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La Saison de l’ombre de Léonora Miano, par l’usage que l’auteure y fait de la langue, apparaît comme une modalité stratégique d’investigation de soi pour l’édification d’une identité déterritorialisée, afropéenne[1]. Cette dernière sera conçue, dans cet article, comme une nouvelle poétique du monde où l’identité, dynamique, se positionne dans un cadre spatio-temporel au milieu duquel s’établit une simultanéité entre les Africains d’hier et d’aujourd’hui, ceux-ci ayant une double appartenance à l’Afrique et à l’Europe, et entre la romancière et ses personnages. L’afropéanisme témoigne ainsi, dans l’oeuvre, d’une volonté de faire circuler des objets métaleptiques entre le texte romanesque et l’identité afropéenne que l’auteure s’attribue dans le champ littéraire francophone.

Adoptant de nouveaux agencements linguistiques, la langue de Miano

écart[e] sa fonctionnalité pour ne conserver que ses assises lexicales, sur lesquelles il va précipiter des transmutations du mot, des débraillements de rythmes, des ruptures de mythes et de symboles, des incandescences vertigineuses d’images ; dès lors, il ne s’agira plus d’une langue, mais d’une incantation, sinon magique mais esthétique, capable de bouleverser la vision que nous avons de l’ordre du monde et des choses établies[2].

Partant de cette déconstruction programmatique de la langue, nous entendons, dans cette analyse, étudier comment Miano tente de construire cette identité afropéenne à travers une langue dé-ménagée dans une cartographie textuelle où réside le projet d’une identité nouvelle. Un élan révolutionnaire marque ainsi le roman, via un « langage naturel » ritualisé, une « épopée du poétique », mais aussi par la construction de nouvelles métaphores dans le territoire verbal de l’oeuvre.

Le « langage naturel » comme ritualisation poétique

La Saison de l’ombre s’élabore par la recherche d’une poéticité au travers d’un « langage naturel » antinomique d’un énoncé « universel qui s’épuise, de trop se dire[3] ». Ce langage s’inscrit dans la dissidence des formes traditionnelles d’écriture et l’avènement d’un nouveau lieu à travers une ritualisation poétique. Dès l’incipit du roman, Miano présente ces deux épigraphes, tirées respectivement de LaBible et de Ultravocal de Frankétienne pour disperser ces signes dans un « lieu-commun[4] » autre, celui de son texte :

Sentinelle, que dis-tu de la nuit ?/ Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? / La sentinelle répond : / Le matin vient, et la nuit aussi ; Ô quelle épopée future / ranimera nos ombres évanouies.

SO, 9

Miano inscrit ainsi le langage romanesque dans une perspective déterritorialisée qui, cette fois-ci, imbrique mots et expressions en langue douala traduites littéralement en français pour ménager un espace autre, hétérotopie d’une totalité rhizomatique où se réalise un « langage naturel » performatif. Celui-ci prend corps lorsque la romancière évoque les maloba ou Nyambe, faisant référence à la cosmogonie animiste africaine. De même, lorsque Miano écrit « le jour s’apprête à chasser la nuit » (SO, 14), il se réalise ainsi, dans le langage romanesque, des agencements poétiques entre littéralité aux origines autochtones et métaphores poétiques réinvesties dans un territoire verbal où s’opère une performance esthétique. Le « langage naturel » devient le lieu où s’expérimentent des possibilités linguistiques inédites pour approcher la réalité des agencements identitaires afropéens. Le langage de Miano redessine une nouvelle géographie – « multipolaire[5] » selon le mot de Christian Grataloup –, par un rituel non linéaire et non systématique. Pour la romancière, il s’agit de rétablir des géographies tourmentées, en donnant au langage le privilège d’être à lui-même sa propre référence, territoire verbal où se joue la performance d’une médiation entre l’ici et l’ailleurs et témoignage de nouvelles identités mobiles.

La ritualisation poétique, dans l’oeuvre de Miano, se fait également à travers une hybridation du « langage naturel » du roman. Celui-ci mêle la narration romanesque à la récitation poétique et déploie ce que Javier del Prado Biezma appelle un « art combinatoire, mis en oeuvre à la seule fin de faire dire aux mots de la tribu ce qu’ils ne sont pas capables de dire, c’est-à-dire, de rendre fable l’ineffable fable[6] ». Lorsque Miano évoque, métaphoriquement, une scène qui témoigne du désarroi de « celles dont les fils n’ont pas été retrouvés » (SO, 11), elle allie l’intention poétique aux gestes des protagonistes :

S’agrippant les unes aux autres, elles partagent enfin ce que la parole interdit, puisqu’on ne doit pas énoncer ces choses. Elles s’étreignent comme on crie. Comme on sèche, dans l’intimité d’une case, les larmes de l’amie éprouvée. Paupières closes, elles se voient, se connaissent, intensément.

SO, 21-22

Les deux dernières phrases de cet extrait, par la juxtaposition des propositions qui laisse entrevoir une scansion poétique et une poéticité rythmique, donnent à la romancière la possibilité de réaliser l’accrétion du romanesque et du poétique. Cette performance est, également, une remise en question des structures de pouvoir et de domination linguistique du français, que Miano aborde non de manière dramatique, mais par une nouvelle stratification qui tente d’exprimer l’indicible des identités déterritorialisées. Par une chronologie du déplacement, l’auteure propose une lecture transhistorique des contacts et des échanges en Afrique qui ont préexisté à la rencontre avec l’Europe. Elle imbrique le passé et le présent de sorte que l’expérience de la rencontre des Mulongo avec les Bwele, par exemple, fait écho à celle de l’Afrique avec l’Europe et, ainsi, au rapport coalescent qui en résulte entre le français et les langues africaines. Miano emploie un langage qui, par un phénomène d’hybridation, tente de « deviner cet impossible[7] » :

[U]n au-delà d’authenticité, de vérité, un au-delà d’être, que les apparences, parfois les mots qu’on a amoncelés sur elles, cachent, déforment, pervertissent – et que la parole vraie […] est capable d’inventer, de tirer vers la lumière[8].

Ce territoire se remodèle par de nouvelles géo-métries, « ondoiement linguistique élargi[9] » qui donne naissance à « une topographie fluide[10] ». La graphie des signes trouve ainsi, dans le lieu du texte romanesque, matière à exprimer l’essaim des identités diverses à travers un langage poétique cérémoniel.

Une « épopée du poétique »

La Saison de l’ombre fait essaimer son langage, l’inscrivant dans une perspective polyphonique qui met à jour un « travail épique », selon la formule de Florence Goyet[11]. Ce « travail » se réalise dans une « épopée du poétique », c’est-à-dire « une épopée où l’élément héroïque est le langage lui-même comme force et comme mouvement[12] ». En mettant en exergue les propos de personnages phares du roman, Miano renforce la parole romanesque. Celle-ci, par son caractère polyphonique qui révèle l’inachevé d’un langage toujours en mouvement, se matérialise du point de vue scriptural par l’emploi de l’italique. Ces agencements graphiques construisent un espace esthétique où les mots réalisent une performance en créant, dans la géographie du texte, un nouvel espace de narrativité qui exprime l’intention épique d’un langage poétique. Lorsque la romancière rapporte ces propos d’Eyabe, « l’ombre est aussi la forme que peuvent prendre nos silences » (SO, 35), elle fait coexister, dans l’univers de papier que constitue le texte romanesque, deux typographies qui instituent la mobilité des signes comme caractéristique principale de l’oeuvre. De plus, cette coalescence du langage poétique constitue la métaphore d’une intention épique qui « opte pour l’irruption d’une conscience polymorphe dans la langue, pour la circulation chaotique des signes[13] », car l’« épopée du poétique » a aussi pour visée l’accession à la réalité contingente des maux qui frappent le clan mulongo, comme le suggèrent les propos cités d’Eyabe. Si « voir, c’est en même temps entendre et toucher[14] », la congruence de ces deux géo-graphies que l’on identifie dans le texte de Miano, révèle que « décrire ces correspondances par des métaphores, ce n’est donc pas faire une “opération poétique” particulière, c’est être “réaliste”, se tenir au plus près de la perception[15] ». Le langage romanesque, par cette tentative d’approcher le réel, opère la déterritorialisation de celui-ci dans une opération épique qui l’inscrit dans l’espace physique de l’oeuvre. Puisqu’« il n’est de frontière qu’on n’outrepasse[16] », le réel romanesque exprime, par son existence parallèle à celle du monde, un langage poétique en mouvement, tendu vers des identités transfrontalières.

D’autre part, l’« épopée du poétique », au-delà de la production d’un sens nouveau dans l’espace textuel, pourvoie aux nécessités du langage romanesque au travers d’une fonction heuristique préoccupée d’inventer une autre manière d’habiter le monde. Cette proposition se fait à travers la fiction d’un espace conçu comme géographie nouvelle, lieux déterritorialisés puis réinvestis dans un « entre-lieux » où la simultanéité opère la relation des deux rives de la frontière. C’est ainsi que dans le roman, Miano évoque Bebayedi en ces termes :

[U]n espace abritant un peuple neuf, un lieu dont le nom évoque à la fois la déchirure et le commencement. La rupture et la naissance. Bebayedi est une genèse. Ceux qui sont ici ont des ancêtres multiples, des langues différentes. Pourtant, ils ne font qu’un. Ils ont fui la fureur, le fracas. Ils ont jailli du chaos, refusé de se laisser entraîner dans une existence dont ils ne maîtrisaient pas le sens, happer par une mort dont ils ne connaissaient ni les modalités, ni la finalité. Ce faisant, et sans en avoir précisément conçu le dessein, ils ont fait advenir un monde.

SO, 131

Ici advient une double déterritorialisation : celle du lieu traduit en nouveau monde et celle qui recrée de nouvelles identités qui n’appartiennent à aucun lieu défini, qui se méfient de toute exclusivité, en quête perpétuelle de lieux-communs pour se dire. Bebayedi est également la métaphore du langage de la romancière qui s’inscrit dans un mouvement intertextuel à rebours de la formule célèbre de Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal : « Ceux qui n’ont jamais rien inventé[17] ». Dans une perspective positive, Miano évoque la résistance de « ceux qui […] ont des ancêtres multiples [et qui] ont fait advenir un monde » (SO, 131) à travers un langage intertextuel dont le rythme poétique contribue à la dynamique intrinsèque. Ici, « l’intrinsèque n’est pas l’interne mais la caractéristique d’une force-sujet qui agit[18] ». Le langage agit pour le compte de sa propre force d’évocation en déployant un certain univers. Il mobilise des signes divers pour faire advenir de nouvelles significations qui résident dans cet « art combinatoire » symbole des identités relationnelles, afropéennes. Il est gage du monde qui advient par l’intertextualité comme modalité métaphorique qui dessine la tracée syncrétique du pays génésique.

L’« épopée du poétique » investit également le langage dans une perception du temps conçu non comme espace, mais comme tracé qui schématise le lieu des nouvelles simultanéités. Ici, aussi, le langage déterritorialise le temps et l’établit au milieu d’un nouvel univers, dans un entretemps où l’acte héroïque consiste en « l’ouverture et la multiplicité d’une conscience décentrée[19] ». Dans l’espace romanesque, le temps s’ouvre à de nouveaux espaces : ceux de l’absence des jeunes qui ont disparu et dont on pressent la présence. « Le temps ne s’est pas évaporé dans l’air, il est toujours là. Simplement, sa signification se dilue » (SO, 119). Il englobe les lieux de présence et ceux de l’absence, appelle la réunification de l’ici et de l’ailleurs dans un langage où toute simultanéité se conjugue au milieu du temps, dans un présent poétique qui rompt avec le passé. Ainsi, Miano écrit :

La nuit tombe d’un coup, comme un fruit trop mûr. Elle s’écrase sur le marais, la rivière, les cases sur pilotis. La nuit a une texture : celle de la pulpe du kasimangolo, dont on ne peut savourer toute la douceur sucrée qu’en suçant prudemment les piquants du noyau. La nuit est faite pour le repos, mais elle n’est pas si tranquille. Il faut rester sur ses gardes. La nuit a une odeur : elle sent la peau de ceux qui sont ensemble par la force des choses.

SO, 128

La romancière délie le noeud des articulations du temps, à travers la forme apophtégmatique qu’il donne au langage, pour créer de nouvelles significations dans un « autre temps ». Cette écriture spécifique signe, par le tracé métaphorique du « fruit trop mûr qui tombe », la ligne verticale qui organise la partition du temps dans un présent sentencieux. Le passage d’un schéma temporel horizontal, qui se déroule dans un espace reliant passé, présent et futur à une nouvelle géo-métrie, horizontale, déterritorialise la perception linéaire d’un espace continu en discontinuité qui réunit, à la frontière du temps, « ceux qui sont ensemble par la force des choses » (SO, 128).

La Saison de l’ombre déploie, également, un langage qui situe l’espace dans un « tiers-espace[20] », selon la formule d’Homi Bhabha reprise par Sylvie Laurent. Le roman est cet espace autre, témoin des hybridations territoriales entre l’espace de la réalité et le lieu de la fiction. Le langage romanesque qui incarne cet « entre-lieux » reconstitue de nouveaux territoires de signification à travers une esthétique afropéenne. Celle-ci se déploie par la puissance de la récitation poétique que l’on perçoit dans ces mots :

La nuit sent les souvenirs que le jour éloigne parce que l’on s’occupe l’esprit à assembler les parties d’une case sur pilotis, à chasser, à piler, à écailler, à soigner le nouveau venu, à caresser la joue de l’enfant qui ne parle pas, à lui chercher un nom pour le maintenir dans la famille des hommes. La nuit charrie les réminiscences du dernier jour de la vie d’avant, dans le monde d’antan, sur la terre natale. Quand on y pense, on a le sentiment que tout s’est déroulé dans une autre réalité. Quand on y pense, il est possible qu’on ait, en mémoire, bien des attaques. Celle-là n’était pas la première…

SO, 128

Le déploiement d’un imaginaire africain, l’énumération et la répétition litanique – « la nuit » ; « Quand on y pense » – favorisent l’émergence totale d’une entité textuelle déterritorialisée où coexistent des identités mobiles. Par l’entremise de son langage poétique, Miano tisse une nouvelle tapisserie esthétique qui participe d’un processus immanent de créativité. Le langage s’inscrit, dès lors, dans ce troisième terme de la métamodélisation spatiale – le tiers-espace – qui exprime « l’intention » des nouveaux agencements topologiques. Il postule la réalité des identités afropéennes, en

écartant sa fonctionnalité pour ne conserver que ses assises lexicales, sur lesquelles il va précipiter des transmutations du mot, des débraillements de rythmes, des ruptures de mythes et de symboles, des incandescences vertigineuses d’images ; dès lors, il ne s’agira plus d’une langue, mais d’une incantation, sinon magique mais esthétique, capable de bouleverser la vision que nous avons de l’ordre du monde et des choses établies[21].

Cette incantation réintroduit de nouvelles possibilités sémiotiques pour résister à l’oppression du monde des significations dominantes et des identités fixes. Miano réalise ainsi une nouvelle proposition de monde à travers une fiction qui explore les possibilités du réel.

L’« épopée du poétique » se révèle également quand l’écriture de la romancière établit des relations particulières entre la femme et la terre sur laquelle elle fraie son chemin. Miano lui donne un attribut générique, la femme, en guise de métaphore de la terre-mère qui représente la source de la vie dans les cosmogonies africaines. Elle réalise, également, ce que Geneviève Lebaud-Kane désigne comme une « tautologie symbolique[22] », à travers les « liaisons magnétiques » qui s’opèrent entre Eyabe et la nature :

La femme se sent en paix. En arrivant, elle reconnaîtra le lieu, y dispersera la terre recueillie sous le dikube, saluera dignement l’esprit de son premier-né et de ses compagnons. Cela prendra le temps qu’il faudra. Elle marche. Son souffle se mêle à celui du vent. Elle fait corps avec la nature, ne déplace pas une branche d’arbuste.

SO, 111

Le langage romanesque, par ses agencements rythmiques organisés par les juxtapositions (« En arrivant, elle reconnaîtra le lieu, y dispersera la terre ») et les phrases courtes (« Elle marche. Son souffle se mêle à celui du vent), prend les allures d’un rituel qui célèbre l’union sacrée entre la femme et la nature. De même, ce rythme cérémonial constitue la dynamique décrivant la dimension sacrale des liens spécifiques entre la femme et la terre dans tout ce qu’elle abrite :

Elle […] prend soin de n’écraser aucun des petits habitants des lieux, larves, chenilles ou insectes tapis dans l’herbe. Si par mégarde elle les touche, elle demande humblement pardon, poursuit sa route. Tout ce qui vit abrite un esprit. Tout ce qui vit manifeste la divinité.

SO, 111-112

L’anaphore que constituent les deux dernières phrases citées vient accréditer, de façon métaphorique, « l’identification » des deux termes de la relation cosmogonique : la femme et la terre. Elle témoigne, encore, du contact sensuel entre Eyabe et son entour dont la dimension mystique fait écho au processus immanent de créativité que la romancière met en place à travers un langage ritualisé.

L’invention de nouvelles métaphores

Dans La Saison de l’ombre, l’invention de nouvelles métaphores se fait dans des moments charnières de passage d’un monde à un autre. Le langage poétique du roman établit une nouvelle cartographie esthétique à travers des rapports au monde en rupture avec le passé. Il élabore, également, une autre méthodologie existentielle, signe d’une nouvelle lecture du passé africain qui exprime l’urgence de la renaissance d’une mémoire collective et d’une « identité de l’altérité ». Ainsi, la métaphore de l’ombre, par exemple, présentée dans un cadre saisonnier, symbolise la promesse d’un mouvement global du clan mulongo vers un futur plus harmonieux. Car son énonciation même porte en elle les germes d’une lumière à venir. Le lieu interstitiel où l’ombre rencontre la lumière est la métaphore de la frontière où se reconstituent de nouveaux territoires existentiels pour les membres du clan : « L’accoucheuse s’arrête à l’endroit exact où le jour rencontre la nuit » (SO, 20). Mais, pour celle-ci, il s’agit d’outrepasser son territoire et tendre vers des lieux où l’unidualité de l’histoire, du monde, s’exprime à travers un langage métaphorique :

Leur attitude est celle de points cardinaux ne valant que l’un par l’autre, nécessaires à l’équilibre de misipo, et pourtant contraints de ne pas se toucher, sous peine de faire basculer le monde dans le chaos.

SO, 20

L’équilibre requiert ainsi une micropolitique existentielle qui abandonne les vieilles métaphores et déterritorialise le langage dans l’énonciation même de son rapport esthétique. La métaphore de l’ombre est donc le signe d’une nouvelle créativité qui donne naissance à une singularité mémorielle chez les Mulongo. Accepter l’ombre, c’est aussi accepter la lumière qui lui succède. Cette invitation à s’attarder sur les lieux de médiation – la frontière – est l’expression d’une ouverture nécessaire vers de nouveaux espaces où se construisent des identités autres, afropéennes.

Une autre proposition de monde consiste, dans le roman de Miano, à faire du rêve la métaphore d’un voyage cérémoniel. Il ne s’agit pas de partir pour rompre le pacte social, mais d’« avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances[23] ». Pour Miano, « le rêve est un voyage en soi, hors de soi, dans la profondeur des choses et au-delà. Il n’est pas seulement un temps, mais aussi un espace. Le lieu du dévoilement » (SO, 15). Le rêve est ici une nouvelle manière d’articuler le temps, de « sémiotiser le temps », selon la formule de Félix Guattari[24]. Il s’agit aussi de rétrécir l’espace pour se créer un territoire subjectif, un univers déterritorialisé où se révèlent de nouvelles possibilités d’être au monde, dans l’acceptation des identités plurielles. Car la rencontre avec l’Autre – le clan mulongo confronté au monde extérieur – crée le troisième terme d’une géographie nouvelle, espace esthétique où s’élabore l’unidualité d’une identité afropéenne.

L’invention de nouvelles métaphores est également, pour Miano, l’occasion de réfléchir sur une écriture afropéenne. Celle-ci est la métaphore du rêve qui ne s’accommode pas de tous les supports pour advenir. Il importe qu’il se réalise sur un univers de papier approprié :

On ne pose pas sa tête n’importe où, lorsque l’on s’apprête à faire un songe. Il faut un support adéquat. Un objet sculpté dans un bois choisi pour l’esprit qu’il abrite, et sur lequel des paroles sacrées ont été prononcées avant qu’il ne soit taillé.

SO, 15

L’écriture afropéenne est ainsi le lieu de nouvelles graphies sculptées dans une matière aussi symbolique que le bois, palimpseste où s’inscrivent de nouvelles valeurs, matière vivante d’où procède le souffle d’une humanité plurielle. Cette écriture est également la tracée à suivre pour habiter la frontière et accueillir le meilleur des mondes, selon les mots de la romancière, un monde où « l’ombre et la lumière alors étaient plus près d’être une même chose…[25] ».

Cependant, l’écriture afropéenne se méfie de ses propres instances d’énonciation : « Même en ayant pris toutes ces précautions, il n’est pas conseillé de se fier à une voix que l’on pense avoir identifié » (SO, 15). La romancière recherche une écriture adéquate capable de tisser ensemble des identités éparses. Cette écriture s’apparente à un artisanat qui représente la métaphore de la quête territoriale pour l’avènement d’un langage pluriel :

À présent, la seule chose qui leur importe est de ne pas chavirer. Pour cela, il faut suivre le rythme. Être vraiment avec les autres. Épouser leurs mouvements. Les prévoir. Entrer dans le souffle des autres. Partager l’inspiration, l’exhalaison. La sueur. Les secrètes réminiscences de la nuit passée.

SO, 21

La romancière élabore une écriture qui s’énonce avec prudence. La concision des phrases impersonnelles, leur juxtaposition et la progression qui les lie témoignent d’un tissu artisanal qui s’élabore pas à pas dans le processus d’écriture. Cette dernière, préoccupée de la justesse de la parole, se préoccupe, également, de « l’ouverture et la multiplicité d’une conscience décentrée qui “se fuit elle-même afin de se retrouver dans le cercle le plus vaste”[26] ». Dans La Saison de l’ombre, l’écriture afropéenne déterritorialise le sujet et l’inscrit dans un espace autre, lieu du possible et de la réappropriation de soi dans une identité singulière qui se conjugue au pluriel. De même, sur le plan topologique, cette écriture promet un développement individuel et collectif des membres du clan mulongo, établis désormais dans la tourmente des mobilités spatiales et des identités multiples. Le roman de Miano, à travers l’invention de nouvelles métaphores, déconstruit la fiction du territoire et ouvre de nouveaux espaces de narrativité dans la géo-graphie du texte où se dit l’identité afropéenne.

Conclusion

La Saison de l’ombre de Léonora Miano tente d’élaborer un espace transnational où se déploie la perspective d’une identité afropéenne. Placé sous l’égide d’un paradigme esthétique, le langage contribue à une nouvelle modélisation qui se défait des vieilles cartographies et propose une oeuvre singulière qui aménage des espaces de subjectivité où se réalisent de nouvelles identités, plurielles. Doté d’une conscience multiple, le langage romanesque « forge » ainsi un imaginaire afropéen, établissant des coalescences entre l’oralité et l’écriture, l’espace et le temps, pour annoncer la victoire face à l’adversité d’une Histoire tragique.

Le roman propose de nouvelles géographies transnationales qui font de la médiation du langage le territoire qui relate de nouvelles articulations sémiotiques. Ces alternatives tentent de rétablir les géographies tourmentées en proposant une vision transfrontalière de l’identité, qui situe les protagonistes de l’histoire romanesque dans un territoire privé où s’élaborent de nouvelles possibilités existentielles. Le roman déploie également une éthique et une esthétique de la diversité, dans un univers diégétique qui s’applique à rendre compte d’une vision transnationale à envisager pour une créativité collective des nouvelles topologies identitaires afropéennes.