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Ballotté d’un continent à l’autre par les grands courants du siècle, de la hauteur sociale à la déchéance, Chateaubriand déclare, au frontispice de ses Mémoires d’outre-tombe, que « les tempêtes ne [lui] ont souvent laissé de table pour écrire que l’écueil de [s]on naufrage[1]  ». Comme s’il n’écrivait qu’en passant, arraché de Combourg, de la Vallée-aux-loups ou de ses ambassades de Rome et de Berlin, Chateaubriand se dépeint volontiers sous les traits d’un écrivain sans cesse dérangé dans ses occupations, n’ayant le temps de confier sa vie qu’au coin d’une table se trouvant là par hasard, écrivant, comme Saint-Simon, son anti-modèle, « à la diable pour l’immortalité[2]  ». Dépourvu d’un lieu stable d’écriture, Chateaubriand se portraiture aussi en écrivain sans patrimoine bibliothécaire, lui dont le père a dû reconstituer la bibliothèque familiale après l’incendie de la place Saint-Vincent à Saint-Malo[3], et qui a dû lui-même se départir à plusieurs reprises de sa propre bibliothèque, comme en 1817, où, après sa radiation de la liste des ministres d’État, il s’est vu obligé de « vendre [s]es livres », ne se gardant pour lui-même « qu’un petit Homère grec[4]  ». Chateaubriand, à ce titre, demeure un écrivain du passage, qui voyage à travers les époques et les styles, l’approximation érudite cherchant dans ses textes à donner corps à l’envolée de la phrase. Romantique hanté par le classicisme de Massillon ou de Bossuet, exilé dans le siècle des révolutions mais se rêvant à l’époque de Louis XIV, Chateaubriand n’a d’ancrage cependant que dans un Moyen Âge dont l’intertexte fait défaut. S’il n’a cessé de prendre le Grand Siècle pour modèle[5], il n’en demeure pas moins une ambiguïté irréductible dans son rapport au siècle classique, qui fait d’une part office d’écran sur lequel il peut projeter sa non-coïncidence au XIXe siècle, mais qui d’autre part, dans le sens second de l’expression, fait écran au Moyen Âge dans lequel il entend ancrer sa légende de façon tacite et aussi inaperçue que Rancé réformant la Trappe en regard des prescriptions médiévales de l’ordre cistercien.

Une vignette médiévale

Il va de soi aujourd’hui, maintenant que la méthode historique a largement rectifié l’historicisme de l’époque romantique, que la conception du Moyen Âge mise en forme par Chateaubriand, en particulier dans Génie du christianisme, « est beaucoup plus que cette apologie à laquelle on le réduit trop souvent[6]  ». Beaucoup plus, c’est-à-dire beaucoup moins, au sens où ce n’est pas tellement le Moyen Âge qui est l’objet de ce gros livre qu’une certaine idée du Moyen Âge que se fait Chateaubriand lorsqu’il l’associe au paradoxe du moment historique de la permanence :

[C]’est que le mouvement et le repos, les ténèbres et la lumière, les saisons, la marche des astres, qui varient les décorations du monde, ne sont pourtant successifs qu’en apparence, et sont permanents en réalité. La scène qui s’efface pour nous, se colore pour un autre peuple ; ce n’est pas le spectacle, c’est le spectateur qui change. Ainsi Dieu a su réunir dans son ouvrage la durée absolue et la durée progressive : la première est placée dans le temps, la seconde dans l’étendue : par celle-là, les grâces de l’univers sont unes, infinies, toujours les mêmes ; par celle-ci, elles sont multiples, finies, renouvelées : sans l’une, il n’eût point de grandeur dans la création ; sans l’autre, il y eût monotonie[7].

Permanence cachée sous la variation, le fondement, l’archê de la monarchie absolue de Dieu s’oppose à la durée progressive qui fait succéder une chose à une autre, un régime à un autre dans l’histoire. Cependant, ce n’est pas tant l’absoluité de la monarchie, ce principe très moderne érigé sur les bases qu’avait posées Jean Bodin, qui pour Chateaubriand donne sa permanence au Moyen Âge, mais plutôt le christianisme lui-même, qui, lors de la dérive de l’Empire romain, « a été l’ancre qui a fixé tant de nations flottantes[8]  ». Cette ancre absolue possède une triple valeur pour Chateaubriand.

Une valeur historique d’abord, puisque quand il s’agit de répondre aux adversaires du christianisme qui entendent prouver que la chronologie biblique est défectueuse (il semble qu’il soit ici question de Bayle, sans qu’un auteur ne soit interpellé nommément), Chateaubriand leur répond : « Et certes, on ne peut nier que c’est assez mal établir la durée du monde, que d’en prendre la base dans la vie humaine. Quoi ! c’est par la succession rapide d’ombres d’un moment, que l’on prétend nous démontrer la permanence et la réalité des choses[9]  ! » Les débris finis du monde humain qui composent l’histoire ne sauraient, en un mot, donner la mesure de l’infini divin. Pour Chateaubriand, les ruines médiévales et antiques ouvrent la durée progressive à l’absolu et non l’inverse.

Ensuite, l’ancrage chrétien (et médiéval) acquiert chez Chateaubriand une paradoxale valeur intertextuelle au nom de laquelle il déploie des trésors d’érudition afin de prouver l’inutilité de l’érudition. Passant en revue les connaissances historiques de son époque sur le Moyen Âge, l’Antiquité égyptienne, grecque, hébraïque et autres, Chateaubriand en vient à la conclusion que « lorsqu’on veut être plaisant aux dépens de la religion, de la morale universelle, du repos des nations et du bonheur général des hommes, avant de se livrer à une gaieté si funeste, il faudrait au moins être bien sûr de ne pas tomber soi-même dans de grandes ignorances[10]  ». La position de Chateaubriand commande en ce sens une humilité devant la bibliothèque divine, qui demeure la seule véritable référence, inaccessible bien sûr, mais contenant néanmoins le secret que cherchent à découvrir en vain tous les livres.

Enfin, la fixité médiévale a une indéniable valeur personnelle chez Chateaubriand, perceptible notamment dans la célèbre description de la vie féodale de Combourg, qui relate un mode de vie provenant de la nuit des siècles mais qui avait encore cours quelques années avant la Révolution :

Je me complairai encore à rappeler les moeurs de mes parents, ne me fussent-elles qu’un touchant souvenir ; mais j’en reproduirai d’autant plus volontiers le tableau qu’il semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du moyen âge : du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles[11].

Parce que la vie à Combourg ressemblait à une vignette médiévale, le Moyen Âge, en retour, prendra pour Chateaubriand, entre autres dans Génie du christianisme, les couleurs naïves d’un tableau romantique montrant la vanité de tout ce qui passe et l’imperceptibilité de ce qui demeure. La vie à Combourg s’enlise en ce sens dans une atemporalité qui laissera des traces dans la future conception du temps de Chateaubriand et aussi dans le style qui en fournira l’expression, notamment dans la descente en escalier des trois propositions finales caractéristique de sa phrase :

Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que bordait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines[12].

Comme la durée progressive qui se transforme en laissant inchangée la durée absolue, les saisons, par le moyen de trois propositions adverbiales qui sonnent comme les trois coups martelés au théâtre, envahissent la phrase de Chateaubriand en la laissant, pour ainsi dire, suivre son cours immobile et montrer d’elle-même la vanité du théâtre de la vie, que redouble encore et à la toute fin la triade animale des oiseaux, des écureuils et des hermines, comme trois formes vaines de la matière s’agitant à la surface terrestre. La description de la vie à Combourg fournit ainsi l’image la plus fidèle que Chateaubriand ait donné à lire de l’idée qu’il se faisait du Moyen Âge et fait voir, sous la variation des formes, la permanence de son attachement au lieu du cloître :

Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château : on éprouvait, en pénétrant sous ses voûtes, la même sensation qu’en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant ; je crus qu’il se terminerait au monastère ; mais on me montra, dans les murs mêmes du couvent, les jardins du couvent encore plus abandonnés que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l’ancien cimetière des cénobites ; sanctuaire d’où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les montagnes et dans les forêts d’alentour[13].

Au centre du monument de Combourg se trouve un autre monument (lequel est un autre faire-penser à, monere) qui, dans un rapprochement surprenant, fait de la demeure paternelle un cloître abandonné, qui lui-même débouche, de renvoi en renvoi, d’une ruine à l’autre, sur l’immensité du silence de la nature qui l’entoure.

Monastère, monarchie et Moyen Âge

Le Moyen Âge, pour Chateaubriand, prolifère dans ce creux référentiel du silence, que vient recouvrir la nature ; et Dieu devient ce que Pierre Reboul a nommé plaisamment « le seul bouche-trou adéquat à ce vide inexplicable[14]  ». Dans le texte de Chateaubriand, le Moyen Âge apparaît ansi sous la forme d’une ruine intertextuelle : il se confond avec ce lieu où cesse la référence à des ouvrages humains et où se montre l’ouvrage du temps en tant que tel (« Il y a deux sortes de ruines : l’une ouvrage du temps ; l’autre, ouvrage des hommes[15]  »). Aussi est-il naturel que nous sachions aujourd’hui, par exemple avec Barbara G. Keller, « that Chateaubriand’s references chronicles and philologists were mostly derived from secondary sources[16]  », puisque la source première, elle, semble faire défaut et paraît s’enfoncer, de toute évidence, dans les ruines « féodales » des souvenirs de Combourg.

Chateaubriand ne renouvelle donc pas ce que Bernard Beugnot a nommé « le discours de la retraire à l’âge classique[17]  », mais il y met plutôt fin, du moins il en montre la clôture historique à l’âge révolutionnaire. On a beaucoup insisté, à propos du vague des passions, sur la difficulté d’habiter « avec un coeur plein, un monde vide » et sur le désenchantement qui survient, aux prémices du XIXe siècle, quand « sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout[18]  » ; mais on a moins commenté le lien direct qui s’établit dans le texte de Chateaubriand entre ce trop fameux vague des passions et la nécessité des cloîtres à une époque où les décrets révolutionnaires en avaient interdit le maintien ou l’érection. Ainsi la chrétienté est-elle née pour Chateaubriand des persécutions barbares qui succédèrent à l’Empire romain.

De toutes parts s’élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde, et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie, que de s’exposer à les voir cruellement trahis. Mais, de nos jours, quand les monastères, ou la vertu qui y conduit, ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde, sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s’engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d’elles-mêmes dans un coeur solitaire[19].

Le vague des passions est donc directement lié à l’époque révolutionnaire, dans la mesure où l’abandon des monastères y rend impossible l’intégration sociale des « coeurs solitaires ». Ce qui signifie par ailleurs que l’équilibre de la monarchie était rendu possible entre autres par l’existence des cloîtres, qui absorbaient le trop-plein des coeurs en le faisant dévier vers Dieu et laissaient ainsi le champ libre au pouvoir terrestre de la monarchie qui, grâce à ce dispositif, n’était plus susceptible de faire l’objet des foudres « révolutionnaires » mal canalisées. Dans l’esprit de Chateaubriand, la complémentarité du monastère et de la monarchie constitue donc l’équation sociale du Moyen Âge, rompue à la Révolution et sans cesse cherchée au XIXe siècle, comme un fondement impossible à mettre au jour — d’où le retour du cloître dans l’oeuvre tardive de Chateaubriand (il a 76 ans en 1844, au moment où paraît la Vie de Rancé), sous la forme d’une biographie de Rancé, réformateur de la Trappe.

Le malentendu de la solitude

Nul doute, comme l’ont noté presque tous les commentateurs de la Vie de Rancé, qu’un parallèle ne s’établisse dans la prose de Chateaubriand entre Rancé et lui, du moins entre l’époque classique et la sienne, ne serait-ce que dans la mise en rapport de la Fronde et de la Révolution (« Durant cette révolution [la Fronde], on vivait dans la rue comme en 1792[20]  »). Chateaubriand n’a de cesse de se mettre en scène sur les lieux où s’est déroulée la vie de Rancé, de souligner une similitude entre leurs deux vies[21]ou encore d’accompagner de sa propre voix les citations tirées des écrits de Rancé, dans un style d’abord direct, mais qui se fait de plus en plus indirect et libre, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de discerner les deux voix[22]. Mais cet investissement personnel est à ce point lourd et chargé que l’effet qui en découle, comme le soulignait Roland Barthes, s’inverse :

L’immixtion de Chateaubriand dans la vie de Rancé n’est donc nullement diffuse, sublime, imaginative, en un mot « romantique » (en particulier, Chateaubriand ne déforme pas Rancé pour se loger en lui), mais bien au contraire cassée, abrupte. Chateaubriand ne se projette pas, il se surimprime[23].

Chateaubriand demeure donc, si l’on peut dire, « en plan » par rapport à Rancé, et cela est particulièrement sensible quand il commente, juge, apprécie ou soupèse tout au long de son texte les propos des précédents commentateurs de la vie de Rancé[24]. Si bien que la distance ne cesse de croître entre le biographe et son sujet, au point où le lecteur en vient à remettre en question la nécessité de ce projet[25].

C’est que, malgré tous les ponts jetés par Chateaubriand, son lien intime avec Rancé est ailleurs. Précisément, il se noue dans la distance elle-même, qui le ramène implicitement, lorsqu’il visite la Trappe, à son « Moyen Âge » de Combourg :

L’abbaye n’avait pas changé de lieu : elle était encore, comme au temps de la fondation, dans une vallée. Les collines assemblées autour d’elle la cachaient au reste de la terre. J’ai cru, en la voyant, revoir mes bois et mes étangs de Combourg le soir aux clartés allenties du soleil. Le silence régnait : si l’on entendait du bruit, ce n’était que le son des arbres ou les murmures de quelques ruisseaux ; murmures faibles ou renflés selon la lenteur ou la rapidité du vent : on n’était pas bien certain de n’avoir pas ouï la mer.[26]

Tel est le malentendu qui guide Chateaubriand et qui étonne encore le lecteur d’aujourd’hui : ce que Chateaubriand entend, dans les solitudes de la Trappe, ce n’est pas l’austérité de la vie régulière, mais c’est le murmure quelque peu halluciné de la mer en plein désert, c’est l’enfance demeurée intacte au coeur de l’homme mûr, c’est-à-dire, en un mot, le non-lieu de la métaphore, à tout le moins d’un nouveau type de métaphore qui a tant secoué Julien Gracq, pour qui

la langue de la Vie de Rancé enfonce vers l’avenir une pointe plus mystérieuse : ses messages en morse, saccadés, déphasés, qui coupent la narration tout à trac comme s’ils étaient captés d’une autre planète, bégayent déjà des nouvelles de la contrée où va s’éveiller Rimbaud[27].

Ce qui unit Chateaubriand et Rancé, c’est en somme ce qui sépare tous les hommes : l’épaisseur nulle du langage et le silence des imaginations vaines où nous vivons en solitaire ce qui pour Chateaubriand demeure la meilleure part de notre vie.

Un monastère sans bibliothèque

Ces deux mises en retraite du monde diffèrent néanmoins beaucoup : Rancé se retranche religieusement du monde, tandis que Chateaubriand suit religieusement (et littérairement) le retrait du monde qui s’effectue en lui par le simple passage du temps, si bien que la littérature ne semble s’énoncer pour Chateaubriand que depuis la fuite du temps et l’évanouissement des choses de ce monde. C’est dans le jeu des citations que s’établit ce passage de la façon la plus éloquente et muette : comparant Rancé, le réformateur de la Trappe, avec l’un de ses premiers abbés, Bernard de Clairvaux[28], ou les mettant en rapport, Chateaubriand crée une relation à relais dans laquelle le comparé se trouve chaque fois ne pas correspondre tout à fait à son comparant : Chateaubriand se « projette » sur Rancé, qu’il met en parallèle avec Bernard de Clairvaux, lui-même réformateur, au XIIe siècle, de la Charte de Charité d’Étienne Harding, lui-même réformateur de la spiritualité assoupie de Cluny, qui s’inspirait elle-même des Pères de l’Église et des ascètes du désert — jusqu’au Christ, premier grand réformateur de la foi et de la loi. Cette préfiguration, établie rétrospectivement il va sans dire, ressuscite la vieille méthode herméneutique et médiévale dite de la « typologie », par laquelle la glose découvrait dans l’Ancien Testament la préfiguration d’un épisode du Nouveau Testament, par exemple la faute d’Adam, commise au début de la Création, rachetée par le Rédempteur.

Ainsi, l’évocation de la vie de Rancé par Chateaubriand, par les fouilles livresques qu’elle exige et tout l’intertexte qu’elle mobilise, constitue une fidélité à l’ordre chrétien qui se renouvelle sans cesse dans différentes figures et une suite ininterrompue de textes, mais elle constitue aussi une infidélité à Rancé lui-même, qui « purgeait sa bibliothèque[29]  » en suivant à la lettre les instructions de l’ordre cistercien, qui voulait notamment, depuis les Instituta Generalis Capituli apud Cistercium (1151), que soit réduite au minimum l’activité littéraire et herméneutique de l’ordre cistercien afin que les religieux se livrent plus amplement à la contemplation, jusqu’à la stricte observance, stipulant « l’interdiction absolue de se livrer à une activité littéraire, à moins d’une permission spéciale[30]  ». Dans ce double mouvement, Chateaubriand s’insère dans le paradoxe constitutif du christianisme, c’est-à-dire qu’il montre, sans trop s’en douter, la division entre la christologie, qui, depuis les Évangiles, retrace la vie du fondateur de tous les ordres chrétiens, le Christ, et le messianisme, qui cherche non pas la trace du Christ, mais le contenu de son message indépendamment de ses formes écrites. Ce faisant, Chateaubriand se situe entre la reconstitution écrite de la vie du Christ et la simple « vie dans le Christ », qui se passe de souvenirs. Prenant ses libertés avec la bibliothèque qui guide son chemin de biographe, il en retrouve plus loin autant la raison d’être que le motif de son abolition.

Vieillir infiniment

Greffant cette problématique du souvenir à son évocation de la vie de Rancé, Chateaubriand découvre qu’il s’agit là de la menace principale de la retraite monastique, puisque celui qui est mort à ce monde se doit néanmoins de ne pas attenter à ses jours et de subir « la plus dure des afflictions, le survivre[31]  ». Ayant coupé avec son ancienne vie, Rancé doit en effet soutenir le poids de ses souvenirs qui le rattachent à la terre (« les périls qui menaçaient Rancé étaient des souvenirs[32]  »), tout comme Chateaubriand lui-même, dont les plus grandes oeuvres ont pour sujet la difficulté à vivre dans un monde fantomatique où « le passé traîne ses restes dans le présent[33]  », mais où ces restes se révèlent aussi vains que la vie « réelle » : « Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais avec les souvenirs ! Le coeur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalité dans l’homme[34]. » C’est ce peu de réalité qui fait de l’homme une sorte de fantôme, présent sans véritablement l’être, comme le sont les vieillards au soir de la vie, retirés de tout, et même peu à peu de leurs propres songes et souvenirs, par la seule force du temps.

Au moment où survient cette claustration dans le temps (« Je ne suis plus que le temps[35]  », dit Chateaubriand en écrivant sur l’un des plus grands cloîtrés de l’histoire), la créature opère un reflux à l’origine de la Création selon Chateaubriand, pour qui le monde n’a pas été créé dans une jeunesse exempte de vieillesse. Cherchant à rendre compte du vieillissement de la terre, Chateaubriand, qui reprend un vieil argument théologique, croit que si le monde est fait de génération et de corruption, d’enfance et de vieillesse, c’est parce que la corruption des corps fait elle-même partie de l’origine : « Dieu a dû créer, et a sans doute créé le monde avec toutes les marques de vétusté et de complément que nous lui voyons[36]. » Le monde est donc fait à partir d’une vieillesse originelle sans laquelle le temps ne serait pas. Se dégradant progressivement, les corps refluent ainsi peu à peu vers ce que Chateaubriand associait à l’infini de « la durée absolue », cette permanence cachée derrière toutes les apparences, qui se dévoile (parce qu’il n’y a plus là de voile) derrière l’écran de tous les souvenirs, au coeur d’un Moyen Âge imaginé.

Se dégage ainsi la position particulière de la Vie de Rancé dans l’économie de l’oeuvre de Chateaubriand, qui présentait son Génie du christianisme en se posant comme « un obscur Israélite [qui] apporte aujourd’hui son grain de sable, afin de hâter, autant qu’il est en son pouvoir, la reconstruction du Temple[37]  ». Après les errements de l’Empire et de la Restauration, de tentative de reconstruction en tentative de reconstruction, il est bien possible qu’à la fin de sa vie, au bout de tous ses souvenirs, au moment où les Mémoires d’outre-tombe sont achevées, Chateaubriand ait abandonné cette idée et que la Vie de Rancé soit le geste même par lequel il se départisse de la bibliothèque de ses souvenirs. Ce « geste [serait] celui de qui […] a non seulement renoncé à la reconstruction du Temple, mais l’a proprement oublié. De la sorte, l’étude se libère de la tristesse qui la défigurait et retourne à sa vraie nature : non pas l’oeuvre, mais l’inspiration, l’âme qui se nourrit d’elle-même[38]  ».