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Son activité de polygraphe a permis à Cyrano d’illustrer dans des genres fort différents son goût pour le burlesque. À l’exception de son unique tragédie, La mort d’Agrippine, son oeuvre figure en bonne place dans les états et empires de ce style[1]. Qu’il s’agisse des Entretiens pointus, des Lettres (pour certaines d’entre elles rangées sous l’appellation de satiriques), de sa comédie du Pédant joué ou de son roman comique de L’autre monde, la diversité de sa production présente une unité par la pratique revendiquée d’une certaine forme de comique[2]. Cette revendication, inscrite explicitement dans les lettres ou présente plus tacitement dans la filiation générique de certaines oeuvres, n’est d’ailleurs pas sans poser problème. Les Lettres, quand elles sont « diverses » ou « amoureuses », ne s’énoncent pas directement sous les espèces du comique. L’autre monde, quant à lui, est un titre qu’on a pris l’habitude d’utiliser pour désigner les deux récits des États et empires de la lune et des États et empires du soleil mais qui était initialement réservé aux seuls États et empires de la lune dans le manuscrit de Munich. De même, seul ce manuscrit explicite l’appartenance du récit de la lune au genre du roman comique, sans que cette précision ne figure dans les deux autres manuscrits existants. Les états et empires du soleil, pour lesquels on ne possède aucun manuscrit, ont, eux, été publiés pour la première fois en 1662 avec cette mention[3]. Ces difficultés que l’honnêteté pousse à relever sont pourtant vite balayées par une lecture jubilatoire aux effets fortement unificateurs. Tout lecteur de Cyrano est en effet frappé par l’air de famille qui se manifeste dans ses différents textes. Ce sentiment tient sans doute à l’omniprésence du burlesque, opératoire de façon autonome dans chaque oeuvre en particulier : la coexistence du patois de Gareau et des citations de Despautères par Granger dans Le pédant joué, le fils de l’Hôte faisant fouetter son père sur la lune ou l’épisode de gueuserie à Toulouse dans Les états et empires du soleil, l’assimilation de Dassoucy à un « plaisant petit singe » dans la cinquième lettre satirique, l’ouverture de la lettre Contre l’hiver par l’image du froid nouant l’aiguillette à la terre ou la chute du Reproche à une cruelle qui fait grief à la dame de son indifférence et d’une possible conversion l’empêchant de la voir « à cause que les saints sont cachés en carême » et exigeant pour finir qu’elle fasse « revenir Pâques avant la semaine sainte »… Mais le sentiment de l’unité de l’oeuvre tient aussi aux nombreux échos qui se font entendre d’un texte à l’autre. La répétition, sous des formes diverses sur lesquelles il conviendra de revenir, fédère elle aussi les textes et l’on peut se demander si elle ne contribue pas à la perception globalement comique de l’oeuvre cyranesque.

La prise en compte du récepteur dans l’analyse de ce phénomène constitue un passage obligé à double titre. D’une part, parce que dans le comique, comme le rappelle Jean Emelina, « le rieur et celui qui fait rire comptent autant que ce dont on rit[4]  ». D’autre part parce que Cyrano lui-même n’a de cesse d’interpeller son lecteur dans une sollicitation récurrente qui lui permet en quelque sorte de s’assurer de valeurs communes, de partager le rire. Il pose la complicité au coeur de l’attitude burlesque. Elle devient alors la pierre de touche du décodage présupposé par une telle écriture. Claudine Nédélec a souligné l’ambiguïté du burlesque fondé sur la surprise que provoque la transgression qu’il met en oeuvre sans donner les véritables clés de son interprétation, sans que lecteur puisse toujours trancher entre mystification et démystification[5]. C’est donc en essayant de reconstituer le rôle du lecteur tel qu’il transparaît dans ses textes, en s’appuyant notamment sur la mise en scène du rire qui accompagne son interpellation, que l’on pourra cerner la manière dont la répétition participe, par ricochets burlesques, à l’entreprise libertine de déniaisement.

On relèvera pour commencer la présence d’un certain nombre d’indices disséminés dans les différentes oeuvres qui donnent une idée du lecteur selon Cyrano. Dans L’autre monde, le lecteur est inscrit comme un narrataire dont le narrateur tient compte en permanence. Dès le début des États et empires de la lune, le récit lui est adressé :

Mais écoute, Lecteur, le miracle ou l’accident dont la Providence ou la Fortune se servirent pour me le confirmer[6].

On le retrouve au cours de la description du paradis terrestre[7], puis dans Les états et empires du soleil pour introduire, de façon ouvertement chevillée, l’épisode de gueuserie[8]. Plus loin, Dyrcona (c’est le nom du narrateur, anagramme de Cyrano) s’appuie sur l’intelligence de son lecteur et entreprend de prévenir une objection que celui-ci pourrait bien lui présenter[9] juste avant de lui raconter un miracle, selon la formule déjà éprouvée au début des États et empires de la lune[10] et reprise pour commenter par anticipation le récit des amants du Royaume des Amoureux dans une audacieuse prolepse[11]. À ces occurrences qui manifestent explicitement (et parfois sous la forme d’une répétition pure et simple) la présence du lecteur à l’horizon des préoccupations du narrateur s’ajoute un procédé plus subtil qui met en jeu la structure même du roman. Constamment, en effet, la progression du récit se voit assurée, selon un mode opératoire transgressif et porteur d’une certaine confusion générique, par une structure dialogique. Le « vous » du lecteur que les toutes premières pages du roman avaient mis en scène se trouve ainsi relayé par les multiples instances énonciatrices[12]. Dans les Lettres également, et bien au-delà des destinataires réels qu’on peut parfois leur trouver, se postule un destinataire virtuel, le lecteur. Jacques Prévot a clairement montré qu’il était vain de chercher dans les lettres des supports à une interprétation biographique précisément parce qu’il s’agit de lettres littéraires comme il s’en écrivait tant à l’époque[13]. Quant aux pièces de théâtre, par la double énonciation, elles prennent très évidemment en compte le lecteur/spectateur. Que Le pédant joué n’ait jamais été représenté n’y change rien. La mort d’Agrippine offre pour sa part un élément supplémentaire renforçant cette prise en compte dans la présence de didascalies dignes d’être relevées, car le double sens des répliques qu’elles soulignent étant clair, la superfluité de leur présence indique le souci d’une réception par le public adaptée à l’intention de l’auteur[14].

L’omniprésence du lecteur s’offre donc comme le signe d’un recul pris par rapport à l’énoncé dont est pointé le caractère artificiel, construit, monté, favorable à son interprétation comique si on s’en rapporte à la définition du comique proposée par Emelina :

La condition nécessaire et suffisante du comique est une position de distance par rapport à tout phénomène considéré comme anormal et par rapport à ses conséquences éventuelles[15].

L’énoncé est alors considéré comme un objet tenu à distance et que sa mise en scène (c’est-à-dire sa relation à la normalité dans la définition de Emelina, ce que Bergson décrivait lui sous les espèces de la répétition, de l’inversion et de l’interférence des séries mettant à mal cette normalité) constitue en spectacle. Il n’est donc pas anodin que les différents textes de Cyrano orchestrent tous cette mise à distance de l’énoncé.

Cela lui permet de dédramatiser le traitement du sujet dans certains cas[16]. Par exemple, lorsque les inquisiteurs viennent frapper à la porte de Colignac et réclament le narrateur qu’ils assimilent à un sorcier, promettant de le « faire brûler sans scandale », la réaction de Colignac est de rire, un rire à la hauteur de la menace et dont la description s’avère la plus détaillée de tout L’autre monde :

À ces mots, Colignac, quoique ses poings dans ses côtés, ne put se contenir ; un éclat de rire le prit, qui n’offensa pas peu ces messieurs ses parents [les inquisiteurs se sont nommés comme tels] ; de sorte qu’il ne fut pas en son pouvoir de répondre à aucun point de leur harangue, que par des ha a a a , ou des ho o o o ; si bien que nos messieurs très scandalisés s’en allèrent, je dirais avec leur courte honte, si elle n’avait duré jusqu’à Toulouse[17].

Si la distance est propice au désengagement dans ce cas précis, la dédramatisation suit parfois des chemins plus tortueux que la voie tracée par Denise Jardon à l’auteur comique. Celle-ci met en avant l’exigence d’une  « narration linéaire très claire » parmi les techniques de dédramatisation[18]. Or, ni la linéarité ni la clarté ne sont les principales caractéristiques du roman de Cyrano. La preuve en est, a contrario, que lorsqu’on supprime une partie du récit pour n’en garder que les étapes permettant au narrateur de s’envoler vers la lune puis de revenir sur terre, comme l’a fait Benjamin Lazar dans un spectacle récent[19], le lecteur/auditeur connaissant l’oeuvre complète a le sentiment d’avoir perdu quelque chose. Quel que soit le bien fondé de choix artistiques clairement assumés[20], on rit à entendre le texte mais le rire est amputé d’une partie de lui-même. Pour voir en quoi consiste cette amputation, il faut se souvenir que la mise à distance de l’énoncé qui en dédramatise le contenu se double d’un regard porté sur le comique lui-même, présent dans L’autre monde mais aussi dans les autres oeuvres de Cyrano.

Ainsi la lettre Contre Soucidas développe un jugement spéculaire sur le burlesque en moquant les facilités qui, d’après Cyrano, sont caractéristiques d’un auteur reconnu comme l’un de ses meilleurs représentants :

Je sais que tout ce qui est sot ne fait pas rire[21].

Même procédé dans la lettre Contre Scarron :

Il [Scarron] marche à rebours du sens commun, et il en est venu à ce point de bestialité, que de bannir les pointes et les pensées de la composition de ses ouvrages[22].

Dans Le pédant joué, le brave Gareau, sous ses airs de benêt, formule dans son patois des jugements sévères à l’encontre de Chateaufort, grand manipulateur de mots. Face au matamore peureux mais cultivé[23], le paysan refuse son mépris par une injonction ironique, généralement adressée à celui qui rit sans sujet :

Hé là ris Jean, on te frit des oeufs[24].

Un peu plus loin, Gareau se moque de Chateaufort, rebaptisé « Nique-Douïlle qui ne saurait rire sans montrer les dents[25]  ». Il stigmatise ainsi une façon de rire idiote qui rabaisse le personnage de Chateaufort à son rang de soldat fanfaron, dans une veine burlesque brouillant les cartes d’une hiérarchie sociale qui distinguerait l’homme de culture de l’homme du peuple[26]. Se dessine ainsi une conception du rire qui n’est nullement univoque et où semblent se démarquer deux grands types de rire supposant l’existence de comiques bien différenciés, ce qui fait rire un personnage n’en faisant pas forcément rire un autre.

C’est dans L’autre monde qu’on en trouve le témoignage le plus parlant. On y assiste à une véritable mise en scène du rire dont les occurrences se raréfient néanmoins dans le second volet du roman. Dans Les états et empires de la lune, on compte une vingtaine de passages où le rire est directement mentionné, parfois sous la forme de ses dérivés, risible ou ridicule, une dizaine dans Les états et empires du soleil. Dans ces multiples occurrences, on constate que le rire n’est pas le propre d’un personnage en particulier, qu’il s’agisse du narrateur ou des personnages qu’il croise. Ainsi Dyrcona en personne se met à rire. Son rire découle souvent de l’inversion liée au passage sur la lune. Par exemple quand il est question de la manière dont se remporte la victoire en cas de guerre sur cet astre (elle revient en définitive « aux savants et aux hommes d’esprit, des disputes desquels dépend entièrement le vrai triomphe ou la servitude des états[27]  »), ou bien lorsqu’il s’agit d’expliquer le port d’un pendentif en forme de membre viril, signe de noblesse remplaçant l’épée sur la lune. Le paradoxe, au sens de ce qui s’oppose à la doxa, provoque le rire du narrateur[28]. Ou bien encore son rire est explicitement associé à la figure du monde renversé lorsque le fils de l’Hôte bat son père[29]. Dyrcona peut également rire de la naïveté de son geôlier dans l’épisode de gueuserie qui le mène en prison au début des États et empires du soleil[30]. Mieux, en décrivant les États et empires de la lune comme un « pot-pourri de contes ridicules » au moment où il est censé les rédiger dans la seconde partie du roman, le narrateur inscrit une prise de distance critique par rapport à sa propre production. Comment l’interpréter ? Est-ce le signe qu’il faut considérer son rire comme le résultat de contes tellement extraordinaires qu’un enfant seul y trouverait matière comique ? Le conte n’était pourtant pas spécialement destiné aux enfants à l’époque… Ajoutons qu’au sein même de L’autre monde, le narrateur (ou ce qu’il dit ou écrit) est objet de risée pour les autres personnages. Quand il fait des acrobaties pour distraire la foule lunaire qui le regarde comme un petit animal ; quand il ne reconnaît pas le Démon de Socrate avec qui il est pourtant ami (il est vrai qu’il a changé d’apparence), ou encore quand il a recours à un argument tiré d’Aristote (qui ressemble fort à un simple argument d’autorité) pour prouver que la lune est une lune et pas un monde[31]  – ces exemples ne placent pas le narrateur dans une position très avantageuse et en font un personnage à certains égards ridicule. Mais ce ridicule est-il compatible avec la distance critique qu’il semblait prendre vis à vis de son propre récit ? Rire plurivoque donc et peut-être même équivoque. Car ce que Le pédant joué donnait l’impression de mettre en cause en déniant à Chateaufort le droit à un rire supérieur pour valoriser au contraire le paysan Gareau capable de fustiger le rire bête et sans fondement du matamore, L’autre monde le réaffirme à sa façon. Tout se passe comme si le rire de la foule s’amusant des pirouettes du petit animal n’était pas compatible avec un rire plus fin, réservé à ceux qui seraient aptes à dépasser le comique facile du burlesque et du monde inversé dont il est l’une des facettes. Et le déterminisme social malmené dans Le pédant joué trouverait là de quoi se rétablir…

Vertigineuse spirale dont une réplique de Granger le jeune pourrait symboliser la portée bien au-delà de la comédie dont elle est tirée. Contrefaisant l’ivrogne, il évoque Démocrite en ces termes :

Sans mentir, Démocrite était bien fol, de croire que la vérité fût dans un puits ; n’avait-il pas ouï dire In vino veritas ? Mais lui qui riait toujours, il pouvait bien ne l’avoir dit qu’en riant[32].

Labiles limites qui confondent désormais la cause et l’effet, le comique et le rire, en une manière fondamentale de considérer le monde. Le rire n’advient pas dans l’oeuvre de Cyrano par accident, au hasard de la rencontre d’un objet ou d’une situation comique comme pourrait le laisser penser le gros homme de la dixième lettre satirique (« Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages[33]  »). Il naît de la considération de la nature même des choses, dont aucune n’est exempte de ridicule. C’est pourquoi il n’apparaît pas comme un simple procédé littéraire qui ne serait qu’un choix esthétique parmi d’autres. Le lecteur se trouve ainsi dans l’impossibilité de choisir ou de condamner le burlesque en s’appuyant sur les jugements dont ce dernier est l’objet dans les lettres Contre Scarron ou Soucidas. Car la condamnation y est, comme le rire de Démocrite, prise dans un vertige sans fin au sein de textes eux-mêmes burlesques. Le rire relève donc d’un choix éthique destiné à éveiller le sens critique du lecteur, en d’autres termes à le rendre capable de distance par rapport à ce qu’il voit, entend ou lit. Son omniprésence dans l’oeuvre de Cyrano tout entière est le signe d’un refus de la soumission aveugle à la force du discours. En ce sens, même si les occurrences du mot « rire » sont, comme on l’a dit, moins nombreuses dans Les états et empires du soleil que dans Les états et empires de la lune, cette diminution est largement compensée par une affirmation-clé. Dans l’énumération des éléments qui vont pouvoir conforter le chef d’accusation prononcé à l’encontre de Dyrcona au cours de son procès au parlement des oiseaux pour savoir si cet « animal » est un homme, une des raisons est « qu’il rit comme un fou[34]  ». Le texte ne précise pas de quoi. L’important est qu’il rit car c’est là une composante essentielle de la nature humaine au même titre que les pleurs mentionnés juste après. Où l’on retrouve Démocrite et Héraclite[35], que Cyrano réunit dans la plus pure tradition philosophique et littéraire et qu’il avait déjà rassemblés dans la bouche du pédant Granger s’observant dans la glace :

Je tâche à rire et à pleurer sans intervalle, et je n’en puis venir à bout[36].

Mais ce que la didascalie donne comme une mimique dont l’accomplissement par l’acteur est destiné à faire rire, la répétition de l’association des deux philosophes dans L’autre monde nous engage à voir comme bien plus qu’une grimace comique.

Car on le voit clairement, la mention unique des deux philosophes ne saurait suffire à lui assigner un rôle-clé dans la perception du monde vers laquelle Cyrano semble nous pousser. La référence n’a en elle-même rien d’original. C’est le système d’échos qui s’élabore d’un texte à l’autre qui éclaire le sens. Qui l’éclaire mais ne le pose pas car, comme l’affirme Jean-Charles Darmon à propos des Lettres, « tout sens posé sera un sens déçu[37]  ».

On parlera d’échos plus volontiers que de répétitions. Celles-ci existent pourtant bel et bien, internes à une oeuvre ou d’une oeuvre à l’autre. Certaines, mais c’est un phénomène connu, n’ont d’ailleurs rien de comique[38]. Ainsi la fameuse formule inspirée de Montaigne que l’on trouve dans la lettre Contre les sorciers et dans celle Contre un médisant, répétée quasiment mot pour mot :

On ne doit pas croire toutes choses d’un homme, parce qu’un homme peut dire toutes choses.

[L’émetteur de la lettre a une âme assez raisonnable] pour ne pas croire tout le monde de toutes choses, à cause que tout le monde peut dire toutes choses[39].

Par ailleurs, même comiques, ces répétitions brutes ne sont guère présentes et il suffit de comparer la scène de la galère du Pédant joué avec ce qu’elle est devenue dans Les fourberies de Scapin pour mesurer que ce qu’on appelle communément le comique de répétition existe chez Cyrano sans atteindre pour autant le degré de radicalisation du procédé que saura exploiter Molière.

Voilà une autre forme de comique qui semble cette fois justifiée par la portée comique d’un bon mot. Le procédé est l’inverse du précédent puisque dans ce cas, ce n’est pas la répétition qui fait naître le comique mais le comique qui explique la répétition. Ainsi de la formule présente à la fois dans la dixième et la seizième lettre satirique : « Si les coups de bâtons s’envoyaient par écrit, vous liriez ma lettre des épaules[40]  ». Le bon mot est repris comme si Cyrano se satisfaisait d’avoir « bien dit », témoin la reprise sous forme d’une variante dans la lettre Pour Soucidas : « Possible aurais-je fait ma plume d’un bâton[41]  ». Même phénomène de reprise d’une pointe dont la matière est visiblement jugée propice au bien dire même si la manière peut varier :

Je puis convaincre le froid de meurtres, sur ce que dans toutes les maisons de Paris on rencontre fort peu de gelée qu’on n’y trouve un malade auprès[42].

L’équivoque sur gelée, à la fois phénomène météorologique et prescription fréquente des médecins à l’époque, incite Cyrano à reprendre cette pointe dans sa lettre Contre les médecins :

Car ces docteurs morfondus, ces médecins de neige, ne nous font manger que de la gelée[43].

Ce type de répétition fait l’objet d’un commentaire burlesque dans lequel Cyrano justifie par la paresse le recours à l’exploitation réitérée d’un sujet qui n’est visiblement que prétexte à affûter la pointe. Les deux descriptions de la fontaine d’Arcueil sont ainsi précédées de cet avertissement :

Cette lettre d’Arcueil ayant été perdue, l’auteur longtemps après en fit une autre : mais comme il ne se souvenait presque plus de la première, il ne rencontra pas les mêmes pensées. Depuis, il retrouva la perdue, et comme il est assez ennemi du travail, il ne crut pas que le sujet fût digne d’épurer chaque lettre, en ôtant de chacune les imaginations qui se pourraient rencontrer dans l’autre[44].

À vrai dire, les deux lettres comportent peu de répétitions proprement dites. La volonté de ne pas les supprimer mentionnée dans l’avertissement souligne une certaine « neutralité » du procédé dans sa mise en oeuvre technique. La reproduction des mêmes mots, des mêmes pointes compte moins que le recours à un fonds jugé intéressant par le vivier d’imaginations qu’il représente.

On comprend mieux alors pourquoi la notion d’écho d’un texte à l’autre est plus pertinente que celle de répétition pure et simple. Le comique ne provient pas de la reprise mécanique mais du changement de perspective dans lequel on place l’énoncé, qui fonctionne désormais en tant que mention et prend le plus souvent des accents ironiques[45].

Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que la répétition brute fasse l’objet d’une condamnation récurrente, depuis la sixième lettre satirique dans laquelle l’épistolier reproche à son destinataire de « vom[ir] et Cassandre et Polexandre si cru, qu’on pense voir dans [sa] bouche le papier dessous les paroles[46]  », jusqu’à une critique du recours systématique aux oeuvres d’autrui dans la lettre Contre un pilleur de pensée, redoublée par une seconde lettre sur le même sujet. Le reproche qu’il fera à Scarron qui voudrait qu’ « on n’écrive que ce qu’on a lu[47]  » est déjà formulé dans cette lettre dont on ignore le destinataire et dont la portée est de facto plus large. Les « comme », les « de même » et les « tout ainsi » y sont fustigés comme obstacle à « toute finesse de bien dire ».

On opposera à cette pratique scolaire d’une répétition comme restitution absente de toute digestion la mise en oeuvre par Cyrano lui-même d’une répétition sous forme d’écho-mention de certains passages. Ainsi la reprise, signalée par tous les commentateurs, de la lettre écrite D’une maison de campagne dans les États et empires de la lune pour décrire le paradis terrestre[48]. En soi cette répétition, quasi mot pour mot à certains endroits, n’a rien de comique. Il s’agit d’une évocation de la nature qui se joue de la poésie du monde renversé. Ce qui peut amener le lecteur à sourire, c’est que d’un texte à l’autre, le matériau qui servait à décrire le lieu d’une retraite propice à philosopher entre amis, proche à beaucoup d’égards de celle que décrivent les États et empires du soleil dans la petite société de Colignac, s’apparentant en d’autres termes à un « jardin » de libertins, devient dans les États et empires de la lune le paradis. Irrévérence absolue, et comique, du déplacement ! On en donnera un autre exemple dans l’écho qui unit la douzième lettre satirique, intitulée Apothéose d’un ecclésiastique bouffon dans le manuscrit qu’on en a conservé, et adressée à Messire Jean, archétype du prédicateur pernicieux, au début des États et empires du soleil montrant le curé de Colignac tendant un guet-apens au narrateur. Toute la dimension axiologique de la lettre est réactivée par le simple fait que ledit curé est baptisé messire Jean, et même « Monsieur Saint-Jean » par un paysan ignorant et mort de peur, ce qui du coup rejaillit sur la vision du véritable Saint-Jean présent au paradis terrestre dans le premier volet du roman. De même, cet épisode des États et empires du soleil mentionne le claveau (c’est-à-dire la peste des moutons) ou le crapaud comme autant de signes des pouvoirs occultes du narrateur aux yeux de ses poursuivants. Le même crapaud et le même claveau figurent dans la lettre Pour les sorciers. Outre que l’existence d’une lettre Contre les sorciers l’incitait déjà à une distance, la reprise des termes dans le roman invite le lecteur à en rire, comme le fait le narrateur en personne malgré sa situation critique[49]. Que dire alors de l’affirmation suivante ?

« Dieu qui tout seul doit être cru de ce qu’Il dit, à cause qu’Il le dit[50]  », reprise par le narrateur à bout d’argument dans sa discussion avec le fils de l’Hôte sur la résurrection, auquel il répond :

Je n’ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos arguments sophistiques contre la résurrection, tant y a que Dieu l’a dit, Dieu qui ne peut mentir[51].

Ces quelques exemples permettent de comprendre en quoi l’entreprise de Benjamin Lazar ampute nécessairement le texte d’une partie de sa dimension comique. En restreignant le jeu de labilité des énoncés, on perd l’ironie qui s’exerce à leur encontre. Ces exemples permettent aussi de comprendre pourquoi il faut, paradoxalement, intégrer La mort d’Agrippine à une étude sur le comique de répétition chez Cyrano. Au travail de décentrement qu’opère la mention d’un énoncé, les « belles impiétés » de cette tragédie peuvent contribuer elles aussi. Le célèbre « Frappons, voilà l’hostie[52]  » a-t-il une répercussion sur l’image pieuse de l’hostie donnée dans la lettre Contre les sorciers [53]  ? La désacralisation est-elle compensée par l’image sacrée ou celle-ci n’est-elle qu’une image ironiquement sacrée ? Jean-Charles Darmon analyse cet « art du déplacement incongru » comme « une véritable poétique de l’ironie libertine ». Il voit dans l’ironie « un mode de pensée expérimental, questionnant sans fin, en ses mouvements impétueux, les rapports entre langage et idées ; et cela d’un genre l’autre[54]  ». Au-delà de la mise en oeuvre du contraste entre forme bouffonne et fond édifiant propre au spoudogeloion, l’ironie libertine se donne comme un ethos. Pour Darmon, c’est à la fois « celui du joueur, qui multiplie les pointes ; celui du déniaisé, qui critique les superstitions, dénonce les impostures ou ridiculise au nom d’arguments rationnels ; celui du songeur, qui imagine des possibles en mobilisant divers savoirs sur le monde et sur l’homme, comme autant de tremplins fictionnels pour faire l’épreuve de sa propre liberté[55]  ».

Mais cet art d’écrire libertin n’est pas, d’après lui, accessible à tous. De fait, la distinction relevée plus haut de deux types de rire et de comique chez Cyrano est confortée par une dissémination de l’idée que le vulgaire ne peut accéder aux mêmes idées et aux mêmes plaisirs que l’esprit élevé. Dans la lettre Contre les frondeurs, l’épistolier s’efforce de ne pas « penser comme le vulgaire[56]  ». Scarron est jugé « bestial » d’avoir banni les pointes de son écriture, pointes qui, dans les États et empires de la lune, permettent de taxer la monnaie et font que « les personnes d’esprit font toujours grande chère[57]  ». Ailleurs, c’est le Démon de Socrate expliquant qu’il n’a pas souhaité rester sur terre à cause du règne des esprits vulgaires[58].

L’ironie qui suppose la compétence du lecteur pour la déchiffrer fait de l’oeuvre de Cyrano une oeuvre élitiste. La répétition à coups de marteau ne peut y être opératoire. Aussi, crue, brute, est-elle dénigrée. Il est nécessaire que le travail d’écho la transforme d’un texte à l’autre. On ne saurait se contenter de répéter pour déniaiser. La répétition purement et simplement mécanique, engendrât-elle le comique, n’a pas valeur pédagogique. Il ne s’agit pas de poser un énoncé, de faire rire en le répétant dans un mouvement de captatio benevolentiae dont le but consisterait à s’attacher la bienveillance du lecteur pour le gagner à telle ou telle idée. En revanche, la répétition impliquant le décentrement d’où surgit le rire se présente d’abord comme une posture philosophique interrogeant le degré de fictionalité du discours apte à déstabiliser toute certitude[59]. Elle forme le signal ironique qui permettra aux lecteurs avertis de communier par le rire dans un mouvement d’aller-retour aux textes qu’emblématisent les voyages entre Cussan et Colignac d’un petit groupe d’amis qui, comme le Démon de Socrate nous le dit de La Mothe Le Vayer dans les États et empires de la lune, vivent en philosophes[60].