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Il existe entre la pensée et la forme narrative une tension que la philosophie cultive souvent sans même s’en aviser en déniant toute narrativité à l’activité cogitative, alors que maints exemples d’écrits philosophiques montrent à l’évidence que la philosophie non seulement emploie des formes narratives (comme c’est le cas, déjà, chez Platon où se trouvent recyclés beaucoup de mythes à des fins philosophiques, c’est d’ailleurs ainsi que naît la philosophie, en s’édifiant sur le déni du mythe en elle), mais aussi et surtout qu’elle se pense à même une narrativité qui lui est consubstantielle, ne serait-ce que par son rejet. À l’inverse, la littérature s’écrit souvent sur un arrière-fond philosophique patent et pourtant dénié, voire oblitéré. Le cas de l’écrivain ou du philosophe néo-platonicien Joseph Joubert (1754-1824) est à cet égard éclairant. Joubert est-il écrivain ou philosophe ? L’usage hésite encore sur les termes : sa maison de Villeneuve-sur-Yonne porte l’inscription « philosophe », tout comme les dictionnaires, mais il ne fait partie d’aucun corpus philosophique et est publié dans une collection littéraire. Il n’est toutefois pas non plus « littéraire » au sens courant du terme, puisqu’il a été tenté un moment par la forme narrative, puis l’a rejetée violemment pour s’enfermer dans la réclusion de ses Carnets, rédigés pour lui seul dans le silence romanesque grâce auquel il invente malgré lui le genre très moderne de la prose fragmentaire. À l’aube de la modernité littéraire, l’oeuvre étrange de Joseph Joubert s’invente au croisement de la philosophie et de la littérature, refusant de raconter, mais racontant ce refus de manière fragmentaire dans un but d’édification philosophique, empruntant à sa façon le chemin platonicien d’abandon de la fable.

Joseph Joubert n’a ainsi rien publié de son vivant malgré les exhortations de ses amis, notamment Chateaubriand et Fontanes, qui avaient juré de faire sortir ce reclus de sa retraite littéraire. La lecture des Carnets de Joubert, rédigés entre 1784 et 1824, permet de comprendre les différents motifs de ce refus de publier, dont le principal est sans aucun doute ce que Joubert dénonce comme le « trop de livres » de son époque, puisque pour lui « la multitude des livres en ôte le goût[1] ». À cette débauche de publications, il oppose un silence hautain. Disciple de Diderot, Joubert prend le contre-pied de l’encyclopédisme de son ancien maître quand il décide, dès 1793, qu’il lui faudra, sa vie durant, « cuver son encre[2] » pour faire contrepoids à l’ivresse des publications ayant mené, selon ce monarchiste convaincu, à la catastrophe de la Révolution. L’un des écrits que Joubert garda dans ses coffres est une courte et fragmentaire Invective contre les romans dans laquelle il s’en prend aux romans comme à l’expression de la passion révolutionnaire, qu’il associe directement aux déchirements sentimentaux des romans de son époque et, de loin en loin, à toute incarnation narrative de la pensée. Que ce soit en fustigeant des auteurs moins connus, comme Mme Cottin, ou des plus consacrés comme Benjamin Constant, qu’il détestait avec nuances, ou Mme de Staël, qu’il respectait sans l’admirer, Joubert fait du roman non pas seulement un genre littéraire, mais surtout une forme de vie propre aux civilisations déclinantes. « La littérature des peuples commence par les fables et finit par les romans[3] », écrit-il en reprenant à sa façon l’une des idées courantes de l’époque, que l’on retrouve par exemple chez son contemporain Hegel, notamment dans son Esthétique. Ne pas écrire équivaut en ce sens pour Joubert à oeuvrer pour la conservation de l’antiquité des fables à une époque, moderne et romanesque, qui tend à oublier ses origines et à faire de la force passionnée un substitut de la justice authentique. La lecture de l’antiromanesque Joubert (qui manque étrangement au tableau des antimodernes dressé récemment par Antoine Compagnon[4]) permet ainsi (comme cela n’avait pas échappé à Georges Poulet[5], à Maurice Blanchot[6] ou à Georges Perros[7]) de jeter un regard sur l’une des premières théories du roman considéré comme expression de la société.

L’invective contre les romans a vraisemblablement été rédigée en 1806, deux ans après l’assassinat du duc d’Enghien, qui a retourné contre l’Empire nombre de royalistes qui paraissaient pourtant ralliés à sa cause, au moins momentanément, comme ce fut le cas de Chateaubriand pendant quelques mois et de plusieurs auteurs proches de Joubert formant ce que Sainte-Beuve a nommé « le groupe de Chateaubriand sous l’Empire[8] ». À partir de ce moment charnière, l’ambiguïté politique du groupe est levée : malgré la compromission de Fontanes, qui avait obtenu de Bonaparte le titre de Grand maître de l’Université impériale (et ainsi permis à Joubert d’occuper le poste d’inspecteur universitaire), le penchant monarchiste l’emporte, jusqu’au triomphe de la Restauration, avant que ce régime ne se change à son tour en une nouvelle désillusion. L’invective survient donc au moment d’un durcissement idéologique non seulement dans la pensée du groupe, mais surtout dans celle de Joubert, qui considère maintenant d’un seul bloc la déchéance morale du roman et la transformation sociale à laquelle il assiste, pratiquement passif, depuis la Terreur, ce « coeur noir de la Révolution[9] », qui « fit couler un fleuve de sang entre les temps d’avant et les temps d’après[10] ».

Ce passage brutal d’un régime à l’autre a été vécu parfois avec plus d’acuité par les vaincus de la Révolution que par les révolutionnaires eux-mêmes qui s’appuyaient bien souvent sur une conception traditionnelle de l’histoire, faite d’exemples tirés des grands moments de l’Occident et de l’Historia magistra vitae héritée de Cicéron et qu’ils projetaient dans le futur afin d’éclairer leurs pas[11]. La narrativité était alors gage de renouvellement du passé dans l’avenir, d’une suite des temps. À l’inverse, Chateaubriand a compris avec plus d’acuité et mieux su tirer parti du déchirement historique sans précédent qui se déroulait sous ses yeux, puisque il « a su faire de cette expérience de la rupture du temps, de cette faille ou brèche la raison même de son écriture[12] ». Ballotté entre l’Ancien Régime et le siècle des révolutions, Joubert l’est aussi ; quand bien même il n’a pas écrit de Mémoires, sa conception de la littérature, comme celle de Chateaubriand, se ressent fortement de l’effilochement des temps révolutionnaires.

Pour Joubert, l’agitation révolutionnaire opacifie la limpidité du texte divin qu’il cherche à encoder dans le silence de ses Carnets. Et bientôt l’histoire du temps présent devient pour lui aussi opaque que « l’histoire du Moyen âge » où « les événements eux-mêmes furent trop compliqués pour que l’histoire en soit claire[13] ». Anticipant à peu de choses près la distinction de Saint-Simon entre les époques organiques et les époques critiques (en crise, crisis), Joubert, à cet égard précurseur du romantisme, donne une image de son temps comme celui d’une résurgence du Moyen Âge, mais en un sens péjoratif — qui se perdra quelques années plus tard avec l’arrivée du roman historique et romantique, avec Walter Scott, Mérimée, Hugo et Vigny. Néanmoins, pour Joubert l’époque révolutionnaire représente une traversée d’un temps fragmentaire aux lignes désunies.

Ces temps où les événements n’ont pas de liaison connue, n’ont pas une juste étendue, mais sont rapides, sont subits, et se croisent comme des éclairs, et se chassent comme des flots, ne donnent point de prise à la mémoire, ni de bonne matière aux historiens. L’histoire n’en peut être claire. C’est ainsi qu’une figure toute faite de points que l’on ne peut compter et de lignes qui s’entrelacent, à quoi que ce soit qu’elle ressemble, ne peut être que l’image obscure d’un objet obscur. De pareil temps pèchent nécessair[ement] par la foule : d’où la confusion et la fatigue[14].

Sans nuance, Joubert oppose une époque de la mémoire, unie et harmonieuse dans toutes ses parties, l’Antiquité, et une époque aux lignes désunies, dont les parties ne forment pas un tout, la Modernité et le triomphe des cultures, toujours plurielles, qui l’accompagne. Époque trop confuse pour en tracer des lignes claires, la période révolutionnaire, envahie par la foule, condamne l’esprit à tâtonner et à trouver son chemin de point en point dans l’espoir de former ainsi le dessin d’une constellation, même obscurément entrevue. C’est l’un des mille passages souterrains qui conduisent confusément de Joubert à Mallarmé, à l’Interrègne mallarméen (pour ne pas dire à l’interligne silencieux), qui est l’une des raisons méconnues de la difficulté d’écrire d’un poète ayant vécu en une période démocratique entre toutes, celle de la Troisième République[15]. Chez Joubert à tout le moins, cela va de soi, « la monarchie est poétique[16] ». D’où sa conviction que, à l’inverse, la Révolution est romanesque.

J’ai vu la Salpêtrière et la Révolution et, par une liaison d’idées dont je n’aperçois que le noeud, je crois toujours voir attachés aux caractères de ces livres la chemise des folles et la houppelande de Marat. Il me semble aussi y respirer quelque chose de l’odeur de ce livre infect qui porte un beau mot dans son titre et un cloaque dans son sein qui est tout plein de boue et de sang [Justine ou les malheurs de la vertu, du marquis de Sade, 1791]. Aussi, quand on annonce un gros roman de mesdames telles et telles, il me semble que j’entends dire : il y aura cette année à la foire un monstre de plus ; il se vendra chez tel libraire et on l’aura pour tant de francs. Je soutiens que la Révolution et la Salpêtrière offrent l’âge d’argent en comparaison de ces livres. Là on voit véritablement un âge de fer idéal[17].

Le retour de l’âge de fer, véritable lieu commun contre-révolutionnaire[18], se feuillette chez Joubert d’une épaisseur supplémentaire dans l’adjonction du motif de la folie romanesque. Joubert dépeint un monstre à trois têtes vitupérant par la triple bouche de la Révolution, de la Salpêtrière et de la librairie. Marat, Sade et les romans « féminins » se confondent dans sa critique acerbe, « car enfin, faire un roman, c’est faire une femme : aujourd’hui, c’est faire une folle ou un fol[19] ». Pour Joubert l’éducateur[20], ce ne sont pas tellement les femmes qui font les romans, mais, à l’inverse, les romans qui font les femmes, qui les civilisent en donnant une tenue à leur esprit. Aussi les fabricants de romans doivent-ils résister aux désirs féminins et romanesques : 

Je le soutiens. Animer les têtes, les coeurs et les sens que ces dames imaginent et qu’elles prêtent à leurs modèles, c’est mettre une âme aux petites maisons. Réaliser les destinées qu’elles rêvent, ce serait mettre une vie en enfer[21].

Conformément à l’absence de distinction encore nette à l’époque entre l’hospice et l’hôpital, le discours de Joubert fait du roman une manière de prostitution de l’âme, en particulier féminine : les petites maisons reçoivent en effet autant les malades que les aliénés, les prostituées étant rangées dans cette dernière catégorie. Joubert tient ce propos au beau milieu de la période qui, selon Alain Corbin, a vu la constitution et le triomphe du « discours réglementariste[22] » sur la prostitution. Ce discours supposait que les femmes, laissées à elles-mêmes, étaient susceptibles de subir un dévalement et de devenir prostituées par une sorte d’immaturité innée. Pour ce discours contre-révolutionnaire, hostile à l’idée de nature, la fille de noce est une forme d’état de nature de la femme, que la civilisation a pour fonction d’élever à un rang pleinement humain. En amenant les âmes aux petites maisons, les romans ramènent ainsi l’humanité à l’état sauvage. Aussi Joubert ne nie-t-il pas l’existence des petites maisons, mais se contente de les passer sous silence : « il ne faut pas mener les âmes au bordel. — Et : on peut bien y aller, mais il faut n’y mener personne[23] ». Aller au bordel ou lire des romans (livres dans lesquels « la vertu est toujours souillée[24] »), cela doit être tu, cela ne doit pas traverser la barrière du silence. Non pas seulement au nom de la morale, mais surtout en regard de l’impératif de beauté que le discours néo-platonicien de Joubert intime au genre romanesque de respecter : 

Quand la fiction n’est pas plus belle que le monde, elle n’a pas le droit d’exister. Or, quel monde réel ne vaut pas mieux que ces chimères ! Nous avons ici l’âge d’or, en comparaison des romans[25].

Joubert renverse ainsi la critique traditionnelle des romans : il les rejette non pas parce qu’ils sont trop idéalistes, mais au contraire parce que leurs « chimères » ne le sont pas assez. La chimère, c’est pour lui la description trop réaliste des déchirements du coeur et de l’âme ou encore la réduction de la vie humaine à son pur et simple fonctionnement. La fiction, en tant que copie du monde, doit ajouter de la beauté ou ne pas être, puisque le monde est déjà souillé par la fureur révolutionnaire. La pensée n’a ainsi de droit à la narrativité que pour autant qu’elle ajoute de la beauté au monde, sans quoi elle risque de dégénérer. D’où l’hésitation de Joubert devant la mise en forme fabulatrice du monde et son refus final de raconter, mais qu’il raconte ce faisant d’une autre manière non moins narrative, quoique plus fragmentée, dans une ambiguïté et un mélange d’acceptation et de refus qui laisse le lecteur deviner sa pensée et la mettre en récit à son tour.

Mais Joubert ajoute une note de son cru à la critique de la dimension démocratique du roman, genre qui n’est pas seulement lié à l’histoire par l’aspect problématique de l’homme qu’il met en scène, mais aussi et surtout par son lien direct avec l’histoire révolutionnaire, qui fut pour Joubert un déchaînement de passions sans précédent, comme il le dit sans détours à Mme de la Briche, critiquant son goût prononcé pour les romans : « Une habitude involontaire d’agitations et de troubles a rendu les esprits avides d’émotions désordonnées. C’est notre histoire qui a fait aimer de tels romans[26] ». Le roman est en ce sens le genre même de la démocratie puisqu’il donne au peuple ce qu’il désire : « Ah ! il faut pour plaire aux peuples corrompus leur peindre des passions désordonnées comme eux[27] ». Conformément à l’étude que Joubert avait faite, étant encore jeune, de la physiologie de Platon, dans laquelle les organes humains sont hiérarchisés en fonction de leur hauteur (qui a pour conséquence une position sociale conforme aux trois ordres de la République idéale), Joubert place le roman à la hauteur même des organes les plus bas qui soient, les viscères, correspondant aux âmes de fer de la République, soit la base populaire de la Cité (« Tout cela, c’est peindre les viscères. Ne peignons pas les viscères humaines[28] », puisque « c’est là (si on ose ainsi parler) montrer une pensée par ce qu’elle peut avoir de plus intérieur et avec tous ses intestins[29] »). Critiquant les romans de Mme Cottin, Joubert anticipe même sur le dérapage ontologique et pornographique auquel le roman, qui, peignant l’homme dans sa réalité nue, est sans cesse convié par l’attrait des passions : « Elle [Mme Cottin] représente plus souvent les mouvements que les sentiments. Elle le fait agir à nu. En effet, ses expressions déshabillent souvent ce qu’il faudrait montrer vêtu. Elle en fait toujours voir les muscles, et les muscles très prononcés. Je suis grossier, mais je peins des choses grossières[30] ». Les romans peignent pour lui « la lie des passions[31] », tandis qu’il préfère « les passions “épurées” de la tragédie : la terreur, la pitié, etc. C’est-à-dire épurées de la réalité ; des ombres de passions, des passions sans corps et de peu de consistance, presque spirituelles[32] ». Ce qui ne signifie pas que Joubert refuse le principe d’incarnation du roman, puisque pour lui « il faut qu’un livre soit rempli des choses humaines — ou que le style d’un livre soit tiré des choses humaines[33] ». Au contraire, puisque l’homme, quoi qu’il fasse, est déjà plongé dans la fange terrestre, il doit en contrepartie tenter de s’élever au-dessus de la bassesse. Ainsi, « pour nous élever et pour ne pas être salis par les bassesses de la terre, il nous faut en tout des échasses, ne fussent-elles que de la hauteur d’une semelle[34] ». Se tournant vers les hauteurs, vers ce qui le dépasse, le roman, proprement humain, n’en dépeint pas moins les réalités de ce monde (« Ce monde, pour l’autre[35] »), car « on ne comprend la terre (même son cours et sa figure) que lorsqu’on a connu le ciel[36] ». En vertu du principe voulant que « pour descendre en nous-même, il faut d’abord nous élever[37] », Joubert croit, comme Hölderlin, que « les légendes qui s’éloignent de la Terre, […] se tournent vers l’humanité[38] ». Sans cette élévation, l’homme ne se mesure qu’à lui-même et se compare, comme dans la caverne de Platon, à « des ombres et des fantômes. Les ombres dans l’histoire, les fantômes dans les romans[39] ». Le mot est lancé : le roman et la caverne platonicienne ne font qu’un, se refuser aux romans serait ainsi un devoir philosophique grâce auquel l’âme parvient à s’élever en se délestant des fables — qui lui ont pourtant permis d’entamer son ascension.

Or, au bordel romanesque, Joubert a lui-même caressé vaguement le rêve d’y aller, comme nous l’apprennent nombre de témoignages de ses proches. Il a de plus soigneusement caché dans ses coffres une esquisse de roman de quelques lignes dans lesquelles peuvent se lire les motifs joubertiens du refus du roman : son inclination au « retour », de même que la dimension « natale » (on pense évidemment à Hölderlin) de ce court récit et sa situation malaisée, à mi-chemin du dilemme entre écrire et ne pas écrire, penser par fable ou s’y refuser. Il semble qu’en ne terminant pas ce récit, Joubert se soit rendu aux raisons de l’ère romanesque, dont Georg Lukács a donné la formule en affirmant que « le roman est la forme de la virilité mûrie, par opposition à l’infantilité normative de l’épopée[40] ». Or, comme l’indiquent les premières lignes de ce texte (qui traitent explicitement du blanchissement des cheveux), il ne s’agit pas du natal comme d’un infantilisme, mais bien comme d’un pont reliant l’enfance et le grand âge par-dessus la « lucidité » de l’adulte.

Il y a trois choses dans mon païs que le temps seul y blanchit : le lin, le chanvre et les cheveux.

C’est à son vêtement de toile blanche que le jeune solitaire reconnaissoit depuis cinq ans chaque matin une jeune fille sur le sommet éloigné de l’Arzéem.

Les yeux accoutumés aux grands intervalles aperçoivent au loin : et le regard de l’homme est plus perçant quand il considère une femme.

Il y a trois milles de distance entre l’Arzéem et le monastère, le monastère étoit debout sur la point d’une colline. On y monte encore par trente chemins, monumens de cent mille orage[s]. Tous ont été creusés par des ravins c’est le lit des torrens ou l’homme pose le pié aussitôt les torrens ont passé, en coulant du haut du ciel sur la colline, de la colline dans la plaine et de la plaine dans l’Avézère et de l’Avézère dans l’océan.

Ô vous que je vais célébrer et dont je ne sais pas même les noms, je ne vous en donerai pas, jeunes amans ! qui pourroit souffrir le changement du nom de son amant et qui pourroit souffrir le changement du nom de son amante ?

Aïons pour les morts cette pitié de ne rien faire de ce qui eût pu les affliger s’ils eussent pu le prévoir. Mille fois on m’a raconté cette histoire de mon enfance ; mais jamais ni les épousées ni leurs mères ou leurs vénérables aïeules (car ces récits étoient les récits des femmes, jamais les jeunes filles ne firent de récit dans ma patrie et les hommes n’en firent jamais de semblables) jamais dis-je aucune d’elles ne donnèrent de nom aux deux amans.

Tous les éléments de cette esquisse de récit tendent, selon les mots de Lukács, à « fuir en tournant le dos à tout chaos vers le domaine abstrait de la pure essentialité[41] ». Écrivain de l’ère romanesque, Joubert se voit pris dans le dilemme qui, d’une part, tend à ramener la vie à son essence, et, d’autre part, tend à exposer cette essence à l’existence dépourvue de sens a priori, quitte à s’y perdre. Ainsi, pour Lukács

le roman est l’épopée d’un temps où la totalité extensive de la vie n’est plus donnée de manière immédiate, d’un temps pour lequel l’immanence du sens à la vie est devenue problème mais qui, néanmoins, n’a pas cessé de viser à la totalité[42].

Au coeur même de la problématicité de l’histoire, le récit entrepris par Joubert tend à trancher le dilemme constitutif de l’ère romanesque (monde de la vie / monde de l’essence) en ramenant la vie vers son essence, ou du moins vers l’immanence du sens préservée de toute problématicité. Préférant « l’esprit de vie qui se trouve dans certains livres[43] », il cherche en conséquence à faire découler sa narration d’une source immémoriale, celle des femmes de son pays, dans une tradition respectant la mémoire des morts, comme si le récit qui allait suivre témoignait de la présence passée des âmes mortes, dans une interpénétration du monde des vivants et des morts fondatrice du monde épique (que l’on pense aux visites des vivants aux enfers chez Homère, Virgile ou Dante).

Le récit de Joubert tend encore à recréer le monde des « civilisations closes[44] », pour reprendre l’expression de Lukács, en englobant le paysage dans une circularité parfaite, d’abord ascendante, longeant les sentiers ravinés de la colline, puis descendant par ces mêmes sentiers jusqu’à l’océan. L’univers dans lequel l’homme pose le pied est situé dans un milieu, au sens médian du terme, c’est-à-dire entre deux immensités, celle du ciel et celle de l’océan. Se refusant le rapprochement des gros plans romanesques, l’amour survient dans ce milieu par-delà la distance (« Les yeux accoutumés aux grands intervalles aperçoivent au loin : et le regard de l’homme est plus perçant quand il considère une femme »). C’est dire qu’il s’agit ici de ce que René Girard a nommé un « mensonge romantique[45] », puisqu’il n’y a aucune tierce partie dans le face-à-face des amants, la distance et le paysage lui-même s’abolissant dans le regard perçant de celui qui considère une femme au loin. Le tiers est à ce point exclu de la narration que les noms mêmes des amants doivent être tus (« Ô vous que je vais célébrer et dont je ne sais pas même les noms, je ne vous en donerai pas, jeunes amans ! qui pourroit souffrir le changement du nom de son amant et qui pourroit souffrir le changement du nom de son amante ? »), comme si l’apparition du langage, ne serait-ce que par un nom propre, faisait glisser la propriété des choses et leur identité même. Au sens girardien du terme, il n’y a donc pas de « vérité romanesque » dans l’esquisse de Joubert, puisque ce n’est pas le désir qui dicte ces lignes, mais bien, par-delà le pouvoir figural du langage, l’affiguration[46] même du temps. Le vêtement que le langage donne aux choses ne se métamorphose pas au gré du désir, mais se donne d’emblée la blancheur affigurative du temps (« Il y a trois choses dans mon païs que le temps seul y blanchit : le lin, le chanvre et les cheveux. C’est à son vêtement de toile blanche que le jeune solitaire reconnaissoit depuis cinq ans chaque matin une jeune fille sur le sommet éloigné de l’Arzéem »). La blancheur du vêtement de la jeune fille condense en elle du temps (le jeune homme la reconnaît « chaque matin depuis cinq ans »). Cette blancheur affigurative capte littéralement le temps comme un paratonnerre pour le rendre à l’espace au moyen d’un regard qu’elle dirige sur elle pour se laisser traverser et désigner l’ensemble du pays. C’est dire que le récit de Joubert effectue le chemin romanesque à l’envers. Dans le schéma de René Girard, la vérité romanesque révélait au désir qu’il n’était que le désir imitatif d’un autre désir, introduisant ainsi l’altérité dans le monde clos du face-à-face amoureux. L’intrication des altérités forme donc un réseau, un filet dans lequel les personnages romanesques sont pris, puisqu’ils se renvoient infiniment l’imitation de leurs désirs (pour Girard cela peut même dégénérer jusqu’en institution sacrificielle, comme il l’explique dans ses livres suivants, notamment dans La violence et le sacré). Seule voie de sortie de ce labyrinthe de miroirs : la révélation du temps, qui amène les personnages à se comprendre comme êtres mortels et limités, fatigués et épuisés avant même d’avoir songé à leur mort. Or, dans l’esquisse de Joubert, c’est exactement l’inverse qui se produit, puisque la révélation du temps ouvre le récit. Le temps ne survient pas après le désir, mais avant : c’est dire que la fatigue ne succède pas au désir, mais le précède, qu’elle est une fatigue fondatrice et que Joubert parle depuis cette fatigue. Il n’y a en conséquence aucune nécessité de se libérer des rets du désir, aucune raison de poursuivre la narration jusqu’à la révélation romanesque du temps. Mieux : cette fatigue d’avant le commencement est une fatigue du roman avant même de l’avoir entamé. Or, c’est à ce point que Joubert quitte, lui, pour des motifs d’ordre philosophique, le roman et laisse la narration se fondre dans le paysage, avant même d’en avoir emprunté le chemin, et qu’il rejoint le roman là où ce genre se quitte lui-même, par-delà les siècles nécessaires à son triomphe — et qu’il nous parle tout à coup avec une actualité surprenante, à l’heure où, par exemple, le romancier Richard Millet, héritier de l’argumentaire joubertien, parle aujourd’hui de « l’enfer du roman[47] » en pensant contre le roman mais à travers lui, plaidant pour une élévation esthétique de l’âme qui prend appui sur la fable mais sait s’en débarrasser au moment opportun.