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Nous remercions Chantal Bouchard et Études littéraires de nous offrir cette tribune pour parler de notre essai. C’est aussi avec reconnaissance que nous entendons avoir peut-être réussi à éclairer la lecture de Maria Chapdelaine en exploitant les romans et nouvelles londoniens. Pour aussitôt préciser que notre mérite n’est pas très grand d’y avoir pensé: avec cet essai, il s’agissait, indiquions-nous dans l’introduction, du premier ouvrage critique bénéficiant de la parution des oeuvres (presque) complètes. Du coup, la lecture de Maria Chapdelaine a spontanément été éclairée par les fictions mentionnées dans les réflexions de notre lectrice, mais aussi par bien d’autres nouvelles ne prenant pas Londres pour cadre, par les chroniques, notes et articles sur le sport parus dans la presse et par la correspondance de Louis Hémon avec sa famille.

Par ailleurs, la formulation «exploitation des oeuvres londoniennes pour éclairer la lecture de Maria Chapdelaine» semble sensiblement réductrice par rapport au propos de notre texte. Nous avons justement pris soin de désintriquer deux niveaux : celui où cette formulation pourrait avoir sa pertinence — celui de la création — et celui sur lequel une telle formulation fait l’impasse — celui de la réception. Aussi important soit Maria Chapdelaine dans le projet d’écriture de Hémon, ni cette importance ni le succès du roman n’obligent la démarche critique à reproduire la conception sous-jacente à la formulation de Chantal Bouchard : l’oeuvre comme hors-d’oeuvre du chef-d’oeuvre. Il nous a semblé au contraire méthodologiquement plus sage et plus riche de distinguer le destin d’un livre de la trajectoire de son auteur: l’inadéquation des deux est justement un des faits les plus frappants de la place de Hémon dans l’histoire de la littérature.

Du côté du destin du livre, cela conduit à rappeler l’espèce de hoquet éditorial initial (il paraît en feuilleton à Paris et au Québec, chez Grasset); l’interprétant de la totalité de l’oeuvre qu’imposent subrepticement l’ordre de parution (le dernier roman est le premier publié), le format (le livre tend à faire de l’ombre aux nouvelles), le statut littéraire (il faut attendre Aurélien Boivin pour prendre conscience de l’importance des chroniques sportives); la campagne de Maria Chapdelaine menée par Bernard Grasset, à l’opposé de la campagne de Maria Chapdelaine (les stratégies de mise en marché d’un roman dont son éditeur parisien a décidé de faire un best-seller ont été bien différentes de l’horizon de l’héroïne de Hémon); le paradoxe de la statufication d’un nomade rétif; la différence marquée de la fortune critique au Québec et en France; l’effet d’aveuglement que la thématique québécoise de Maria Chapdelaine tend à provoquer en ce qui concerne le statut de passeur interculturel de Hémon, le caractère déterminant de son expérience d’expatrié, sa relation à l’Empire britannique, la place qu’il occupe dans le roman régionaliste français et dans l’histoire de let du marché du livre, etc. C’est ce que fait notre Vagabond stoïque.

Du côté de la trajectoire, cela conduit à considérer deux ordres de problèmes. Dans sa diversité, l’oeuvre offre-t-elle une unité dynamique permettant de tenir compte de son point d’orgue, Maria Chapdelaine, sans pour autant ancillariser tout ce qui a précédé le best-seller ? Et si oui, quelle pourrait être cette unité dynamique? Notre Vagabond stoïque propose là aussi une hypothèse, visiblement incomplètement ou mal saisie par Chantal Bouchard. Nous avons bien eu recours au biographique (second ordre de problèmes) mais sans aucune intention d’en «combler les brèches», de créer la surprise érudite en sortant quelque document inédit sur le «projet littéraire», par exemple. Quel recours, dès lors? Ce qui pourrait dynamiquement unifier l’ensemble de l’oeuvre est de nature expérientielle: la hantise du lien et sa parenté avec le stoïcisme; or c’est cette hantise du lien et cette dimension stoïque qui justement semblent intéressants pour notre lectrice. Par ailleurs, conscients des effets pervers d’une hypothèse trop unificatrice, nous avons aussi fermement tenu à un fil rouge: si le manque de connaissances sur la vie de Hémon peut encore de nos jours être en cause (il n’y aurait pas encore assez d’unité parce que, de son propre fait d’ailleurs, Hémon ne nous permettrait pas de la documenter pleinement), cela ne doit pas masquer une chaîne de paradoxes qui marquent sa vie et son oeuvre et sur lesquels nous attirons l’attention. Nous avons donc été moins sensibles au défectif qu’au discontinu, à l’homogénéité perdue ou cachée qu’au processus de solidarisation et à l’aveu du manque. Hantise du lien, divergence rageuse avec la conception que Félix Hémon, le père sous-ministre, se fait de la littérature, conception stoïque des expériences du corps, des relations humaines, des différences culturelles, notamment dans leurs manifestations langagières: peut-être n’y a-t-il pas là l’«éclairage neuf sur [le] rapport intime à l’écriture» attendu par Chantal Bouchard, mais on conviendra que ce faisceau de réflexions propose bien d’articuler un double rapport de Hémon à l’écriture : l’écriture comme enregistrement du monde et de ses dysfonctionnements et l’écriture comme possible ressaisie de soi.