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Qu’y a-t-il de plus excitant qu’un dictionnaire ? Vous l’ouvrez et derrière chaque mot surgissent des univers foisonnant de significations, d’images, d’associations mentales, de découvertes… Ainsi procède ce dictionnaire dont les mots (plus de 600) sont autant de portes joyeusement ouvertes sur les paysages du rire. À ceux qui penseraient que cette porte est déjà ouverte et qu’il existe de nombreux ouvrages de la même catégorie, il faut dire que tel n’est pas le cas. Bien des publications déclinent de A à Z des mots d’esprit, des calembours, des joyeusetés propres à amuser, pour certaines avec un talent remarquable, auquel Christian Moncelet n’hésite pas à rendre hommage à l’entrée « Ana ». Le Dictionnaire du diable d’Ambrose Bierce, le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert, le Diconoclaste de Jean-Loup Chiflet, le Dicodingue de Raoul Lambert, les titres sont trop nombreux pour continuer la liste. De telles célébrations de l’esprit donnent une vue éminemment subjective de l’humour, qualité qui n’est pas la moindre pour les amateurs dont je suis. On retiendra l’exemple récent de Bardadrac, un abécédaire enjoué dans lequel Gérard Genette livre ses souvenirs avec une verve et une liberté réjouissante. Sur la forme, l’abécédaire représente un modèle occidental d’acquisition des savoirs qui libère des contraintes de l’exposé historique et sous-tend une stratégie d’exploration ludique. Le lecteur s’approprie le savoir à la manière primitive des jeux de l’enfance. Il se pourrait que je n’aie pas toujours su résister à la vaine tentation de saisir l’intégralité de l’ouvrage, un égarement dénoncé par Genette qui considère son ouvrage comme « un puzzle à ne pas recomposer ».

Avec Les mots du comique et de l’humour, le plaisir apporté par les citations ne le cède en rien au choix rigoureux des exemples illustrant les théories ou les techniques de l’art comique. Plus important encore dans ce domaine, les trésors de la culture populaire ne sont jamais sacrifiés sur l’autel aseptisé de l’élitisme académique. Les champs du savoir sont explorés et explicités sans que jamais le désordre de l’alphabet n’escamote les questions épineuses. Un des principaux obstacles consiste en effet à évoquer les théories qui sous-tendent les concepts, celles dont relèvent les boutades, à renvoyer aux sens archaïques, aux apports d’Internet, bref à clarifier les exemples, sans en déflorer la saveur. Sur ce point, Christian Moncelet allie une immense érudition à une écriture savoureuse, sa précision n’ayant d’égal que la pertinence des trouvailles insolites récoltées au fil d’années de lecture. Découvrir le bon mot au service de la chose ou de l’idée témoigne d’une imagination ludique jamais prise en défaut : « Du pétulant au pétillant », le titre de l’introduction en fait preuve, qui nous annonce par allusion phonétique (peut-on parler d’allitération ?) que le bas corporel ne sera pas sacrifié aux contraintes de l’intelligence universitaire. Ainsi l’exemple de la scatologie[1] vient-il illustrer le concept de « thème », lequel fédère les motifs que sont le pet, le pot de chambre et les W.-C. La démonstration est limpide. L’introduction précise par ailleurs que la dérision, escamotée dans le titre pour des raisons de commodité éditoriale, ne l’est pas dans le volume. Comment ne pas s’inquiéter de l’influence des commodités sur la raison ? Le projet consistait en effet à inventorier les causes, cibles et conséquences du comique, finalités et formes, motivations et motifs, tout autant que les mots (« vivants, moribonds ou dormant dans les dictionnaires ») qui en désignent et qualifient les manifestations. Cet ambitieux programme a de toute évidence rempli ses promesses. Le parcours de lecture proposé sera donc une promenade à cloche-pied dans ce labyrinthe facétieux où confrontée à d’apparentes impasses, je serai contrainte à demander le secours de l’auteur.

Entre « abracadabrant » et « zygomatique », les concepts convoquent l’espace culturel de l’histoire du rire. L’imagination bridée ou « déjantée » s’allie les ruses du langage apportant une aide incomparable au lecteur à court de vocabulaire pour parler de son plaisir comique. L’auteur ou, selon ses termes, « l’échanson de plaisanteries capiteuses […] pourvoyeur de références […] et greffier des appellations lexicalisées […] », n’est jamais dépourvu du vocabulaire, ni de possibles jeux de mots (« passage à tabac » enchaîne avec la plus claire évidence sur « passage à t’abattre »…). Christian Moncelet est un amoureux de la langue, du « français mouvant et émouvant, imprévisible et enjoué ». Cette qualité stylistique se double d’une maîtrise linguistique des techniques langagières sans égale à ma connaissance. Le vocabulaire promène le lecteur d’ « anacoluthe » à « antanaclase » et autres concepts abscons pour le commun des mortels, regroupés sous le « rhétorique » de l’index thématique (dont on regretterait l’absence de pagination, si ce défaut ne s’avérait une qualité ludique supplémentaire obligeant le lecteur à un jeu de cache-cache dans le corps du texte).

Bien des vocables absents des dictionnaires usuels paraissent dans l’ouvrage, tels « Aptonyme », « Eutrapélique », « Slapstick », « Witz » ; ils en gagnent une légitimité d’usage assortie d’exemples éclairants.

La langue appartient au corps, retenue ou libérée par l’éclat du rire, elle parle de la personne sans négliger son être rieur ni son état de source d’hilarité. L’enracinement auvergnat de Christian Moncelet s’affirme d’emblée avec « Chuintement », témoignant d’une affection particulière pour son parler régional. L’exemple emprunté à Victor Hugo (« Shakespeare : Chexpire ! on croit entendre mourir un Auvergnat ») en attesterait la stature de cliché définitif s’il se trouvait encore quelques bougnats à Paris. Mais les temps changent et Christian Moncelet signale non sans une certaine fierté nostalgique que les dernières occurrences notables sont dues à Perec dans le cadre d’un jeu « allographique » fort oulipien.

À propos du cosmopolitisme des emprunts signalé dès l’introduction, il s’agit d’un cosmopolitisme assez relatif et très européen. Ces mots venus de l’étranger concernent principalement des modalités de style expressif (« Commedia dell’arte », « Picaresque », « Slapstick », « Kitsch ») qui éclairent bien leurs sources. À ce propos, le lecteur germanophone sera certainement surpris de voir « Witz » attribué à la Suisse dès l’introduction puis qualifié d’helvétisme à l’entrée elle-même (p. 619). Le concept profondément marqué par sa germanité vient de Wissen – le savoir, la connaissance. Si les auteurs cités (Lessing, Kant, Goethe) n’accordent qu’un intérêt secondaire au concept, celui-ci a fait l’objet d’un nombre importants d’études dont celles de Jean-Paul Richter, pour ne citer que cet auteur du tournant du XIXe siècle. C’est d’ailleurs dans le prolongement de ces interrogations propres à l’Allemagne, à la France et à l’Angleterre que Freud après Bergson publia sa célèbre étude du mot d’esprit (d’où sans doute la traduction de Witz par « esprit » retenue pour ce dictionnaire). À l’heure où triomphait Le rire (1900) de Bergson, Der Witz… (1905) de Freud fut un fiasco en France. Il faudra attendre la progressive compréhension de la notion d’inconscient et grâce à celle-ci une meilleure appréhension des sphères mentales incontrôlées, puis l’intérêt des surréalistes, pour que la chance sourie à un ouvrage et à une interprétation du mot d’esprit dont le succès ne s’est plus démenti par la suite[2].

Les mots du dictionnaire s’offrent au lecteur curieux en livrant non seulement d’érudites anecdotes mais encore des annotations théoriques, subtil filigrane menant d’un concept à l’autre. Là se trouve le jeu qui consiste à remonter du mot au sens, à l’émotion et à l’interprétation. Les concepts « inoffensif » et « tendancieux » prennent de la sorte un relief particulier selon l’acception de Freud : le mot d’esprit tendancieux dévoile implicitement un lien agressif et/ou sexuel exprimé par le locuteur. Rapproché du comique « significatif » selon la terminologie de Baudelaire d’une part, et d’ « agressivité » et de « sexualité » d’autre part, le lecteur apprend en réseau l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur la filiation des théories.

Le destin des mots porte parfois un lourd héritage. Comment échapper à la stupidité crasse des blagues à l’encontre des Belges, sinon comme le fait Christian Moncelet en évoquant l’extraordinaire richesse de la culture humoristique wallonne. Les Suisses s’en tirent à peu près bien, quant au Québec il sort gagnant de la distribution. Qu’en est-il des autres horizons de la francophonie et des apports du métissage ? À cet égard, ma surprise a été totale de voir dans le film Astérix et Obélix : mission Cléopâtre[3]Jamel Debbouze alias Numérobis (l’architecte de Cléopâtre) traverser le désert à dos d’âne[4] pour aller chercher l’aide de Panoramix, le druide gaulois. Cette scène, qui n’existe pas dans le scénario de Goscinny, introduit subrepticement la figure comique du célèbre Djoha[5] du monde arabe dans la culture traditionnelle française.

Le traitement dépréciatif des nations voisines conduit directement à la question de la dérision. Une vision idyllique du comique en fait une expression joyeusement libératrice dont nous savons tous combien elle est partiale. Certains rires sont des armes. Le dictionnaire évoque les ethnotypes dévalorisants et les sociotypes satiriques, comme il précise les contenus des différents vocables majeurs de la culture comique : « humour », « ironie », « facétie », « burlesque », « second degré », etc. Les clichés porteurs de comique dépréciatifs sont pointés : « belle-mère », « paresse », « bêtise », « misogynie », « misandrie », « anticléricalisme », « satire »… Et l’occasion est bonne de reprendre les propos de la Québécoise Louise Leblanc cités dans « misandrie » : « Il ne faut pas croire les hommes quand ils disent que la femme est menteuse, c’est une calhomnie ».

À propos de « dérision », une citation de Descartes accuse certains rires nés d’une moquerie procurant « une joie mêlée de haine » (Les passions de l’âme). Un « ris malin », selon Voltaire que l’on retrouve dans « supériorité ». Cette modalité, dite Schadenfreude en allemand, existe aussi bien chez nous qu’ailleurs, nonobstant l’angélisme suspect de certains selon qui l’absence même d’un mot interdit l’existence de la chose. Comme le signale Christian Moncelet, le vrai titre de ce dictionnaire comporte bien trois termes : Comique, humour et dérision. Néanmoins, de la dérision à l’autodérision et à l’humour, la transition se prête à de multiples manoeuvres dont l’objectif est de sauver sa mise le plus joyeusement possible. De la sorte, s’il est une part d’ombre dans le comique, la dominante dans ce dictionnaire appartient aux multiples éclats d’un rire solaire. Il y aurait encore beaucoup à noter sur la richesse des notions abordées, sur la transformation des noms propres en termes génériques de style, sur l’emploi de mots anodins voisinant avec de véritables obscurités pour dévoiler au bout du compte leurs ressources insoupçonnées. La dilection que Christian Moncelet réclame pour le rire s’exprime au fil des lignes dans une langue savoureuse, claire, amoureuse de son propos. À la question problématique initiale exigeant d’illustrer les finalités et les procédés, nous attestons la possibilité d’une instruction par le plaisir, sorte de Thélème de la modernité recherchée par l’auteur. Certes, il demeure un regret, adressé au créateur d’insolivres et à l’amateur d’images humoristiques qu’est aussi l’auteur de cet ouvrage : le mystère des rires fusionnels demeure, de ces rires magiques qui nous saisissent sans raison apparente. Autant de rires d’enfants, de plaisirs à jamais inexpliqués dont la réalité ne peut qu’être rêvée…