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Paru à la fin de 1798, Le nouveau Paris de Louis Sébastien Mercier est « un des ouvrages les plus intéressants concernant la période révolutionnaire », comme le souligne Jean-Claude Bonnet, son éditeur moderne[1]. Bien que le texte appartienne au genre du témoignage historique, il ne s’agit pas à proprement parler de mémoires mais plutôt d’une longue chronique (930 pages) analytique et non-chronologique couvrant la période 1789-1797, morcelée en très nombreux chapitres (271). Mercier y met en oeuvre son triple statut de « témoin, acteur et victime de tous ces grands événements[2]  ». Élu député de Seine-et-Oise à la Convention, sympathisant des Girondins, il est jeté en prison après la chute de ces derniers et y séjourne du 8 octobre 1793 au 24 octobre 1794[3]. Ce passé est tout proche, la blessure encore ouverte, celle de la Terreur et de ses violences en particulier. Je propose ici de lire Le nouveau Paris comme l’écriture d’un énorme traumatisme collectif, avec un accent sur le non-savoir que préserve la mémoire et que respecte la parole singulière du témoin écrivain : accent sur l’aveuglement, la confusion, l’incompréhension, l’imprévisibilité, mais aussi l’extrême passivité, volontaire ou non, des témoins des violences. Saint-Just avait dit : « La force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avions point pensé » (Convention, 8 ventôse an II / 26 février 1794). Mercier l’anti jacobin ne cesse de méditer sur cette même surprise. On devra ici envisager le témoignage, autant qu’une tentative d’éclaircissement, comme expression d’une fidélité à la part de non-savoir au coeur de l’expérience des événements traumatiques qui ponctuent la période révolutionnaire. En corollaire, on considérera dans le témoignage l’acceptation d’une part d’incommunicabilité dans sa dimension vécue ou existentielle. Une grande force de l’écriture, et sa vertu réparatrice, viennent de cette reconnaissance : on n’a pas (tout) su, chez les contemporains de la Révolution ; on ne saura pas (vraiment), chez les successeurs, mais l’héritage de la Révolution, lui, demeurera clair. Ce sont ces aspects du témoignage sur le traumatisme révolutionnaire qui seront examinés ici.

I

Écrit à la première personne, Le nouveau Paris favorise un retour fréquent du « je » sur son rôle et sa présence au coeur de la Révolution. Curieusement, pourtant, l’expérience personnelle qu’a faite Mercier d’un long emprisonnement sous la Terreur ne constitue pas un des fondements de la réflexion sur la violence révolutionnaire. Cette expérience paraît plutôt refoulée, surgissant en bribes comme accidentelles, au détour ou au hasard d’un tableau ou d’une analyse[4]. Je ne retiendrai qu’un passage, le plus intense, relatant le souvenir de cet emprisonnement ; il surgit dans une note du discours préliminaire : doublement marginalisé[5]. De toute évidence, dans son climat fantastique et hyperréel à la fois, c’est la scène quintessentielle du traumatisme du condamné à mort qui est ici gravée :

Nous vîmes les apprêts de notre mort aux Bénédictins Anglais, dans la nuit du 9 au 10 Thermidor ; on y avait transféré à dessein les 73 représentants du peuple. La Commune de Paris avait tout disposé pour nous faire égorger. On vint, les sabres nus, nous reconnaître dans nos chambres ; le tocsin sonnait ; nous restâmes dans cette douloureuse anxiété jusqu’au lendemain, où nous vîmes la dalle des latrines enlevée et qui devait sceller notre tombeau, et nous apprîmes très tard la chute de nos tyrans[6].

Quelque chose de terrible a eu lieu lorsque Mercier s’est retrouvé une nuit au bord du trou noir béant, dans la quasi certitude d’y être poussé d’un moment à l’autre. La déshumanisante torture, comme Dostoïevski, Hugo et bien d’autres après lui sauront le dire en de plus dramatiques développements, vient de l’attente et de l’incertitude face à une mort très probablement imminente. Pour lui, la dalle ôtée est l’image terrifiante et suffisante du traumatisme subi : la perspective très réelle d’un engloutissement ignominieux dans les latrines de la salle[7]. L’anxiété atroce de ne pas savoir si ce qu’on craint, une mort violente, va survenir ou non dans les heures qui viennent, Mercier déclare l’avoir vécue dans sa chair. En marginalisant cette scène capitale, il marque certes sa volonté de ne pas se laisser engloutir par son souvenir. Pourtant, c’est bien pour avoir vécu cette intimité traumatique avec la mort, cette impuissance et cette incertitude catastrophiques, qu’il pourra parler avec une autorité secrète pour les suppliciés : en leur faveur comme en leur nom.

À ce paroxysme de la passivité forcée on doit opposer, sur la longue durée des mois entiers d’emprisonnement, une stratégie de survie mettant à profit cette même passivité. Dans une de ses rares confidences, Mercier explique comment il n’a réussi à survivre que pour savoir, et dire, ce que la Révolution aura été au bout du compte, donc pour tenter de penser un sens ultime que seule la fin (dénouement mais aussi but, signification) aura pu apporter. En prison, écrit-il, « je ne voulus pas mourir, pour laisser à mes bourreaux ce triomphe et cette satisfaction. Je voulus vivre pour voir la fin de ces singuliers événements. Je déclarai à tous mes compagnons d’infortune, que je me constituais homme-plante, que je ne voulais être que cela[8]  ». La passivité est retournée en vitalité concentrée mais puissante : celle de la survie en vue du témoignage. Le nouveau Paris est le fruit de cette captivité et de la volonté sourde mais obstinée de ne pas faillir, de ne pas sombrer dans le non-sens qui, dans le cachot, obscurcissait la totalité de la Révolution. L’écriture est donnée par Mercier comme la seule ressource, le seul recours, comme la seule expression dans un temps et un lieu où la terreur et l’horreur l’avaient réduit au mustisme : « Interdit par tout ce que j’ai vu et entendu, froissé par la douleur de l’âme, encore muet d’horreur, je n’ai pu confier qu’au papier les sentiments qui me dévoraient[9]  ».

Or, un aspect important du témoignage de Mercier a trait à ce mutisme général, dans la population, face à ce qui se déroulait sous ses yeux, les violences collectives au premier chef : « Ces flots abondants du sang des citoyens ne frappèrent que des âmes passives. On eût dit une forêt mise en coupe réglée, tant l’indifférence était grande ou du moins muette[10]  ». Sur les fêtes de la Raison et leur sauvagerie, longuement décrites au chapitre 146, Mercier écrit : « Tout Paris a contemplé, sans souffler le mot, ces processions de la ligue jacobine[11]  ». L’extrême passivité des témoins innombrables, tout comme celle des victimes[12], est un problème lancinant que Mercier tourne et retourne dans Le nouveau Paris avec une évidente angoisse. Comment expliquer l’inaction des hommes devant des gestes inhumains posés en plein jour et donc visibles par tous ? La peur panique, à laquelle Mercier attribue un rôle politique énorme[13], source de « l’effroyable silence des lois », est évidemment une explication possible : « On eût immolé à leurs yeux leurs fils, leurs pères, leurs frères, ils se seraient tenus cachés de crainte que leurs larmes […] n’eussent éveillé les soupçons de la tyrannie[14]  ». Sans l’affirmer explicitement, Mercier soupçonne l’existence d’un traumatisme collectif, d’un choc massif tel que la seule réaction possible est la paralysie dans une population sous l’emprise totale de l’épouvante. Cela ressort de cette évocation dramatique du travail psychologique de la Terreur sur les Parisiens :

Quand les charretées de ces innombrables victimes étaient traînées par trois ou quatre haridelles, comment ne s’est-il pas trouvé dans l’espace de quatorze mois quarante hommes déterminés, perçant le flanc des haridelles, et sonnant ce grand signal de courage propre à le réveiller dans l’âme de leurs concitoyens ? Mais non ! tous les braves étaient morts ou aux armées ; et la terreur était telle que si l’on eût dit à un particulier : “A telle heure la charrette passera devant ta maison, tu descendras, et tu t’y placeras”, le particulier aurait attendu la charrette, aurait descendu son escalier, et s’y serait placé[15]  !

Le refus par tous de voir et de savoir en toute conscience ce qui était vu et su de tous, Mercier le dénonce et le comprend donc parfois comme le résultat de l’explosion des cadres ordinaires de l’expérience, par où les réflexes normaux, jusqu’à ceux de la conservation de soi, et la pitié instinctive, sont abolis. Ce serait donc le produit d’une autoprotection collective, le traumatisme étant souvent caractérisé par une sorte d’hébétement, une non-reconnaissance de ce qui arrive.

À d’autres moments, c’est l’égoïsme qui explique l’indifférence, l’ignorance délibérées. Le boutiquier apprenant les « exécutions du jour ou du lendemain » disait simplement : « Je ne me mêle pas des affaires du ménage[16]  », ironise Mercier. Plus fréquemment encore, l’accent est mis sur la crédule ignorance des « Parisiens toujours aveugles[17]  ». La « pâte » mal digérée que formait la lecture des philosophes, leurs livres étant « mal lus, mal compris, mal entendus » par les meneurs du peuple, les a alourdis sans les nourrir. Or, « l’ignorance engendre la barbarie, mais un demi-savoir fait pis encore […] il fait au nom de l’humanité toutes sortes de maux à l’humanité[18]  ».

Il reviendra à la postérité de méditer sur ce phénomène tragique et inexplicable (promis pourtant à d’autres illustrations bien plus tragiques encore) de l’indifférence collective face aux violences publiques. Mercier le répète avec une énergie amère : la stupeur et le silence de la nation, « pendant dix-huit mois de forfaits, sont […] plus épouvantables à la réflexion du philosophe, que la dissolution physique d’un monde[19]  ». De ce phénomène, le premier paragraphe du chapitre consacré aux Massacres de Septembre (18) pèse et mesure tout à la fois l’étrangeté et l’ampleur :

Les générations futures se refuseront à croire que ces forfaits exécrables ont pu avoir lieu chez un peuple civilisé, en présence du corps législatif, sous les yeux et par la volonté des dépositaires des lois, dans une ville peuplée de huit cent mille habitants, restés immobiles et frappés de stupeur à l’aspect d’une poignée de scélérats soudoyés pour commettre des crimes[20].

Cela, on ne le comprendra pas. Mais déjà alors on ne le comprenait pas. La confusion régnait au milieu de la violence ou de ses menaces. Par exemple, « les faubourgs de leur côté vomissaient des armées, et ce qu’il y avait de pénible pour les esprits, c’est qu’on ignorait réellement quelles étaient les dispositions et les sentiments de ces hordes subitement armées, et silencieusement menaçantes[21]  ». Être témoin de la Révolution dans Le nouveau Paris, c’est souvent ne pas comprendre, c’est voir sans pouvoir prévoir ; c’est vivre chaque événement majeur comme un écroulement du sens. Selon Cathy Caruth, la force de l’expérience s’exerce justement grâce à l’effondrement de la compréhension[22]. Mercier a su admirablement évoquer ce non-savoir au coeur de l’expérience traumatique (choc, blessure) par où l’autopsie, c’est justement voir le mieux et savoir le moins — on y reviendra. Le « je » du Nouveau Paris circule péniblement, douloureusement, dans les voies de cette prise de conscience. Dans son avant-propos, l’auteur évoque « ces incroyables phénomènes moraux et politiques, qui ont frappé d’une longue surprise et nos regards et notre entendement[23]  ». Ce que l’oxymoron « longue surprise » met en relief, c’est le renouvellement, dans la durée, de l’imprévisible. Ce sont à la fois les scènes ou mises en scène de la Révolution (pour les regards) et l’échec à leur assigner une place dans un déroulement historique soumis à des lois de prévisibilité (pour l’entendement). À considérer par exemple les fêtes de la Raison, bacchanales extraordinairement brutales, « on doute parfois de ce qu’on a vu et de ce qu’on a entendu[24]  » ; cette incrédulité s’infiltre dans l’écriture.

L’événement-clé du 31 mai 1793, « jour incompréhensible » qui signale le début de la chute des Girondins, est décrit par Mercier comme dominé par l’aveuglement de tous : celui des Parisiens marchant « sans savoir où ils allaient », « ignorant la plupart pourquoi on les avait rassemblés », celui de la Montagne interprétant en sa faveur « l’aveugle insurrection du peuple », et celui des Girondins eux-mêmes, incluant Mercier : « Je le dis comme témoin : nous fûmes trompés, déçus, amusés, perfidisés[25]  ». Courageusement, Mercier se donne comme le porteur exemplaire du non-savoir. En effet, dans un chapitre célèbre intitulé « Tout est optique », parlant de « toutes les journées mémorables », il explique : « J’y étais, et je n’ai jamais su où j’étais ; c’est-à-dire, comprendre ou le péril où je me trouvais, ou toutes les singularités qui m’environnaient ». Le passage mériterait d’être cité en entier, mais on se limitera à ces exemples :

J’ai vu porter la tête de Féraud, et je ne puis rendre compte de son assassinat ; j’ai vu Hanriot commander aux cannoniers, et je ne sais par quel chemin je me suis retrouvé libre et chez moi ; […] j’ai couru le palais du Luxembourg le 18 Fructidor sans connaître l’importance de cette journée ; je n’ai jamais cru à l’audace insolente et sanguinaire des Montagnards, parce que j’étais près d’eux […] Nul de nous n’a ajouté foi à leur inconcevable triomphe[26].

Pour Mercier, c’est cela sans doute qui a été effroyable : l’impossibilité radicale de savoir où allait la Révolution, la menace souvent accomplie de bifurcations et de dérives destructrices. Il a été incapable de prévoir ; sa « prophétie » a été vaincue : « Épouvanté le premier de ces excès monstrueux, de ces forfaits inutiles, j’assigne aux massacres de septembre une révolution qui détruisit de fond en comble celle que j’avais prédite et chérie. Dès que je vis le sang couler, je reculai en arrière avec frémissement, et je m’écriai : Non, ce n’est point là ma prophétie[27]  ». Et encore : « Au milieu de cette révolution, que j’appelais dans toute la candeur de mon âme et la rectitude de mon esprit, il y a eu d’autres révolutions terribles et sanglantes qu’il m’était bien impossible de prévoir[28]  ».

La question funeste s’impose : « Comment en un plomb vil, l’or pur s’est-il changé[29]  ? ». Dans la théorie par ailleurs très contestée des deux révolutions, 1789 et 1793[30], se dessinerait ce partage : 1789 est placé par Mercier du côté de la délibération, de la volonté, de la lucidité, du savoir ; et 1793, sous le signe de l’inhumanité, de l’abandon anarchique aux instincts, enfonce ses acteurs et ses victimes dans l’aveuglement et l’obscurité, le point de bascule étant la chute de la Convention et des Girondins le 31 mai 1793. Pourtant, et c’est un trait remarquable et souvent remarqué du Nouveau Paris, cette coupure ne détermine absolument pas la structure de l’ oeuvre. Mercier adopte un mode de composition éclaté qui marque son refus de céder à l’illusion rétrospective et qui détruit la téléologie idéologique vers laquelle tend tout récit historique chronologique. Le procès du roi par exemple, traité au chapitre 81, figure aussi et fameusement au chapitre 248. Frantz le formule bien : « plurielle et babelisée », la Révolution « résiste au tableau » et apparaît chez Mercier dans un « désordre décidé[31]  ». Le désordre, l’incertitude, les retournements — la longue surprise —, voilà ce que les Parisiens vivaient à l’époque de la Révolution, et c’est bien cela que Mercier entend préserver. Il s’efforce de résister à la tentation de projeter un faux savoir dans la conscience contemporaine des événements ; à la tentation de draper d’histoire la mémoire.

II

Bien entendu, jamais Mercier ne confond ses amis girondins avec les Montagnards ou les Jacobins, les victimes avec les bourreaux, les hommes humains avec les « sanguinocrates[32]  ». Au contraire, il reproche durement aux boutiquiers d’associer et de confondre sans vergogne Condorcet et Marat[33]. Les bourreaux, perdus dans la masse au sein de la tourmente, doivent maintenant être connus : « Oh ! qui m’ôtera la mémoire de ces jours sanglants ! mais non, je veux la conserver pour en flétrir et punir les auteurs[34]  ». Et de prendre en charge une des missions classiques du témoignage historique : l’hommage aux morts et la lutte contre l’oubli. Comme tous les rescapés d’un traumatisme collectif qui écrivent leur expérience, il accomplit un devoir de mémoire qui est « de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi[35]  ». Son livre est le règlement d’une dette vivante aux morts justes. Plusieurs hommages vibrants et émus sont ainsi rendus aux martyrs du 31 mai, fondateurs « aux mains pures » de la République, à Bailly, Louvet, Brissot, Condorcet, Charlotte Corday, au couple Roland[36]  — à tous ceux qui ont été tués comme il aurait si facilement pu l’être. Ce qui n’était pas su dans le tourbillon révolutionnaire, ce qui est passé inaperçu, ce qu’on a refusé de reconnaître, la grandeur et l’héroïsme de tant de victimes, doit apparaître au grand jour.

Mais le passé n’a de valeur que dans ce qu’il a engendré et transmis. Les enfants conçus pendant la Révolution symbolisent tout à la fois le passé et l’avenir dont est gros le présent. Ils portent en eux le développement, la fructification de la Révolution, et en cela sa justification : « Si l’on retrace chaque jour les scènes affligeantes de notre révolution, pourquoi ne pas parler d’un spectacle du moins consolant, et qui frappe incessamment nos regards ? c’est celui que nous offre une multitude d’enfants allaités par leurs mères. De quel côté que je porte les yeux, je rencontre partout des enfants […] les hommes eux-mêmes portent ces innocentes créatures[37]  ». Soutenu par la « profondeur des vues d’une nature régénératrice », l’intérêt pour les successeurs est ce qui permet le bilan réparateur enraciné dans le passé mais tourné vers le futur : « Si c’est là un produit de la révolution (comme on ne saurait en douter), ce sont en même temps des scènes si touchantes, qu’elles peuvent tempérer les tristes couleurs du tableau de nos désastres passés[38]  ».

Doit-on pour autant accepter qu’une génération aura dû être sacrifiée pour que l’oeuvre de la Révolution ait pu s’accomplir ? Mercier repousse avec indignation cette idée qu’il attribue aux Jacobins : « Ils eussent immolé, sans remords, les deux tiers de la génération, s’ils avaient cru ce sacrifice utile[39]  ». Mais la projection dans la postérité encourage une prise en charge élargie de la responsabilité glorieuse autant que honteuse de la Révolution par une génération tout entière. Au détour d’une critique des commerçants égoïstes, Mercier souligne l’absurdité des regrets et des protestations rétrospectives : « Une révolution est toujours un fléau pour la génération qui la voir naître ; on dirait à les entendre que la révolution aurait dû choisir un tout autre temps que celui où ils existent[40]  ». On songe au mot de Robespierre : « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? » (Convention, 5 novembre 1792).

Paradoxalement, c’est par la notion d’instrumentalité que peut être acceptée pleinement par le « nous » des contemporains la responsabilité de la révolution dans toutes ses dimensions, des plus atroces aux plus héroïques, dans le mal comme dans le bien : « Nous, comme les instruments d’un bras invisible et puissant, nous aurons tracé douloureusement cette carrière de tranquillité et de gloire que l’homme parcourt, ainsi que le prouve l’histoire, à la suite des grands mouvements et des bouleversements des empires[41]  ». Avec ce « nous », Mercier inclut l’ensemble des participants dans une masse indistincte parce que tous ont été nolens volens mus par une même force : « Tout cela était cruel, vil, abominable ; mais c’était de la force ; et c’est la force qui pousse les hommes et qui en compose peu à peu un tourbillon irrésistible qui enveloppe tout, entraîne tout[42]  ». Ces hommes mêmes qui semblaient faire l’histoire ne savaient pas l’histoire qu’ils faisaient[43], « hommes absolument nuls » qui ont provoqué des désastres inouïs. En même temps, « tous les destructeurs à cette époque horrible croyaient travailler pour eux seuls et ils ont travaillé pour le salut de la France[44]  » ; les sans-culottes ont été « mannequins », « marionnettes exécrables que des fils invisibles faisaient mouvoir[45]  ». Le vocabulaire des révolutionnaires eux-mêmes est riche en métaphores de tempêtes, torrents et autres phénomènes naturels incontrôlables[46] évoquant l’idée d’une avancée irrésistible, indépendante d’un savoir ou d’une lucidité qui permettraient calculs et prévisibilité. Tout au long du Nouveau Paris, Mercier cherche à évoquer ce qui dans l’histoire force les hommes à participer à ce qu’ils ne peuvent connaître, à jouer un rôle qu’ils ne peuvent comprendre pleinement.

Ce n’est pas pour autant un texte serein, ni apaisé. La colère et l’horreur l’habitent souvent ; le sang y colore à flots la réflexion politique ; le tocsin lancinant y résonne encore, et le traumatisme personnel figure en creux mais au coeur secret du livre. La révolution des Jacobins « fera encore longtemps l’épouvante de la postérité[47]  », et l’auteur entend bien contribuer à maintenir cette épouvante. Mais à la différence des événéments radicalement destructeurs et porteurs du seul mal comme le sera l’Holocauste, le traumatisme de la Révolution peut être vu, ou revu, sous l’angle positif de ses résultats. Le bilan rétrospectif permet seul d’atteindre un équilibre qui était impossible au sein de l’expérience vécue. Cet équilibre ne consiste pas à effacer le mal — l’aveuglement des fureurs et des erreurs — mais à embrasser une totalité où événements, acteurs et idées sont de facto regroupés dans la perspective de l’accomplissement futur de la Révolution, où bien et mal finissent non par s’annuler mais par se compenser. C’est tantôt dans sa singularité de témoin sensible, tantôt dans son appartenance au « nous » porteur de solidarités diverses (avec les Girondins, les Parisiens, les victimes anonymes, et finalement tous ceux qui ont vécu la Révolution) que Mercier exhibe et suture alternativement la blessure collective, en mettant en avant la notion de compensation : « Nous avons passé par toutes les épreuves ; nous avons offert le spectacle de tous les excès, de tous les genres de folie. Mais ces scènes affligeantes ont été compensées par les traits les plus propres à honorer l’espèce humaine[48]  ».

La proximité de la mort, si traumatisante dans l’expérience personnelle, est située dans un déroulement historique à grande échelle qui la sublime. Ce quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage, la poésie intensément héroïque que confèrent à la Révolution ses extraordinaires enjeux politiques, Mercier est capable de le concevoir au plan existentiel pour pouvoir l’interpréter comme une plénitude de vie :

Il a fallu […] voir les époques célèbres des 14 Juillet, 4 Août, 5 Octobre, 21 Juin, 10 Août, 31 Mai, 13 Vendémiaire et 18 Fructidor ; il a fallu descendre dans les cachots, il a fallu être lié à la planche de la guillotine, et voir incessamment la mort, soit dans les fureurs, soit dans les erreurs d’un grand peuple soulevé. Qu’importe ! mes jours fatigués ont été pleins. J’ai vu ce que n’ont point vu d’autres hommes. J’ai assisté à des commotions terribles et désastreuses, qui agrandissent et fortifient l’âme, qui la rendent supérieure aux événements, qui lui font braver le trépas. Je ne troquerais pas cette existence orageuse, mais instructive, pour une autre plus calme et plus tranquille. Après ce que j’ai vu, l’histoire des hommes est dans ma tête[49].

Les événements ne sont plus contingence haletante (une révolution inattendue par jour[50]) mais nécessité solennelle (« il a fallu ») en regard à la fois de leur ultime fruit politique et de l’existence même de l’écrivain, qui par ce fruit et pour lui accomplit son oeuvre. Les jours fatigués ont été forts, le texte même en témoigne. À l’heure du bilan, Mercier inscrit son propre traumatisme, cette proximité immédiate de la mort sur plusieurs mois, comme un mode de participation certes non pas positif mais productif à un moment exceptionnel de l’Histoire.

Mais l’intensité fiévreuse, le désordre et l’épouvante, l’exaltation et la désorientation, l’impuissance et la violence — le vécu même de la Révolution, Mercier ne pense pas qu’ils soient jamais véritablement connus. La conscience d’un abîme séparant l’expérience et l’écriture, entre le « je » témoin et les lecteurs du témoignage, est aiguë. Rappelons-nous cette hantise : le témoin aveugle et passif qui ne peut et parfois ne veut rien savoir. Cette figure est si décisive dans Le nouveau Paris que tout le livre semble pouvoir être lu comme un geste actif de compensation devant cette passivité. Il s’agirait de refaire des témoins, de vrais témoins cette fois : des lecteurs replacés face aux événéments et qui désormais verront ce qu’il faut voir. La postérité devrait avoir les yeux grands ouverts. La plupart des témoignages sur des événements historiques traumatisants contenant des violences, des cruautés et des crimes contre l’humanité ont d’ailleurs ce même objectif : faire voir et savoir précisément ce que les contemporains et voisins proches des événements ne pouvaient ou ne voulaient pas regarder en face. Il faut donc re-présenter, rendre à nouveau présent ce qui avait été vécu dans l’indifférence. Certes, dans le cas de la Révolution, les témoins et les témoignages ont immédiatement abondé. Mais Mercier soutient que ce qu’il faut revoir avant tout, c’est précisément ce refus ou cette impossibilité de voir efficacement qui caractérisait tant de (mauvais) témoins oculaires.

La nécessité même de l’autopsie, cependant, peut entraîner le témoignage écrit dans une impasse : si seul celui qui était là, qui a vu et entendu, peut vraiment savoir, et que tous les autres (les lecteurs) sont condamnés à l’approximation, à l’incomplétude, à l’insuffisance, alors l’autopsie est vouée au solipsisme, enfermant le (bon) témoin dans un souvenir incommunicable. L’angoisse de l’impossible témoignage se traduit fréquemment par des formules telles que celles-ci :

Quiconque n’a point vu, n’a point entendu toutes ces sections populaires défiler et hurler en la manière accoutumée dans la salle de la Convention nationale ne peut se former une image de ce qu’était ce peuple vociférant : Vive la Montagne ! […]

Témoin et victime de ces scènes insensées et violentes, je le répète, qui n’y a pas assisté ne peut connaître l’histoire de ces jours déplorables, encore moins en rendre compte à la postérité[51].

De l’extraordinaire héritage politique de la Révolution, les grands auteurs apparents demeureront, mais les participants véritables ne seront pas reconnus ; leurs souffrances ne seront pas mesurées ; ce qu’ils ont réellement vu ne sera pas cru. Dans ce qui a été vécu, tant est demeuré et demeurera à jamais « inobservé » au sein de la confusion générale, estime Mercier ; « Que d’événements se sont succédé depuis 1789, jusqu’en 1797, inconnus, inobservés, inouïs, malgré tant d’écrits ; quel spectacle dérobé à l’histoire[52]  ».

Le terme d’ « inconcevable », par exemple, revient pour qualifier le tribunal révolutionnaire ; « il faudrait un volume pour peindre tant de scènes sanglantes[53]  » qu’il a produites. Mercier se résigne à ce que les successeurs ne sachent pas, ne comprennent pas ce qu’a pu signifier l’être-là au coeur de la Révolution. Inouïes dans leur violence, la blessure et la fierté ne peuvent être comprises que par les participants directs, par ce « nous » de contemporanéité unissant victimes mortes et survivants, et qui se distingue des hommes de l’Ancien Régime comme des héritiers de la Révolution. On ne saura pas, dit Mercier, ce que c’était que de ne pas savoir — de ne pas savoir pourquoi ou comment 1789 avait à ce point dérivé, pourquoi ou comment on en était en si peu de temps arrivé à placer « l’image de la liberté au milieu des piles de cadavres, des massues ensanglantées et des juges bourreaux[54]  ». L’écrivain a pour rôle et devoir de dire ce qui a été, sachant que rien n’en sera vraiment su : « De tout ce que j’ai vu, rien ne peut se redire comme il s’est passé ; il est impossible de se figurer ce qui est ; l’histoire ne pourra y atteindre[55]  ». Sachant qu’on célébrera des dates, et qu’on oubliera tout : le sacrifice héroïque des uns, la réelle inhumanité des autres, la perte complète et soudaine de tous les repères, les massacres archaïques, le tocsin et les discours fous, l’impuissance et les têtes courbées sous la peur. Cela aussi, Mercier l’accepte. Répétons-le : Mercier n’incite pas à l’oubli des souffrances, tout au contraire. Mais il accueille comme un phénomène inévitable, naturel en ce sens, le fait que ces souffrances ne soient jamais réellement connues par les successeurs. Cette résignation au non-savoir de la postérité, l’écriture la prend en charge, l’incorpore et en tire une force :

Que d’événements ! quelle histoire ! combien nous avons vieilli depuis huit ans ! Nous allons célébrer la commémoration du 14 Juillet : nos neveux seront plus disposés encore que nous à fêter l’anniversaire d’une si mémorable époque. Ils en recueilleront les fruits, nous en avons eu la peine. Ils oublieront nos travaux, nos dangers, nos combats ; ils nous feront peut-être des reproches injustes, c’est qu’il leur sera impossible de se figurer de quels tourments nous avons été battus : mais qu’ils honorent, ou qu’ils n’honorent pas notre mémoire, il est pour moi un sentiment qui me console de tout : j’étais né sujet, je mourrai républicain[56].

L’ensemble des républicains révolutionnaires se trouve lié dans ce « nous » fondateur, grand ancêtre, battu de tourments, usé sous le poids d’une histoire trop lourde. La fin de la Révolution, Thermidor, « est ce miroir sans magie qui renvoie à chaque révolution naissante la seule image qu’elle ne voudrait pas voir : celle de l’usure et de la décrépitude qui tuent les rêves[57]  », écrit Baczko. Mais dans le bilan que fait Mercier très peu d’années après Thermidor, c’est l’avenir qui domine, un avenir enraciné dans un présent tangible et non dans un passé déjà mythique, déjà perdu. La brève formule finale fait en effet briller l’ultime acquis d’un éclat immense, auprès duquel la question de l’honneur devient dérisoire. En dernière analyse, c’est la position d’énonciation politique qui confère à l’ensemble du texte sa fonction réparatrice. Le « je » dans le jeu des temps (j’étais né, je mourrai) désigne le courage de l’abandon : la perte de l’espoir qu’une transmission de l’expérience individuelle vive soit possible, le dépassement des origines et des rêves déçus, le refus de la nostalgie, et ce, au nom du plus bel héritage qu’une génération ait jamais pu transmettre aux suivantes selon lui : la liberté républicaine.

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Il existe dans Le nouveau Paris une vérité de l’incompréhensibilité qui double et hante et trouble la vérité des événements ; c’est à mon sens ce qui fait sa valeur de témoignage comme fidélité à l’expérience[58]. Or chez Mercier, remarquablement, cette vérité du non-savoir n’exclut pas une écriture forte, forte d’un savoir sur la liberté qu’il appartiendra pourtant au seul avenir de vérifier. « Quoique les oeuvres de prison soient des oeuvres de ténèbres, j’y retrouve des idées que je n’aurais point eues ailleurs, et qui me guident dans mes observations[59]  ». L’oeuvre aura bien une mission historique de re-présentance : ce qu’il s’agira de rendre à nouveau présent par l’impératif du « voir-comme », c’est ce qui ne sera sans doute pas pleinement compris par les héritiers de la Révolution — son épouvantable aveuglement, son oeuvre de ténèbres enveloppant victimes et témoins, chair et âme. Mercier est capable de parier sur l’avenir tout en assumant la possibilité de l’ingratitude, de l’indifférence, de l’oubli, et cela, pour la seule raison qu’il croit, mieux, qu’il sait assuré l’héritage de liberté légué par le bouleversement vertigineux dont il a été « témoin, acteur et victime ». Ce savoir-là, succédant à la longue surprise, console de tout.