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Primo Levi est connu principalement comme auteur de témoignages sur la détention dans le camp de concentration d’Auschwitz[1], et plus précisément comme auteur de Si c’est un homme (Se questo è un uomo). Bien que son oeuvre ne se réduise aucunement aux témoignages sur les camps nazis, il est néanmoins vrai que la thématique de Si c’est un homme est développée et approfondie dans plusieurs autres oeuvres, notamment dans Les naufragés et les rescapés (I sommersi e i salvati), La trêve (La tregua), dans plusieurs récits autobiographiques faisant partie du Système périodique(Il sistema periodico) et d’autres recueils, dans des poèmes (À une heure incertaine — Ad ora incerta) ainsi que dans de nombreux essais, articles et entretiens[2].

Dans la partie de son oeuvre liée à la thématique concentrationnaire, Primo Levi apparaît comme porteur d’un témoignage d’une grande valeur éthique et esthétique. Qui plus est, il est un commentateur extrêmement lucide de lui-même : de sa propre expérience, de ses identités, du processus de l’écriture étroitement lié à la mémoire et, finalement, de sa résilience grâce à l’écriture. Le présent article se propose d’étudier ces aspects explicitement réflexifs de sa production, qui sont d’autant plus captivants que Levi tend toujours à une expression ordonnée, délibérément claire et rationalisée, s’appuyant en outre sur une mémoire détaillée et précise.

À plusieurs reprises, Levi définit sa détention à Auschwitz comme l’expérience centrale de sa vie, « extrêmement douloureuse mais précieuse[3] ». Si elle n’a pas donné que des résultats négatifs, c’est surtout grâce à la valorisation de cette expérience comme source de savoir et de réflexions :

L’expérience du camp de concentration a été fondamentale pour moi. Naturellement, je n’y retournerais pas ; mais, à part l’horreur de cette expérience, que je ressens toujours, je ne peux pas nier qu’elle ait eu aussi des résultats positifs. Là-bas, il me semble avoir appris a connaître la nature humaine […] Ma vrai université, ce fut Auschwitz[4].

C’est précisément l’expérience de la déportation qui conduit Levi à l’écriture. Il revient souvent sur le fait qu’il ne serait jamais devenu écrivain sans Auschwitz : « Si je n’avais pas vécu l’épisode d’Auschwitz, je n’aurais probablement jamais écrit[5]  » ; « Ce fut l’expérience du Lager qui m’obligea à écrire[6]  ». Plus que d’une simple motivation, il s’agit pour l’auteur du besoin, voire de l’urgence de raconter. Il commente la genèse de Si c’est un homme, écrit immédiatement après la guerre, comme un processus orienté en premier lieu vers la purification, la libération et la recherche d’une sérénité intérieure :

Le besoin de raconter aux « autres », de faire participer les « autres », avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure[7].

Cette tentative de se libérer, de triompher de l’expérience traumatique en la racontant aux autres est étroitement liée à l’une des fonctions que peut assumer un récit : celle de donner sens à une expérience, à une souffrance, à un souvenir perçu comme insensé. Selon Boris Cyrulnik, un tel emploi du récit est fondamental pour faciliter la résilience[8]. Levi déclare même que « raconter, c’est un médicament sûr[9]  », en précisant :

Ma manière personnelle de vivre avec la mémoire a été de l’exorciser, si vous voulez, en écrivant. Cela a été un instinct. Aussitôt rentré à la maison […] j’ai éprouvé un intense besoin de raconter et d’écrire, ce qui a été salutaire, parce que cela m’a fait sortir de mon cauchemar[10].

Cependant, « les autres » (les interlocuteurs, les auditeurs, les lecteurs) ne sont pas nécessairement disponibles pour écouter de tels récits. C’est en effet ce qui s’est passé lors de la parution de Si c’est un homme en 1947 et, de façon plus générale, à l’égard de nombreux témoignages sur les camps d’extermination immédiatement après la Seconde Guerre mondiale[11]. D’ailleurs, c’est l’une des raisons pour lesquelles, dans les commentaires explicites de Levi, le besoin de raconter s’accompagne souvent d’un sentiment de peur : peur de ne pas être écouté ou compris, peur de ne pas être capable de communiquer et d’exprimer ce que beaucoup définissent comme inexprimable.

En dépit de ces doutes, Levi réussit parfaitement et surtout lucidement à communiquer l’expérience d’Auschwitz à son « tiers », son lecteur idéal. Toujours disponible à la réflexion sur soi-même, il se présente comme un « amphibie », un « centaure[12]  » scindé en deux identités : celle du chimiste et celle de l’écrivain. Il aime d’ailleurs à se définir comme un « chimiste qui devenait écrivain le dimanche[13]  ». Homme de plusieurs métiers, il se déclare donc porté à « reconnaître, analyser et peser[14]  » son expérience. Ce répertoire des expressions-clés empruntées à la chimie est renforcé par son interprétation du récit (oral et écrit) comme « un instrument nouveau, fait pour peser, pour diviser, pour vérifier[15]  ». Sur la base de telles dispositions, Levi dit avoir passé sa détention à Auschwitz dans un état d’esprit vif et ouvert, en s’efforçant toujours de comprendre ce qui, au premier abord, lui paraissait essentiellement incompréhensible :

Je me rappelle avoir vécu mon année d’Auschwitz dans un état d’esprit extrêmement alerte. Je ne sais pas si cela dépendait de ma formation professionnelle, ou d’une endurance insoupçonnée, ou d’un bon instinct. Je n’arrêtai jamais d’enregistrer le monde et les gens autour de moi, au point que j’en conserve toujours une image incroyablement détaillée. J’avais un désir intense de comprendre[16].

Pour Levi, l’expérience traumatique de la déportation est basée sur la déshumanisation des victimes. Celle-ci se réalise en trois stades successifs par lesquels l’homme est réduit à l’état d’animal, de chose, et, enfin, à une matière brute. La « démolition d’un homme » commence par la privation de toute possession, ce qui est un signe matériel de la perte de l’identité[17]. Ceci déclenche un processus que Levi appelle la « bestialisation[18]  ». Il s’agit d’une existence prolongée au niveau animal pendant laquelle les déportés sont soumis à des conditions de vie si atroces (la faim, l’épuisement, le froid, la violence, la peur) que « l’espace pour réfléchir, pour raisonner, pour éprouver des sentiments [est] anéanti[19]  ». D’ailleurs, les coups reçus par les détenus à tout moment sont une confirmation de leur dégradation, car ils ne sont, pour Levi, qu’une variante du langage propre à la communication avec les bêtes. Parmi les autres signes de la « bestialisation », il énumère le tatouage, le fait d’être contraint à la promiscuité, l’offense à la pudeur, le manque (intentionnel) de cuillers. Cependant, la dégradation ne s’arrête pas là. Parmi les épisodes-clés de Si c’est un homme figurent en effet l’examen de chimie que Levi doit passer auprès d’un SS qui le traite comme une chose[20], et l’épisode du Kapo qui se nettoie tout naturellement la main sur ses vêtements, « sans haine et sans sarcasme[21]  ». Levi dénonce en outre l’usage sacrilège du corps humain comme objet (par exemple, dans les expériences médicales inutilement cruelles) qui s’étend jusqu’au traitement des corps après la mort. Selon lui, c’est un indice qu’il ne s’agit pas de restes humains mais d’une « matière brute, indifférente, bonne, dans le meilleur des cas, à quelque emploi industriel[22]  ». La somme de son expérience est donc celle d’une démolition totale de l’identité, consistant en la perte de l’humanité même :

Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme[23].

Levi reconnaît le moment où le processus de la déshumanisation s’arrête et s’inverse, où il se sent redevenir un homme. Cela se produit pendant les derniers jours passés dans le camp abandonné par les Allemands, où Primo et ses amis prennent soin des autres malades, désobéissant à la loi du camp selon laquelle chacun ne pense qu’à soi-même. Mais ce n’est qu’un commencement de la récupération de leur identité propre.

Levi constate que la réaction au trauma de la déportation peut être double : se taire ou raconter, oublier ou se souvenir ; il s’agit de la « double nécessité » mentionnée aussi par Cyrulnik[24]. Cependant, devant ce dilemme Levi n’hésite pas car pour lui, raconter s’avère une urgence. Certes, il y a aussi le devoir de témoigner, mais c’est là une intention secondaire, comme il le dira plus tard[25]. Le besoin de raconter se fait pressant déjà pendant sa détention, l’entraînant à prendre des notes qu’il est obligé de détruire aussitôt parce qu’il serait fatal de les garder. C’est justement à ces moments-là qu’il situe la naissance de Si c’est un homme. Levi place l’urgence de raconter au niveau des besoins primordiaux (« revenir ; manger ; raconter[26]  ») et décrit à plusieurs reprises un rêve récurrent pour beaucoup de déportés, celui de rentrer à la maison, de manger, de raconter, mais de ne pas être écouté.

Selon Levi, la perspective de raconter est l’une des motivations possibles de survie. Il précise, toutefois, que sa survie n’est due qu’à un heureux hasard, puisqu’il est impossible de survivre à un camp d’extermination par ses propres forces. En outre, il se considère fortuné par rapport à bien d’autres survivants car la récupération de son identité a été facilitée par de nombreux facteurs :

L’aventure du Lager ne m’a détruit ni physiquement ni mentalement, comme il est arrivé à d’autres ; elle n’a pas détruit ma famille, elle ne m’a pas privé d’une patrie, elle ne m’a pas privé d’une maison, elle ne m’a pas privé d’un travail, tout le contraire, elle m’en a offert un second, car je n’aurais probablement jamais écrit si je n’avais pas eu ces choses à dire[27].

Même si, dans un premier temps, le récit des souvenirs traumatiques est orienté vers une libération intérieure, Levi insiste aussi, et à plusieurs reprises, sur sa fonction de témoignage. Il s’agit pour lui d’un témoignage individuel autant que collectif, avec plusieurs buts : témoigner pour préserver la mémoire de soi (plus précisément, « de cet autre et lointain moi-même qui avait vécu l’épisode d’Auschwitz[28]  »), mais aussi celle du peuple juif, et plus particulièrement de ceux qui ont été anéantis et ne peuvent pas témoigner. Il le fait par solidarité, pour dénoncer l’injustice commise à leur égard, pour réparer en quelque sorte leur anéantissement et reconstruire leur identité. Voilà pourquoi il s’évertue à se rappeler leurs prénoms : « Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans[29]  » ; « mourut Chajim, horloger de Cracovie […] ; mourut Szabó, le taciturne paysan hongrois […] ; et Robert, professeur à la Sorbonne […] ; et mourut Baruch, docker de Livorne, tout de suite, le premier jour[30]  » ; et plus explicitement encore : « Hurbinek mourut dans les premiers jours de mars 1945 […]. Rien ne reste de lui : il témoigne à travers mes paroles[31]  ». Qui plus est, témoigner et conserver la mémoire des camps de concentration signifie s’opposer à la politique du Troisième Reich, qui faisait la « guerre contre la mémoire[32]  ».

Or, Levi se montre parfaitement conscient des dangers que comporte le témoignage au nom d’un tiers, où l’oeuvre littéraire fait office de pierre tombale pour ceux qui ont été anéantis. Premièrement, il ne se sent pas tout à fait qualifié pour témoigner, car les vrais témoins, les « musulmans », ceux qui ont vu le fond, n’ont pas survécu :

L’histoire des camps de concentration a été écrite presque exclusivement par celui qui, comme moi-même, n’en a pas sondé le fond. Celui qui l’a fait n’est pas revenu[33].

À ce problème insoluble se joint une préoccupation qui, pour Levi, devient centrale : celle de la mémoire. À travers les diverses étapes de son expérience, la mémoire assume des fonctions complexes, voire divergentes. Ceci se manifeste d’emblée par la double perception des souvenirs qui resurgissent lors de l’internement. Si, d’une part, ils peuvent être utiles à la conservation de l’identité, ils sont perçus comme nuisibles à l’endurance, car « l’adaptation à la vie du camp de concentration est la seule manière de survivre[34]  », même si s’adapter veut dire perdre son humanité. Alors que la routine quotidienne ne laisse pas d’espace à la réflexion, les souvenirs se donnent libre cours dès que le travail est suspendu (par exemple, lorsque Levi est hospitalisé au K.B., l’infirmerie du camp). Les « souvenirs du monde extérieur » entraînent alors une nouvelle forme de souffrance :

Le K.B., c’est le Lager moins l’épuisement physique. Aussi quiconque possède encore une lueur de raison y reprend-il conscience ; aussi y parlons-nous d’autre chose, durant les interminables journées vides, que de faim et de travail ; aussi en venons-nous à penser à ce qu’on a fait de nous, à tout ce qui nous a été enlevé, à cette vie qui est la nôtre. C’est dans cette baraque du K.B., au cours de cette parenthèse de paix relative, que nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée[35].

En même temps, Levi parle du souci, de l’angoisse de ne rien oublier de son expérience traumatique, attentif à tout ce qui se passe autour de lui pour pouvoir ensuite en témoigner. Il insiste sur sa mémoire « mécanique », voire « pathologique » de son expérience à Auschwitz et précise que ses souvenirs de la déportation sont beaucoup plus vifs et détaillés que ceux du reste de sa vie[36]. Quarante ans après la déportation, il se dit profondément satisfait de son témoignage :

Je suis en paix avec moi-même parce que j’ai témoigné, parce que j’ai eu les yeux et les oreilles bien ouverts, ce qui fait que j’ai pu raconter d’une manière véridique, précise, ce que j’ai vu[37].

Ainsi, le récit qui aide l’auteur à retrouver la sérénité, à « réparer » la perte de l’identité et à la reconstruire, se trouve hautement valorisé par sa fonction de témoignage. Aux yeux de l’auteur, il sert aussi à reconstruire l’identité collective du peuple juif, à laquelle il s’associe a posteriori. C’est en effet à travers l’expérience traumatique et à travers la réflexion sur cette expérience que Levi prend conscience d’être juif. Il s’agit d’un choix éthique et conscient qui se réalise seulement lorsque son identité juive devient problématique[38]. Si, avant Hitler, Levi n’était qu’un jeune bourgeois italien[39], les lois raciales et la déportation lui ont « cousu dessus l’étoile de David[40]  » et l’ont fait devenir juif. Néanmoins, il précise qu’en dépit de la culture juive qu’il s’est construite lui-même, il se sent « italien […] par quatre cinquièmes », tout en ajoutant que « la fraction qui reste est plutôt importante[41]  ».

Cependant, il y a une autre fonction que Levi reconnaît à son récit et qu’il décrit comme « mémoire artificielle[42]  », « mémoire-prothèse[43]  » ou même « succédané de mémoire[44]  ». Il est conscient du fait que les souvenirs s’altèrent à force d’être racontés et que tout récit autobiographique, loin d’être une simple répétition du passé, comporte une reconstruction du passé[45]. Il remarque par ailleurs que le souvenir d’une expérience traumatique est lui-même traumatique et que les revenants des camps de concentration affrontent ce problème de manières très différentes. Pour leur part, ses propres témoignages écrits, renouvelés aussi par de nombreux récits oraux, s’interposent « comme une barrière défensive, entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passé d’Auschwitz[46]  ». Le récit assume ainsi une fonction fondamentale et persistante dans le processus de la résilience interprété et commenté par l’auteur lui-même.