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L’imagerie médiévale dont usèrent les Symbolistes fut volontiers qualifiée de réactionnaire par l’idéologie républicaine qui ne se connaissait pas alors — non plus qu’aujourd’hui — elle-même. Le progressisme ambiant ne pouvait voir dans les motifs et le vocabulaire archaïsants de la jeune littérature, comme dans sa spontanéité rompant avec la sophistication du vers parnassien, qu’une fuite morbide vers un passé primitif et barbare ainsi qu’une incapacité à assimiler les avancées techniques du temps. La portée polémique et novatrice du recours à des valeurs esthétiques d’apparence surannée fut étouffée par les critiques patentés de la grande presse et de l’université[1], voire par les hommes politiques : lors de la campagne préparant les élections législatives de mai 1898, la question du vers libre se mêlait encore aux discours de certains candidats qui l’associaient à un anarchisme rétrograde[2].

C’était méconnaître que ce retour aux sources populaires et mystiques de l’art palliait le mal fin-de-siècle causé par la décoloration scientiste du monde, le délitement du lien social dans le nivellement démocratique, l’inanité de la rhétorique parlementaire, le puritanisme bourgeois allié à la hiérarchie cléricale. Pleinement conscients de jouer les trouble-fêtes à l’instar des anarchistes, les Symbolistes semblèrent se mettre d’eux-mêmes à l’écart du public en déclarant faire sécession vis-à-vis des systèmes littéraires du naturalisme et du psychologisme clos sur des succès acquis. Bientôt cependant, grâce au dynamisme croissant des petites revues et parallèlement au renouvellement de l’art et des concepts scientifiques, les Symbolistes trouvèrent leur place dans le paysage culturel de la Belle Époque.

Leur médiévisme réside principalement dans une conception mystique de l’art et de la nature soutenue par une symbolique sécrétant sa propre herméneutique. Or, cette attitude nous semble participer au renouveau épistémologique général débutant dans la dernière décennie du XIXe siècle, car pour les artistes mystiques comme pour les savants, la bibliothèque, c’est le monde, dont chaque forme est à décrypter au moyen d’un système symbolique autonome indépendamment des données empiriques communes — ce que Poincaré nommera le conventionnalisme. Fondé sur une nouvelle méthode herméneutique de la matière et de la culture, ce renouveau scientifique est contemporain en effet de la poétique idéaliste qui place l’Idée au centre d’un ensemble de signes énigmatiques dont le déchiffrement fait éclore une réalité tout à fait opératoire, selon une démarche relayant, sur le versant esthétique, la réflexion philologique : dans les lentes transformations du code que les artistes fin-de-siècle entendent poursuivre se trame une transformation de l’intelligence et de la réalité. C’est pourquoi nous envisagerons ici divers aspects de l’imagination médiévale des Symbolistes, qui se vérifie autant dans leur création que dans leur critique, dans leurs images comme dans leurs théories, en essayant de montrer le lien qui la rattache aux recherches objectives de l’époque. L’unité d’une imagination collective apparaîtrait peut-être, dans sa faculté de modeler différents types de productions et de savoirs.

La question de la matérialité de l’image littéraire, centrale dans la médiation corporelle du sens que les poètes voulaient instaurer par leurs symboles, trouve dans l’art religieux populaire des ymagiers un modèle dans lequel la matière et l’idée sont unies de manière vivante. Les folkloristes remettent en valeur le savoir-faire des artisans sans lesquels la religion n’aurait su créer aucun sentiment communautaire. La présence réelle et partagée du Dieu vivant ne s’avère que si elle est soutenue par un ensemble d’objets et de substances pérennes organisant le temps laborieux des hommes autour d’une Idée commune et inscrivant leur vécu personnel dans un continuum spirituel et matériel. Mais prenons garde que c’est le rapport singulier que chaque ymagier entretient avec son matériau qui constitue les multiples socles de l’édifice commun. C’est une des leçons que Proust retiendra de Ruskin remarquant au portail des Libraires de la cathédrale de Rouen « une petite figure de quelques centimètres perdue au milieu de centaines de figures minuscules[3]  ». Tandis que l’art industriel saint-sulpicien peuple progressivement les églises de villages de statues stéréotypées en stucs polychromes, que des images pieuses, mièvres et sentimentales sont diffusées massivement, quelques pionniers de l’archéologie chrétienne exhument les vieilles pierres de leur léthargie sémantique et retrouvent, avec leur histoire, leur senefiance. En 1880, Ruskin toujours, dans La bible d’Amiens[4], en appelle à la beauté brute du matériau pour interpréter le contexte naturel, géologique, du paysage dans lequel s’est reflété l’esprit du Gothique ; Émile Mâle donne en 1899 ses premières études de symbolique chrétienne dans L’art religieux du XIIIe siècleen France[5].

Car c’est moins du côté de la vérité de la croyance que de l’efficacité de ses symboles que savants et Symbolistes portèrent, chacun à leur manière mais dans un esprit commun, leur attention, volontiers critique d’ailleurs. La meilleure preuve de cette ouverture épistémologique sur les conditions matérielles du sens autant que sur sa réciproque plus étonnante, à savoir les conditions symboliques de la mise au jour de la matière, réside dans l’intuition d’une continuité entre les motifs païens et chrétiens dont l’exécution et l’interprétation diffèrent seules. Mais justement, la nature, la facture et l’herméneutique s’impliquent les unes les autres et en disent long sur l’évolution conjointe du monde et des idées. Là aussi, Ruskin semble résumer à l’avance l’esprit des Symbolistes, fait de science et d’art mêlés, ce dont Proust encore témoigne :

La pierre sculptée par la nature n’est pas plus instructive que la pierre sculptée par l’artiste, et nous ne tirons pas un profit plus grand de celle qui nous conserve un ancien monstre que de celle qui nous montre un nouveau dieu[6].

Ce renouveau de l’histoire de l’art s’accompagne en effet d’une nouvelle interprétation des dogmes par les modernistes tant catholiques que protestants, car c’est paradoxalement l’un de ces derniers, Paul Sabatier, qui passe aux yeux de l’écrivain et théoricien symboliste Remy de Gourmont pour avoir renouvelé le symbolisme religieux dans le sens d’une archétypologie savante. Inaugurée par l’abbé Duchesne, celle-ci ne se fonde plus exclusivement sur la doctrine évangélique. Dans sa Vie de saint François d’Assise[7], en effet, Sabatier retraçait l’itinéraire d’une conscience éprise de simplicité, celle d’un poète de la nature plus que d’un religieux orthodoxe. Ce que le propos de l’auteur protestant pouvait avoir de dérangeant pour la hiérarchie cléricale et sociale est ainsi recueilli par l’auteur symboliste dans le sens d’une nouvelle exégèse du mysticisme médiéval considéré comme un sentiment poétique de la nature dont le caractère divin n’est qu’une idée directrice parmi d’autres et dont les poètes actuels perpétuent la tradition de dissidence. Car, à ses yeux, la dissidence réelle, plus que celle, socialisante, que véhiculait le saint pour ceux qu’Anatole France nomme les « anarchistes évangéliques », est avant tout dissidence intellectuelle et verbale. Pour Gourmont, en effet, comme pour Victor Charbonnel dont il analyse l’essai Les mystiques dans la littérature présente[8] dans son Deuxième livre des masques[9], l’essence du mysticisme tient à l’authenticité de sa fonction symbolique exprimée par l’image verbale, plastique ou architecturale en conformité avec l’idée que l’artiste se fait des forces spirituelles que la nature suscite en lui, non avec un dogme surnaturel figé entretenu par une hiérarchie indue :

[…] ce n’est plus que par exception que le mysticisme est réellement religieux […]. Il y a un mysticisme divin, il y a un mysticisme sans Dieu […]. Le mysticisme qui chanta récemment dans la littérature et dans l’art […] disait les joies de l’idéalisme, de la liberté retrouvée, de l’idée reconquise […] le mysticisme moderne se sert de la religion, mais ne la sert pas […]. Les écrivains naturellement portés vers le catholicisme ont dû s’éloigner presque tous : leur mysticisme, s’il boit encore aux sources pures de Denys ou de Hugues, a renoncé à s’abreuver au lac devenu le marécage de toutes les bêtes amphibies. Où est le temps où Gerbert était élu pape parce qu’il était le plus grand génie de l’Europe[10]  ?

Cette allusion à l’érudit Gerbert d’Aurillac, pape de l’an mil sous le nom de Sylvestre II, est une provocation à l’égard de la doxa positiviste de « l’obscurantisme médiéval » ainsi que du pape Léon XIII, qui prônait le ralliement des catholiques aux valeurs de la République pourtant entachées de mercantilisme politique. Gourmont rejoint là le propos subversif que recelait son étude du Latin mystique[11]. Dès 1891, il faisait servir son anthologie du « latin d’église » à la fustigation des cuistres académiques de son temps pour qui la littérature finissait avec Horace avant de renaître avec Ronsard, et qui ne reconnaissaient pas plus les nouveaux peintres et poètes que les Primitifs. Or, leur apport commun réside dans un renouvellement radical de la langue, dans l’invention d’un code inédit menant à une révolution de la sensibilité et de l’intellectualité. La parole de ces poètes crée une nouvelle langue qui amorce la refonte des principes de la raison commune : les prières des poètes de l’antiphonaire du haut Moyen Âge deviennent des modèles pour la création la plus novatrice en marge de l’idéologie du temps :

Plus d’un trait de la figure caractéristique des poètes latins du christianisme se retrouve en la présente poésie française — et deux sont frappants : la quête d’un idéal différent des postulats officiels de la nation, résumés en une vocifération vers un paganisme scientifique et confortable (déification de la nature, de la science, de l’argent, de l’hygiène, culte de l’enfant, du petit soldat et de la gymnastique, etc…) ; et, pour ce qui est des normes prosodiques, un grand dédain[12].

Tandis que Gaston Paris déplorait dans son manuel, La littérature française au Moyen Âge duXIe au XIVe siècle, la séparation linguistique qui avait écarté les érudits de la littérature en langue vulgaire qu’il étudiait, Gourmont, en exhumant la poésie des cloîtres, se réjouit de sa relative confidentialité. Dès lors, c’est une nouvelle opposition linguistique qui prévaut, celle du langage original avec le langage usuel, de la qualité en face de la quantité : toute parole qui se détache de l’usage découvre des continents intellectuels nouveaux dont la valeur, intemporelle, transcende aussi les frontières :

Loin d’être emmuré dans les petits intérêts de ville et de famille, les petites nécessités dialectales, l’écrivain latin du onzième siècle se trouve mêlé à la psychologie de l’Europe entière. Il n’écrit pas pour un petit groupe, mais pour un vaste monde et en somme l’effacement progressif de sa littérature sera le triomphe du particularisme[13].

Finalement, l’opposition suprême se fait entre la langue parlée, platement ou même — comme au Parlement — pompeusement utilitaire, et l’écriture littéraire, utile à force de gratuité recherchée, universelle à force d’authenticité personnelle cultivée :

C’est à l’époque précise où on la délaisse que la langue latine commence à offrir çà et là les séductions de la décomposition stylistique, à s’exprimer non plus en un immuable jargon de rhéteur, mais selon le tempérament personnel d’orientaux ou de barbares étrangers à la discipline romaine […] le Libera qui est du onzième siècle est écrit en une langue aussi vivante que la Chanson de Roland, et encore au quatorzième siècle, après l’expansion prodigieuse du français, le latin avait gardé des fidèles qui n’auraient su formuler selon la loi du plus grand nombre ni leurs pensées ni leurs prières[14].

C’est l’expression de l’individualité, en langage populaire ou savant, d’inspiration profane ou religieuse, qui fait l’objet d’une investigation mettant l’accent sur sa puissance de transformer le sens en donnant une forme et une fonction nouvelles à la matière qu’elle emploie. Au même moment, les études philologiques découvrent que les textes ont été remaniés au cours de leurs différentes transcriptions, de telle sorte que les transformations graphiques, morphologiques ou sémantiques de la langue apparaissent comme partie prenante dans le processus continu de la création du sens. C’est d’après ce principe de la restitution d’un sens aléatoire que Joseph Bédier donnera en 1900 sa version « renouvelée » du Roman de Tristan et Iseut, renouant ainsi avec la plasticité sémantique du Moyen Âge.

C’est ici que la notion d’exotisme temporel prend tout son sens novateur, à rebours de l’idéologie progressiste qui voit dans toute réactivation du passé une attitude rétrograde et décadente. Face à une telle alternative exclusive entre l’ancien et le nouveau, le Moyen Âge offre l’exemple d’une conciliation féconde entre la permanence transhistorique de l’imagination créatrice de prières, de chansons et de statues — aussi riche que dans l’Antiquité — et le surgissement de factures nouvelles nées de la nouvelle sensibilité chrétienne. Ainsi, la reviviscence du passé tient dorénavant au pouvoir, pour les artistes et les chercheurs, de décrypter sa force novatrice, et de cette faculté seulement dépend celle de transformer le présent.

Le Moyen Âge des Symbolistes n’a en effet rien à voir avec l’apologétique qu’il véhiculait chez les Romantiques, et qui fit le terreau du catholicisme libéral des Lacordaire et Bonald. Marc Fumaroli indique ainsi que le chapitre d’À rebours (1884) consacré au latin de la décadence et du haut Moyen Âge a pour fonction de résoudre ce problème du divorce entre « l’expression démodée, affadie, de la foi romaine ranimée par Chateaubriand » et « les recherches qui avaient poussé les héritiers hérétiques de René au large du catholicisme[15]  ». Huysmans insistait en effet sur la valeur subversive d’une langue qui, contaminée par une idéologie dissidente, hâta la chute de l’Empire romain autant que les invasions barbares. Or, de la même façon que la langue de stylistes tels que Baudelaire, Villiers de L’Isle-Adam ou Barbey d’Aurevilly traduisit un schisme au sein du parti catholique — consommé avec Verlaine, et dont Léon Bloy se fait l’écho en 1888 dans Un breland’excommuniés en adjoignant aux deux derniers Ernest Hello —, de même les Symbolistes sont ces barbares chrétiens de la IIIe République qui travaillent à sa salutaire remise en cause.

Aussi, dans le sillage de telles prémisses d’ordre méthodologique autant qu’imaginaire, l’importance que les Symbolistes vont accorder dans leurs oeuvres aux drames des martyrs des premiers temps du christianisme — dont la Légende dorée constitue l’hypotexte — ainsi qu’à l’efflorescence gothique, se sépare du prosélytisme du Génie comme des Martyrs pour adopter une attitude critique envers une société présentée à la fois sous les couleurs de la tyrannie administrative de l’Empire romain et comme protestantisée par le mercantilisme bourgeois.

Il semble en effet que la nouvelle poésie n’oublia jamais que la Renaissance fut contemporaine de la Réforme, ni que l’originalité de l’Église, loin d’arborer au Moyen Âge l’austérité paulinienne, résidait plutôt dans la continuation des traditions païennes populaires rénovées. Or, ce syncrétisme est l’un des signes d’une nouvelle mentalité prête à faire dialoguer l’esprit et la matière comme il se voit chez Anatole France, dont un article du Temps intitulé « Mysticisme et science » rapprochait au moment de Pâques

les mystères de la nature et de la religion [qui] se confondent en fééries magnifiques ; l’esprit et la matière qui célèbrent à l’envi l’éternelle résurrection ; les sanctuaires et les bois qui fleurissent ensemble[16].

Quand la question de l’art médiéval s’oppose à l’idéal méditérranéen des races latines, elle se confond avec la quête identitaire d’un art autochtone et rejoint, par un chemin détourné, l’idée nationaliste qui s’exprime par ailleurs volontiers dans le paganisme classique d’un Maurras[17]. Ainsi s’interroge Jean Schopfer en 1896, dans un article de la Revue blanche traitant des « Origines de l’art français » et rendant hommage à M. Courajod, qui avait remis en honneur la sculpture médiévale au Louvre :

Sommes-nous latins ? Sommes-nous barbares ? […] L’erreur de la Renaissance néo-classique, que perpétuèrent, par raison politique aussi bien que par goût, les centralisateurs du XVIIe siècle est encore expiée par chacun de nous […]. Cette âme que nous voulons fraîche et franche, saine et populaire, en qui nous voudrions faire revivre une conscience ethnique, qui ne devrait frissonner qu’aux paroles et aux accents reconnus siens dans un passé national, lointain et glorieux, c’est la dureté, l’inflexibilité et aussi la banalité romaines que nous lui donnons comme éducatrice[18].

Aussi les manifestations de la foi populaire dans les pèlerinages, processions et pardons locaux qui avaient été encouragés par Pie IX sont-elles tour à tour présentées comme une dégénérescence du paganisme et comme sa renaissance salutaire et authentique sous un nouvel avatar, selon que l’on se place du point de vue de la posture imaginaire de la décadence romaine — avant 1890 — ou réformée — jusqu’en 1914.

Ainsi, dans ses chroniques de théâtre, arrive-t-il à Jean Lorrain d’enjoindre à ses lecteurs de délaisser pour une fois les scènes parisiennes afin de se rendre au Miracle de Bretagne[19]. Henri de Régnier décrit les processions à Paray-le-Monial et Francis Jammes, la danse folklorique du 15 août à Laruns pour l’Assomption. Dans tous les cas, il semble que ce qui plaise à ces artistes si différents, ce soit l’élan vital de l’imagination populaire enfin dynamisée et en communion avec la nature. Le dernier commente ainsi le Branle : « Et c’est le mystère de cette danse, cette évocation des origines où elle retourne : le tournoiement des neiges et des écumes ; la giration des fleurs dans les cyclones de vent[20]  ».

Mais la place faite à la poésie et à l’amour authentiques dans la IIIe République est diversement éclairée par ces manifestations de ferveur : le pèlerinage au coeur de la matière vers l’origine de l’art se voudra plus intérieur et plus lointain, plus douloureux aussi. Voyez d’une part l’évocation équivoque du Pardon de sainte Anne à La Palud chez Tristan Corbière, qui oppose à l’idole chrétienne (« Mère taillée à coups de hache, / Ton coeur de chêne dur et bon, / Sous l’or de sa robe se cache / L’âme en pièce d’un franc breton ! ») la figure réelle de la Misère, double du poète déchu des temps jadis :

C’est une rapsode foraine

Qui donne aux gens pour un liard

L’Istoyre de la Magdalayne,

Du Juif Errant ou d’Abaylard.

[…]

Si tu la rencontres, Poète,

Avec son vieux sac de soldat :

C’est notre soeur… donne — c’est fête —

Pour sa pipe, un peu de tabac !…

Tu verras dans sa face creuse

Se creuser, comme dans du bois,

Un sourire ; et de sa main galeuse

Te faire un vrai signe de croix[21].

Tandis que chez Saint-Pol Roux, la même fête revêt un sens assez proche quand l’offrande des ex-voto est assimilée au sacrifice sanglant de l’amour profane :

[…] les cinq Gars de faïence entrent dans la Chapelle peinte offrir les Coeurs, les Coeurs battant de l’aile, à la Sainte aux yeux fins d’algue qui, les sauvant des loups gloutons du vent noroît, guida leurs grands moutons de bois vers le bercail de Cornouailles.
Hélas ! quand ils sortirent devers la mousse et l’herbe, plus ne virent leurs Douces aux longs cheveux de gerbe. […]
De coeur n’ayant plus, elles n’aiment plus : Yvonne, Marthe, Marion, Naïc et Madeleine[22].

Il semble que le bois de la rapsode ou la faïence des matelots, matières toutes métaphoriques, fassent office de médiateurs entre le monde profane de la matière brute — chêne, algue, gerbe, vent, mousse — et le monde sacré de l’âme. En dotant le sentiment humain d’une fonction décorative, ces matières humanisées par le travail des contes et légendes en recueillent aussi tout le sens auquel elles confèrent, à défaut de l’éternité, leur relative pérennité, en une nouvelle transsubstantiation de la vie en art selon un rituel tout aussi sacrificiel que celui du Christ.

L’artisan du verbe se sent ainsi solidaire de l’ymagier, qui donne son nom aux brochures iconographiques que Remy de Gourmont et Alfred Jarry proposeront à quelques souscripteurs épris d’art authentique. D’octobre 1894 à novembre 1896 paraîtront huit numéros dans lesquels voisineront des gravures sur bois anonymes du XIVe siècle avec celles de Gauguin, d’Émile Bernard, d’Armand Seguin et de Filiger, parmi d’autres contemporains. Pour la plupart, les sujets en sont religieux, la facture, primitive : des Coeurs saignants, un Miracle de saint Nicolas accompagné de sa chanson, des signes astrologiques[23]… De son côté, Max Elskamp grave lui-même les vignettes et culs-de-lampe de certains de ses recueils : Six chansons de pauvre homme[24], Enluminures[25].

Cependant, les ymagiers n’ont plus vraiment leur utilité dans la société, comme il paraît dans la taverne du Livre d’images de Gustave Kahn, où se lit l’avilissement des matières produites industriellement :

Voici l’ami compas et la fidèle équerre ;

je sais tailler des bibelots

dans le bois de chêne, avec mon ciseau

et sertir des saints pour la proue des vaisseaux. —

Il n’est ici nul vaisseau

que des barques grêles et puis des radeaux,

les unes pour la mer, d’autres pour les canaux,

on taillait des saints au temps des prières,

l’église maintenant a une porte en fer et les ex-votos sont en carton-pierre.

Alors les temps sont durs ? —

oui, on mange les os[26] […].

Aussi la valeur du labeur se convertit-elle en valeur de rêve et de prière, en immobilité fervente ou en errance érémitique et la figure du moine succède bientôt à celle du tailleur de pierre. Écoutons la « Ballade mystique sur la douceur de pauvreté » de Laurent Tailhade, dédiée à Paul Verlaine :

Donnez la rose avec la tubéreuse !

Et le Poète aussi tant molesté,

Verra finir sa course douloureuse

Au matin bleu de l’immortalité.

[…]

Pour ce dolent accoiser et complaire,

Des choeurs épris d’Anges musiciens

Diront ses vers à l’Agneau jubilaire,

Lorsque Jésus reconnaîtra les siens[27].

La pureté du silence, la simplicité du sentiment, la foi inébranlable en une noble vocation non reconnue, toutes ces valeurs se heurtent à la poésie officielle qui revêt, pour un poète d’origine israélite et de confession d’abord parnassienne comme Ephraïm Mikhaël, les fastes de l’Église des Indulgences :

Et, les yeux emplis d’ivresse extatique,

Le prêtre, usurpant au Christ défié

L’hommage royal du dévot cantique,

Sur l’autel qu’il sert s’est déifié.

Chère, je t’ai dit des messes hautaines,

Sans y croire, ainsi qu’un prêtre mauvais,

Pour que le regard des foules lointaines

Me trouvât très beau lorsque je levais

— Evêque vêtu de fières étoffes -

L’ostensoir des vers aux riches splendeurs,

Et je n’agitais l’encensoir des strophes

Que pour m’enivrer de ses odeurs[28].

Les litanies se font parfois mordantes et ironiques chez des créateurs n’ayant pas toujours l’humilité des humiliés. Ainsi les Litanies de la rose de Gourmont, modelées sur les vieilles séquences mystiques qu’il étudia chez les poètes de l’antiphonaire, sont un chef-d’oeuvre d’amertume extasiée devant la richesse symbolique d’un lieu commun de la mystique médiévale. Tandis que l’amateur philologue — qui abolit l’accent de son prénom — révisait dans L’ymagier la traduction d’Aucassin et Nicolette[29] par Lacurne de Saint-Palaye et celle du Miracle de Théophile[30], le poète semble subjugué par la pléthore interprétative, la débauche herméneutique que suscite le mutisme du symbole au statut hybride d’image mentale travaillée et d’objet naturel :

Fleur Hypocrite,

Fleur du Silence.

 Rose couleur de cuivre, plus frauduleuse que nos joies, rose couleur de cuivre, embaume-nous dans tes mensonges, fleur hypocrite, fleur du silence.

[…]

 Rose aux yeux noirs, miroirs de ton néant, rose aux yeux noirs, fais-nous croire au mystère, fleur hypocrite fleur du silence.

[…]

 Rose couleur de soufre, enfer des désirs vains, rose couleur de soufre, allume le bûcher où tu planes, âme et flamme, fleur hypocrite fleur du silence.

[…]

 Rose en papier de soie, simulacre adorable des grâces incréées, rose en papier de soie, n’es-tu pas la vraie rose, fleur hypocrite fleur du silence[31]  ?

Gourmont voit dans la séquence latine l’origine du vers libre fondé sur l’assonance, les rimes intérieures et les figures de répétition, autrement dit sur les accents rythmiques et phoniques plus que sur le mètre. Au moyen de la transposition d’une forme de poésie latine conservée dans les monastères, le poème déploie une problématique éminemment moderne, car la prière revient ici à une interrogation ontologique concernant l’essence et la substance de l’image symbolique en rapport avec l’Idée qu’elle est censée représenter. Le doute atteint finalement le pouvoir suggestif des mots dont la propre matérialité est susceptible d’un déploiement sémantique délivrant autant de mensonges que de vérités, doute qui rejaillit sur la substance du réel : la rose couleur de cuivre traduit l’étymon cuprirosa ayant donné « couperose », qui désigne une affection cutanée dont l’auteur souffrait. D’autre part, la quintessence du minerai est tirée du parfum de la fleur autant que de la corrosion par la confusion du participe passé rosus, rosa, du verbe rodere : « ronger », avec rosa, rosae. L’imagination du poète parfait ainsi la science du philologue en conférant aux signes la vie latente qu’ils renfermaient et rejoint par ce biais l’invention scientifique qui vise à maîtriser, susciter ou reproduire les différents états de la matière. Pour Gourmont en effet,

le vrai poète est avant tout un grammairien […] le savant par excellence ; il dénombre les signes, les classe, établit les rapports qu’ils peuvent avoir entre eux ; le poète surajouté au grammairien apporte à la besogne la qualité primordiale qui donne la vie aux choses — l’imagination[32].

Or, dix ans plus tard, la méthode philologique est devenue le modèle d’un nouvel esprit scientifique :

C’est seulement quand on a un peu étudié la sémantique selon une bonne méthode que l’on découvre que la logique générale n’est qu’une sorte de géométrie bonne à rien qu’à fausser l’esprit. Pour ma part, j’en ai tiré cette conclusion qu’il faut changer de logique avec chaque science […]. Sans doute, le latin ne suffit pas pour de tels travaux, mais il en est la base puisqu’il représente une des langues par lesquelles on touche aux origines, non de l’homme assurément, mais de la civilisation[33].

Les mots des poètes, chargés d’histoire, deviennent ainsi autant de filtres colorés par la subjectivité et sécrètent une lumière moins fallacieuse que celle de la raison dominante. À l’instruction obligatoire diffusant, à travers des programmes élagués, une histoire culturelle superficielle à la gloire de l’idéologie progressiste issue de la Révolution et qui balaye avec arrogance la mémoire d’une science traditionnelle contenue dans les anciens vocables, les poètes opposent la sainte ignorance des âmes simples endormies dans un rêve d’amour mystique ou bien les réminiscences rutilantes que suscite le vocabulaire médiéval. L’évocation ne se développe plus selon le didactisme historique du Leconte de L’Isle des Poèmes barbares, mais selon une forme brève, en une synthèse extatique et lancinante de la sensation. En plus des connexions sensorielles, les mots suscitent chez les Symbolistes des connexions culturelles, plus aléatoires, réminiscences d’art et d’histoire encloses dans les mots seuls pour les consciences cultivées. Les vierges, religieuses, saintes et béguines recueillent l’âme de la Poésie cloîtrée sans plus d’autre ouverture sur le monde extérieur que la lumière des vitraux, créant une atmosphère raffinée d’art sacré comme dans la vision de « Celle qui prie » de Stuart Merrill :

Ses doigts gemmés de rubacelle

Et lourds du geste des effrois

Ont sacré d’un signe de croix

Le samit de sa tunicelle.

[…]

Et c’est par l’oratoire d’or

Les alléluias en essor

De l’orgue et du violoncelle

Et, sur un missel à fermail

Qu’empourpre le soir d’un vitrail,

Ses doigts gemmés de rubacelle[34].

Les rimes, en écho au seul vocable, isolé dans le titre, désignant un être animé, « Celle », indiquent, par une homonymie subliminale avec le verbe « scelle », la claustration d’une vie ramassée sur elle-même et qui se dilate intérieurement par la vertu des sonorités et des rutilances de l’art.

Les vitraux deviennent métaphoriques de la lumière intérieure de la mémoire capable de redonner vie au passé par la seule vertu des couleurs mentales qui enflamment et ensanglantent les images, leur donnent la consistance du réel. C’est le « Verre ardent » de Maeterlinck :

Ô ce verre sur mes désirs !

Mes désirs à travers mon âme !

Et l’herbe morte qu’elle enflamme

En approchant des souvenirs[35]  !

Ou les « villosités violettes » du royaliste Robert de Montesquiou :

Et le soleil mourant qui fuse sur les stucs

Y verse les joyaux de la verrière de Chartres.

[…]

On dirait des éclairs forgés avec des bruits,

Des bouches de clairon ou des rayons d’épées.

L’horizon est vraiment historique ce soir…

Car dans le panier d’or du couchant on croit voir

Tomber des grains saignants faits de têtes coupées[36]  !

Dans son livre-monument à la gloire de Chartres, Huysmans rend hommage, par la bouche de l’abbé Plomb, à l’Abbaye de Solesme, conservatoire d’un art mystique total qui n’a rien à envier à Bayreuth, et haut lieu d’érudition :

Tenez maintenant que les bénédictines étudient pendant dix années le latin, que beaucoup d’entre elles traduisent l’hébreu et le grec, sont expertes en exégèse ; que d’autres dessinent et peignent des pages de missel, rajeunissent l’art épuisé des enlumineurs d’antan ; que d’autres encore, telles que la mère Hildegarde, sont des organistes de première force […].
— Mais c’est une grande Abbesse du Moyen-Age ! s’écria Durtal […].
Les vrais bénédictins doivent donc être à la fois des saints, des savants et des artistes[37].

Avec de tels îlots et l’Ouest de la France, la Flandre, autre bastion traditionnel du catholicisme, apparaît comme la contrée de ces Barbares du nord touchés par la grâce et résistant aux valeurs laïques des institutions républicaines. Dans les béguinages, l’ancien avocat Georges Rodenbach retrouve les vertus du silence :

Ah ! vous êtes mes soeurs, les âmes qui vivez

Dans ce doux nonchaloir des rêves mi-rêvés […]

Âmes dont le silence est une piété,

Âmes à qui le bruit fait mal ; dont l’amour n’aime

Que ce qui pouvait être et n’aura pas été[38].

Mais les eaux mortes de Bruges ainsi que les recluses offrent surtout un tableau languissant de la Poésie oubliée comme la ville, « ainsi qu’une relique », loin des fêtes nuptiales consacrant l’âge mûr. Et toutes ces jeunes filles qui ne fleuriront pas dans les chansons de Maeterlinck ne nous offrent-elles pas l’image de la condition précaire faite au Poète ?

Et s’il revenait un jour

Que faudrait-il lui dire ?

— Dites-lui qu’on l’attendit

Jusqu’à s’en mourir [39]

Les filles aux yeux bandés,

[…] Ont salué la vie,

Et ne sont pas sorties[40]  

Pour Adolphe Retté, « les chevaliers sont morts à la Croisade[41]  », tandis que Paul-Napoléon Roinard, poète anarchiste et bohème, commande à sa muse :

Do ! gente Yvonne, do !

 Le sommeil est un doux bandeau

 Mis entre la mort et la vie :

 Dormir c’est exister, ravie !

 Do ! do[42]  !

Dès avant le tournant du siècle cependant, et après que le mouvement de la jeune poésie a trouvé audience, le ton se fait plus gai car la virtualité douloureuse s’est convertie en réalité sans perdre les prérogatives de l’imagination. À présent, le mobilier liturgique et les cloches accompagnent la célébration toute gothique d’une gloire honnête, conquise de haute lutte et bien méritée. Les noces de la nature et des artefacts religieux s’expriment dans ces vers du Méridional Emmanuel Signoret, d’un mètre encore très conventionnel :

Monseigneur le Printemps en robe épiscopale

D’un violet vivant comme les fleurs d’iris,

Ouvrant à deux battants les hauts portails fleuris

Au son des clairons d’aube entre en sa cathédrale.

Une tulipe fait sa crosse ; en frais camail

Monseigneur le Printemps sous le dôme bleu marche ;

Au loin plongent les nefs, et sous leur dernière arche,

Le soleil arrondi son aveuglant vitrail[43]  !

Dans ses Ballades françaises, Paul Fort célébrera d’autres épousailles, celles de la poésie nouvelle avec l’âme et la langue ancestrales du peuple s’exprimant dans les chansons populaires qui relayent les chants liturgiques :

Que de plaisirs quand, dans l’église en fête, cloches et clochettes les appellent tertous — trois cents clochettes pour les yeux de la belle, un gros bourdon pour le coeur de l’époux.
Gai, gai, marions-nous, les rubans et les cornettes, gai, gai, marions-nous, et ce joli couple itou[44]  !

La nouvelle Légende dorée des artistes fin-de-siècle, dans laquelle se lit leur épopée martyre, a fait courageusement front à la décoloration naturaliste, à l’esprit utilitaire ou à la niaiserie saint-sulpicienne, sans pour autant faire l’économie de la matière, incontournable en ces temps scientifiques, mais en lui conférant une signification neuve qui lui rendait un peu de mystère en l’appréhendant comme une transformatrice aléatoire d’énergie. Pour peindre Saint Michel du Péril, Vielé-Griffin — qui se souvient sans doute de Delacroix à Saint-Sulpice avant l’avilissement commercial de la paroisse — se veut

Seul comme jadis et toujours, et encore

— Comme dort un peu de bronze

Entre les pierres qu’il lie :

Forte âme des colonettes au frêle essor,

Insoupçonné et fort —

Je courberais comme un grappin de bronze

Ma secrète énergie[45].

Et l’on sent que cette solidarité des éléments, masculins et féminins, n’est là que pour sceller une union sociale dont les accents messianiques sont à présent politiques, car Vielé-Griffin prêche alors pour le parti radical.

Des ulcères de Sainte Lydwine de Schiedam, dont Huysmans récrira l’histoire en 1901, et qui « volatilisaient des fumets enjoués d’épices, et distillaient l’essence même de la vie familière des Flandres, une essence sublimée de cannelle[46]  », c’est l’énergie de l’imagination nationale qui s’exhale pour sustenter de la teneur d’un récit improbable le roman stagnant dans la pierre de l’apologétique. Il en va de même pour la légende de Christine de Stommeln qui occupe un moment Durtal et l’abbé Gévresin avant que l’abbé Plomb ne vienne préciser que l’odeur de sainteté peut être un piège du Malin pour tenter les saints épris de gloire. Et nous comprenons que le sensualisme de l’érudition est aussi un piège pour ces écrivains qui pensent se survivre à force d’artifices comme ceux qu’employait Huysmans pour composer son chapitre sur la littérature latine de la décadence : Qualis artifex pereo ! C’est pourquoi le roman qui tombe en décrépitude sous sa plume entend se sustenter à travers la quête savante d’un sens symbolique plus haut uni avec la Nature — faune, flore, minéraux, couleurs et senteurs — au moyen du ciment de la foi, des matériaux de la cathédrale et des lectures substantielles de la tradition latine chrétienne accompagnées de « l’énergique sauce[47]  » du boeuf aux carottes de Mme Bavoil. Le style « décadent » d’À rebours, fait de « religion d’art », portait ainsi en germe, dans son exploration sensuelle du sens, la croyance symboliste de son auteur.

Pourtant, la sublimation de sa matière pesante, à laquelle l’édifice semble travailler dans les images de l’écrivain, annonce un défi intellectuel qui dépasse celui de la foi, car sa transparence matérielle emprunte la caractéristique d’une nouvelle rationalité : si la nef de Chartres « évoque le mieux l’idée d’un corps délicat de sainte, émaciée par les prières », celle-ci est « rendue par les jeûnes presque lucide[48]  » ; et si la pierre cherche « à s’alléger, rejetant, tel qu’un lest, le poids de ses murs », c’est pour les remplacer de même par « une substance plus lucide […] : l’épiderme diaphane des vitres ». L’adjectif souligné, pris dans son sens matériel, archaïque, ne laisse pas toutefois d’être contaminé par son sens moderne traduisant une autre contamination, celle de la matière, ancienne et perpétuelle, par la raison nouvelle. Celle-ci s’opère paradoxalement à travers la vieille croyance en l’efficacité symbolique, croyance que l’écriture retrouve dans ses images : sous la plume du réactionnaire Huysmans, l’église devient aérostat. Ainsi le corps et la cathédrale, le biologique et le culturel, la matière et l’esprit, la pierre, la chair et l’air échangent leurs vies mutuelles faites de permanence et d’évolution, partagent leurs mystères dans le nouveau questionnement du sens dont ils font l’objet : la symbolique apparaît finalement comme une tentative pour intégrer le sensualisme dans un système cohérent et intellectuellement fécond et dont les « aléas de sens[49]  » mêmes garantissent l’ouverture sur la nouveauté imprévisible du devenir.

Pour Gourmont aussi, c’est à la vie animale du corps, sublimée et pérennisée artificiellement dans les signes, qu’est confié le rôle d’incarner l’Idée de manière chaque fois originale, dans les limites biologiques des différentes complexions, et cet idéalisme sensuel rejoint l’idéalisme scientifique situé à mi-chemin entre le réel et sa symbolisation, qui est aussi une formalisation. Il n’est pas anodin que Gaston Bachelard fasse appel aux deux courants majeurs de la philosophie médiévale pour caractériser l’évolution du rationalisme qui s’est opérée à partir de 1890 :

On sent bien que le problème de la pensée scientifique moderne est, de nouveau, un problème intermédiaire. Comme aux temps d’Abélard, nous voudrions nous fixer nous-même dans une position moyenne, entre les réalistes et les nominalistes, entre les positivistes et les formalistes, entre les partisans des faits et les partisans des signes. C’est donc de tous côtés que nous nous offrons à la critique[50].

Or, cette Querelle des universaux, résolue dans le « rationalisme appliqué » par lequel la réalité résulte de la reconstruction symboliquement cohérente d’une représentation, nous semble avoir été résolue également dans la poétique symboliste qui consiste à placer l’Idée au centre d’une symbolisation verbale énigmatique et sensuelle dont le lecteur doit se faire l’herméneute, en quelque sorte stigmatisé, pour lui donner réalité. Ainsi, dans son poème Lessaintes du paradis, Gourmont se livre à l’application, à travers une célébration d’allure orthodoxe, d’un principe de la nouvelle physique selon lequel la matière n’est plus un support atemporel mais un tissage mouvant d’énergies. Les substances que le poète travaille pour fabriquer ses muses sont des transformatrices d’énergie. Elles transforment la matière en même temps que, matières elles-mêmes, elles sont transformées dans le martyre par l’énergie d’autres substances opératrices de leur foi. Dans les suppliques qu’il leur adresse, l’orant demande aux saintes que ce pouvoir alchimique soit transmis aux auditeurs par l’action énergétique des assonances et allitérations de la matière verbale transformant les sensibilités conçues elles aussi comme des matières :

Agathe, réjouie par le feu des fers rouges

Comme un amandier par les douces pluies d’automne,

[…]

Agathe, pierre et fer, Agathe or et argent,

[…]

Sainte Agathe, mettez du feu dans notre sang.

[…]

Colette, dure à son coeur et plus dure à sa chair,

Colette prisonnière dans les cloîtres amers

Où les colliers d’amour sont des chaînes de fer,

[…]

Colette après sa mort restée fraîche comme une pierre,

Sainte Colette, que nos coeurs deviennent durs comme des pierres.

[…]

Gertrude, […]

Fille de l’Écriture écrite par le cilice,

Miel fondu dans le vin douloureux de la vie,

Cinnamome jetée dans la prison de l’encensoir,

Sainte Gertrude, versez votre ivresse dans nos coeurs.

[…]

Hélène, […]

Tête frappée en médaille et en monnaie d’amour,

[…]

Mathilde, dont les genoux furent le sceau des dalles,

[…]

Natalie emmêlant bure et cuir à la soie,

[…]

Paule, cendre, corde et pierre, fagot d’épines,

[…]

Épaule où le vieux moine grava le nom de Dieu, […][51].

Ainsi, l’écriture symboliste s’approprie les forces confondues de l’Idée et de la matière et il semble que cette prérogative démiurgique dont la puissance veut s’égaler à celle de la science remodelant le monde ait été rendue possible par un recours à l’art mystique du Moyen Âge. Nous pourrions terminer ce parcours qui demanderait sans doute d’autres développements en rappelant que, dans les nouvelles sciences humaines comme l’anthropologie et la psychanalyse qui voient le jour au tournant du siècle, l’attention se porte également sur les catégories « mystiques » de la pensée. La littérature symboliste ne fut certainement pas en reste de ces avancées théoriques dont les méthodes se retrouveront ensuite chez le dernier Bergson et, au-delà, dans la phénoménologie d’un Bataille.