresque oriental haut en couleur.

Si le merveilleux médiéval est ainsi reconverti en spectaculaire, les codes de la chanson de geste, en revanche, sont considérablement détournés : la grandeur épique finit par disparaître derrière le comique et le pathétique propres au théâtre populaire du XIXe siècle, sous des formes variables selon le genre et la période.

Le comique est garanti par la fin toujours heureuse des intrigues, assuré par d’ultimes coups de théâtre providentiels, conformément aux attentes d’un public en quête de divertissement[32]. Il provient aussi de l’invention de personnages ou de situations grotesques : chez Caigniez, la maladresse de Richardet travesti en femme et ne sachant comment s’y prendre pour serrer avec douceur la princesse dans ses bras ; chez Leuven et Brunswick, le baron de Beaumanoir et son avocat véreux traités comme des fantoches mussetiens ; chez Anicet-Bourgeois, le serviteur Griffon, dont la balourdise et la vantardise servent de contrepoint aux aventures chevaleresques de ses maîtres, quand par exemple il essaie en vain de communiquer par gestes avec un nègre muet, ou que, enrichi par son voyage en Orient, il s’auréole auprès des petites gens des exploits de ses maîtres. L’atmosphère festive est entretenue par des intermèdes : chansons consubstantielles au genre de l’opéra-comique, fête incluse dans la fable de Richardet et Bradamante, « divertissements » offerts par divers personnage dans la féerie de 1811, « fête militaire » offerte à Charlemagne par les quatre fils Aymon à la fin de la pantomime d’Arnould.

Le pathétique, lui, provient de l’adaptation parfois très libre des schémas actantiels de la chanson de geste aux codes contemporains dominants du mélodrame, dont on retrouve partout la structure providentielle, manichéenne et moralisante ainsi que les emplois codés[33]. Les quatre fils Aymon, sujet ou adjuvant d’une quête juste mise en péril par un traître, à la fois héros et justiciers, échappent au péril grâce à leur valeur propre secondée éventuellement par des objets magiques ou par des serviteurs ou des alliés ingénieux, et finissent par triompher. Sur ce schéma, toutes les inventions sont permises. La plus saisissante est la place variable que peut prendre Maugis dans l’exploitation libre de la légende. Dans les deux pièces où il apparaît, il joue deux rôles contradictoires : adjuvant de Renaud en 1811 et traître de mélodrame en 1849. En 1811, porte-parole du conformisme moral et politique[34], mettant en échec le rival de Renaud, Mambrin (Maugis), félon qui passe un accord avec les Sarrasins, viole les codes chevaleresques en poignardant ses adversaires et use de la force pour se rendre maître de la femme qu’il convoite. En 1849, il incarne le mal que la société ne peut qu’éradiquer (la crainte de Dieu venant in extremis au secours de la clairvoyance impériale) et se retrouve symboliquement évincé de la société par l’exil.

Le triomphe des héros de la légende au nom de l’éternelle victoire du bien est aussi celui de l’ordre rétabli et de la réconciliation nationale : alors que l’épopée initiale, au sein du cycle des « barons révoltés », est fondée sur la rivalité tenace entre Charlemagne et les fils Aymon, les intrigues du XIXe siècle s’appliquent à célébrer la concorde nationale comme pour mieux panser les plaies de la Révolution. Les deux camps finissent par faire joyeusement la paix chez Arnould ; le roi Morganor pardonne à Richardet et lui donne sa fille chez Caigniez ; Renaud est récompensé de ses bons et loyaux services par Charlemagne, qui le marie à Clarisse dans la féerie de 1811 ; le prince sauve la situation des quatre héros et confond les traîtres par sa clairvoyance chez Leuven et Brunswick ; Charlemagne rétablit la vérité et châtie le traître sous le haut patronage du pape Léon III au dénouement de la légende d’Anicet-Bourgeois et Masson, particulièrement édifiant et conservateur : après que le traître Maugis a été confondu, chacun des fils Aymon présente au roi un objet symbole de son allégeance et de l’alliance du trône et de l’autel (question d’actualité en 1849) : une épée, un sceptre, une main de justice, un globe de Charlemagne, « et quand Léon III prend la couronne impériale, chacun des fils Aymon y porte la main comme pour la soutenir », avant que le rideau tombe.

On peut cependant déceler dans l’opéra-comique de Leuven et Brunswick quelques amorces de critique sociale et anticléricale, que ce « genre moyen[35]  » fait passer par l’intermédiaire du comique ; derrière les ruses employées par les quatre fils Aymon pour cacher leur misère et les subterfuges utilisés par le baron pour détourner l’héritage de ses nièces et s’accaparer la fortune présumée de ses nobles voisins, on perçoit une critique de la noblesse désargentée, obligée de se soumettre aux valeurs bourgeoises tout en tentant vainement de tenir son rang. Les trois nièces promises au couvent et libérées de la tyrannie de leur oncle incarnent aussi, au-delà du topos mélodramatique de l’innocence persécutée présent dans les autres pièces, une critique des vocations forcées et de la condition des femmes au XIXe siècle.

De la Bibliothèque bleue aux scènes populaires, la légende connue d’un vaste public constitue un élément déclencheur très efficace de l’imagerie médiévale dans la première moitié du XIXe siècle et même au-delà, puisque Victor Hugo la sollicitera encore dans La légende des siècles[36], et qu’on la retrouve au moins jusqu’à Proust, qui évoque dans Du côté de chez Swann « de délicats sculpteurs qui représentent le miracle de saint Théophile ou les Quatre fils Aymon[37]  ». Mais le théâtre lui fait perdre de sa substance narrative. De même qu’elle n’est pour Lamiel que le prétexte à des rêveries romanesques, de même, sur la scène, est-elle seulement le point de départ d’intrigues vaguement chevaleresques. Sont sollicités des signes dispersés, des épisodes ponctuels, les figures emblématiques de Bayard et Maugis ou le chef de fratrie Renaud de Montauban ; mais ils ne sont pas mis en réseau dans une intrigue qui reprenne globalement l’épopée transmise au fil des siècles. Effet d’annonce pour le public et réservoir de personnages pour les écrivains, cette histoire fait partie de la « culture passive ». Mais elle ne suscite que peu de créations sous forme de réécritures, même lointaines. C’est une légende, pas un mythe[38], peut-être parce qu’elle est concurrencée par d’autres figures médiévales émergeant à cette époque, notamment Jeanne d’Arc, et aussi parce que l’intrigue initiale, touffue, ne possède pas un pouvoir évocateur suffisant pour se régénérer et prendre du sens à différentes époques, sauf à totalement changer de physionomie. Le devenir des Quatre fils Aymon sur les scènes populaires du XIXe siècle confirme en ce sens les analyses de Claude Millet sur la différence entre mythe et légendaire ; en la paraphrasant, on pourrait dire que « la clôture du sens des vieilles légendes populaires est ici proposée au [public] comme une sorte d’évasion rafraîchissante ». En perdant de son épaisseur narrative, la légende s’obscurcit, opacité « produite par sa simplicité même »[39].

Mais les quatre fils Aymon sont aisément cités sur la scène, parce que certains signes de la légende, parfois réduits à des signifiants presque vides, rencontrent les codes théâtraux contemporains. Ces derniers sollicitent une mémoire populaire séculaire non encore remplacée, même chez les plus cultivés, par des textes originaux dont la redécouverte est lente et très partielle.

Nous avons déjà eu l’occasion de repérer les archétypes de la figuration du Moyen Âge sur les scènes romantiques[40] et de montrer comment ces exemples passés servaient à répondre à des préoccupations contemporaines. On les retrouve, certes simplifiés, mais toujours opérants, dans l’exploitation scénique de la légende des Quatre fils Aymon : magie noire et magie blanche figurent la coexistence de la barbarie et du plus haut raffinement, symptôme d’une civilisation décadente ; la rivalité entre l’empereur et les jeunes héros, toujours providentiellement résolue au dénouement, ne cesse de poser la question de la légitimité divine ou populaire de la royauté, et de célébrer finalement, on l’a vu, la concorde nationale ; le privilège scénique accordé aux fils Aymon traduit la survivance chrétienne des valeurs chevaleresques dans une société révolutionnée ; les épisodes guerriers, et notamment les combats contre les Sarrasins, entretiennent la fascination des contemporains pour Charlemagne, perçu comme le grand ancêtre de Napoléon ; selon l’orientation politique des dramaturges et le contexte historique de la censure, la représentation de l’alliance du trône et de l’autel se fait propagandiste ou, au contraire, satirique ; enfin, Bradamante et Clarisse font figure de lointaines ancêtres des revendications féministes, comme le refus des femmes d’être traitées en butin, en marchandise, en monnaie d’échange ou leur revendication à l’héroïsme.

Référence immédiate de la vivandière stendhalienne comme de l’aristocratique mousquetaire dumasien, la chanson de geste des Quatre fils Aymon est devenue, au XIXe siècle, un imagier, un magasin aux accessoires où l’on puise pour se représenter aisément le présent à la lumière d’un passé médiéval fantasmé.