Corps de l’article

Du vivant de Diderot, l’ascension au trône de Russie de Pierre III et peu après de Catherine II fut l’un des évéments publics les plus importants sur la scène politique européenne. En 1762, année où elle accéda au pouvoir, Catherine entreprit une campagne sérieuse dont le but était de persuader des écrivains français importants de venir résider à sa cour. Pour la nouvelle souveraine de Russie, une alliance avec les philosophes français était fortement souhaitable. Catherine adressa une invitation flatteuse à Voltaire. Elle proposa à d’Alembert de devenir le précepteur de son fils, le grand-duc Paul, mais sans succès. Le 6 juillet 1762, neuf jours seulement après le coup d’État du 28 juin qui l’avait mise sur le trône, Catherine invita Diderot à venir en Russie pour y publier L’Encyclopédie, qui avait été interdite à Paris. Diderot fut le seul philosophe français à accepter son invitation.

Même dans sa jeunesse, Diderot n’avait jamais aimé voyager. Le 12 octobre 1760, il écrivit à Sophie Volland qu’il n’approuvait pas que l’on sorte de son pays, sauf entre 18 et 22 ans[1]. Il exprima la même idée dans son Salon de 1767[2]. Il avait beaucoup d’amis étrangers, il avait voulu visiter l’Italie, il était un ardent critique d’art et un vrai connaisseur de la littérature anglaise, mais il n’avait visité ni l’Italie ni l’Angleterre. Ses voyages s’étaient limités à des séjours à Langres, sa ville natale. En fait, il essaya de retarder son voyage en Russie le plus longtemps possible.

Vers les années 1770, Diderot eut plusieurs raisons de se rendre en Russie. Sa fille Angélique était mariée et les derniers volumes des planches de L’Encyclopédie avaient été envoyés aux abonnés. Il souhaitait contempler de ses propres yeux les peintures qu’il avait achetées pour le compte de Catherine dans leur nouvelle demeure, l’Hermitage. Il était impatient aussi de voir les progrès de son protégé Falconet qui sculptait la statue de Pierre le Grand. Son ami Melchior Grimm devait aller en Russie en été 1773 à titre de courtier du mariage royal entre la princesse Wilhelmine de Hesse-Darmstadt et le grand-duc Paul. Mais, par dessus tout, au début des années 1770, Diderot nourrissait encore l’espoir de créer une nouvelle Encyclopédie en sol russe. Il n’avait plus aucune bonne raison de remettre son voyage à plus tard.

Vers la fin de 1772, Diderot décida de partir en Russie. Début 1773, tout le monde à Paris parlait de l’homme maladif de 60 ans qui préparait son voyage à Saint-Petersbourg. Il partit pour La Haye le 11 juin 1773. Il y vit son vieil ami, le prince Dimitri Galitzine, alors représentant de Catherine II en Hollande. Il descendit à l’ambassade russe au 22, Kneuterdijk, et apprécia immensément son séjour en Hollande. Il visita Haarlem, Amsterdam, et enfin Zaandam où Pierre le Grand avait étudié la construction navale.

Tandis que Diderot passait un été agréable à La Haye, Catherine se demandait si le philosophe se présenterait jamais à sa cour. Elle écrivit trois lettres à ce sujet à Falconet : le 13 juin et les 8 et 13 juillet[3]. Falconet lui répondit deux fois : les 1er et 6 juillet. Finalement, Aleksei Vasilievich Narychkine, un jeune russe de l’une des grandes familles et chambellan de Catherine, se manifesta à La Haye en août[4]. Il assura Diderot qu’il aurait grand plaisir à converser avec lui, un éminent philosophe, pendant le long voyage[5]. Falconet écrivit à Catherine que Narychkine accompagnerait Diderot de La Haye à Saint-Petersbourg : « C’est M. De Narychkine qui l’amène, ainsi que cela était convenu entre eux et le Prince Galitzine[6]. » Le 20 août, les deux voyageurs se mirent en route. Bien qu’il ait été prévu que Diderot s’arrête à Potsdam et à Berlin, ils se dirigèrent vers le sud, par Leipzig et Dresde. Il est probable que Narychkine, le chambellan de la cour, ne voulait pas manquer le mariage de l’héritier présomptif, le grand-duc Paul, à une princesse allemande, Wilhelmine de Hesse-Darmstadt, le grand événement national qui devait avoir lieu le 9 octobre. Au lieu de passer trop de temps en Allemagne, les deux voyageurs se hâtèrent et continuèrent nuit et jour, parfois 48 heures d’affilée. Diderot n’était plus jeune, les routes étaient mauvaises, et il souffrait de fréquentes coliques. Ils arrivèrent enfin à Saint-Petersbourg, Diderot « plus mort que vivant », le 8 octobre 1773, la veille du mariage royal.

Dans sa lettre du 20 mai 1773, Diderot écrivit à Falconet qu’il comptait demeurer chez lui, rue Millionaya, dans sa maison qui longe la Neva près de l’Hermitage[7]. À sa surprise, son protégé le reçut avec froideur. Falconet expliqua à Diderot que son fils, étudiant en art de Sir Joshua Reynolds, était arrivé de Londres inopinément et qu’il occupait la chambre qui avait été préparée pour Diderot. En effet, le fils de Falconet était arrivé inopinément, mais c’était presque huit semaines plus tôt, le 19 août. Ces circonstances durent être très pénibles pour Diderot, qui était malade, fatigué et dans un pays étranger dont il ne comprenait pas la langue. Il avait espéré un accueil chaleureux de son vieil ami. Il est évident que Diderot ne crut pas les excuses du sculpteur. En 1787, la fille de Diderot écrivit que son père avait été blessé pour toujours par l’insensibilité de Falconet[8] qui n’avait prévu aucune solution de rechange pour Diderot. Il ne restait plus à celui-ci qu’à aller à l’auberge ou à demander l’hospitalité à Narychkine. Ce dernier l’invita cordialement et c’est chez lui que Diderot demeura pendant son séjour de six mois à Saint-Petersbourg[9].

Comme tout le monde en Europe, Diderot avait beaucoup entendu parler du mariage royal entre le grand-duc Paul et la princesse Wilhelmine de Hesse-Darmstadt. Chacun savait que cette union avait été agencée par Grimm, l’ami et le collaborateur de Diderot. Diderot ne pouvait assister au mariage parce que sa malle était toujours à la douane et il n’avait pas de vêtements appropriés pour un si grand événement. De plus, Diderot, qui était toujours très distrait, avait oublié sa perruque quelque part en route. Il observa probablement le cortège du mariage des fenêtres du palais Narychkine, situé sur la place de la cathédrale Saint-Isaac, par où passait le cortège du mariage. Le ministre britannique, Sir Robert Gunning, qui habitait alors en Russie, assista aux cérémonies et les décrivit dans sa lettre du 1/12 octobre 1773 au baron de Suffolk : « The weather was remarkably fine, which added much to the splendid appearance of the equipages and dresses, the magnificence of which nothing could exceed[10]  ».

À Saint-Petersbourg, on attendait l’arrivée de Diderot avec impatience. Dans sa lettre du 8/19 octobre 1773 au baron de Suffolk, Gunning remarqua : « Monsieur Diderot is at length arrived here[11]  ». Sans aucun doute, le fait que le célèbre philosophe faisait l’effort de venir en Russie pour remercier Catherine II en personne favorisait énormément les relations publiques de l’impératrice. Diderot fut présenté à Catherine II une semaine après son arrivée à Saint-Petersbourg. Ils se rencontrèrent pour la première fois pendant un bal masqué, auquel Diderot porta son costume noir de philosophe. Comme Grimm en témoigna plus tard, Catherine II célébra l’arrivée de Diderot à Saint-Petersbourg en lui accordant une réception spéciale ; elle le traita en personne « distinguée » et passa beaucoup de temps avec lui. En fait, peu après son arrivée en Russie, Diderot eut droit à un rendez-vous quotidien avec l’impératrice dans ses appartements privés. Leurs réunions devaient commencer à trois heures de l’après-midi et se terminer vers six heures du soir. Cependant, d’après Grimm, Diderot n’était pas très ponctuel : il arrivait souvent en retard et restait au-delà de l’heure fixée. Pendant son séjour à Saint-Petersbourg, Diderot s’entretint au moins trois fois par semaine avec l’impératrice.

De quoi discutaient ces deux illustres personnages du XVIIIe siècle pendant leurs rencontres ? Apparemment, c’est Diderot qui proposait les thèmes[12]. Tous deux décidèrent que, pour chaque session de l’après-midi, Diderot présenterait à l’impératrice un essai ou un « mémoire » qui servirait de point de départ à leur discussion[13]. Ce manuscrit est conservé aux Archives centrales historiques de Moscou, sous le n° 728 au Département des manuscrits de la Bibliothèque du Palais d’hiver[14].

Le philosophe prépara un total de 65 mémoires pour l’impératrice, dans lesquels il suggéra des thèmes de discussion[15]. Ces mémoires et la correspondance de Diderot indiquent que ses discussions quotidiennes avec Catherine II étaient fort sérieuses. Certains de ses mémoires n’étaient que de courtes notes, alors que d’autres étaient des articles approfondis traitant de divers sujets : la valeur de la libre concurrence dans le commerce et le gouvernement, la nécessité de régler la succession au trône russe, le commission législative que Catherine avait assemblée en 1767, l’éducation publique, le luxe, le divorce et les académies. La littérature représentait un autre thème important. Il est évident que, dans ses discussions avec l’impératrice, il consacra beaucoup de temps aux questions politiques, économiques, sociales et juridiques[16]. Le texte de ses notes démontre que Diderot s’appuyait de plus en plus sur l’expérience pure dans son étude des sciences sociales. La rédaction de ses mémoires exigea une vaste recherche aussi bien qu’un talent littéraire exceptionnel. Diderot écrivait souvent à sa femme qu’il travaillait beaucoup en Russie[17].

Il est probable qu’en route vers Saint-Petersbourg et en réponse à la suggestion de Narychkine, Diderot commença à rédiger son Essai historique sur la police en France, qui touchait à la politique de Clovis, Charlemagne, et Charles VII, et dans lequel Diderot critiquait sévèrement les réformes juridiques de Maupeou. On peut supposer que, pendant cette période, les questions juridiques préoccupaient particulièrement Diderot. Le ton de ses suggestions sur les problèmes juridiques était nettement réformiste. Catherine II, auteur de Nakaz, était également profondément concernée par l’état du système judiciaire dans son pays adoptif. Comme bien d’autres philosophes, Diderot croyait que le progrès social devait commencer au niveau gouvernemental et que les réformateurs devaient d’abord persuader un monarque. Il interprétait son rôle auprès de Catherine II comme celui d’un professeur. Il espérait l’engager à être « un monarque éclairé » et cultiver en elle les tendances démocratiques que, selon lui, elle possédait déjà[18].

Catherine II semblait prendre leurs entretiens très au sérieux. Elle se conduisait en étudiante attentive et posait beaucoup de questions pertinentes. Parfois Diderot était obligé de faire preuve de beaucoup de tact en lui répondant. Il comprenait bien qu’il avait affaire à un puissant monarque et qu’il ne pouvait être direct ou brusque dans ses conversations avec elle. C’est peut-être pourquoi, pendant ses discussion avec l’impératrice, il avait souvent recours à la présentation indirecte et aux analogies.

Il est possible que la circonspection avec laquelle il approchait ses rapports avec l’impératrice était due à un incident survenu peu avant son arrivée en Russie. Catherine avait été sévère vis-à-vis de son ami d’Alembert, qui croyait pouvoir compter sur les bonnes grâces de l’impératrice puisqu’elle l’avait toujours traité avec bonté et bienveillance[19]. Dans une lettre du 30 octobre 1772, d’Alembert lui avait demandé de libérer huit officiers volontaires français qui avaient servi dans l’armée polonaise et avaient été capturés par les Russes[20]. Dans sa réponse du 20 novembre 1772, Catherine refusa[21]. D’Alembert osa pourtant le lui demander à nouveau dans sa lettre du 31 décember 1772[22]. La réponse à cette lettre fut absolument ferme et à peine polie[23]. Elle démontra clairement que d’Alembert avait épuisé sa bonne volonté[24]. Diderot avait entendu parler de cette anecdote avant de se rendre en Russie en 1773. Quand sa femme lui proposa de demander à Catherine une certaine faveur, il lui répondit dans une lettre d’octobre 1773 qu’il usait de la bonté de l’impératrice avec beaucoup de discrétion[25].

Toutefois, Diderot ne pouvait changer sa propre personnalité. Pendant l’une de leurs réunions, l’impératrice lui proposa d’abandonner, dans l’intimité de son Hermitage, le style cérémonieux et empesé que l’on observait en présence d’un monarque. Connaissant le caractère de Diderot, on peut imaginer qu’il accepta volontiers, mais l’impératrice regretta probablement son invitation. Dans une lettre à son amie, Mme Geoffrin, Catherine se plaignit qu’après ses conversations avec Diderot ses cuisses étaient meurtries et qu’elle était obligée de mettre une table entre eux afin de garder ses membres hors de la portée de ses gesticulations[26].

Tout en poursuivant ses efforts pour « éclairer » l’impératrice et en espérant toujours créer une nouvelle Encyclopédie « russe », Diderot profitait de son temps avec elle pour s’informer au maximum sur la Russie. Elle répondait judicieusement à ses questions et lui fournissait même des données statistiques sur les sujets qui l’intéressaient. Ceux-ci allaient du système social et fiscal russe à la culture du raisin, la production d’huile, de chanvre, de tabac, de bois de construction, de viande salée, de mûriers, de miel, de fourrures, de cuir, et de « rhubarbe moscovite ». Il l’interrogea sur le nombre de moines et de nonnes en Russie, voulant savoir si ce nombre diminuait. Quel était le statut des Juifs dans l’empire ? Quelles étaient les lois régulant le commerce du grain ? Combien d’alcool de grain était distillé annuellement ? Quels étaient les règlements du tabac ? Intensifiait-on la culture des mûres et la sériculture ? Quels droits avaient les propriétaires fonciers en Russie ? La servitude des paysans ne compromettait-elle pas l’agriculture[27]  ? À cette question sur les serfs, Catherine répondit qu’elle ne connaissait aucun autre pays où le paysan était attaché à sa terre et à sa ferme autant qu’en Russie[28].

Le livre de mémoires des conversations avec Catherine se termine le 5 décembre 1773, bien que Diderot soit resté à Saint-Petersbourg trois mois encore. Le 24 décembre 1773, Diderot écrivit à la princesse Dachkova[29], et le 30 décembre à sa famille[30], qu’il appréciait ses rendez-vous avec l’impératrice mais qu’il ne profitait de cette possibilité que trois fois par semaine, car il tâchait d’éviter l’envie et la jalousie. Il semble plus probable que, vers le début de décembre, Diderot se rendit finalement compte qu’il était incapable d’influencer l’impératrice d’une manière significative et que leurs discussions n’avaient produit aucun changement sérieux dans la politique de son gouvernement[31].

D’autre part, les hauts fonctionnaires français n’étaient pas enthousiastes face aux rapports étroits entre Diderot et l’impératrice de Russie. Suivant la coutume, Diderot avait demandé avant son départ au gouvernement français l’autorisation d’aller en Russie[32]. La rumeur dans Paris était que le gouvernement n’avait eu aucune objection à cette demande ; en fait, on répondit à Diderot qu’il pourrait rester en Russie pour toujours, s’il le désirait[33]. Le duc d’Aiguillon avait dépeint Diderot d’une façon négative dans sa lettre à l’ambassadeur français à Saint-Petersbourg, François-Michel Durand de Distroff. En dépit de cela, pendant que Diderot était à Saint-Petersbourg, les fontionnaires du gouvernement français essayèrent de tirer profit de son accès à Catherine II. Le 6 novembre 1773, Durand de Distroff écrivit au duc d’Aiguillon qu’il avait expliqué à Diderot ce qu’on attendait d’un Français. Diderot aurait alors promis d’améliorer l’attitude de Catherine envers la France[34]. D’Aiguillon répondit le 2 décembre 1773 : « L’exhortation que vous avez faite à M. Diderot est très bien placée[35]  ». Selon Tourneux, Sir Robert Gunning, le ministre britannique à Saint-Petersbourg, qui recevait ses communiqués directement du comte Panine, le ministre russe des affaires étrangères, informait son gouvernement que ces demandes déplaisaient à Diderot. Le philosophe ne voulait pas s’éloigner de sa propre sphère[36]. Malgré tout, d’après la lettre du 12/23 novembre 1773 de Gunning au baron de Suffolk, Diderot essaya sans doute d’influencer Catherine II pour qu’elle modifie sa politique étrangère[37]. En décembre 1773, Durand de Distroff avait l’impression que Diderot essayait encore d’influencer Catherine II au profit de la France[38]. Le 29 janvier 1774, le duc d’Aiguillon écrivit à Durand de Distroff qu’il était reconnaissant envers Diderot d’influencer Catherine au préjudice du roi de Prusse : « On ne peut que savoir gré à M. Diderot de travailler à détruire l’ascendant du Roi de Prusse sur Catherine[39]  ».

Si Diderot eut peu d’occasion de voyager en Russie, ses activités à Saint-Peterbourg ne se limitèrent pas à ses séances quotidiennes avec l’impératrice. Il profita de son séjour à la cour pour visiter l’Institut de Smolniy, créé par Catherine II pour les filles de la noblesse. Le philosophe fut profondément impressionné par le théâtre français amateur qu’il y vit, mais choqué par le choix des textes français entendus sur les lèvres d’innocentes étudiantes de l’Institut. Un an plus tard, dans sa lettre du 6 décembre 1775, il promit à Catherine II de « purifier » les textes de Molière, Racine et autres classiques du théâtre français et de les adapter à la scène russe[40]. En fait, il écrivit le Projet d’une pièce de théâtre en prenant pour modèle Les femmes savantes de Molière[41]. Diderot étudia même la langue russe à la cour de Catherine II, si l’on se réfère aux mots soulignés et aux notes marginales qu’il fit dans un livre de grammaire russe aussi bien que dans d’autres livres russes qu’il ramena à Paris[42].

Pendant son séjour en Russie, Diderot fut nommé membre étranger de l’Académie russe des sciences, dont d’Alembert était membre depuis 1764[43]. En tant que membres honorifiques étrangers, les deux philosophes reçurent une pension de 200 roubles par an[44]. C’est durant la séance du 25 octobre/5 novembre 1773 que Diderot et Grimm furent élus membres étrangers de l’Académie[45]. Leurs nominations devinrent officielles à la session du 1/12 novembre. À cette occasion, Diderot lut un questionnaire détaillé qu’il avait composé et dont le but était de s’informer sur la Sibérie[46]. Ses questions précises et pertinentes témoignaient du fait que leur auteur possédait déjà une connaissance approfondie du sujet de son enquête. On lut les réponses au questionnaire pendant la session du 2/13 décembre, mais on décida d’obtenir l’approbation du directeur de l’Académie, le comte Vladimir Orlov, avant de les transmettre à Diderot[47]. Il n’existe aucune preuve qu’Orlov donna un tel consentement. Cet incident démontre clairement les difficultés que rencontrait toute personne qui essayait de se renseigner sur les conditions de vie en Russie pendant le règne de Catherine II. En outre, il est étrange que la seule séance de l’Académie à laquelle Diderot participa fut la séance inaugurale du 1/12 novembre, alors que l’Académie en tint 27 autres avant son départ en 1774.

Même après le 5 décembre 1773, date finale du manuscrit des mémoires rapportant les conversations entre Diderot et Catherine II, le philosophe fit un effort conscient pour apprendre le maximum au sujet de la Russie. Sur la recommandation de Catherine en date du 31 janvier 1774, Diderot écrivit au comte Münich, directeur impérial des douanes, pour lui poser plusieurs questions : quelle est la quantité et la valeur annuelle de la production de grain, de chanvre et de toile, de bois de construction ? Quelle quantité est vendue à l’étranger ? Quelle est la population approximative de l’empire, de Moscou, de Saint-Petersbourg, des autres principales villes ? Quelles sont les exportations annuelles de poterie et de cuir, de poisson et de caviar ? Quel est le rapport des salaires quotidiens des travailleurs avec le prix du pain ? Quels sont les taux de fret maritime ? Le commerce côtier utilise-t-il beaucoup de bateaux ? Diderot demanda également un tableau complet des pièces de monnaie ainsi que des poids et mesures. Il voulut aussi savoir si des banques et des compagnies d’assurance existaient dans l’empire, et connaître le revenu total de la Russie avec le montant de sa dette publique[48].

L’intérêt de Diderot pour la Russie fut probablement stimulé par son espoir d’éditer une nouvelle Encyclopédie russe[49]. Pendant son séjour, il proposa à Catherine II de créer, aux frais de l’impératrice, une nouvelle et meilleure version de l’Encyclopédie[50]. Il promit de lui fournir le manuscrit complet au bout de six ans[51]. Pendant ses cinq mois en Russie, il négocia avec Betzki les clauses contractuelles pour cette nouvelle Encyclopédie. Avant son départ, dans sa lettre d’adieu à l’impératrice, il lui rappela à nouveau son projet[52]. D’après sa lettre à Catherine du 13 septembre 1774, il est clair qu’à cette époque le philosophe croyait encore que l’impératrice désirait qu’il réédite l’Encyclopédie[53]. Mais Betzki ne lui envoya pas d’argent, et il est donc évident que Catherine ne s’intéressait pas à ce projet et qu’elle utilisait Betzki pour décourager Diderot[54].

Avant le départ de Diderot, le métropolite de Saint-Petersbourg et Novgorod lui présenta une magnifique bible en caractères cyrilliques, publiée à Kiev en 1758. Dès son retour en France, Diderot la vendit à la Bibliothèque du roi[55]. Diderot acquit aussi en Russie une petite bibliothèque d’environ soixante volumes contenant des collections d’ukases, des règlements militaires et divers tableaux des organismes régimentaires. Il est très probable qu’il rassembla ces livres sur la Russie pensant qu’ils lui seraient indispensables pour son travail sur la nouvelle Encyclopédie russe. Mais il s’en débarrassa à son retour en France, comme s’il abandonnait symboliquement son rêve.

Catherine trouvait Diderot « extraordinaire » et charmant. Dans ses lettres à Voltaire de janvier et mars 1774, elle écrivit qu’on ne trouve pas souvent des hommes comme lui[56]. Dans une autre lettre à Voltaire du 11/22 septembre 1773, Catherine mentionna que Grimm était à Saint-Petersbourg depuis la mi-septembre et qu’il avait déclaré à tous ses amis à l’étranger que Diderot avait beaucoup de succès auprès de l’impératrice[57]. Le 2 novembre 1773, Grimm écrivit effectivement à Nesselrode : « L’impératrice en est vraiment enchantée[58]  ». Le 19 novembre 1773, dans une autre lettre à Nesselrode, Grimm continuait sur le même thème : « Ce Denis a auprès de l’impératrice le succès le plus brillant et le plus complet[59]  », et dans sa lettre à J. H. Meister du 8 novembre 1773, il écrivait : « [Diderot est] comblé de bontés par l’Impératrice[60]  ».

À la même époque, cependant, l’ambassadeur français Durand rapporta à d’Aiguillon, dans sa lettre du 31 décembre 1773, que vers la fin de 1773 Catherine décrivait Diderot comme ayant cent ans à certains égards et, à d’autres, comme en ayant dix[61]. Il est difficile de connaître son opinion sincère de Diderot. En politicienne judicieuse, elle se rendait parfaitement compte que son amitié avec le célèbre philosophe pourrait être extrêmement utile à son désir d’influencer et de manipuler l’opinion publique européenne.

Dans ses mémoires, le comte de Ségur rapporte l’opinion que Catherine exprima des années après le séjour de Diderot à la cour russe[62]. Il est clair que Catherine ne croyait pas que les idées radicales du philosophe étaient pratiques ou applicables en Russie. Elle trouvait qu’elle possédait une bien meilleure compréhension de son pays adoptif que le vieil idéaliste français, qui n’y avait passé que six mois. Dans certaines lettres, Catherine l’appelait son « gobe-mouche », pour montrer qu’il était naïf et crédule. On doit également se rappeler que pendant le séjour de Diderot, l’impératrice était préoccupée par la guerre entre la Russie et la Turquie. Plus encore, elle devait être extrêmement inquiétée par la menace potentiellement sérieuse de la révolte paysanne de Pougatchev. À Saint-Petersbourg, on gardait toutes les nouvelles de la révolte absolument secrètes, mais dans sa lettre du 20 novembre 1774, Diderot écrivait que Catherine discuta ouvertement de la révolte avec lui pendant l’une de leurs rencontres[63]. La révolte s’étant intensifiée entre décembre 1773 et janvier 1774, d’Alembert se demanda dans sa lettre à Voltaire du 26 février 1774 si Catherine pourrait rester sur le trône[64]. Ainsi, Diderot se trouvait en Russie justement pendant la période où l’impératrice était le moins disposée à accepter ses idéaux démocratiques.

Les courtisans de Catherine n’étaient pas très accueillants envers Diderot. La cour était divisée en divers groupes et factions. L’ancien amoureux de Catherine, Orlov, et son chancelier, Panine, appartenaient à un groupe dont les membres détestaient vivement la nouvelle amitié de leur impératrice pour les Français. Le fils de Catherine, le grand-duc Paul, haïssait et craignait sa mère, croyant qu’elle avait assassiné son père, et complotait constamment contre elle. Le fait que Catherine accorda à Diderot l’honneur sans précédent de l’inviter dans ses appartements privés pour une réunion quotidienne provoqua l’envie des courtisans à Saint-Petersbourg. Diderot se rendit très vite compte que beaucoup d’autres portes de la cour russe lui étaient fermées en permanence et ses relations avec les courtisans étaient donc fort difficiles.

Il n’était pas habitué à des gens aussi affectés. De leur côté, les courtisans ne comprenaient pas comment Diderot, qu’ils trouvaient naïf et crédule, pouvait obtenir l’entière protection de l’impératrice[65]. L. H. Nicolay, un Allemand qui habitait en Russie et y occupait le poste important de secrétaire du grand-duc Paul, décrivit Diderot à la cour russe dans sa lettre à Ring du 11/22 octobre 1773, disant que celui-ci participait à toutes les fêtes, tous les galas, tous les bals et portait toujours un costume noir. Certaines personnes l’admiraient, mais beaucoup d’autres ne le comprenaient pas du tout. Nicolay ajouta qu’il était très difficile de maintenir une bonne réputation à la cour de Saint-Petersbourg et qu’il était périlleux de passer d’un studio de philosophe à une cour aussi brillante que celle de Catherine II[66].

Diderot fréquentait les palais des aristocrates russes. Toujours sincère et honnête, il proclamait ouvertement son athéisme, ce qui ne lui gagna qu’une aversion profonde[67]. Le 30 décembre 1773, Grimm écrivit à Nesselrode que, sauf l’impératrice, Diderot n’avait fait aucune conquête en Russie[68]. En fait, Diderot disait qu’il ne cherchait que les bonnes grâces de l’impératrice et se souciait très peu de ses « domestiques[69]  ». Quinze jours plus tard, Grimm écrivit à Nesselrode que Diderot souffrait de vraies persécutions à la cour de Saint-Petersbourg[70]. Dans ses lettres des 10 et 24 janvier et du 27 février 1774, Bauer mentionna à Nesselrode l’aversion des courtisans russes pour Diderot[71]. Quand Diderot quitta la Russie, l’ambassadeur suédois, Nolcken, écrivit à Beylon le 29 novembre/10 décembre 1773 et le 20 février/3 mars 1774 que pendant son séjour à Saint-Petersbourg, le philosophe était exposé à une extrême jalousie et que les courtisans russes détestaient sa franchise et son indépendance d’esprit. Ils ne pouvaient accepter qu’un homme qui possédait ces qualités ait libre accès à leur souveraine[72]. Diderot trouvait le cercle du général Betzki plus agréable, car ses membres s’intéressaient aux acquisitions d’art de Catherine et à ses réformes de l’éducation, domaines très chers à Diderot[73].

En 1773, alors que Diderot était encore en Russie, une édition non autorisée de ses oeuvres complètes fut publiée à Amsterdam. Le 21 décembre 1773 un article critiquant les oeuvres de Diderot parut dans les Nouvelles littéraires de Berlin[74]. Trois semaines après, des copies de cet article négatif étaient déjà distribuées à la cour de Saint-Petersbourg. L’auteur de l’article était évidemment bien informé car il mentionnait que Diderot avait été nommé membre de l’Académie des sciences et qu’il avait demandé des renseignements sur la Sibérie. L’auteur décrivait les articles de Diderot sur la philosophie qui faisaient partie de L’Encyclopédie comme de simples traductions de Brucker, dont les écrits étaient supérieurs à ceux de n’importe quel philosophe-encyclopédiste, ajoutant que les Pensées sur l’interprétation de la nature de Diderot « n’avaient aucun sens » et que ses Bijoux indiscrets étaient indécents. Il ne recommandait pas non plus les pièces de Diderot, disant qu’on ne pouvait les lire ou les présenter sur scène. Une telle critique devait décourager n’importe quel acheteur potentiel des oeuvres de Diderot.

Le 14 janvier 1774, Grimm écrivit à Nesselrode que c’était probablement l’ambassadeur prussien, le comte von Solms, qui avait fait circuler l’article à Saint-Petersbourg[75]. Dans sa lettre du 7 février 1774, il avança que Samuel Formey, le secrétaire de l’académie prussienne, était l’auteur de l’article[76]. Beaucoup d’autres pensaient que c’était Frédéric II lui-même qui avait écrit ou au moins inspiré l’article[77]. L’antipathie de Frédéric envers Diderot était bien connue. À titre d’exemple, dans sa lettre à d’Alembert le 7 janvier 1774, le roi critiquait les oeuvres littéraires de Diderot et raillait son séjour en Russie[78]. Dans sa réponse courtoise et pleine du tact au roi de Prusse, d’Alembert essaya de défendre Diderot[79]. L’ambassadeur français, Durand, remarqua, dans sa lettre à d’Aiguillon du 29 janvier 1774, que Diderot avait été profondément blessé par ces attaques et qu’il discutait ouvertement ses sentiments[80].

Vers la fin de son séjour en Russie, Diderot commença à sentir que le climat intellectuel du pays n’était pas favorable à son type de philosophie. Des rumeurs circulaient en Europe qu’il était devenu objet de ridicule et d’insultes de la part de certains courtisans de Catherine II[81]. Selon Dieudonné Thiébault, on parlait à Berlin de la plaisanterie qu’on avait faite à Diderot avec l’approbation secrète de l’impératrice elle-même[82]. On prétend qu’un jour, à la cour, un philosophe russe avait offert à Diderot une preuve mathématique de l’existence de Dieu en disant avec conviction :

Si forme: 016355aro001n.png, alors Dieu existe. Répondez.

Diderot comprit que la plaisanterie le visait, que tout le monde y participait, et qu’elle aurait été impossible sans l’approbation de Catherine. Peu après, il exprima son désir de quitter Saint-Petersbourg et de rentrer en France.

Dans sa lettre à Nesselrode, Grimm observait que, pendant son séjour en Russie, Diderot était très nostalgique[83]. Il est possible que sa nostalgie ait eu un effet nuisible sur sa santé en général[84]. Il était souvent malade et, dans sa lettre du 9 avril 1774, il écrivait qu’il avait été malade deux fois depuis son arrivée : « J’ai eu deux fois la néva à Petersbourg[85]. » Selon sa lettre à Alexander Galitzin, il eut une mauvaise crise de coliques en novembre et décembre[86]. Il fut également malade en janvier et février[87], et sa maladie l’empêcha d’aller avec Catherine à Tsarskoe Selo[88]. Catherine mentionna même les problèmes de santé de Diderot dans sa lettre à Voltaire[89]. La fille de Diderot écrivit plus tard que le climat froid et humide de Saint-Petersbourg avait nuit à la santé de son père et que le voyage en Russie avait probablement raccourci sa vie[90].

Pendant ses dernières semaines à Saint-Petersbourg, Diderot semble avoir accompli très peu de choses. Entre le 1er janvier et son départ le 5 mars 1774, il écrivit seulement trois lettres. La première était une lettre d’introduction du comte de Grillon à la princesse Dachkova[91]. La seconde était un adieu à l’Académie des sciences, adressée à son secrétaire, Jean-Albert Euler. Diderot y demandait encore une fois une réponse à ses questions sur la Sibérie[92]. La troisième était son adieu à l’impératrice, que Diderot écrivit le 11/22 février[93]. Le philosophe y était très poli, reconnaissant et courtois. Il exprimait sa douleur à devoir quitter la cour et expliquait cette nécessité par son seul besoin de revoir sa famille et ses amis. Apparemment, il travailla très dur sur cet adieu à Catherine II et demanda même conseil à son ami Grimm avant de l’envoyer à l’impératrice. Grimm aima cette lettre vraiment courtoise[94], et il est évident que Catherine en fut flattée puisqu’elle la cita dans sa lettre à Voltaire du 15/26 mars 1774[95]. Diderot lui-même en était probablement fier et en cita de nombreux passages à Sophie Volland[96].

Diderot quitta Saint-Petersbourg le 5 mars et rentra à Paris en octobre 1774. Des rumeurs qu’il n’avait pas été heureux en Russie et qu’il retournait à Paris avec une mauvaise opinion du pays, de son gouvernement et de ses citoyens, précédèrent son retour. Mais une fois arrivé en France, Diderot voulut que ses correspondants et la plupart de ses amis croient exactement le contraire[97]. Il décrivait son séjour en Russie sous le meilleur jour et était toujours généreux en compliments pour Catherine II[98]. La documentation suggère cependant que son séjour à Saint-Petersbourg ne fut pas particulèrement réjouissant ou satisfaisant. En fait, quelque temps après son retour en France, Diderot brûla toutes ses notes sur la Russie.