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Mais c’est le fait d’être qui importe : voilà le noeud qui nous étrangle[1].

Moby-Dick est une oeuvre qui eut peu de succès à sa parution (1851), fut négligée durant près de 70 ans, et est aujourd’hui, après la « renaissance melvillienne » du milieu du XXe siècle, tant un classique du point de vue de la critique littéraire qu’un succès de littérature populaire. Elle est maintenant de ces oeuvres qu’on croit connaître dès l’énoncé de leur titre (ce roman n’est-il pas celui de la tragique chasse de la monstrueuse baleine blanche par l’orgueilleux capitaine Achab ?), sans trop en connaître les richesses propres.

Celles-ci abondent pourtant, et expliquent amplement la véritable industrie du commentaire que l’oeuvre a générée, sans qu’elle ait livré pour autant tous ses mystères. L’oeuvre est-elle d’ailleurs bien un roman ? La lecture nous met rapidement en présence du caractère composite, hétérogène ou hybride de l’oeuvre : la narration est souvent interrompue par de longues digressions (ainsi du long chapitre pseudo-scientifique sur les baleines, chap. 32) ou mélangée à des exposés pédagogiques, philosophiques, historiques, critiques, etc. Cela n’est pas que contingent[2], mais est intrinsèque au projet littéraire melvillien.

En effet, la teneur de l’ouvrage témoigne d’un croisement audacieux entre littérature et philosophie, et se présente comme une littérature spéculative, proche de certaines oeuvres des premiers romantiques allemands[3]. La fiction de Melville dans Moby-Dick est une prose réflexive, où les événements racontés sont souvent idéationnels et possèdent une charge symbolique importante. Mais il y a encore davantage pour le Melville écrivain au tournant des années 1850 : le roman possède pour lui à cette époque une visée de révélation : il apparaît comme une littérature expérimentale, de la quête et de l’art de dire la vérité (il pose rien de moins que le « problème de l’univers »)[4], mais aussi et surtout de la force et des limites incantatoires du langage. Plus que la chasse effective du capitaine Achab (qui n’occupe que les trois derniers des cent trente-cinq chapitres), Moby-Dick est aussi le voyage en mer du Narrateur, Ismaël, à la recherche de « l’insaisissable fantôme de la vie » (chap. 1, p. 44)[5], et sans doute surtout de nous lecteurs, sur la mer des signes.

Quelles relations entretiennent cette forme hybride et cette visée de révélation ? Il ne peut s’agir d’un « roman philosophique », exposant une vérité déjà disponible sous une enveloppe littéraire, laquelle remplirait ainsi seulement une fonction didactique, car dans ce cas contenu philosophique et procédé narratif demeuraient extérieurs l’un à l’autre. Il s’agirait plutôt à la fois d’un travail de pensée sous forme narrative et d’une narration ayant valeur philosophique, nous obligeant à considérer ensemble la quête philosophique et l’aventure de la narrativité, l’une n’étant pas que le simple outil de l’autre[6]. Afin d’explorer la teneur de cette relation intrinsèque, nous choisissons de lire Moby-Dick avec le souci d’examiner la prétention au savoir et à la vérité, et donc en étant attentif aux références philosophiques internes à l’oeuvre et aux rôles qu’elles peuvent y jouer[7]. Les discussions philosophiques y sont nombreuses et Platon est une référence de choix quoique ambiguë dans Moby-Dick. Il s’agira ici de faire pour ces référents internes un travail similaire, mais bien moins ambitieux, à celui déjà effectué pour les référents bibliques et la critique du christianisme[8], ou encore celui concernant la culture politique et les valeurs économiques américaines[9], deux sous-langages majeurs de l’écriture melvillienne.

Nous voudrions plus particulièrement discuter l’interprétation de Michael Levin et de Merton Sealts selon laquelle on trouve dans la figure d’Achab et de la baleine non seulement un usage de l’allégorie platonicienne de la caverne mais son inversion : le héros passe de la lumière à l’ombre et la recherche du vrai est une quête abyssale, une transcendance vers le bas. Nous aimerions prolonger et modifier cette idée en la rapprochant d’une figure de la conscience dans la Phénoménologie de Hegel, celle du « monde inversé », susceptible de nous éclairer davantage à ce sujet. Il s’agira ultimement de montrer qu’en conséquence la nature et le rôle de l’allégorie, respectivement dans un texte philosophique ancien (La République) et dans un texte littéraire moderne (Moby-Dick), s’en trouvent transformés, témoignant ainsi dans chaque cas d’une relation particulière entre vérité et narrativité, non sans analogie avec les prétentions des premiers romantiques allemands.

L’allégoricité de Moby-Dick

Le caractère hybride de l’ouvrage, son style ironique et métaphorique et ses « profondes analogies enchaînées » (chap. 70, p. 448) font de sa lecture allégorique une quasi nécessité. Ce que ses premiers lecteurs ont d’ailleurs rapidement constaté, et Melville lui-même après coup. On connaît en effet sa réaction aux commentaires qu’en livrait Nathaniel Hawthorne :

J’avais comme une vague idée, en écrivant ce livre, qu’il était susceptible d’une interprétation allégorique et dans son ensemble et par endroits — mais la spécificité d’un grand nombre des allégories particulières de nature subordonnée ne me fut révélée qu’après avoir lu la lettre de Mr. Hawthorne qui, sans citer aucun exemple particulier, impliquait le caractère intégralement allégorique du tout[10].

L’allégorie (allos + agoreuein = parler autrement) est une ancienne figure de rhétorique, permettant, par l’articulation cohérente d’un ensemble de symboles et de métaphores, de faire saisir une idée générale, que ce soit dans des toiles ou des textes. Longtemps identifiée à la période médiévale et baroque, elle ressurgit à l’époque romantique dans des oeuvres comme celles de Hawthorne et Melville. Bainard Cowan, dans son analyse de l’allégorie chez Melville, s’appuie sur Walter Benjamin pour souligner l’importance du contexte historique dans l’usage de cette figure, car l’allégorie est autant une figure rhétorique que le contexte culturel permettant son efficace. Plus précisément, il soutient que l’usage de l’allégorie apparaît en temps de crise du sens, lorsque les ressources d’une tradition culturelle donnée deviennent « illisibles » (unreadable), ce qui demande d’outrepasser le sens reçu que l’on ne comprend plus. Le travail de l’allégorie apparaît en tension avec les modes historiquement convenus de compréhension dans sa tentative de préserver une vérité ou de transmettre le sens[11].

Cette conception paraît bien s’appliquer à ce que l’histoire philosophique et littéraire retient comme une allégorie majeure, celle de la caverne dans LaRépublique de Platon. On en connaît la teneur :

Représente-toi des hommes dans une sorte d’habitation souterraine en forme de caverne. Cette habitation possède une entrée disposée en longueur, remontant de bas en haut tout le long de la caverne vers la lumière […] Représente-toi la lumière d’un feu qui brûle sur une hauteur loin derrière eux et, entre le feu et les hommes enchaînés […] un petit mur, du genre de ces cloisons qu’on trouve chez les montreurs de marionnettes […] Crois-tu en effet que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d’autre, d’eux-mêmes et les uns des autres, si ce ne sont les ombres qui se projettent, sous l’effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d’eux[12] ?

Et Socrate de poursuivre en exposant à ses interlocuteurs ce qu’il adviendrait des hommes libérés de leurs chaînes et conduits hors de la caverne contempler la véritable lumière des Idées, puis leur aveuglement provisoire lors de leur retour dans la communauté humaine asservie dans la grotte. On peut ici constater que a) l’allégorie rend sensible le monde intelligible des Idées ainsi que le récit libérateur du retournement du regard nécessaire pour les contempler, b) la réalité des Idées est préalablement établie et l’allégorie prend l’allure d’un exemple, qui ne les touche que de l’extérieur : elle sert à exposer une vérité, pas à la découvrir, c) la forme allégorique paraît paradoxale avec le but qu’elle vise : un récit raconte l’accession au Vrai, le sensible fait voir l’intelligible : mais ce paradoxe n’en est un, comme le dit Socrate en tout début du chapitre, que « sous l’angle de l’éducation », d) l’allégorie n’est pas proprement philosophique mais semble un appui nécessaire au discours philosophique lorsque celui-ci peine à convertir : en ce sens, on dit souvent qu’elle témoigne d’une difficulté pour la philosophie idéaliste naissante à se détacher du mythe[13].

À première vue, le mécanisme de l’allégorie est bien présent dans Moby-Dick, et paraît même énoncé tel quel. Ainsi de ces fréquents passages où le narrateur Ismaël, ou encore Achab, affirme qu’« [i]l y a là-dessous quelque chose, et tout cela n’est pas sans avoir un sens » (chap. 7, p. 86), ou encore : « En toutes choses se cache un certain sens, sinon rien ne vaudrait rien, et le globe terrestre tout entier ne serait qu’un énorme zéro » (chap. 99, p. 606). Plus précisément, cette relation signe-sens est très proche de la distinction apparence-essence de la philosophie idéaliste classique, en particulier platonicienne. Ainsi, avant le départ de son baleinier le Péquod, Ismaël se rend dans une chapelle où les plaques funéraires le porte à la méditation, disposition habituelle chez lui :

Il me semble à moi qu’on se soit formidablement trompé dans cette histoire de la vie et de la mort. Il me semble que ce que vous nommez mon ombre ici-bas, sur la terre, est en réalité ma vraie substance. Il me semble qu’à l’égard de ces questions spirituelles, nous ne sommes que trop semblables à des huîtres qui contemple le soleil à travers l’épaisseur des eaux, croyant que ce ciel aquatique est fait de l’air le plus léger. Il me semble que mon corps n’est guère que la lie et le rebut de mon être supérieur. Eh bien, le prenne qui voudra, ce corps ![14].

chap. 7, p. 87

Ces références sont parfois plus précises, mais alors souvent humoristiques ou satiriques, une attitude qui constitue déjà maintenant une distance en regard de la référence platonicienne. Ainsi le narrateur, « avec en tête le problème de l’univers qui le turlupinait », avoue être une bien piètre vigie, et ne recommande pas ses semblables pour une telle fonction :

Gardez-vous d’embarquer dans votre industrie vigilante le type qui a le front dégarni et les yeux profonds, qui s’adonne à des méditations intempestives et qui veut s’enrôler avec le Phédon au lieu de Bowditch dans la tête. Méfiez-vous de ce gars, je vous dis ! Vos baleines, il faut qu’on les vit avant de les tuer ; et ce jeune platonicien dont le regard chavire vers le dedans, vous fera faire dix fois le tour du monde sans vous en rapporter une pinte de blanc de baleine […] bercé du double mouvement de la mer et de sa pensée dans une extase, comme d’opium, qu’il en perdrait pour finir le sentiment de son identité ; le mystique océan qui roulait à ses pieds, il le prenait pour la vivante image de cette âme insondable, profonde et bleue, où baigne la nature et l’humanité qui l’habite.

chap. 35 p. 245-246

La mer immense, surface de tous les miroitements, est ainsi pour Ismaël le possible réceptacle d’une vérité suprême, au risque d’y perdre le sens de son moi et de son rôle de matelot. Mais l’océan n’est pas la seule trame allégorique du roman, comme l’indique son titre, et le narrateur, une fois l’équipage enrôlé dans la traque de Moby Dick, cherche à sa blancheur une interprétation à la mesure de sa légendaire férocité :

Bien que nous ne sachions ni l’un ni l’autre où se trouvent les choses innommées qui mystérieusement suscitent par un signe mystique ces avertissements et ces appels voilés, néanmoins pour lui comme pour moi, il faut que ces choses existent quelque part. Si le monde visible, sous bien des apparences, semble avoir été façonné et formé dans l’amour, les invisibles sphères ont été faites dans l’effroi.

chap. 42, p. 291

Ces déclarations nous introduisent dans une des grandes énigmes abordées par le roman, celle de la souffrance, de la méchanceté et du mal, personnifiés pour Achab par cette baleine hors du commun. S’ajoute ainsi, à la distinction apparence-essence et au caractère spirituel de la réalité, la dimension de sa valeur. Mais en quoi cela a-t-il à voir avec la pensée de Platon, et plus précisément avec l’allégorie de la caverne ?

Les ambiguïtés tragiques de l’idéalisme[15]

Michael Levin a avancé il y a trente ans une hypothèse originale à cet égard. Selon son interprétation, nous avons non seulement affaire, dans le roman de Melville, à des références platoniciennes pouvant en orienter sinon en structurer l’interprétation, mais plus particulièrement ce platonisme se présente sous la forme inversée d’un « anti-platonisme[16] ». Il ne suffit pas en effet de rencontrer le dualisme épistémologique propre à l’idéalisme platonicien dans les divagations d’Ismaël ou les déclamations théâtrales d’Achab, encore faut-il en évaluer la teneur en regard du Bien. Or, à cet égard, l’allégorie de la baleine et de sa poursuite effrénée par le capitaine à la jambe d’ivoire renverse la couleur morale des hiérarchies platoniciennes : ainsi de Achab répondant à Starbuck, son second, dans un passage bien connu :

Tous les objets visibles, comprends-le, ne sont que le carton bouilli d’un masque. Mais dans chaque événement… l’acte vivant, le fait indubitable… là-dessous, il y a quelque chose d’inconnu mais de profond, de vrai, dont les traits se devinent derrière le masque absurde et dénué de raison. Si tu veux frapper, tu frappes à travers le masque ! Comment le prisonnier pourrait-il s’évader sans passer les murailles ! Pour moi, le cachalot blanc, c’est cette muraille qui me tient prisonnier, de tout près. Parfois, je me figure qu’il n’y a rien au-delà. Mais il suffit ! Elle m’insulte, elle m’oppresse, elle me torture ! Je la vois comme une force mauvaise et tendue, bandée d’une méchanceté inviolable. C’est ça, c’est cette chose impénétrable que je hais… Que le Cachalot Blanc soit seulement l’instrument ou qu’il soit le principal de la chose, c’est sur lui que je veux assouvir cette haine. Ne viens pas me parler de blasphème ! Je frapperais le soleil s’il m’insultait.

chap. 36, p. 253

La baleine fantasmée retient le capitaine prisonnier de la même manière que les chaînes, dans l’allégorie de la caverne, retiennent les humains captifs du jeu des apparences. Mais ici, la baleine blanche est à la fois la prison et la porte de la prison, et nullement l’équivalent d’une issue hors de la caverne. C’est la malignité de la baleine qu’Achab poursuit de sa propre vengeance, il ne s’agit donc pas d’y échapper mais de l’affronter ou de plonger avec elle dans les profondeurs. Nulle ascension vers le soleil du Bien, mais au contraire une descente dans les ténèbres et les abîmes. C’est ce que soutient à bon droit Levin : « Replacing the ascent with descent, light by darkness, and good by evil yields : a compelled descent from light to darkness revealing the source of reality and evil[17]. »

Cette interprétation, soutient encore Levin, a pour elle une évidence textuelle importante, en particulier l’imagerie de la lumière : on retrouve en effet dans le roman l’association fréquente de la vérité avec la noirceur, et de la lumière, voire du soleil, avec la superficialité ou l’illusion.

L’humaine insanité est ainsi la santé, le sens et le sentiment du ciel ; et c’est en s’éloignant de toute raison humaine que l’homme parvient, à la fin, à ce contact, à cette pensée céleste qui reste, pour la raison, absurdité et folie ; bonheur et malheur, alors, lui sont indifférents exactement comme est impassible le Dieu.

chap. 93, p. 587

Levin en conclut que l’idéalisme est chez Melville une maladie, voire une tragédie, au vu du destin funeste d’Achab : si dualisme il y a, il est noir et pessimiste, et donc, paradoxalement, « anti-platonicien ». L’allégorie de la baleine serait ainsi l’envers moral et épistémologique de celle de la caverne.

Mais il s’en faut de beaucoup que cette lecture embrasse toute l’oeuvre et lui assigne ainsi un sens aussi bien défini. En effet, la tragédie de l’idéalisme et du platonisme est ici avant tout liée à la cosmologie et à l’épistémologie particulière d’Achab : l’allégorie de la baleine est l’oeuvre de sa démesure et conduit à l’échec, car il ne parvient pas à déchiffrer, même au sacrifice de sa vie, l’énigme qui le hante. Or, le même idéalisme platonisant prend un relief différent du point de vue du narrateur Ismaël, comme on a déjà pu le lire plus haut. En particulier, l’humour vient souvent dans ses propos briser rapidement le cercle vicieux de l’idéalisation, si bien que le rejet de l’idéalisme se confond parfois avec le simple anti-intellectualisme[18]. Ainsi commentant la « sagesse socratique » du sauvage Quiequeg :

Mais il se pourrait bien que pour que nous, mortels, soyons de vrais philosophes, il conviendrait que nous n’eussions pas conscience de vivre et de nous débattre en tant que tel ; et que pour ma part j’entends dire qu’homme pareil se donne extérieurement pour philosophe, j’en conclus que, semblable à la vieille bonne femme dyspeptique, il doit y avoir « de cassé quelque chose là-dedans ».

chap. 10, p. 105

Comment, dans la lecture proposée par Levin, comprendre le point de vue du narrateur Ismaël, marqué par la dérision et la satire ? Il semble que la simple inversion du platonisme, qui retourne la hiérarchie de ses termes tout en les conservant, ne puisse suffire à la tâche. Nous faisons l’hypothèse que le recours à un autre type d’inversion, celui que l’on peut rencontrer dans l’idéalisme spéculatif de Hegel, historiquement plus proche de Melville, pourra apporter quelque lumière. Certes, nous ne pouvons prétendre ici à une « influence » du philosophe de Berlin sur l’auteur de Moby-Dick, alors que le cas est patent pour Platon[19] ; nous devons plutôt admettre ici, comme Levin le soulignait à propos de sa propre interprétation, que notre lecture n’est pas tant celle voulue par Melville que celle construite par nous pour éclairer l’oeuvre[20].

Cet éclairage provient d’un passage de la première grande oeuvre de Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), qui entreprend de décrire, dans une sorte de narration métaphysique, les diverses expériences subjectives de la conscience individuelle en développement vers sa réalisation comme conscience de soi, raison, religion puis finalement Esprit universel et objectif. On trouve en effet au début de ce cheminement une figure de l’inversion proche de celle reconstruite par Levin mais dotée des caractéristiques particulières à l’idéalisme spéculatif, qui est immanent plutôt que transcendant au réel. Cette figure apparaît dans les toutes premières étapes du parcours de la conscience, au moment où la certitude liée à l’objet de la perception s’avère contradictoire et trouve sa vérité dans l’entendement, lorsqu’il est compris comme obéissant à des lois générales. Le monde des sens et de la perception, toujours variable et changeant, est alors doublé d’un monde intelligible, « calme royaume des lois », stables et invariables. Ce passage est équivalent à celui effectué par le platonisme et, plus précisément, le rationalisme de Kant.

Or, le monde des lois n’a pas conservé les différences qualitatives du monde de la perception, il n’en exprime que des généralités quantitatives ; il ne s’avère donc pas être complètement la vérité du premier. C’est pourquoi, nous dit Hegel, la conscience se confrontant à cette nouvelle contradiction renverse ce monde suprasensible en un « second monde suprasensible », un « monde inversé » susceptible de retrouver et les lois quantitatives et les différences qualitatives au sein même des phénomènes, qui dès lors s’avèrent contenir en eux leurs opposés, leurs différences intérieures :

Ce second monde suprasensible est, de cette manière, le monde à l’envers ; et, dès lors que l’un des côtés est déjà présent dans le premier monde suprasensible, il est l’aspect inversé de ce premier monde. L’intérieur est par là même achevé en tant que phénomène. Le premier monde suprasensible n’était en effet que l’élévation immédiate dans l’élément universel du monde perçu ; il avait en lui sa contre-image nécessaire, et celui-ci conservait encore pour soi le principe du changement et de la modification ; le premier règne des lois en était privé, mais il l’obtient en tant que monde à l’envers[21].

Dans l’idéalisme spéculatif de Hegel, ce passage équivaut à l’abandon d’une posture intellectualiste à l’égard du sensible et du perçu, et à l’adoption d’une nouvelle attitude, qui ne pose plus la conscience en spectatrice du monde mais retrouve en lui sa propre activité. Ce « monde inversé » n’est donc pas l’envers négatif du premier, ce que s’avérait être le platonisme inversé dont parle Levin : c’est plutôt le monde dans sa vérité, la vérité en tant que monde des apparences, à savoir, le monde de la vie et de la nature comme se changeant elle-même[22]. Ce monde renversé s’avère le monde véritable, celui qui se développe par lui-même selon ses lois.

Cette explication semble nous avoir éloigné de notre propos, mais ce n’est pas le cas. En effet, les exemples fournis par Hegel montrent que ce monde inversé ne concerne pas que le savoir, mais touche également aux questions éthiques et morales. Ainsi, dans le monde de la vie, la punition ne s’oppose pas au criminel de l’extérieur, mais représente le châtiment que lui-même appelle dans sa conscience coupable : Achab n’est pas loin. Ce monde renversé est aussi celui du bien qui se contredit lui-même, qui se présente comme perversité, hypocrisie, mensonge : Ismaël, ici, n’est pas loin. Le commentaire qu’en fournit Gadamer permet de mieux cerner cette dimension et de retrouver ainsi une des caractéristiques essentielles du roman :

[T]his means that it is a self-inversion of the world, rather than the mere opposing of the existing world. Hence, the true world is both truth projected as idea and its own reversal. Now we must consider the fact that one of the fundamental tasks of satire is the unmasking of moral hypocrisy — that is, the untruth of the world of « ideas »[23].

L’ambiguïté tragique de l’idéalisme est qu’il possède aussi un visage ambigu et variable, moins sérieux, une face comique que la verve ironique et la veine humoristique d’Ismaël révèlent pleinement. Ainsi, dans cette dernière logique, le monde inversé « à la Hegel » ne conduit pas à la face sombre et à l’abîme de celui d’Achab, mais au rire en face de l’absence de vérité, alors que la vérité existe toujours pour Achab, même si elle est sans couleur comme la baleine blanche. Bien sûr, on ne rencontrera pas chez Melville les moments ultérieurs du développement de la conscience que Hegel expose jusqu’à la synthèse finale dans l’Esprit ; l’auteur de Moby-Dick n’est pas plus hégélien que platonicien ou transcendantaliste. C’est pourquoi le monde inversé de l’idéalisme hégélien, qui inscrit l’infini du vivant dans le monde sensible lui-même, ne conduit pas pour Melville à une position panthéiste. Il connaît le mot de Goethe, vis dans le tout, et en a fait l’expérience. Il ajoute pourtant : « Mais ce qui fait tort à la vérité, c’est que les hommes s’obstinent à donner une portée universelle à ce qui n’est qu’un sentiment ou une opinion passagère[24] ». Pour Melville en effet, lorsqu’il s’agit de découvrir et de rendre compte par l’art de « la signification de cette grande allégorie : le monde », la réponse n’est pas positive : « la vérité est toujours incohérente », écrit-il à Hawthorne[25].

Le point de vue épistémologique et cosmologique donnant corps aux remarques du narrateur Ismaël contraste avec la rigidité d’Achab : il consiste plutôt en une sorte de scepticisme[26] d’après lequel les signes mystiques de l’univers et le sens de la destinée humaine demeurent au-delà de la compréhension humaine, et cela quels que soient la perspective ou le système de pensée retenus. Ismaël est à cet égard un « vagabond métaphysique[27] » empruntant des idées tantôt au platonisme, tantôt au christianisme, tantôt au paganisme, tantôt au discours scientifique, etc., quand ce n’est pas pour critiquer l’un par l’autre. Le résultat est cependant le même, qu’il concerne la baleine ou l’être humain, comme le montrent les brefs passages suivants :

Je laisse la construction de mon système cétologique inachevée, comme inachevée a été laissée la cathédrale de Cologne… esquisse d’une esquisse.

chap. 32, p. 227

La baleine est l’unique créature de ce monde dont nul portrait authentique ne sera fait jusqu’à la fin. De sorte qu’il n’existe pas de moyen terrestre qui vous permette de découvrir réellement de quoi a l’air une baleine.

chap. 55, p. 385

Car le plus merveilleux et le plus terrifiant de ce qui est vraiment dans l’homme, ni mots ni livres n’y ont jamais touché jusqu’ici.

chap. 110, p. 672

Dans la perspective multiple et éclatée d’Ismaël, qui fait de la vérité une affaire plurielle et complexe, que l’on ne peut approcher que partiellement malgré la volonté de savoir, l’esprit humain n’a guère la capacité de transcendance qui seule pourrait le satisfaire[28]. La vérité est expérientielle, un événement, pas un raisonnement, et si caverne et baleine il y a toujours, Ismaël y survivra en s’en faisant le narrateur.

C’est ce double point de vue (Ismaël-Achab) qui nous mène à croire à la tragédie de l’idéalisme, qui inverse certes le réel mais reste dans l’impossibilité de simplement l’inverser de nouveau pour retrouver la vérité : ce que l’on rencontre ce faisant n’est pas le simple monde courant de l’expérience, mais son dynamisme intrinsèque traversé de contradictions. Dans Moby-Dick, il y a à la fois une allégorie selon laquelle le sensible renvoie, dans un geste métaphysique, aux Idées, mais en même temps, une allégorie de l’allégorie ou son renversement, puisque l’allégorie initiale est dévoilée et ridiculisée pour ce qu’elle est, alors même que le sensible, qui semblait rédimé par cette satire, n’aboutit pas davantage au vrai. Si notre raisonnement tient la route, les ambiguïtés tragiques de l’idéalisme exigent le passage par l’écriture symbolique, toujours ambiguë elle aussi, car elle peine à produire une Vérité, et exige plutôt du lecteur qu’il cherche à la produire : « En vérité vous devriez savoir mieux rester à votre place vous les livres ! Ce qu’il vous faut, c’est nous donner les strictes paroles et les faits tout nus ; c’est à nous qu’il revient d’apporter les idées et les pensées » (chap. 99, p. 611).

Narrativité et vérité

La double approche extraite du roman de Melville, soit celle de l’allégorie de la caverne inversée et celle du scepticisme exprimé dans la satire et l’humour, mettent en oeuvre un usage différent de l’allégorie. Non seulement l’allégorie de la caverne est inversée dans le premier cas, mais il y a inversion de la figure même de l’allégorie dans le second.

Dans l’usage traditionnel de ce trope en effet, usage qui est aussi celui de la philosophie idéaliste telle que comprise dans Moby-Dick, l’allégorie est l’illustration par des moyens concrets d’une suite d’idées abstraites : celle-ci illustre chez Platon, comme nous l’avons vu, les étapes d’une épistémologie et d’une ontologie établies ayant déjà reçu justification. L’allégorie n’est pas intrinsèquement nécessaire à l’établissement de la théorie des Formes. De la même manière, l’allégorie de la baleine selon Achab participe d’un schéma d’exemplarité similaire : Moby Dick reçoit une signification énigmatique certes mais représente de manière identique une idée stabilisée. L’inversion de l’allégorie la laisse en fait intacte comme figure : un dualisme pessimiste ou optimiste maintient en l’état le rôle du trope en regard de ce qui est considéré vérité.

Nous faisons l’hypothèse qu’il n’en est pas de même dans la perspective sceptique et pluraliste développée par le narrateur Ismaël. L’allégorie ne peut plus dans ce cas exemplifier une idée stable préalable, car celle-ci n’est pas disponible et ne pourra apparemment non plus s’obtenir. En demeurant parcellaire, la « vérité » expérientielle et événementielle requiert un autre mode de l’allégorie, une allégorie repensée, dans laquelle on passerait de l’exemplarité à l’exemplification, de l’illustration d’une vérité établie à sa production fragile à même son énonciation[29].

Cette hypothèse d’une allégorie fonctionnant « à l’horizontale » dans l’immanence du monde permet non seulement de rendre compte du renversement provoqué par la satire et l’ironie, en ce que l’une comme l’autre expriment l’indisponibilité d’un savoir qu’on pourrait posséder et s’approprier, ainsi que l’imprévisible quête de Vérité, mais rend compte aussi de « la richesse de la communication sensible avec l’univers » propre au style de Melville[30], lequel sature l’affect, fait violence à l’imagination et exige le passage à la raison, comme dans le sublime. Notre interprétation rejoint en partie celle développée par Nina Baym, selon laquelle le recours à l’allégorie et aux autres modes de discours dans Moby-Dick témoignerait d’un scepticisme de Melville non seulement eu égard à la Vérité mais aussi en ce qui concerne le pouvoir de la fiction romanesque. Les prétentions encyclopédiques, l’écriture dynamique et l’usage de l’ironie rapprochant Melville des premiers romantiques allemands, comme nous l’avons indiqué en commençant, inscrivent l’oeuvre dans la nostalgie d’un Absolu, désiré mais impossible. Baym va cependant plus loin en supposant que cette absence entraîne la perte non seulement de l’idée de vérité mais aussi le scepticisme envers la littérature et le langage, ce qui expliquerait l’abandon de la forme romanesque par Melville dans les trente dernières années de sa vie (il ne publia en effet que des poèmes après Pierre [1853] et Le grand escroc [1856]). Or, pensons-nous, le « tout incomplet de vérité » ou la « Divinité rompue » qu’exprime l’écriture de Moby-Dick et qui continue de fasciner les lecteurs aujourd’hui est sans doute moins lié que ne le pense Baym à la conception d’un Auteur divin à la Emerson[31], car cela s’avérerait peu compatible avec les ambiguïtés tragiques de l’idéalisme dont nous avons parlé, ni non plus avec le mélange des genres propre à ce roman[32]. L’impossibilité pour la littérature et le roman d’atteindre « la Vérité » est lui-même porteur d’enseignement, ce qui n’équivaut pas à un scepticisme total ou à une illusion complète.

La « vérité » restant complexe, partielle, et plurielle dans la narration, ouvre des espaces permettant aux lecteurs de conclure à leur manière. La vérité demeure ainsi liée à la narrativité : elle n’a pas d’existence si elle n’est pas racontée : « The truth, whatever it may be, is in the telling of it[33] ». La vérité, dans cette perspective, est avant tout affaire performative, pas sémantique ou référentielle : dans un langage, pas du langage. Nous ne sommes pas loin, ici non plus, des projets des premiers romantiques allemands, qui entendaient recréer consciemment une « nouvelle mythologie » adaptée à l’époque moderne, critique des Lumières et empreinte d’une religiosité qui aurait disparu du christianisme traditionnel[34]. Lorsque la philosophie aborde des oeuvres comme le roman de Melville, c’est bien son propre discours qui sera mis à l’épreuve, quitte à le considérer à son tour comme un type particulier de récit.

Ainsi, de manière peut-être surprenante, notre discussion sur l’enjeu philosophique de ses inversions ne nous éloigne nullement du matériau romanesque, de ses métaphores et de sa trame narrative : il y a nécessité de l’allégorie parce que la vérité n’est pas aisément disponible et se doit donc d’être, non pas tant représentée, mais avant tout présentée : de la même manière que la vérité réside dans les phénomènes comme esprit, en ce qui regarde l’allégorie dans Moby-Dick, « [t]he truth is the form » et, en l’occurrence, « mixed forms », symbole d’une vérité à découvrir et qui trouvera présence dans les signes[35].

La vérité n’aurait-elle ainsi qu’une existence linguistique ou narrative ? Cette thèse est attirante car, en l’absence de métarécits comme la Bible ou la Science, on ne pourrait désormais en parler, semble-t-il, qu’avec ironie. Melville, croyons-nous, n’aurait pas partagé cette idée, qui tranche trop en faveur de l’immanence et abandonne la volonté de savoir qui continue à l’habiter à l’époque de la rédaction de Moby-Dick. Cette thèse absorbe également la quête philosophique dans la littérature ou la fiction de manière plutôt unilatérale, alors que c’est leur travail réciproque que nous avons cherché à mettre en évidence. Si de la Vérité nous, postmodernes, semblons tous orphelins, et ne pouvons, comme Ismaël, que raconter notre voyage, le partager et ainsi peut-être survivre à notre naufrage, il reste que le pouvoir de la parole est aussi son ambiguïté.