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Alice Walker naquit en 1944 à Eatonton en Géorgie, la cadette de huit enfants dans une famille de métayers. Elle fut bercée par les récits de l’histoire de sa famille. L’esclave Mary Poole, trisaïeule de son père, dut aller à pied de Virginie en Géorgie en portant un bébé sous chaque bras. Sa propre arrière-grand-mère du côté de sa mère, Tallulah, avait du sang Cherokee. Alice Walker se souvient du merveilleux sens de l’humour de son père et de la foi profonde de sa mère qui a influencé sa spiritualité. Elle évoque d’ailleurs son enfance dans le recueil d’essais In Search of Our Mothers’ Gardens publié en 1983. La pauvreté et le Sud rural de ses jeunes années conserveront pour elle une certaine ambivalence qu’elle exprimera dans « The Black Writer and the Southern Experience » (In Search of Our Mothers’ Gardens), comme le souligne Maria Lauret[1]. D’une part, elle a conscience d’avoir hérité, en tant qu’écrivaine noire du Sud, d’un sens de la communauté inhérent à cette culture, l’expérience commune de la pauvreté et de la ségrégation pouvant aboutir à l’émergence d’une interdépendance positive sans honte. D’autre part, elle fait remarquer que la vie des Noirs dans le Sud ne doit pas donner lieu à une représentation nostalgique et idéalisée. Les écrivains noirs du Sud doivent ainsi s’accommoder de cet héritage d’amour et de haine d’une incroyable richesse et Alice Walker a, de fait, exploité des éléments de cette culture dans sa fiction, notamment dans ses premiers romans. The Third Life of Grange Copeland, publié en 1970, contient ainsi tous les conflits de la société sudiste, la complexité des relations entre les hommes et les femmes, le racisme et l’humiliation de l’homme noir par les anciens maîtres blancs.

Lorsque nous l’avons rencontrée en 2002 et lui avons demandé si elle pensait toujours à la Géorgie, reprenant ainsi le titre de la célèbre chanson de Ray Charles (« Is Georgia Still on Your Mind ? »), elle a répondu que non. Il n’en demeure pas moins que les premiers romans sont empreints de ce Sud sacré, monumental, oppressant. Il fait sans cesse retour parce qu’il est surdéterminé par les fantasmes. Il ne s’agit pas d’une simple aire géographique mais d’un chronotope au sens bakhtinien et de la manifestation du Réel au sens lacanien dans l’écriture d’Alice Walker. Le chronotope[2] permet la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret : le Sud renvoie à une époque, à un âge d’or révolu pour les uns, à un âge de plomb pour les autres, et à un lieu que l’on doit fuir mais qui contient la résolution du conflit. Il symbolise le lieu du traumatisme originel.

En 1952, Alice Walker perdit la vue de l’oeil droit alors qu’elle jouait aux cow-boys et aux Indiens avec ses frères et que l’un d’entre eux tira accidentellement sur elle avec une carabine. Exploités par un système inhumain qui forçait les pauvres Noirs à accepter n’importe quel emploi, les Walker travaillaient alors sur une ferme située dans une région isolée. Parce que Bill Walker, le frère d’Alice, avait pris la seule voiture que possédait la famille pour aller travailler à Eatonton, à trente kilomètres de là, aucun véhicule n’était disponible pour emmener Alice chez le médecin. Le père de la petite fille et un de ses frères tentèrent pendant des heures d’arrêter des voitures sur la route pour lui porter secours. Ce n’est qu’une semaine plus tard et après des souffrances horribles qu’Alice fut conduite auprès d’un médecin blanc qui se contenta de nettoyer la plaie. Bill Walker avait obtenu un prêt de 250 dollars pour faire soigner l’oeil de sa soeur par ce médecin, mais celle-ci conserva pendant des années une grande cicatrice blanche. La cataracte ne fut finalement extraite qu’en 1958 lors d’une opération dans un hôpital de Boston.

Complexée par son apparence, effrayée par le monde extérieur, elle se retira alors dans un univers de livres et commença à écrire de la poésie. La sublimation de ce « merveilleux malheur » est l’une des conditions de la résilience, pour reprendre le terme utilisé par Boris Cyrulnik[3]  ; elle prend appui sur les liens que l’enfant a pu tisser avant le traumatisme. L’oxymoron devient caractéristique d’une personnalité blessée mais résistante, souffrante mais heureuse d’espérer quand même. Clef de voûte de l’histoire d’une blessure, le bâtiment ne tient debout que grâce à la croisée des ogives, les deux forces opposées sont nécessaires à l’équilibre. Ceux qui s’en sortent parviennent à faire cohabiter désormais l’horreur et la poésie, le désespoir et l’attente du mieux, la torture glacée et la chaleur humaine. Ainsi va le monde de l’enfant blessé : en face de la mort, il conserve un lambeau de bonheur qui lui permet de dépasser l’atrocité du moment. Cet évènement fut reconstruit et exploité dans plusieurs essais, également dans son cinquième roman, Possessing the Secret of Joy, dans lequel elle assimile son aveuglement à la mutilation génitale des femmes en Afrique, et dépeint la transformation d’une victime en survivante.

La résilience, selon l’éthologue Boris Cyrulnik, s’instaure lorsque la victime résiste sans oblitérer le traumatisme et va au-delà de l’horreur. Cette résilience, terme utilisé à l’origine en métallurgie, caractérise la résistance au choc, elle induit une élasticité, une capacité à changer de forme pour ensuite retrouver une intégrité, reconstituer une identité. La résilience, c’est « le ressort intime face aux coups de l’existence[4]  ». On l’a comparée à ce phénomène physique qui permet à un bloc de matière d’une dureté variable de renvoyer un objet qui vient de le heurter avec plus ou moins d’énergie. Mais Cyrulnik donne un tour nouveau au concept. Il le traduit en langage scientifique : « La résilience est un processus diachronique et synchronique : les forces biologiques développementales s’articulent avec le contexte social, pour créer une représentation de soi qui permet l’historisation du sujet[5]  ». En langage grand public cela donne : « La résilience est un tricot qui noue une laine “développementale” avec une laine affective et sociale […] La résilience n’est pas une substance, c’est un maillage[6]  ». Une des conclusions importantes réside donc dans les possibilités créatrices qui transcendent la souffrance. Ce qui n’implique pas que la souffrance engendre nécessairement de la création. Cependant la blessure permet la mise au point de mécanismes tels que la sublimation et le développement de toutes ces facultés qui élèvent l’homme au-delà de son statut d’animal totipotent. La résilience ne relève donc pas que du sujet traumatisé, l’environnement joue un rôle dans la récupération et dans la transformation de la blessure. Ici, toutes les institutions qui récupèrent les enfants touchés doivent repenser leurs offres de survie. Une dernière image livrée par Boris Cyrulnik :

Ni acier, ni surhomme, le résilient ne peut pas échapper à l’oxymoron dont la perle de l’huître pourrait être l’emblème : quand un grain de sable pénètre dans une huître et l’agresse au point que, pour s’en défendre, elle doit sécréter la nacre arrondie, cette réaction de défense donne un bijou dur, brillant et précieux.

Les romans d’Alice Walker témoignent de la capacité qu’ont les vaincus, ces anti héros, à résister à l’oppression et à inverser les signes. En tant que femme africaine américaine, elle a su transformer l’héritage de l’aliénation originelle de l’esclavage en victoire ultime, celle de la survie envers et contre tous d’une voix puissante. Ce ne sont pas uniquement des romans d’une quête identitaire, ils sont aussi oeuvres littéraires en ce sens qu’ils participent d’une expérimentation stylistique, narrative. Ils mettent en scène la jouissance de l’écriture, interrogent le sens et la valeur de la création artistique. La résilience se lit à chaque ligne, dans le récit et dans la poétique. L’art devient une thérapie, une survivance, la marque sur la page d’une main tendue.

Le sujet « walkérien » affirme tout d’abord sa parole en se dissociant du discours idéologique fanatique du Black Power. Les héroïnes prennent corps en s’opposant au mirage archaïque de la fonction paternelle. Enfin, l’humour permet de se jouer de l’arbitraire du signe en se réappropriant le langage.

Le discours idéologique des droits civiques dans Meridian[7]

Il paraît nécessaire d’effectuer un bref rappel du contexte historique dans lequel se déploient, en parallèle, les personnages, les références à des événements et à des personnalités ayant existé s’inscrivant dans la technique narrative de l’auteur qui mêle petite et grande histoire.

L’action de Meridian se situe dans les années soixante, dans la tourmente des manifestations, des arrestations, du combat contre la doctrine du « Separate but Equal » instituée en 1896[8]. Le mouvement pour les droits civiques se bat alors pour que soit appliquée la décision de 1954 d’arrêter la ségrégation scolaire[9] mais aussi pour que les Noirs exercent pleinement leurs droits de citoyens à part entière en allant voter. Leur droit de vote était garanti par le « 15e amendement » mais était souvent refusé sous des prétextes fallacieux. Le Voting Rights Act de 1965, adopté après la marche de Selma à Montgomery, fut long à être appliqué et il demeurait plus que jamais évident que, sans contrainte fédérale, certains états du Sud n’étaient pas prêts à accorder leurs droits aux gens de couleur. Le pouvoir judiciaire et exécutif blanc dut prendre activement part à la déségrégation afin de fournir un autre cadre que celui de la séparation, de tenter une suture légale pour remettre bord à bord les deux chairs.

Roberta Hendrickson a écrit que Meridian était le roman du mouvement des droits civiques et que Walker était même la seule écrivaine noire majeure à avoir consacré un roman à ce thème[10]. Elle rappelle qu’en 1970, lorsqu’elle commença à écrire Meridian, on disait que le Mouvement était mort alors que le Sud demeurait divisé, raciste et violent. L’épigraphe de Black Elk est une allusion à la fin d’un rêve : « A people’s dream died there, it was a beautiful dream…[11]  » Le groupe Nation of Islam affirmait que le rôle de la femme noire était d’inspirer et d’encourager son mari et ses enfants, réactivant ainsi le discours patriarcal.

Le roman s’attache donc au rôle des femmes dans la lutte, à la fois contre une société ségrégationniste et pour inscrire leur parole, en tant que signe, en tant que vouloir-dire afin de produire un sens, selon la définition de Kristeva[12], dans le discours idéologique. Lacan dit d’ailleurs que le « discours est à prendre comme lien social, fondé sur le langage, et semble donc n’être pas sans rapport avec ce qui dans la linguistique se spécifie comme grammaire[13]  ». Seule l’inclusion de la femme dans la revendication permet de renouer le lien culturel brisé.

Le personnage éponyme Meridian tire son nom d’une ville du Mississippi dans laquelle fut élevé et enterré après son assassinat en 1964 le militant noir des droits civiques James Cheney[14]. Elle est donc de facto inscrite à la fois dans la mythologie et le combat idéologique puisqu’elle a le nom d’un martyr de la cause.

Maria Lauret explique que le roman s’attache à explorer les multiples coûts et bénéfices à long terme de l’action non violente[15]. Selon elle, le contexte politique est très fragmenté et difficile à identifier et le traitement de l’histoire s’apparente à une série de couches successives qu’un archéologue devrait systématiquement mettre au jour pendant l’excavation.

Après s’être dissociée du Mouvement pour n’être pas parvenue à articuler son engagement jusqu’au meurtre, Meridian décide de s’impliquer comme travailleuse sociale. Son militantisme se déplace donc vers un don perpétuel à la communauté. Pour ce faire, elle doit quitter le Nord et un intégrisme politique qui demande de faire table rase du passé, des valeurs ancestrales, de renverser les idoles pour réussir la Révolution. Cette évolution du discours politique s’inscrit dans ce que Elliott Rudwick et August Meier analysent comme une nouvelle ère du militantisme noir, avec des intellectuels d’un Nord urbain qui rejetaient catégoriquement les démarches conciliantes et graduées de leurs ancêtres[16]. Elle marque le clivage très net entre les désirs de progrès rapides et visibles d’une jeune génération et la frustration sociale et politique. Elle renvoie aussi à l’aliénation imaginaire que le système patriarcal blanc infligeait aux Noirs. D’un côté, de façon symbolique, les récentes décisions de la Cour suprême leur accordaient l’égalité, de l’autre, ils ne trouvaient toujours pas leur place dans l’Amérique des années soixante et les nombreuses tentatives pour quitter le Sud causèrent d’amères désillusions.

Meridian repousse le rôle de martyr ou de leader : elle veut repriser le tissu social de sa communauté, combler des manques. Sa résistance ne s’accommode pas du spectaculaire mais est de l’ordre du quotidien. Il s’agit d’un retour aux sources, de l’esprit vers le corps, de l’idéologie vers l’humain mais aussi du Nord vers le Sud, vers ses origines. L’engagement de Meridian consiste à accomplir des exploits ordinaires, comme pour signaler que le discours idéologique ne signifie rien, que la rhétorique tourne à vide sans cette demande d’amour à l’autre. Meridian a instauré une réciprocité dans sa relation à la communauté. Par choix, elle refuse la tribune de la doctrine et suit sa propre voie/voix en se mettant au service des autres. Elle restaure le dialogue avec la communauté en s’effaçant derrière un désir mystique de transcender les barrières matérielles.

“Your ambivalence will always be deplored by people who consider themselves revolutionists, and your unorthodox behaviour will cause traditionalists to gnash their teeth,” said Truman, who was not, himself, concerned about either group. To him, they were practically imaginary. It was still amazing to him how deeply Meridian allowed an idea — no matter where it came from — to penetrate her life[17].

Meridian est considérée comme un être à part au sein même du Mouvement, comme le lui rappelle Truman. Elle est ingérable au sein d’un groupe puisqu’elle ne peut adhérer totalement à une doctrine, alors qu’elle n’aspire qu’à servir la communauté. Cette ambivalence tient peut-être de sa faculté de s’oblitérer pour se mettre au service de l’autre tout en préservant un cadre à son action. Elle sait se vider de sa substance, faire don de son corps en tant que véhicule, basculer dans le non-être comme le montrent ses transes catatoniques pour réinjecter ce pouvoir de la non-violence dans le combat. Elle opère la synthèse en se faisant réceptacle de la voix de ceux qui n’osent justement pas revendiquer : « They appreciate it when someone volunteers to suffer[18]  ». Elle oblige les autres à se repositionner par rapport au manque qu’elle pointe du doigt par son action, et même s’il ne s’agit que de faire dévier l’autre de sa trajectoire, il s’agit d’un accomplissement en soi.

Meridian s’oppose donc à un système mais aussi au Mouvement qui, en tentant de détruire un système oppressant, substitue des structures tout aussi mutilantes pour le sujet. La revendication pour les droits civiques bascule facilement de l’idéologie au dogme dans les discours entre les militants. La volonté d’imposer une voix, une seule direction, un nouvel ordre de pensée à un régime qui nie l’identité noire ne fournit que le négatif du cliché de la société wasp[19]. L’engagement politique qui réclame le don de soi, sans réserve, qui exige de tout donner à la femme qui n’est « pas-toute » entraîne la dissolution de l’individu et de ses désirs, il apporte des martyrs et des saints à la cause, un autre ordre sacré qui viendrait combler la place vide de la religion chrétienne. Il déplace la toute puissance des idées du religieux vers le politique, avec cette conviction de la possibilité de dominer le monde propre au névrosé[20].

La résistance à l’ordre patriarcal

Les personnages féminins des romans de Walker sont toujours des étrangères, tel est le legs ancestral, racial et sexuel. Elles ne sont définies et différenciées qu’en référence à l’homme, il est le Sujet, la femme est l’Autre, pour paraphraser Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. Elizabeth Badinter explique que le système patriarcal poussa si loin l’affirmation de l’altérité qu’il annula presque les conditions de possibilité du dualisme[21]. La complémentarité est donc niée par l’absolutisme patriarcal bâti sur l’exclusion des femmes, considérées comme des êtres inférieurs.

À la double conscience des Africains-Américains, analysée par Du Bois, s’ajoute cette inquiétante étrangeté, et surtout la béance qu’elle inscrit, posant la différence identitaire fondamentale, et l’impossible rapport à l’Autre sexe, mais également à l’autre femme, la Blanche (dans Meridian notamment avec le personnage de Lynne). La destruction des modèles masculins et l’oblitération de la fonction maternelle posent un voile sur le miroir et empêchent l’héroïne de se reconnaître dans l’image qui lui est renvoyée. L’identification est ainsi différée, tout comme la jouissance.

La femme noire est voilée, car le basculement dans l’hystérie brouille son identité sexuelle, alors que l’autre femme, Eve, la blanche, est interdite, et stigmatise tous les fantasmes et les peurs de l’homme. C’est finalement l’héritage hétérosexuel ou le contrat social du mariage qui fixe la nécessaire jouissance de l’autre, le dissemblable, qui va symboliser l’impossible rapport sexuel.

The Color Purple[22] insiste sur l’échec du mythe de la complémentarité homme-femme. En raison d’un système patriarcal qui relaie le modèle de l’esclavage, la relation entre les genres anatomiques s’apparente à une prise de possession univoque. La femme est un objet qui s’échange de père à futur époux et seuls les hommes concluent les transactions ou s’y opposent. On assiste ainsi à des trajectoires déviées par la volonté paternelle qui vient contrecarrer le désir d’Albert pour Shug, puis pour Nettie. Albert s’opposera ensuite à l’union de son fils Harpo avec Sofia, sans succès cette fois.

Le père marque finalement la coupure entre le sujet désirant et l’objet de son désir, déplaçant les convoitises et induisant des frustrations. La violence envers les hommes au nom du système patriarcal est ainsi dépeinte comme la cause principale de la violence masculine envers les femmes. En butte à des conflits internes entre leur identité de fils et d’amant, la possibilité qui s’offre à l’homme, celle de l’obéissance au père et de la prévalence du statut social, perpétue la domination sexiste.

Dans The Color Purple, le désir masculin est présenté le plus souvent comme pervers et polymorphe (inceste, viol…). Il s’agit clairement d’une prise de pouvoir ou de l’assouvissement d’un besoin.

He git up on you, heist your nightgown round your waist, plunge in. Most time I pretend I ain’t there. He never know the difference. Never ask me how I feel, nothing. Just do his business, get off, go to sleep. She start to laugh. Do his business, she say. Do his business. Why, Miss Celie. You make it sound like he going to the toilet on you. That what it feel like, I say[23].

L’aliénation de Celie est soulignée ici. Lors de la relation sexuelle avec son époux, relation univoque puisqu’elle n’en manifeste pas le désir, elle se vide, elle disparaît, elle se dédouble. Son corps béant est pris par Mr – tandis que son esprit se détache. L’acte est décrit comme une agression, avec la métaphore du poignard ou de la prédation par le verbe « plunge in ». La chemise relevée sur les hanches indique la fragmentation de la jeune femme, transformée en cible : seul un organe intéresse Mr – et elle n’est jamais considérée comme un ensemble.

La description de la sexualité par Celie montre une absence de communication, de partage : Mr – fait ses petites affaires (« his business ») et se retire. À aucun moment le « je » de Celie et le « he » de son partenaire ne se rencontrent. Le « we » du rapport sexuel n’est jamais atteint dans l’irréductible altérité du « he » sur le « I », la barre demeure infranchissable.

Autre point marquant, le vocabulaire qu’emploie Celie pour décrire l’acte est vidé de tout érotisme, pour ne pas dire de toute connotation sexuelle. Elle reste dans le registre du commerce. Elle n’a pas accès, par le biais du discours, à une représentation de la sexualité comme d’une relation physique entre deux êtres, d’une étreinte, puisque l’image de son propre corps est lacunaire.

Molly Hite note que c’est Shug qui va initier Celie en matière de féminité, et que cette initiation passe au préalable par une désignation, une représentation du corps de la femme. Elle substitue à la terminologie patriarcale du trou ou du manque, un petit bouton[24] (« a little button that gits real hot when you do you know what with somebody[25]  »), une excroissance qui renvoie à l’existence de la féminité. Elle ouvre une porte jusque-là restée close, et cette ouverture passe d’abord par le langage, elle désigne à Celie la place du plaisir qui jusque-là était vide de sens, elle nomme les parties intimes et ce faisant offre la possibilité à Celie d’accomplir l’acte qui générera la jouissance. Elle met en mots le corps de la femme, la faisant passer au rang de sujet. Elle reformule l’anatomie féminine en termes évoquant une présence : a button (not a hole), a wet rose[26]. Elle transforme aussi l’idée traditionnelle de virginité en l’associant à celle de plaisir. Elle ré-écrit le corps de la femme, en inversant le réseau métaphorique, fournit la cartographie d’un continent inconnu, permettant ainsi l’exploration.

Shug tend un miroir à son amie qui accède enfin à une connaissance intime de son anatomie. Celie découvre qu’elle possède des zones érogènes qui peuvent être auto stimulées. L’homme n’est donc pas le passage obligé vers le plaisir, puisque la pénétration n’est pas indispensable.

Ce dont Mr – l’avait privée, le regard qui lui aurait permis de se former en tant que femme, elle l’obtient avec Shug. Cette scène célèbre dans la chambre pourrait être tout simplement analysée comme le passage du stade du miroir essentiel pour l’avènement de l’individu en tant que sujet. Celie voit enfin l’image totale de son corps et son identification narcissique est rendue possible par le regard que porte Shug sur cette réalité : c’est dans l’image de l’autre, et surtout dans le désir de l’autre, que Celie s’éprouve comme corps[27]. L’ordre symbolique[28] instauré par Shug, le sexe de la femme est nommé comme existant, va rendre sa virginité (« you still a virgin[29]  ») à Celie et ainsi soutenir son narcissisme : « Here, take this mirror and look at yourself down here […][30]  ».

À partir du manque, du trou, de la frustration, l’image et le langage permettent de désigner le lieu de la jouissance dans le corps jusque-là vide de la femme. Ce passage à la plénitude va précisément contredire la représentation en creux de la femme.

La résilience de l’humour

L’humour permet de se jouer de l’arbitraire en se réappropriant le langage, d’apporter un autre éclairage à une représentation intolérable. Freud a analysé sa fonction libératrice et son caractère grandiose et exaltant lié au triomphe du narcissisme et à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi[31]. Il a démontré que le moi se refusait à se laisser offenser, à se laisser contraindre à la souffrance par les occasions qui se présentent dans la réalité en montrant que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre et ne sont pour lui que gain de plaisir. L’essence de l’humour consiste à économiser les affects que la situation devrait occasionner. L’humour n’est pas résigné, il défie ; il ne signifie pas seulement le triomphe du moi mais aussi celui du principe de plaisir. Par la défense qu’il constitue contre la possibilité de la souffrance, il prend place dans la longue série des méthodes de la vie psychique que l’homme a déployées pour échapper à cette contrainte. En cela, il s’apparente à un refoulement, mais ce réel qui contamine le langage est un matériau infiniment plus résilient que le tableau réaliste de l’abomination puisque, comme le métal, le texte est alors déformé. Cette propriété même, cette adaptabilité, permettent au sujet de résister au choc. L’humour double l’histoire d’un commentaire et propose un sous-texte subversif.

Le roman d’Alice Walker qui exploite le plus abondamment cette coupure entre drame et discours est The Color Purple. Il semble essentiel de ne pas omettre cette Autre jouissance dans le texte trop souvent perçu sous son aspect pathétique et mélodramatique.

L’utilisation de l’humour chez Walker évoque la verve de Zora Neale Hurston et nécessite une autre lecture et une capacité à appréhender la nature mouvante et masquée de cette tradition noire pour révéler les stratégies du roman. Cet outil ajoute une critique supplémentaire sur la ségrégation raciale et l’idéalisation de la soumission romantique de la femme à l’homme, ce que Claudia Tate décrit comme un portrait carnavalesque de la politique des races et des sexes (« carnivalizing the racial and gender politics[32]  »). Jenkins, dans son ouvrage intitulé Subversive Laughter, dépeint l’humour de la communauté noire comme une arme contre la tyrannie du racisme, un rire transpercé de part en part par la mémoire collective de l’esclavage[33]. Il permet de renverser des tabous datant de cette époque au cours de laquelle l’expression d’un ressentiment quelconque aurait coûté la vie aux esclaves. En dépit des dangers, ils développèrent une tradition comique riche qui constituait la satire du système qui les opprimait.

L’humour ouvre à Celie la possibilité d’accéder au statut de sujet parce qu’elle dissémine dans son texte de multiples anecdotes comiques qui visent à ridiculiser l’oppresseur masculin qu’il soit blanc ou noir. Il permet par ailleurs d’effectuer une synthèse et de structurer les interactions entre les personnages féminins.

L’humour en tant que résilience évoque bien sûr la théorie du « signifying monkey » de Henry Louis Gates Jr. Cette théorie envisage deux types de stratégie linguistique. Il peut s’agir d’une communication voilée et indirecte entre les membres d’un groupe qui comprennent ses codes spécifiques ou de jouer un tour à une personne étrangère au groupe qui ne saisit pas tout le message. Dans l’histoire du « singe signifiant », le singe parvient à dominer le lion en lui communiquant une insulte que quelqu’un est censé avoir proférée à son encontre. Indigné, le lion s’en prend à l’éléphant qui bien sûr le rosse copieusement tandis que le singe s’esclaffe à la vue du spectacle. La morale montre que le faible peut se jouer du puissant en utilisant le langage. Le lion prend les paroles du singe au sens propre alors que celui-ci parle au sens figuré et ce quiproquo permet au singe de gagner. La signification, selon Gates, comporte deux éléments majeurs : le premier est le caractère indirect et le second, l’aspect métaphorique de sa révision des conventions formelles. Apporter cette signification supplémentaire à un texte implique de le remettre en cause et il est primordial de s’attacher à cette résistance au genre épistolaire obtenue précisément dans The Color Purple par l’utilisation de cette forme.

Alice Walker usant de ce mode pour Celie « signifie » donc un certain nombre d’arguments par rapport aux premiers romans anglais dans lesquels la souffrance de femmes blanches s’efforçant de protéger leur bien le plus précieux, leur chasteté, induisait intrigue et forme. Lorsque l’on lit The Color Purple en gardant à l’esprit ce contexte, la douleur de ces héroïnes semble bien pâle comparée à celle de Celie et de nombreuses femmes noires des trois derniers siècles. La légitimité de grands romans comme Clarissa et Jane Eyre par nos « mères » littéraires est considérée comme acquise alors que l’histoire de Celie doit être établie à travers un catalogue de souffrances et l’alternance, par Walker, d’anglais standard et vernaculaire dans la correspondance[34].

Mais l’effet est aussi atténué par l’utilisation tragi-comique de schémas récurrents dans le roman du XVIIIe et du XIXe siècle comme la mère absente, les parents perdus et retrouvés, et les amoureux récalcitrants.

Il est donc évident que les critiques qui ne se sont attachés qu’à l’angle « réaliste » du roman sont tombés dans le piège du « signifying monkey ».

Sofia est le personnage qui permet d’effectuer sans cesse le va-et-vient entre tragédie et comédie. En tant que fondamentalement subversive, son intrusion altère le récit mélodramatique des malheurs de Celie parce qu’elle n’est jamais là où on l’attend. Elle transgresse tous les tabous en se révoltant contre son mari, en tenant tête à son beau-père, en s’affichant avec son amant. Le corps de son époux, Harpo, ne cesse de gonfler pour tenter vainement de rivaliser d’importance avec sa femme. Après s’être empiffré, il se nourrit de restes sans pour autant égaler la prestance de Sofia. Alors que Celie la regarde détailler son époux de haut en bas, le tempérament indomptable de sa belle-fille s’exprime et génère une autre jouissance, d’ordre spéculaire cette fois, la satisfaction de voir une femme résister ainsi et soutenir le regard de son mari. Elle bouleverse l’ordre établi, comme en témoigne la scène de bagarre dans le tripot alors que Squeak lui interdit de s’approcher d’Harpo qui est à présent son compagnon.

La spécularisation imaginaire, celle qui veut que Sofia s’approprie le texte de sa tragédie en insistant sur le caractère grotesque de la situation, permet au sujet de l’écriture de jouir de l’image avilie de l’homme blanc. Elle possède enfin ce qui la possède. La capacité de plaisanter témoigne, comme l’analyse Susan Purdie, d’une manipulation linguistique démontrant que le sujet est à même d’utiliser mais aussi d’abuser du langage. Cette action est indispensable à la construction du Symbolique. Elle s’avère être l’exercice nécessaire pour que chaque sujet parlant puisse tester et confirmer sa maîtrise de l’ordre symbolique en le rompant[35]. L’humour transgresse toutes les convenances discursives et autorise obscénité et agression. Sofia rit et fait rire Celie, faisant ainsi voler en éclats le carcan de l’oppression. Pour paraphraser Derrida[36], l’éclat de rire de Sofia est ce presque rien où sombre absolument le sens. Il permet de s’aveugler à l’expérience du sacré, au sacrifice absolu de la présence et du sens. Le rire déplace le drame, mime dans le sacrifice le risque absolu de la tragédie de la mort. La caricature de la femme blanche fournit le « récit — cache de la douleur[37]  » pour reprendre une expression de Julia Kristeva. C’est précisément de ce qui n’est pas « drôle » qu’il faut rire le plus, s’efforcer de rire de tout de peur d’avoir à en pleurer.

Conclusion

Walker a souvent été violemment prise à partie par la critique américaine pour l’image désastreuse qu’elle donnait de l’homme noir. En 1992, avec Possessing the Secret of Joy, elle s’attaque à la nostalgie d’un paradis primitif perdu en prenant position contre des pratiques séculaires qu’elle juge barbares. On pourrait penser, comme Lévi-Strauss, que la barbarie est dans l’oeil de celui qui regarde, puisque « le barbare est d’abord l’homme qui croit à la barbarie[38]  ». C’est précisément l’incompréhension ou l’indifférence de l’observateur occidental pour les préoccupations des peuples exotiques qui le conduisent à nier chez eux toute évolution, et Walker pose un regard subjectif et politiquement incorrect, évidemment, sur l’excision. Mais son engagement et son combat permettent de donner une voix à la souffrance et de remettre en question le retour à une africanité qui passerait par la mutilation des femmes.

À partir du traumatisme de la perte de son oeil à l’âge de huit ans, vécu comme une mutilation qu’elle compara plus tard à l’excision des femmes africaines, l’artiste a su tisser une résilience et, par un glissement symbolique, transformer la complainte de vaincus en chant des vainqueurs dans son oeuvre. Elle a donné une voix à des femmes asservies, à des hommes étouffés par l’héritage esclavagiste du Sud des États-Unis. Elle a représenté, par mise en abyme, des artistes sauvés par leur création et qui trouvent leur salut en sublimant le murmure des fantômes. Ce maillage se manifeste dans le motif de la courtepointe, du patchwork, qui se retrouve à plusieurs niveaux dans ces romans ; au sens propre puisque Celie, l’héroïne de Color Purple, prend son envol grâce à la couture de pantalons, mais la suture se produit également par l’entrelacement de réseaux littéraires et d’une myriade de voix narratives qui permettent même aux plus modestes des personnages d’avoir enfin une parole. Les opprimés sortent victorieux dans la fiction de Walker, qu’il s’agisse d’Indiens massacrés dans la forêt amazonienne (The Temple of My Familiar), de gitans déportés (By the Light of My Father’s Smile), de femmes maltraitées (The Color Purple), de Noirs bafoués (The Third Life of Grange Copeland).