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Un personnage prisonnier d’une action, un geste qui revient sans cesse, un mot martelé pesamment, rien de tout cela, ou si peu, chez Marivaux, qui à la mécanique du rire préfère le naturel susceptible de rendre compte dans la précision et la nuance des sentiments humains et des rapports sociaux, fussent-ils ridicules et risibles. Cependant, la répétition n’est pas absente de son oeuvre, au contraire. Que l’on considère ses romans, son théâtre ou ses journaux, elle constitue un fait textuel et un principe poétique essentiels, tant au niveau de chacune des oeuvres qu’à celui de l’ensemble, à la fois hétérogène et uni, qu’elles forment. Mais ce trait formel possède également un équivalent diégétique. Il s’agit d’une autre forme de répétition, communicationnelle et dialogique, qui est à la fois transmission, appropriation et déformation de discours. C’est ce fait qui fonde, au-delà des strictes expériences de réécriture de sa jeunesse, le caractère fondamentalement parodique des textes de Marivaux, la parodie passant dans son oeuvre du statut de genre à celui de poétique. Ce texte a pour but de mettre au jour, à travers les exemples de La méprise et du Paysan parvenu, les rapports entre le principe de répétition mis en oeuvre de façon originale par Marivaux et les pratiques génériques comiques que sont la comédie et le roman comique.

La méprise, petite démystification du discours amoureux

Le théâtre de Marivaux peut être qualifié de théâtre de la répétition au sens où la spécificité de son dialogue dramatique est d’être constitué en grande partie par le rapport (fait de rapporter) de faits déjà passés, voire déjà représentés, et de discours déjà prononcés[1]. La méprise présente non seulement ce type de répétition mais également un autre qui lui est propre, puisqu’il tient au sujet même de la comédie. Ergaste s’est épris d’une jeune fille rencontrée dans une promenade, et dont il a ramassé un gant. Il cherche à la revoir le lendemain, encouragé par son valet qui retrouve d’abord la suivante de la dame en question. Elle lui apprend que celle-ci a pour nom Clarice et qu’elle est l’aînée de deux soeurs, riches orphelines,

qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu’à s’habiller l’une comme l’autre, ayant toutes deux presque le même son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu’elles ont fait serment de ne point se marier, et de rester filles[2].

Ce portrait a pour fonction de créer les conditions de la confusion qu’Ergaste va faire des deux soeurs. Dès la quatrième scène, Hortense, soeur de Clarice, se substitue à cette dernière devant l’amant, moyennant un masque qu’elle tient à la main un instant pour, dit la didascalie, « être connue du spectateur », avant de le porter à son visage. La pièce est donc construite sur l’alternance des rencontres d’Ergaste avec l’une et l’autre des deux soeurs. Elle se développe sur deux niveaux et en deux parties comprenant chacune onze scènes : pour le spectateur, seul capable d’identifier les deux soeurs, ce sont donc deux intrigues qui progressent en parallèle dans un premier temps puis finissent par interférer l’une avec l’autre en une série de quiproquos qui provoquent l’incompréhension des personnages pour lesquels, parce qu’ils ignorent l’alternance des deux soeurs auprès du jeune homme, il n’y a qu’une seule et même histoire. La première intrigue repérable par le spectateur, qui se développe autour du couple formé par Ergaste et Clarice, occupe les groupes des scènes 1 à 3, puis 7 à 11, tandis que celle dont Hortense est le centre s’intercale entre ces deux séries, dans les scènes 4 à 6. La première partie met en jeu deux formes de répétition, celle de la parole rapportée (scènes 3, 7, 8 et 11) et celle qui découle de l’alternance des deux soeurs sur le plateau. La substitution de l’une à l’autre a pour effet de briser, du point de vue du personnage d’Ergaste, la continuité et la gradation qu’il cherche à instaurer dans la relation, en reprenant sa cour scène 9 au point exact où il l’avait conduite scène 4[3]. La substitution prive en quelque sorte l’intrigue de sa mémoire et cette discontinuité est justifiée chez sa seconde interlocutrice par l’oubli (« Je ne me le rappelais pas », dit-elle). Cette dernière relève bien aussi une étape manquante, une solution de continuité dans le protocole de rencontre fixé par les bienséances :

Clarice – Vous m’avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guère d’intervalle entre me connaître, m’aimer, et me le dire ; et qu’un pareil entretien aurait pu être précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires[4].

Mais alors que Clarice traduit les effets de la substitution qu’elle ignore en termes d’empressement déplacé ou de manquement à l’honnêteté, la rencontre apparaît au contraire pour le jeune homme, qui croit parler à Clarice pour la deuxième fois, comme la réitération du premier entretien et pour le lecteur ou le spectateur comme un enrayement, un bégaiement du texte : mêmes réprimandes au nom des bienséances côté féminin, mêmes justifications et protestations passionnées côté masculin. Dans sa progression, Ergaste se heurte à l’ignorance de son interlocutrice qui l’oblige à rebrousser discours, à revenir[5] en arrière pour répéter les termes d’une conversation qu’elle-même est pourtant censée avoir entretenue pour moitié. À travers la substitution, c’est donc non seulement l’effort galant, mais encore le texte du dialogue qui semble s’être défait, et être à refaire. De l’une à l’autre scène, il apparaît alors recomposé selon un agencement différent, plus ou moins régressif, de ses énoncés :

Ergaste – […] je n’ai d’ami ici que le Comte de Belfort qui m’arrêta hier […]
Hortense – Le comte de Belfort, dites-vous ! […] Nos maisons sont voisines, apparemment qu’il nous viendra voir ; et c’est donc chez lui que vous êtes actuellement, Monsieur[6]  ?

Ergaste – […] Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir.
Clarice – Est-ce qu’il est de vos amis ?
Ergaste – C’est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j’étais[7].

Dans cette deuxième scène, des allusions aux actes de parole soulignent, en même temps qu’elles le réalisent, le phénomène de la répétition :

Ergaste – Je crois vous l’avoir déjà dit, Madame, je n’ai su ce que je faisais : oubliez une faute échappée à la violence d’une passion qui m’a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle[8].

Mais la répétition est aussi mise en valeur au début de la scène, avant que le personnage comprenne qu’il est effectivement obligé à la redite, par l’ironie dont Marivaux charge la réponse qu’il fait à la question déjà absurde de Clarice « Auriez-vous quelque chose à me dire ? » :

Ergaste – Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu’ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours, que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu’avec transport[9].

Au terme de cette première partie de la pièce fondée sur le principe d’alternance des deux personnages féminins se dégage une première signification de La méprise. Dans la mise en scène de la répétition impliquée par la substitution, c’est la légèreté d’un sentiment amoureux qui ne se trouve pas même capable de distinguer son objet, l’arbitraire du coup de foudre et son aveuglement, le ridicule d’un discours galant excessif, sémantiquement marqués du sceau de la tragédie, et sans cesse ressassant, qui sont visés. Marivaux en fait, grâce au dispositif formel mis en place et à la répétition qu’il induit, une sorte de parodie, plus complexe que le seul grossissement des traits ou la discordance burlesque.

Hortense oppose également au discours amoureux excessif d’Ergaste un respect des bienséances qui relève aussi bien d’un impératif moral que d’un problème dramaturgique ; il a pour cible à la fois la fable et son énonciation, car en en remarquant l’inconvenance du point de vue des moeurs, c’est aussi le manque de rapport entre un tel discours et les circonstances dans lesquelles il est prononcé que les protestations d’Hortense dénoncent. Ainsi, lorsque Ergaste remet sa « destinée » entre ses mains et prononce le verbe « haïr », elle lui renvoie toute l’artificialité et l’absurdité de son discours en le ramenant à son contexte :

Hortense – Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là, elles ne le méritent pas : Sur quoi voudriez-vous que soit fondée ma haine ? Vous m’êtes inconnu, Monsieur ; attendez donc que je vous connaisse[10].

Mais c’est surtout grâce au dispositif de la substitution que l’enflure inconvenante du discours amoureux est démystifiée. D’abord, le remplacement d’Hortense par Clarice à la scène 9, et l’incompréhension de cette dernière, a pour effet de signifier l’inefficacité de ce discours qui, malgré la rhétorique hyperbolique qu’il met en oeuvre, semble ne pas avoir été entendu, ni même prononcé. Ensuite, les déclarations passionnées d’Ergaste sont discréditées par leur redondance. C’est cette capacité que présente le discours amoureux à être répété, sa reproductibilité en quelque sorte, qui en ruine définitivement l’efficacité. Plus encore, la possibilité de l’adresser à plusieurs destinataires à quelques instants d’intervalle le condamne. Du point de vue de la fable, c’est d’ailleurs cette réutilisation ignorée qu’Ergaste fait de son discours qui engendre la jalousie et la colère d’Hortense et entraîne la confusion qui domine la seconde partie de la pièce. Alors que le contenu sémantique de ce discours affirme le caractère unique et exclusif de la passion et de son objet, son énonciation répétée en fait un discours général, indifférencié et, de ce fait, indifférent. Le dispositif de la substitution et de la répétition qui en découle a ainsi pour fonction d’expliciter la contradiction rédhibitoire qui oppose énonciation et énoncé pour révéler le caractère usé d’un discours amoureux infiniment recyclé et recyclable.

Une fois le principe de la substitution mis en place, la seconde partie de la pièce en abandonne la réalisation scénique pour reposer sur le dispositif de l’intermédiation, qui engendre une autre forme de répétition. Hortense ne reparaissant plus avant la dernière scène, et sa soeur avant la dix-neuvième, la méprise sur l’identité des deux jeunes filles subsiste en empruntant l’intermédiaire de personnages et d’objets : les tablettes apportées par Arlequin dans la scène 12 et le billet déchiré rendu par Frontain dans la scène 18 relaient dans sa fonction la présence masquée. Cette médiation a pour effet premier de permettre l’interférence des deux intrigues en repoussant le dénouement que constitueraient une véritable rencontre et l’explication susceptible de lever le quiproquo général, mais on peut également considérer qu’elle participe à l’entreprise de discréditation du discours amoureux stéréotypé. En effet, elle est un moyen d’expliciter non seulement le caractère artificiel et ridicule de ce dernier mais aussi les mécanismes de sa transmission et de son altération. Ainsi, la répétition impertinente[11] que fait Arlequin de sa commission rend plus clair et radical le sens du message. Lorsque Hortense écrit en effet « Vous jouez fort bien la comédie ; vous me l’avez donnée tantôt, mais je n’en veux plus », Arlequin glose le terme de comédie en précisant les traits caractéristiques et les fonctions de ce spectacle : sa maîtresse devient « une personne qui s’est moqué » d’Ergaste, puis il rapporte qu’elle s’est « un peu diverti[e] » de lui et qu’elle le considère « comme une farce qui n’amuse plus[12]  ». Cette première infidélité dans la répétition du message a pour effet de dénoncer la dimension comique des déclarations d’Ergaste. L’explicitation du terme de comédie par Arlequin permet à Hortense d’échapper au rôle de dupe et fait au contraire du jeune homme le personnage dont on doit se moquer, celui qui provoque le rire, celui dont la comédie dévoile, raille et censure les ridicules. Elle désigne en cela son discours comme un discours risible, qui ne saurait être pris au premier degré mais doit être considéré comme une parodie de discours passionné. Cette déformation grossissante du message d’Hortense est également accompagnée d’une autre forme de renchérissement : Arlequin ne se contente pas « d’expliquer le tout dans la conversation », il en produit la source écrite qu’on lui avait demandé de détruire et surtout ajoute à sa commission tous les apartés qui auraient dû être tus et par lesquels Hortense dénonce ouvertement ce que le terme de comédie suggérait, l’imposteur qu’elle voit en Ergaste. L’injure découle directement de l’analyse comique des discours de l’amant, car si ces derniers sont ceux d’un ridicule personnage de comédie, c’est que celui qui les prononce joue un rôle, est en représentation, et que ses déclarations ne sont que des tirades apprises, empruntées, au double sens du terme. Ce n’est donc pas seulement le ridicule du discours amoureux recyclé que l’intermédiation d’Arlequin souligne mais encore la source de ce ridicule, l’artificialité.

La deuxième médiation de cette seconde partie est celle de Frontain à la scène 18. Alors qu’Ergaste vient de parler à Lisette qui l’a rassuré sur les dispositions de sa maîtresse, le valet lui rapporte son billet déchiré par celle qu’ils prennent pour Clarice. Frontain fait alors le récit de son entretien avec Hortense qui a encore une fois eu pour effet de mettre en avant le caractère ridicule des discours d’Ergaste. Frontain, en se faisant le porte-parole d’Ergaste, adopte son style, en reproduit le ton et les excès :

Frontain – […] J’ai trouvé l’inhumaine à trente ou quarante pas d’ici, je vole à elle, et je l’aborde en courrier suppliant. […] Madame, que votre beauté ait pour agréable de m’entendre : je parle pour un homme à demi mort, et peut-être actuellement défunt, qu’un petit nègre est venu de votre part assassiner dans des tablettes, et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour[13].

Mais les altérations qu’il fait subir à ce style qu’il ne maîtrise pas, le raccourci extrême qu’il impose à la répétition condensée de la scène 12 permettent de considérer sa réplique comme une parodie non intentionnelle des discours qu’il imite. Le sujet du récit, le sort d’un modeste billet galant, traité en style épique par Frontain, qui d’ailleurs trahit en cela le type d’inspiration héroïco-tragique d’Ergaste, en fait même un morceau de travestissement héroi-comique. Mais le ridicule du langage excessif d’Ergaste et son caractère déplacé par rapport à la situation ne sont pas les seuls éléments que met en valeur cette parodie. En effet, le récit de Frontain ne se contente pas de rapporter l’entretien avec Hortense, il analyse également l’acte de parole qui est à l’origine du discours qu’il a tenu. Le valet explicite ainsi l’entreprise rhétorique dont, sur le modèle de ceux d’Ergaste, ce discours découle. Il révèle en particulier les ajustements de comédien auxquels il a recours pour arriver à ses fins (« lui dis-je d’un ton de voix qui demandait la paix »), ou encore son interprétation excessive du désespoir (« on eût dit que vous étiez enterré, et que c’était votre testament que j’apportais[14]  »). Enfin, il indique très clairement comment dans cet exercice rhétorique il ne fait que suivre les leçons de son maître (« j’ai pensé que mon esprit devait suppléer au vôtre »), caractérisant rétrospectivement tous les discours amoureux d’Ergaste comme des productions maîtrisées de l’esprit et non les élans spontanés de la passion.

Ainsi, les deux dispositifs qui structurent successivement les deux parties de la pièce, substitution et intermédiation, et les phénomènes de répétition qu’ils impliquent, tendent à dénoncer chacun à sa manière l’artificialité d’un discours amoureux dont le caractère excessif, hyperbolique, vient bien moins de la violence de son sujet que de la surenchère que lui a fait subir son colportage. La cible du comique de cette comédie, dont la répétition est l’instrument privilégié, c’est la pratique individuelle déplacée de discours tout faits, impersonnels, parce que figés par l’usage, c’est-à-dire par une répétition généralisée qui précède le moment où l’histoire racontée les saisit, et de ce fait vidés de leur sens. Elle fait ainsi le procès léger, mais faussement léger, de la langue de bois de l’amour, du prêt-à-parler.

L’épée et la fureur : les occasions héroïques de Jacob et la démystification du romanesque

Lepaysan parvenu met en oeuvre une entreprise de démystification similaire qui a pour objet non seulement, à travers le moyen de parvenir par les femmes que Jacob a fait sien, le discours amoureux, mais également l’action héroïque, son récit, et plus généralement le romanesque. La répétition intervient d’abord dans ce roman au niveau de sa structure d’ensemble. Elle est alors celle d’un même schéma actantiel qui constitue le texte en une série d’épisodes : chaque étape de l’ascension de Jacob est en effet marquée par l’apparition d’une femme dont les bonnes intentions à son égard sont contrecarrées par un homme qui s’y oppose[15]. Au sein de ces épisodes, les deux occasions héroïques que Marivaux offre à son personnage, ainsi qu’une histoire insérée dans le récit principal, situées respectivement dans les troisième, cinquième et quatrième parties du roman, utilisent la répétition comique, réalisée notamment au niveau de la reprise topique et lexicale, pour stigmatiser le romanesque et son écriture.

C’est en revenant de chez Mme de Ferval que Jacob se trouve embarqué malgré lui dans une histoire de double meurtre passionnel. Dans ce passage, une épée, des cris, « une jeune dame couchée à terre, extrêmement blessée, évanouie », et « un jeune homme fort bien mis, blessé aussi, renversé sur un sopha, et qui, en perdant son sang, demandait du secours pour la jeune dame[16]  », dessinent les contours d’une noble intrigue romanesque. Mais ces indices sont noyés au milieu d’éléments bien concrets qui composent l’univers prosaïque dans lequel se déroule l’intrigue depuis le début : « un grand embarras de carrosses et de charrettes », « archers », « sergents », « commissaire ». Le caractère romanesque de l’événement est donc englouti et étouffé par le contexte dans lequel il s’inscrit. Mais ce qui frappe le plus, c’est la réaction de Jacob. Les mentions de sa prudence excessive et finalement de sa couardise (« de peur d’être blessé », « non sans émotion », « cela m’inquiéta[17]  ») scandent un texte composé expressivement d’une succession de très brefs paragraphes d’une à deux phrases. Au lieu de se conformer à la situation, c’est-à-dire de se lancer à la poursuite de celui qui abandonne à ses pieds une épée ensanglantée, ou de se précipiter en direction des cris qu’il entend, Jacob ne pense qu’à prendre la fuite à son tour. La maladresse de sa conduite qui consiste à faire exactement tout ce qu’il ne faut pas faire (il ramasse l’épée qui le désigne comme coupable puis cherche à s’enfuir), son incompréhension de ce qui se passe, son incapacité à se maîtriser (« je me mis à ramasser cette épée, sans trop savoir ce que je faisais »), qui contraste d’ailleurs avec les réflexions de pseudo bon sens dont le récit est accompagné, et notamment l’énonciation d’une certaine loi sur l’instinct de conservation qui vient justifier à propos sa lâcheté (« en pareil cas tous nos mouvements tendent machinalement à notre conservation[18]  »), ridiculisent le personnage. Mais Jacob n’apparaît pas seulement ici comme un anti-héros : son attitude peut également se définir comme l’expression d’un contre-quichottisme, et de ce fait comme le détournement d’un des procédés majeurs du roman comique. Alors que Don Quichotte et ses imitateurs allaient au devant de dangers romanesques qui n’existaient que dans leur imagination, Jacob, lui, tente de fuir, sans succès, une aventure bien réelle. Cette attitude de lâche désintéressement instinctif à l’égard de la généreuse situation permet à Marivaux de tenir sa double critique du roman héroïque et du roman comique. En fait, c’est le romanesque en général, la fabrication de la fiction qui sont visés, l’arbitraire de la composition, l’artificialité des événements et de leurs enchaînements, la facilité du moteur narratif que constitue le hasard. Marivaux fait ainsi se lamenter Jacob enfermé dans sa prison sur les hasards qui l’y ont conduit, écho d’une des plus fameuses répétitions comiques du théâtre français, « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? » :

Ah la maudite rue avec ses embarras ! Qu’avais-je affaire dans cette misérable allée ? C’est bien le diable qui m’y a poussé quand j’y suis entré[19].

Par l’intermédiaire de son personnage-narrateur et à son insu, Marivaux revient donc sur la fragilité de ces chevilles narratives qui permettent d’introduire les situations les plus invraisemblables. Il en ridiculise la pratique en insistant sur le caractère trivial et grotesque de celle qu’il a utilisée, qui contraste avec l’histoire tragique dont elle est la circonstance immédiate. Lorsqu’il raconte l’arrivée de Mlle Habert, que Jacob a appellée à son secours, Marivaux focalise encore les plaintes de son protagoniste sur la circonstance de l’allée, enfle démesurément cet alibi du romanesque, au point qu’il finit par reléguer au second plan le drame proprement dit. Grâce à la répétition du mot « allée », repris quatre fois en quatre répliques par trois interlocuteurs différents, il en fait le centre d’un dialogue de sourds, ou de fous, pour mieux en stigmatiser l’insignifiance et l’arbitraire :

Hélas ! lui dis-je à la fin, c’est une furieuse histoire que la mienne, imaginez-vous que c’est une allée qui est cause que je suis ici ; pendant que j’y étais, on en a fermé la porte, il y avait deux meurtres de faits en haut, on a cru que j’y avais part, et tout de suite me voilà.

Comment ! part à deux meurtres, pour être entrée dans une allée ? me répondit-elle. Eh ! mon enfant, qu’est-ce que cela signifie ? expliquez-vous ; qui est-ce qui a tué ? Je n’en sais rien, repris-je, je n’ai vu que l’épée, que j’ai par mégarde ramassé dans l’allée.

Ceci a l’air grave, dit alors l’homme vêtu de noir ; ce que vous nous rapportez ne saurait nous mettre au fait ; asseyons-nous, et contez-nous la chose comme elle est ; qu’est-ce que c’est que cette allée à laquelle nous n’entendons rien[20]  ?

Ces répétitions successives du récit et les déformations qu’elles y introduisent, que Marivaux utilise ici comme au théâtre, font ainsi apparaître l’absurdité de l’enchaînement des événements qui a mis en contact un embarras urbain et le meurtre de deux jeunes gens. Cette incongruité est soulignée dans la première tentative de résumé par le déplacement que Jacob fait subir au sens de l’adjectif furieuse, dont il se sert pour caractériser sa misérable histoire d’allée et la méprise qui en a résulté alors qu’il appartient traditionnellement au vocabulaire de la tragédie, et par extension des récits héroïques, et devrait plutôt renvoyer au meurtre et à son mobile passionnel[21]  : « je les ai tués tous deux en furieux », avouera d’ailleurs le véritable assassin.

L’arbitraire du prétexte de l’irruption de la situation romanesque est définitivement affirmé par la reprise exacte qu’en fait Marivaux pour amener la seconde occasion héroïque du roman. À la fin de la cinquième partie, Jacob doit rendre visite au financier Bono en compagnie de la nouvelle figure féminine de l’histoire, Mme d’Orville, rencontrée à Versailles. Il passe donc la chercher chez elle. Le schéma narratif qui amorce ce passage, aux mots près, répète celui de l’épisode du double meurtre :

Il y avait quelques embarras dans la rue de la jeune dame en question […]. Mon fiacre fut obligé de me descendre à quelques pas de chez elle.
À peine en étais-je descendu, que j’entendis un grand bruit à vingt pas de moi[22].

La répétition de cette amorce invite évidemment le lecteur à mettre en rapport les deux épisodes. Le second se présente en fait, du point de vue de la conduite du personnage, comme le renversement du premier. Jacob, cette fois, ne s’enfuit pas et se met à se battre aux côtés du jeune homme en difficulté. L’opposition à son attitude précédente est soulignée par plusieurs éléments. C’est le même mouvement machinal qui pousse Jacob à tirer son épée : l’émotion (ce substantif est présent dans le premier épisode, le verbe qui lui correspond dans le second) devant le danger fait qu’il saisit de façon mécanique tout objet susceptible de le protéger. Le complément circonstanciel qui suit, « sans hésiter et sans aucune réflexion », répond à celui qui caractérise la première prise en main d’une épée : « sans trop savoir ce que je faisais ». Une épée, l’article indéfini, enfin, présent dans le récit du deuxième épisode comme dans le premier, est important dans la mesure où il accuse le caractère réflexe du geste de Jacob et rapproche encore les deux situations. Ce n’est pas de son épée qu’il se saisit mais d’une arme qu’il a sous la main, ce qui retarde encore dans la phrase l’énonciation d’une intention. Le récit de Jacob est aussi remarquable par son insistance sur la lâcheté de ses adversaires : le terme apparaît au tout début et est ensuite inscrit à deux reprises dans le texte sous la forme de mots dérivés : « ils ne paraient qu’en lâchant » et « on ne vit pas plutôt ces trois hommes lâcher le pied ». La lâcheté est aussi mise en avant dans l’attitude du peuple, qui a donc ici le rôle inverse à la fois de celui de Jacob et de celui qu’il avait tenu dans le premier épisode. C’est en effet la « populace » qui l’avait empêché de s’enfuir. L’héroïsme de Jacob ainsi souligné apparaît comme une sorte de réparation, de correction de sa maladresse passée.

Cette opposition entre les deux attitudes de Jacob, lâcheté puis démonstration de courage, est représentée au sein d’une histoire insérée dans le récit principal, celle de la jeune Mme d’Orville attaquée par un loup. Des deux soupirants rivaux présents alors à ses côtés, un riche bourgeois à qui elle donne sa préférence et un gentilhomme beaucoup moins riche, le premier « s’enfuit, quoiqu’il eût une épée à son côté », tandis que le second risque sa vie pour la sauver et, malgré ses blessures, « sans quitter son épée », vient à bout de la furieuse bête. Et M. Bono, à qui elle raconte cette aventure, de commenter : « il n’y a rien de si beau que ces sentiments-là, quand ce serait pour un roman ; je vois bien que vous l’épouserez à cause des morsures[23]  ». Le schéma qui met en présence deux personnages masculins rivaux auprès d’une même femme[24], mais plus encore, le détail de l’allusion à l’épée, l’insistance sur l’adjectif furieux, relayé par le substantif fureur, la mention de l’arrivée tardive de « quelques paysans », équivalents ruraux de la « populace » citadine, soulignent le lien que ce récit enchâssé entretient avec les deux occasions héroïques de Jacob entre lesquelles il figure. Cette histoire intermédiaire fonctionne comme un relais entre les deux aventures dans lesquelles Jacob se laisse entraîner. Au niveau de la diégèse, on peut dire qu’elle revêt un caractère exemplaire : Jacob, qui n’intervient pas dans la discussion et qui, muet, disparaît complètement de cette scène, y apprend le bon usage d’une épée, y voit que l’acte d’héroïsme est valorisé et récompensé. Au niveau de la narration, la remarque du bon financier signale la nature romanesque de l’histoire à son auditeur direct, c’est-à-dire Jacob, et indirectement au lecteur, tout en énonçant son incompatibilité avec le monde dont il est le représentant. M. Bono poursuit en effet en condamnant le choix que Mme d’Orville a fait de la reconnaissance et donne raison, en dépit des valeurs traditionnelles, au bourgeois, qualifiant le futur mari d’étourdi[25]. Dans sa répartie suivante, son tempérament rationnel et, dirais-je, son métier de financier, s’attaquent à l’invraisemblance du hasard romanesque et il souligne de son ironie le décalage qu’il y a entre l’histoire peu ordinaire de la jeune femme et les réalités matérielles auxquelles elle est confrontée dans son quotidien. Ce commentaire, dont l’amorce, en comparant l’aventure à un roman, indique le caractère proprement littéraire, éclaire d’un jour nouveau la première occasion héroïque du roman. Occasion manquée par Jacob, voire pitoyable ratage orchestré par l’ironie du romancier, telle était la lecture qu’on avait pu en faire et que le jugement de M. Bono vient remettre en cause. Par son intermédiaire, Marivaux invite son lecteur à réévaluer l’attitude de Jacob, à l’interpréter d’un point de vue différent, non plus celui du modèle romanesque mais celui de la société contemporaine. Finalement, ce que suggère a posteriori le discours de M. Bono, c’est que Jacob a eu raison de ne pas tenter d’arrêter le meurtrier en fuite. Sa lâcheté est une forme de sagesse ; son incapacité à comprendre ce qui lui arrive est parfaitement compréhensible, et, en quelque sorte, rassurante. Ses maladresses en chaîne apparaissent alors comme le produit malheureux d’une frayeur bien naturelle, que M. Bono pourrait qualifier de tout à fait saine, et d’un concours de circonstances : elles sont là pour souligner la disconvenance de telles situations extrêmes avec un monde rationnel, raisonnable, et dominé par l’argent.

Quant à l’héroïsme de Jacob dans la cinquième partie, il apparaît à la fois comme le fruit de la leçon donnée par le récit de Mme d’Orville et celui de l’assimilation implicite du modèle rendu identifiable par le commentaire du financier. Ce que voit Jacob en descendant de son carrosse, c’est un jeune homme de son âge, « l’épée à la main ». Par la répétition, cette épée brandie est devenue signe. En elle, Jacob peut reconnaître l’attitude héroïque du gentilhomme tueur de loup choisi par Mme d’Orville. La jeunesse du jeune homme attaqué constitue un autre signe qui suggère le processus d’identification et pousse le paysan à dégainer à son tour. Jacob semble donc n’avoir entendu dans le discours du financier que la référence au romanesque et non sa dépréciation. L’héroïsme se trouve momentanément normalisé et réhabilité. Mais momentanément seulement. En effet, la levée du mystère qui plane sur les causes de l’agression dont le comte d’Orsan a été victime va jeter un voile d’ironie sur l’épisode du combat. Le récit significativement retardé qui l’explique se présente moins comme une noble histoire romanesque que comme la version libertine du topos de la rivalité amoureuse et de la jalousie meurtrière développé de manière pure dans la brève confession de l’assassin de la première occasion héroïque, ou, un peu moins pure, dans le récit de Mme d’Orville. Les trois hommes qui ont attaqué le comte s’avèrent être un riche bourgeois et ses acolytes, riche bourgeois dont le comte a éveillé la jalousie en courtisant la femme qu’il a en vue d’épouser. Or, celle-ci n’a rien d’une héroïne vertueuse et apparaît plutôt comme une femme galante, savante dans l’art de mettre ses charmes au service de son entretien. La cause du combat dans lequel Jacob a pu illustrer son héroïsme se trouve alors démystifiée. Croyant risquer sa vie pour une noble cause, il ne s’est battu que pour une triviale affaire galante, voire libertine, dont la principale intéressée (c’est le cas de le dire) n’en valait pas la peine. La démystification que subit la cause touche la conséquence : l’héroïsme de Jacob est ainsi dégradé au rang de parodie. En fin de compte, le roman, et l’ironie contextuelle déployée par le romancier, c’est-à-dire cette ironie produite par la mise en rapport d’épisodes narratifs que la répétition d’un ensemble de points communs topiques et lexicaux constituent en série, donne raison à M. Bono. Cet ultime revirement affirme à nouveau l’absurdité et l’impossibilité d’une persévérance du modèle romanesque héroïque dans un monde où le terme de valeurs ne désigne plus des qualités morales mais des réalités pécuniaires. On comprend alors clairement pourquoi Marivaux a choisi de faire prononcer la condamnation du romanesque par un financier. Dans ces conditions, les situations romanesques, que Marivaux incarne par l’exemple de la rivalité amoureuse, sont réduites à n’être jamais envisagées que comme les représentations de modèles archaïques, comme d’éternelles répétitions. Significativement, c’est à la Comédie que s’achève le parcours de Jacob, dont chaque récit inséré constitue une étape et une révision de l’interprétation : on y joue précisément une tragédie que son sujet, une rivalité amoureuse, vient inclure dans la série des récits enchâssés : Mithridate[26].

Loin de la définition bergsonienne du rire, le comique de répétition dans l’oeuvre dramatique et romanesque de Marivaux n’a rien de « mécanique » ni de « plaqué ». Au théâtre, la répétition ne se réduit pas à un procédé susceptible de déclencher le rire puisqu’elle découle d’un dispositif dramaturgique né d’une conception pessimiste de la communication amoureuse, empêchée avant même d’être envisagée, celui de l’intermédiation, de l’intercession. Dans le roman, la répétition définit une poétique fondée sur l’idée de la transmission et de l’appropriation des récits par de multiples locuteurs. Si la répétition est comique, ce n’est donc pas en elle-même mais au contraire dans ses limites, ses imperfections, parce qu’il n’existe pas de véritable répétition. Qu’il s’agisse de rapports, au théâtre, ou de reprises, dans le roman, Marivaux se sert à la fois de la répétition et de cette impossibilité de la répétition parfaite pour démystifier les discours normés, qu’ils soient ceux de l’amour ou de l’héroïsme, de la conversation ou de la littérature, révélant leur caractère artificiel et appelant, comme dans ses réflexions théoriques, à l’invention perpétuelle d’une énonciation singulière.