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Il semble qu’il existe une spécificité, et une spécificité forte, de la poésie bucolique de l’âge baroque ; dans le champ de la poésie moderne, les années 1580-1650 correspondent, sans jeu de mots, à une sorte d’âge d’or de la poésie pastorale : cette forme permettait tout à la fois d’explorer des voies particulièrement adaptées au goût et à l’esthétique de l’époque (la description, notamment), et d’incarner littérairement, fût-ce de manière contradictoire parfois, les aspirations idéologiques, politiques, religieuses et spirituelles d’une grande majorité d’hommes de lettres.

Si l’on s’accorde le temps d’un rapide survol de l’histoire du genre, force est de constater que les grandes étapes de son évolution correspondent à des périodes historiques troublées. Les contemporains de Théocrite sont encore confrontés aux incertitudes liées à la mort d’Alexandre (323) et assistent au redécoupage de l’ancien empire. Moschos et Bion sont les témoins de la conquête romaine. Les Bucoliques de Virgile reflètent les luttes de la République agonisante. La résurgence de l’églogue, dans l’Italie pré-renaissante (avec la correspondance de Dante et Giovanni del Virgilio), est une réponse aux dangers encourus à l’heure du conflit entre les Guelfes et les Gibelins. Pour l’âge baroque, on mentionnera simplement, en début de période, le traumatisme des guerres de religion, et en fin de période, le temps des Frondes (1643-1660) : entre ces deux pôles, deux régences difficiles, l’ascension conflictuelle de Louis XIII vers le pouvoir, la naissance dramatique de l’absolutisme (pour reprendre le titre d’un petit ouvrage de Yves-Marie Bercé). À cela s’ajoutent surtout la crise des valeurs aristocratiques dont d’Urfé est le plus célèbre porte-parole, ou encore les doutes métaphysiques et spirituels que la Contre-Réforme ne parvient pas toujours à masquer.

Par comparaison, le XVIe siècle ronsardien semble une période beaucoup plus sereine. Sa production bucolique n’est pas non plus la même, et apparaît surtout comme une poésie d’imitation, une poésie savante qui ne requérait sans doute pas le même investissement personnel et « ne [possédait] peut-être pas les ambitions métaphysiques des grandes pastorales de l’âge baroque[1] ». Après l’âge baroque, on observe un retour similaire vers un certain académisme avec les églogues de Fontenelle, de Segrais, ou de Mme de Villedieu.

Cette identité et cette singularité forte de la poésie pastorale baroque, brossées à grands traits, sont pressenties par les critiques. Mais ces textes restent encore d’un accès difficile, partant mal connus. C’est pourquoi cet exposé se propose aussi de « donner à lire », d’inviter à redécouvrir ce pan largement occulté de l’héritage culturel du premier XVIIe siècle.

Pour aborder ce vaste ensemble, les types d’approche peuvent être extrêmement variés : l’angle de la stylistique des genres est assurément intéressant, tant il est vrai que la forme canonique de l’églogue virgilienne déborde largement son cadre originel pour contaminer des genres littéraires tour à tour proches ou éloignés, remettant décisivement en cause le statut même de ce que l’on appelle « poésie pastorale ». L’approche sociologique et idéologique a été récemment illustrée par Jean-Pierre Van Elslande[2], tandis que Françoise Lavocat[3] a préféré une démarche comparatiste. Laurence Giavarini, pour sa part, a envisagé ce corpus littéraire à travers le prisme du personnage de berger. Plus modestement, nous voudrions ici recentrer notre propos autour de la seule notion d’espace.

Pour aborder les mutations de l’espace pastoral dans la poésie baroque, il semble nécessaire de faire brièvement retour sur les écrits qui précèdent cette période : qui dit mutation, dit héritage, et il faudra revenir sur ce qui s’est fait avant, et réfléchir, à tout le moins, sur le statut rhétorique du locus amoenus. Nous aborderons ensuite le coeur de notre propos, en évoquant les mutations du décor pastoral, d’un point de vue tour à tour thématique (l’émergence des motifs de la forêt, du nocturne), esthétique (le poids des mythes et du cauchemar) ou technique (la place et le statut de la description). Sans aborder véritablement la question épineuse des genres, nous voudrions enfin poser quelques jalons et montrer que ce décor, déjà intéressant pour lui-même, induit certaines modifications formelles, permettant de structurer un véritable espace de parole.

Il appartient à Ernst Robert Curtius[4] d’avoir, le premier parmi les critiques modernes, souligné le rôle fondamental du locus amoenus dans la constitution de l’espace de la pastorale littéraire. Le critique isole trois étapes principales dans l’élaboration de cette topique : les Idylles de Théocrite, tout d’abord, comportent de nombreuses vignettes descriptives qui ont permis d’articuler la pratique de la description à un certain nombre d’éléments récurrents, qui sont précisément ceux que la tradition choisira de fixer ; la pastorale, dans ce monde méditerranéen écrasé de chaleur, se rêve dans un espace protégé ; le bonheur pastoral convoque naturellement l’ombre bienfaisante des arbres, le murmure rafraîchissant des sources ou des fontaines, tandis que le regard se repose en contemplant les beautés naturelles de l’herbe et des fleurs, et que l’ouïe du pâtre oisif se récrée à l’écoute du chant des oiseaux[5]. Virgile reprend cet héritage, en épurant sensiblement le modèle théocritéen : l’écriture économique du Cygne de Mantoue s’accommode mal du luxe descriptif de la poésie alexandrine, et s’oriente déjà vers une certaine forme d’académisme. C’est à Ovide qu’il appartient d’avoir fixé définitivement les composantes de l’espace pastoral, qui se détache ostensiblement de toute référence concrète à un espace individualisé : « Dès Ovide, la poésie est dominée par la rhétorique. Les descriptions de paysages deviennent chez lui et chez ses successeurs des exercices de virtuosité, où l’on cherche à se surpasser soi-même[6]. » Il faudrait ajouter à ce raccourci, forcément un peu caricatural, un certain nombre de textes de première importance, qu’il s’agisse des oeuvres des bucoliques grecs mineurs (Moschos et Bion, au premier chef), de la description de la grotte de Calypso dans l’Odyssée, ou du Platon de l’ouverture du Phèdre.

Ce statut rhétorique du locus amoenus ne va pourtant pas de soi : certains théoriciens, comme Jean Molino[7], partant du constat que des littératures étrangères à l’univers gréco-latin ont plus ou moins directement illustré ce motif littéraire (le Coran en serait un suffisant exemple), inclinent à penser qu’il s’agit là peut-être simplement d’un invariant de l’imaginaire. Autre argument en ce sens : les six éléments archétypaux du locus amoenus sont sujets à des variations (jardin exotique, vergers…), qui peuvent apparaître comme autant de remises en cause de la topique au sens strict : « plus [on étend] le champ d’analyse, plus le topos perd de consistance. »

Il convient pourtant de nuancer quelque peu cette analyse : l’abondance des commentaires décrivant les caractéristiques d’un locus amoenus idéal (Servius, Donatus, Mathieu de Vendôme) contribue largement à conférer à cette topique un certain fixisme. En outre, la tradition bucolique a de longue date établi une relation étroite entre le locus amoenus (ou ses possibles dérivés : hortus conclusus ou locus horribilis) et le mythe de l’Arcadie. Depuis les analyses désormais classiques de Bruno Snell[8], on a coutume d’attribuer à Virgile l’invention de ce mythe. Or, tout mythe est lui aussi vecteur de stabilité, et la conjonction de deux motifs dûment répertoriés n’a pu qu’accentuer le caractère profondément rhétorique de l’approche descriptive du cadre naturel de la pastorale.

Dans un article polémique, mais stimulant, Richard Jenkyns[9] a, certes, remis en cause la position de Snell. Pour lui, le texte des Bucoliques, qui ne comporte que trois références fugitives à l’Arcadie, n’aurait pas érigé cette contrée du Péloponnèse en véritable mythe, et le créateur véritable de l’Arcadie littéraire ne serait autre que Sannazar, le fameux modèle de la Renaissance italienne que les auteurs baroques citent systématiquement aux côtés de Théocrite et Virgile[10]. Cette position, à n’en point douter, est un peu extrême. Elle a cependant le mérite de souligner la tendance générale qui marque l’évolution du genre : en dépit de constants aménagements, des enrichissements ou des améliorations apportés par des générations de bucoliastes, la pastorale reste, et même s’affirme comme un genre éminemment culturel, étroitement codifié — en un mot, comme un genre où la rhétorique règne en maîtresse absolue. Loin de remettre en cause l’académisme de l’approche descriptive, les successeurs de Virgile ne font qu’accentuer le poids de la convention. La Renaissance néo-latine, certes, multiplie les décrochages thématiques, et l’églogue met volontiers en scène des jardiniers (Giovanni Pontano), des vignerons (Claude Rouillet ou Joachim Camerarius) ou des chasseurs (Cruccius, Lotich)[11]. Mais paradoxalement, ces écarts ne font que saluer une tradition toujours vivace. À tout prendre, les réalisations de la Pléiade reprennent certes aux néo-latins le principe d’une églogue allégorique, propre à servir des desseins politiques et encomiastiques, mais ne remettent pas en question les traits fondamentaux de la topique gréco-latine.

L’âge baroque, à son tour, ne manque pas de saluer Virgile et Sannazar, et reproduit largement le modèle des joutes poétiques (chant amébée), sur fond de prairies verdoyantes où retentissent les chants d’oiseaux. Les ébats innocents des bergers s’inscrivent volontiers dans le cadre traditionnel d’un locus amoenus de convention :

Il faut attendre ici que le chaud soit paßé ;
Voi-ci de tout le bois l’endroit le mieux placé
Pour découurir de loin les beautez de la pleine ;
D’ici nous pouuons voir les riues de la Seine
Que Surêne, & Saint Cloud font de tous admirer ;
C’est là que les troupeaux s’iront desalterer ;
Ici de mille fleurs la terre est parsemée ;
Le bois nous couure tout de sa verte ramée :
Ici le roßignol caché dans les rameaux
Impose le silence au reste des oyseaux[12].

Nombre d’auteurs renouvellent également, grâce au pouvoir évocateur du cliché, le discours horacien de l’antithèse de la ville et de la campagne :

 Là si nostre discretion
 Menage quelque paßion
 Pour les beaux yeux d’vne Bergere,
 On peut sans se tirer à part
 Loin de soupçon & de hazard,
 Chercher les moyens de luy plaire,
Mais au contraire ici nos plaisirs les plus doux
 Despendent d’vn sot de ialoux,
Et quoy qu’à l’ordinaire ils soient dans l’innocence,
Ils ne sont toutefois iamais sans medisance.
 Là dans l’email de mille fleurs
 Aprés que de douces chaleurs
 Ont seiché les pleurs de l’Aurore,
 L’odorat flatte ses esprits
 Des parfums diuers qu’il a pris
 Aux despens de la belle Flore,
Mais au contraire ici nous sommes assiegez
 D’vn gros de champignons rangez,
Et le nez est contraint d’essuyer les attaques
Des puantes vapeurs que iettent les cloaques[13].

Le lecteur du XXIe siècle pourra être surpris, peut-être agacé, par cette poésie conventionnelle, qui, loin de rechercher l’originalité, semble se complaire dans la convention la plus absolue. C’est que l’Arcadie est un monde dont on a peut-être perdu la clé. L’églogue est un genre dont l’un des attraits est le plaisir de la reconnaissance culturelle. En outre, le refus de l’effet de surprise permet la mise en oeuvre d’un style simple, particulièrement adapté à l’idéologie et à l’esthétique de la pastorale, fût-il très éloigné de cette manie du paradoxe et de la pointe à laquelle on a trop longtemps résumé l’esthétique baroque. La conversation sans surprise de ces citadins déguisés en bergers permet à toute une époque d’oublier les tensions politiques, religieuses ou spirituelles au contact d’un monde idéalisé et diaphane. La banalité est gage de stabilité, elle est aussi gage d’universalité : c’est dans ce discours « aseptisé » que pourront se projeter les fractions les plus opposées de la société littéraire : les dévots peindront les beautés rassurantes de la nature pour glorifier son Créateur ; les aristocrates tenteront de restaurer dans cette nature sécurisée un code social et des valeurs menacées ; les minorités suspectes (libertins, protestants parfois) y reconquièrent un espace de liberté…[14]

Cette façon de décrire le monde des bergers permet du même coup de satisfaire l’un des autres idéaux théoriques du genre : la recherche du style simple, aisément conjugué à la notion rhétorique de style humble — rappelons que, dans la fameuse « roue de Virgile » établie par Servius et Donatus, les Bucoliques illustrent le style bas[15], les Géorgiques le style moyen, et l’Énéide le style élevé.

Cependant, la poésie baroque emprunte également d’autres voies qui imposent une modification importante du décor de la pastorale : l’un des indices en est déjà la multiplication des descriptions de la campagne au crépuscule. La fin de la première églogue de Virgile avait, bien sûr, inauguré ce motif, mais il devient sous la plume des auteurs baroques un véritable tic d’écriture :

La nuict alloit desia des voiles ramassant,
Auec vn petit iour leurs sombreurs s’unissant,
Que dans le ciel vouté l’aube desia brillante,
Fit r’ouurir de mes yeux la paupiere dormante,
En chassant de dessus l’aisné fils du sommeil,
Pour voir les clairs rayons du rayonnant Soleil.
Ceste illusion donc estant toute paßee,
De peur de l’oublier ma plume l’a tracee,
Pour t’en faire vn present comme amy du pasteur,
Te priant l’accepter, cher Lisis, de bon coeur[16].

L’ombre oste l’ombre à tout, & le iour qui s’enfuit,
Desrobant les couleurs, est suivy de la nuit :
Des-jà l’on void fumer les fourneaux du village,
Adieu, chacun s’en aille en son petit mesnage[17].

Chez de nombreux poètes, le crépuscule est une invitation à pénétrer les mystères de la nuit, et le monde pastoral s’ouvre peu à peu à l’esthétique du nocturne : un Saint-Amant s’enchante du miracle d’une comète[18], un Marbeuf fait de l’ombre une véritable obsession, signalée par une large palette de procédés de répétition (polyptote, anadiplose ou épiphore) :

Ô beaux arbres que vos fueillages
Ne me prêtent plus leurs ombrages,
Puisque vostre ombrage me nuit,
Außi-tost que ie voy de l’ombre,
Il me semble que ie voy l’ombre
De ma belle qui me poursuit[19].

Les iours nous ostent leur lumiere
A la faueur de ma priere,
Afin de ramener les nuits,
Les nuits auec leur robe noire
Me consolent, & me font croire
Qu’on fait le dueil de mes ennuis[20].

La pastorale n’est plus très loin, on le pressent, de l’inspiration des poètes des « visions » ou du cauchemar, qui s’effraient au contact de l’invisible et de l’impalpable. De là sans doute, cette désertion progressive du petit monde sécurisant des prairies émaillées de fleurs : le pasteur se fait ermite, et hante désormais les forêts. Les aimables concours de vers font place à la déploration et au monologue solitaire : le genre des « solitudes », sur le modèle de Gongóra, connaît un essor sans précédent (Théophile, Saint-Amant, Marbeuf, Racan), et l’aube de l’âge baroque inaugure une nouvelle forme qui vient enrichir la grande famille des poèmes pastoraux : la « Chéralogue », ou églogue forestière[21]. Ici, les théories de l’imaginaire, avec le précieux héritage de Gilbert Durand ou de Bachelard, nous livrent d’intéressantes pistes d’analyse. Le régime diurne des prairies fait place à un régime nocturne[22], propice à une mise en scène des mystères les plus sacrés. La forêt n’est pas un espace neutre, et Robert Harrison[23] a bien montré comment cet espace, dans l’imaginaire collectif, apparaît comme une sphère protégée des atteintes de l’humanité. Il s’agit d’un lieu vierge entre tous, étranger dans son immuable apparence aux vicissitudes de l’histoire humaine. C’est sur la forêt sans âge que l’homme a dû gagner son espace propre. Comme le rappelle Bachelard, « la forêt […] est immédiatement sacrée, sacrée par la tradition de sa nature, loin de toute histoire des hommes. Avant que les dieux y fussent, les bois étaient sacrés. Les dieux sont venus habiter les bois sacrés[24] ». Lieu par excellence de la déploration baroque, la forêt accueille le berger éploré, et se fait sa fidèle secrétaire :

 Horreur sacrée et venerable,
 Azile seur et favorable
 A ceux que mal-traite le Sort.
Vieille et sombre Forest que respectent les Ages,
Un Pasteur affligé vient dessous vos feüillages
Parler de son amour, ou plutost de sa mort.
 Vostre Paix doit estre immortelle
 Vivant sous la sainte tutelle
 D’une chaste Divinité.
Jamais vostre repos n’est troublé de personne :
Mais les élancemens que la douleur me donne,
Vous feront excuser mon importunité[25].

On le voit, cette mutation de l’espace pastoral n’est pas sans incidence sur la nature même du poème bucolique. L’églogue renoue avec l’élégie, et le bucoliaste baroque, bien souvent, est plus proche de Properce que de Virgile. L’élégie, il est vrai, affleure parfois dans l’oeuvre du poète de Mantoue, mais il s’agit surtout d’un contre-modèle, servant à baliser le territoire propre du genre bucolique[26]. Virgile s’arrêtait à une frontière que les poètes du premier XVIIe siècle n’hésitent plus à franchir. L’espace impose d’ailleurs naturellement une structure formelle, selon une répartition assez bien marquée : la prairie est le lieu d’exercice privilégié des joutes poétiques et du chant amébée, quand la forêt devient celui du monologue de déploration — forme extrêmement bien représentée, également, dans les romans de l’époque[27].

Revenons peut-être, en guise de conclusion, sur cette proximité entre l’approche descriptive et la définition du genre. Il faudrait parler ici, fût-ce brièvement, d’un type de poésie particulièrement bien représenté, celui du poème d’écho. Il s’agit d’un sous-genre du poème de déploration qui s’apparente à un exercice d’ingéniosité et de virtuosité. Le berger malheureux se présente devant un rocher — l’on rejoint ici la topique du locus horribilis —, et la voix désincarnée de l’écho répond, de façon oraculaire mais aussi spirituelle, à ses interrogations[28] :

Nymphe, tu resiouys quelque peu mes esprits :

 

Mais ie voudroy sçauoir de qui tu l’as appris ?

 

Que ma chere beauté me sera plus fidelle ?

d’elle.

Il ne me faut donc plus souspirer le tourment,

 

Que i’endurois alors que ie viuois pour elle,

 

Ou bien si ie plaindray mes maux incessamment ?

cesse, Amant.[29]

Ici, le décor n’est plus le confident muet des souffrances du berger, mais participe activement à la catharsis du malheur. Pour autant, il s’agit bien d’une présence-absence, dans laquelle on serait tenté de voir l’icône, ou le passage à la limite, de la poésie lyrique. Si l’on adopte la proposition de Georges Molinié, qui voit dans le lyrisme une « expression de soi à soi sur soi[30] », le poème d’écho apparaît comme une forme particulièrement intéressante : l’aspect non corporel de l’écho emblématise parfaitement la nature tautologique de la parole lyrique, en renvoyant le berger à lui-même, sans autre issue possible. En outre, il s’agit d’une forme d’écriture contrainte : la voix de l’écho implique nécessairement, de la part du berger, une prise de parole, et ne pourrait exister sans elle. Mais inversement, le discours du personnage a besoin des réponses oraculaires de cette voix sans corps pour « rebondir ». Dès lors que cette relation interactive s’établit correctement, la parole du berger devient une « parole escaladante », pour reprendre une formule par laquelle Julien Gracq a heureusement qualifié le lyrisme. Le berger, pour avoir cotoyé le rocher, s’expose à l’infini du dire. Avec le monologue de déploration, et plus encore avec le poème d’écho, le cadre pastoral échappe, de façon décisive, à un simple statut ornemental, et dépasse aussi largement le statut rhétorique du lieu commun : le décor autorise l’essor de l’élan lyrique, au point d’en devenir l’indispensable support.