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«La plus perdue des journées est celle où l’on n’a pas ri »… Cette célèbre maxime de Chamfort m’inspire cette variation : « La plus perdue des journées est celle où l’on n’a pas rimé… avec un être ». J’entends par rime cet accord euphorique entre deux esprits, ce sentiment plénier d’être sur une même longueur d’onde. C’est ce bonheur que je ressens à la lecture du si beau texte de Nelly Feuerhahn. Mes propres mots ne vont que renchérir sur ses analyses qui dévoilent, avec élégance et acuité, mes intentions.

J’avais depuis longtemps envie de proposer aux éditions Belin un ouvrage pour la savoureuse collection « Le français retrouvé », ainsi définie : « une encyclopédie de poche de tous les domaines du français ». Dans l’esprit de la collection, le projet consistait à explorer les champs notionnels du risible et du ridicule à travers la richesse d’un lexique couvrant plusieurs siècles.

Pas d’anolexie

Quels mots fallait-il retenir pour ce gros pavé dans la marrade ? Le livre, après écrémage, contient près de 675 entrées – noms communs ou propres, adjectifs, verbes – aussi diverses que absolu, aptonyme, calinotade, charrier, comédie, courtelinesque, entrée, équivoque, Jésus-Christ, canular, Démocrite, jocrissade, Momus, non-sens, palinodie, lazzi, paillardise, perle, pied de la lettre, scatologie, tendancieux, vacherie, vanne, zigoto. Le lexique convenu (comique, esprit, burlesque, épigramme, parodie, humour, ironie, mélange des genres, hiérarchie, satire) est enrichi de mots tombés dans l’oubli (lampons, raffarde, lardon, personnalités), récents (barje, kitsch, trash, déjanté, vanne) ou, au premier abord, imprévisibles (kafkaïen). J’ai donné le droit d’être cités à des emprunts, à des mots naturalisés voire inventés. Witz, inusité en France, s’est installé dans le parler de la Suisse romande (au sens de « plaisanterie, histoire drôle »), ce qui lui vaut de figurer dans le Petit Larousse de 2005. Sur cette notion, éminemment germanique, les précisions qu’apporte Nelly Feuerhahn sont très intéressantes. Malgré les apparences, anatopisme et misandrie ne sont pas ou plus des néologismes confidentiels. Le premier, rencontré d’abord sous la seule plume de Michel Tournier, figure en fait dans le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse et désigne une incongruité spatiale (comme l’anachronisme est une incongruité temporelle). Quant à misandrie (pendant de misogynie), il est accueilli dans les éditions récentes du Petit Larousse.

Constatant que plusieurs mots, et non des moindres, nous viennent de langues étrangères (lazzi, loustic, drôle), j’ai fait fête aux emprunts modernes private joke, slapstick ou running gag (gag étant déjà bien dans la place).

J’ai poussé l’audace enjouée jusqu’à mettre en valeur des créations sapides comme camique ou mélancomique. Ces deux mots-valises n’ont pas le même statut. Le premier permet de rendre un juste hommage à Cami, unique en son genre loufoque, vénéré par Charlot et Prévert. Le second, utilisé par Guy Bedos et avant lui par un journaliste parlant du Grand amour (un film de Pierre Étaix), est susceptible de nombreuses applications, tant le mélange du comique et du mélancolique est répandu.

Mots savants, mots techniques, mots populaires, tout est bon pour qui veut inventorier les étiquettes lexicales. Agelaste, eutrapélique, scurrilité, dicacité ou cachinatoire fleurent bon leur grec ou leur latin d’origine et parfois, contre toute attente, ressurgissent au coin d’un texte moderne (le burlesque Georges Fourest fait, au XXe siècle, un sort rieur à agelaste et à cachinatoire dans La négresse blonde). S’il convenait, d’une part, d’intégrer dans le corpus le vocabulaire de la critique esthétique ou philosophique (économie, interférence, tendancieux), il fallait renoncer, d’autre part, à certains articles concernant les cibles du comique, en nombre vertigineux. Par bonheur, les mots écartés nourrissent l’une de mes nouvelles recherches ! Si j’ai conservé, par exemple, les rubriques belle-mère et voyage, c’est parce qu’elles permettent d’illustrer soit la pérennité d’un motif (l’inusable embellemèredeuse chère à Pierre Perret, des fabliaux aux blagues actuelles sur Internet), soit la richesse d’une situation-ressource (le voyage est une mine pour les humoristes).

Relier les îles

Sorte d’usuel pour amateurs éclairés, Les mots du comique et de l’humour apparaît d’abord comme un copieux « vade-mecomique » alphabêtement ordonné. Cette forme insulaire – le savoir en archipel – peut se lire comme un agrégat agréable, selon l’humeur et le hasard. Elle offre aussi, grâce à de nombreuses connexions indiquées par une typographie repérable, des possibilités de parcours finalisés, d’un article à d’autres. L’index thématique, à la fin du livre, visualise des réseaux possibles qui aident le lecteur à construire des synthèses (sur la brièveté, la censure, le gag, la morale) ou à se composer de très personnels bouquets d’informations, qui sur les clowns, qui sur le comique visuel (avec quarante-deux entrées en références), qui sur le végétal (renvoyant aux entrées banane, cause, enfant, navet, salade, sardonique et végétal).

L’esprit des ouvrages du « Français retrouvé » invite à introniser des mots dans le palais des papilles. Il s’agit de dictionnaires de dégustation qui font la part belle à l’étymologie, à la vie – sans encombres ou mouvementée – des vocables et à une consistante illustration textuelle. Ainsi apprend-on l’origine de vacherie : plaisanterie méchante comme le « coup de pied en vache », expression apparue au milieu du XIXe siècle et appliquée à un cheval qui, au lieu de ruer, donne un coup de pied latéral (spécialité de la vache). Et que dire de boute-en-train ? Autrefois, le mot composé servait à désigner, dans les haras, le cheval entier qu’on place à côté des juments pour les mettre en chaleur, afin de les sexciter en quelque sorte. Bouter en train voulait dire entraîner, donner du mouvement. Le boute-en-train était, en somme, un boute-en-arrière-train !

Dans Les mots du comique et de l’humour, l’abondance des exemples vise souvent à relier le présent et le passé. Bien des ressorts comiques se retrouvent de siècle en siècle. Molière et Feydeau font rire des accents tout comme, au XXe siècle, Francis Blanche, Pierre Péchin, Coluche ou Michel Leeb. Les aptonymes (noms propres en relation sémantique avec la personnalité ou la fonction de ceux qui les portent) égayent les pages de Rabelais, d’Alphonse Allais, de Pierre Dac ou de Cavanna. C’est vrai pour de grands thèmes comme la scatologie qui résiste très bien au passage du temps, autant dans le comique pur, sans message, que dans la satire. C’est aussi vrai pour des plaisanteries ponctuelles. Quand Élie Semoun décompose son patronyme pour intituler un (du)one man show « Elie et Sémoun », il fait écho, probablement à son insu, à une division qui faisait rire au XVIIe siècle. Dans l’expression « prendre Gautier pour Garguille » (se méprendre), était plaisamment disloqué le nom Gautier-Garguille, porté par un seul et même homme, célèbre acteur de farces.

Accueil chaleurieur

Parmi les points abordés par Nelly Feuerhahn, j’insiste sur le refus de la ségrégation, notamment vis à vis de la culture populaire. Par expérience et par conviction, j’ai renoncé à discréditer telle ou telle forme de comique. De mon père – qui m’initia au spirituel et satirique Canard enchaîné tout en aimant faire rire autrui par des grimaces clownesques d’une gratuité aérienne – j’ai conservé une appétance, au premier ou au second degré, pour toutes les formes du rire d’où qu’elles viennent. J’aime chez Molière, autant mais différemment, le sac de Scapin et le persiflage des portraits dans Le Misanthrope. J’apprécie Mallarmé détectant dans Ubu roi, la poésie énorme et nouvelle des marionnettes jarryennes. Je déguste les trouvailles de « Monsieur Tout le monde », « ce quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire » comme le déclarait Talleyrand en 1821 à la Chambre. À la verve qui court les rues, à la gouaille d’un titi parisien ou d’un spécialiste de l’argot, on doit des analogies ou des exagérations d’une drôlerie incisive : « avoir les yeux en boutonnière de caleçon neuf » (éprouver de grandes difficultés à ouvrir les yeux le matin), « avoir des pieds à dormir debout » (être doté de très grands pieds).

Le contrepoint de l’humour est présent le plus souvent possible. Soit la formule incontournable de Rabelais traitée dans la rubrique propre de l’homme : il fallait, évidemment et en premier lieu, en préciser la portée intellectuelle et éthique, mais pourquoi ne pas faire état, de surcroît, des variations générées par elle, soit pour le simple plaisir du sourire, soit parce que le correctif (c’est par ailleurs une rubrique) aborde un problème particulier ? Certains ont ajouté : « Le rire est le propre de l’homme, mais l’est-il de la femme ? » Les femmes humoristes, de plus en plus nombreuses, démentent le bien fondé de cette interrogation. On peut aussi penser, d’un point de vue moral, que le rire méchant est le malpropre de l’homme, d’où cette récente contribution de Philippe Geluck (non citée pour cause chronologique) : « Le rire est l’opprobre de l’homme ». Et puis, il est tentant de jouer sur la bisémie du mot « propre ». Apanage ou nettoyage ? « Rire est le propre de l’homme, à ce qu’on dit. Mais le sale n’est pas de pleurer, sauf si on le fait exprès », écrit Jacques Prévert dans Spectacle. Bernard Lherbier (Fluide glacial), avec un esprit woodyallénien, évacue prestement le sérieux de la question en insistant sur les problèmes corrélés d’hygiène buccale et de communication visuellement agréable : « Le rire est le propre de l’homme. À condition de s’être auparavant correctement lavé les dents ».

Cette volonté constante de faire goût double se manifeste surtout dans le choix des exemples. Tant qu’à illustrer l’article consacré aux proverbes, autant ne pas oublier un adage parlant du rire et quelques-uns de ses détournements : « Plus on est de fous aux lèvres gercées, plus on a mal quand on rit » (Cavanna), « Comment rira celui qui mourra le dernier ? » (Jacques Sternberg). J’ai cru bon d’agrémenter l’entrée moquerie en citant le jeu anaphonique de Michel Leiris, dans Langage Tangage : « comique – qui moque ». Quoi de plus roborativement simple que cette façon de nous faire écouter, pour la première fois, un mot si souvent entendu et de proposer par là-même une étymologie endogène inédite, aussi fantaisiste que judicieuse ?

Regrets

« Somme érudite et réjouissant florilège »… Ce zeugma de mon éditrice Geneviève Bouffartigue suggère bien, en quatrième de couverture, mon rêve – fou et, bien sûr, irréalisable – d’être quelque « Pic de la Mirandrôle ». Mais, même étendue et due à l’âge, ma culture est, dans plusieurs domaines, très lacunaire. Je regrette d’avoir une connaissance limitée des productions de la francophonie. Je tenais néanmoins à faire des références à des humoristes du Québec, de la Belgique et de la Suisse. Je suis conscient des manques. Je m’en veux, par exemple, de n’avoir pas cité, à côté de Sol ou de Légaré, le nom de François Pérusse, dont j’apprécie pourtant les « Deux minutes du peuple », rediffusées régulièrement sur la station française Rire et chansons. J’aurais dû signaler, aussi, d’épatants dessinateurs de presse algériens (comme Slim, Dilem) dont les oeuvres ont fait l’objet de communications dans la revue Humoresques du groupe Corhum. Je n’ose poursuivre le compte des oublis dont je prends progressivement conscience…

Conclu(i)re

Le problème que soulève, profondément, Nelly Feuerhahn en bouquet final renvoie à un mystère irréductible qui comble l’analyste plus qu’il ne le frustre. Elle a raison d’insister sur « ces rires magiques qui nous saisissent sans raisons apparentes ». « Le soleil tue les questions » dit un personnage du Malentendu d’Albert Camus, de même il est un rire qui, flambant d’une candeur sui generis, désarme l’esprit critique. Parfois, dans la nuit ou la grisaille, le rire est la torche de l’homme. Faute de diffuser nécessairement de la chaleur, il répand sa lumière. Rien à dire. Rien que rire.