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Pour Cristina

Pour qui s’intéresse à l’intertexte médiéval dans la littérature française du XIXe siècle, parler du paysage peut relever du paradoxe, sinon de la gageure. Comme on a tenté de le montrer ailleurs[1], le siècle où s’ébauchent les méthodes de la science historique n’est en mesure d’offrir qu’un bien pauvre matériau à l’écrivain ou à l’historien soucieux de représenter le décor naturel des scènes médiévales. Pour ne parler que de la peinture, les historiens de l’art s’entendent sur le fait que le Moyen Âge est privé de conscience paysagère au moins jusqu’au milieu du XIVe siècle. Au contraire de leurs prédécesseurs romains, influencés par une certaine forme de naturalisme hérité de l’art hellénistique, les artistes médiévaux se soucient davantage dans leurs oeuvres de représenter Dieu et l’homme, fait à son image, que le monde qui entoure ce dernier. Du haut Moyen Âge à la période dite du « gothique international », les représentations de la nature se réduisent à quelques indices stylisés à l’extrême : un arbre, une ligne ondée, un monticule auprès desquels les personnages semblent disproportionnés, suffisent aux peintres et enlumineurs pour indiquer à leur public que la scène se déroule en milieu naturel, et les quelques buissons présents dans Le roman de la rose ou les rares forêts émaillant les cycles de la Table ronde ne sont pas susceptibles d’inverser une tendance encore plus marquée en littérature… Si paysage il y a au Moyen Âge, il ne peut qu’être tardif, artistique — et donc imaginaire : la civilisation médiévale est essentiellement agricole, elle pratique la nature au quotidien et se trouve, par ce fait même, bien mal placée pour la « voir », encore plus pour en laisser des représentations littéraires ou picturales[2].

Avant l’invention, toute récente, de « l’archéologie du paysage — grâce, en particulier, à la photographie aérienne[3]  —, l’un des seuls documents disponibles pour se représenter les campagnes françaises au Moyen Âge se trouvait dans les miniatures ornant les livres d’heures des grands du XVe siècle, comme les Très Riches Heures du duc de Berry. Elles représentent une tentative naturaliste alors quasiment inédite, importée par des artistes flamands fiers de leur science de la reproduction des objets et de la nature, tentative bien isolée au milieu de l’indifférence générale au réel qui caractérise la peinture française de paysage des origines à l’école de Barbizon[4]. Encore ces miniatures ne représentent-elles pour nous qu’un « état des lieux » à la fin du Moyen Âge… Rien d’étonnant, dans ces conditions, à l’aveu d’impuissance des historiens qui souhaitent donner une image un peu précise de la France médiévale. À Michelet qui déclarait ne rien savoir de la campagne avant le XIVe siècle, Lavisse et Parmentier font encore écho près de trente ans plus tard, dans leur Album historique, lorsqu’ils avouent ne posséder que « peu de renseignements sur la vie, les habitations, le mobilier des paysans » des temps féodaux : la description qu’ils y brossent des campagnes françaises à cette époque s’en trouve de ce fait singulièrement limitée[5].

Or les hommes de lettres du XIXe siècle se montrent fort soucieux de restituer le milieu dans lequel ont vécu leurs ancêtres. Aux yeux de l’historien, le lien entre l’homme et son milieu naturel est un facteur dont on ne saurait faire abstraction : Guizot, dans une perspective pourtant moins géographique que juridique, n’affirme-t-il pas que « l’étude de l’état des terres doit […] précéder celle de l’état des personnes[6]  » ? Et, dans ce contexte, on ne saurait naturellement oublier Michelet, qui ouvre les livres de son Histoire de France consacrés à l’ère féodale par le célèbre Tableau de la France, premier état complet du paysage national : « Sans une base géographique, le peuple, l’acteur historique, semble marcher en l’air comme dans les peintures chinoises où le sol manque[7]. » Mais l’on ne saurait oublier non plus le souci de la « couleur locale » — ici chronologique —, que les historiens partagent avec les romanciers et les poètes, et qui compte au moins autant à leurs yeux que celle qui doit se manifester dans la représentation des pays étrangers. On sait qu’à ce titre Augustin Thierry, apologiste de Walter Scott, a toujours revendiqué son « ambition de faire de l’art en même temps que de la science[8]  ». Cette préoccupation dépasse toutefois la simple recherche d’un rendu pittoresque favorable au dépaysement et à l’évasion du lecteur. La tourmente révolutionnaire a en effet amené de profonds changements dans la conscience historique au moment de la Restauration : loin de la réflexion philosophique et morale à laquelle aspiraient les hommes des Lumières, ceux d’avant juillet 1830 attendent de l’Histoire qu’elle leur permette de renouer avec un passé dont la Révolution a rompu la continuité et dont les ultimes vestiges sont en train de disparaître sous la pioche des démolisseurs à la solde de la spéculation foncière. Alors même que se met en place un puissant mouvement d’opinion en faveur de la préservation du patrimoine historique français — dont la colossale entreprise des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Taylor et Nodier reste peut-être le témoignage le plus éclatant —, un certain nombre d’hommes de lettres se proposent presque simultanément de faire revivre ce passé national en redonnant vie au monde d’autrefois[9]. Or cette reconstitution historique d’époques disparues ne peut se passer de décors naturels, d’autant que la sensibilité aux spectacles de la nature qui se manifeste à partir de la fin du XVIIIe siècle favorise progressivement l’intérêt pour un autre patrimoine : celui des « merveilles naturelles » de la France. Le genre prolifique du voyage pittoresque témoigne de cet engouement, au point que l’on a commencé dès cette époque à considérer le paysage de « la doulce France » comme un autre genre de « monument historique ».

Augustin Thierry évoque ainsi telle villa mérovingienne située « sur la lisière [ou] au centre des grandes forêts mutilées depuis par la civilisation, et dont nous admirons encore les restes », dont le « site […] rappelait le souvenir des paysages d’outre-Rhin[10]  ». Mais cette tentative de restitution ne va pas beaucoup au-delà de l’esquisse, comme si les ouvrages où la démarche scientifique l’emporte sur la visée artistique répugnaient à proposer un décor aux événements qu’ils mettent en scène — pensons aussi à ceux de Prosper de Barante. Et quand décors naturels il y a, encore sont-ils, la plupart du temps, peuplés de constructions humaines, église ou abbaye, ferme fortifiée ou château, hameau ou ville, pour lesquelles les sources documentaires sont moins déficientes : le même Thierry, afin d’illustrer les contrastes qui marquent l’Angleterre conquise par les troupes du duc Guillaume, invite son lecteur à « se figurer […] la terre des Normands […] garnie de vastes hôtels, de châteaux murés et crénelés » et « celle des Saxons […] parsemée de cabanes de chaume ou de masures dégradées[11]  ».

Cette gêne ne se retrouve pas en revanche dans les ouvrages où prime l’imagination, et c’est là que se rencontre la matière paysagère la plus abondante. On connaît certes l’influence de Walter Scott sur les écrivains français férus de décors médiévaux, en particulier à travers Ivanhoé (1820) et Quentin Durward (1823). Mais avant même que l’écrivain écossais ne soit traduit en français, Joseph Michaud, Antoine Miéville et Louis-Antoine-François de Marchangy offraient dans leurs ouvrages des décors et des paysages dignes d’intérêt. Le premier propose en effet de libres et somptueuses descriptions de villes orientales dans son Histoire des croisades (1811-1822)[12], tandis que le second esquisse un tableau de la France au temps des invasions barbares, de Clovis et de Charlemagne dans ses Voyages dans l’ancienne France (1810). Pour la richesse des paysages et la qualité de l’information, aucun de ces deux ouvrages ne parvient toutefois à égaler La Gaule poétique (1813-1817) ou Tristan le voyageur (1825) de Marchangy.

Ce juriste aujourd’hui oublié, auquel l’intransigeance de ses positions ultras fit connaître son heure de gloire sous la Restauration, cherche en effet à immerger son lecteur dans la France des anciens temps[13]. Dans la lignée du Génie du christianisme, La Gaule poétique, qui se situe explicitement à mi-chemin de la littérature et de l’histoire, se pose comme une invitation aux « poètes et artistes citoyens » de l’Empire alors finissant à renouveler leur inspiration en empruntant « les nouveaux sentiers[14]  » que Marchangy leur fraie à travers les grands événements qui ont marqué la France, des Gaulois à Louis XIV. Les différents épisodes racontés se présentent alors comme autant de sujets potentiels de compositions littéraires, du drame à l’épopée en passant par le lyrisme. Vingt ans avant Augustin Thierry, Marchangy exalte l’intérêt poétique du Moyen Âge, des temps mérovingiens en particulier, « ces règnes arides qu’on pourrait appeler les landes de notre histoire ». À ses yeux,

le poëte ne juge pas toujours comme l’historien ou le philosophe : ce qui est louable et parfait aux yeux de ceux-ci ne suffit point à l’inspiration des muses ; comme on l’a déjà fait observer ailleurs, elles préfèrent souvent aux beautés régulières de l’ordre moral et de l’ordre physique, ce qui saisit, frappe, étonne, et sort des principes ordinaires[15].

Tristan le voyageur représente pour sa part une mise en pratique de La Gaule poétique en offrant au lecteur un tableau romanesque de la France au XIVe siècle, par les pérégrinations de son héros. Le conditionnel qui marquait le premier essai de Marchangy est ici remplacé par un présent d’énonciation qui contribue à l’espèce d’« impression référentielle » avant la lettre dans laquelle il cherche à plonger son lecteur. Tristan le voyageur se situe en effet à la fois dans la ligne de l’abbé Barthélémy et dans celle de Taylor et Nodier. Au Voyage du jeune Anacharsis, il emprunte le modèle du périple pédagogique et romancé, susceptible de naturaliser les abondantes descriptions fictives et les réflexions approfondies qu’un ouvrage didactique rendrait vite ennuyeuses[16]. Comme les Voyages pittoresques des seconds[17], l’ouvrage se propose de « rechercher la France dans la France » et de ressusciter un patrimoine, matériel ou non, en voie de disparition, eu égard « à la dévastation de nos forêts, au hideux morcèlement des propriétés, et à la chute des édifices historiques » à cause desquels « bientôt la terre salique, dépouillée des témoignages de sa gloire, pourrait être aussi vide de souvenirs que le sont les rives de l’Ohio et du Mississipi[18]  ». Et si La Gaule poétique suggérait déjà que « la grande magie du narrateur étant de nous transporter au milieu des temps, des lieux, des personnages dont il parle, on ne peut faire naître cette illusion qu’en rappelant avec soin les usages et les moeurs[19]  », Tristan le voyageur se présente comme « une action qui, détachant le lecteur de l’époque présente, le report[e] par une illusion complète vers celle qu’il s’agissait de peindre sous toutes ses faces[20]  ».

Comment le paysage participe-t-il de cette « illusion complète » recherchée par Marchangy[21]  ? Par quels procédés parvient-il à la créer ? Quel rôle jouent dans ce cadre les abondantes sources livresques auxquelles il se réfère ? Ce n’est pas en effet par le manque d’information que pèchent ses ouvrages : Nodier, pourtant réticent à l’égard de La Gaule poétique, ne peut qu’admirer l’« érudition puisée dans les sources les plus sévères, et toutefois extrêmement fleurie » dont l’auteur fait preuve, et Monique Streiff Moretti va jusqu’à faire de Tristan le voyageur « une aventure dans une bibliothèque »[22]. L’immense bibliographie à laquelle se réfère Marchangy se manifeste dans les copieuses notes de bas de page qui émaillent ses ouvrages et où apparaissent, entre autres, des auteurs latins, des chroniques, des romans[23] ou des poèmes médiévaux, des hagiographies, des archives, des mémoires ou statistiques plus récents, sans même parler des recueils de gravures qui l’aident à reconstituer certains sites[24].

Un exemple, emprunté aux pérégrinations du narrateur à travers Paris dans Tristan le voyageur, suffira à faire comprendre la manière dont Marchangy procède pour reconstituer le paysage alors mi-urbain mi-champêtre de la capitale. Après avoir décrit le « quartier Saint-Paul, aujourd’hui si florissant et si peuplé » et qui « était encore il y a cent ans une campagne labourable » que « l’enceinte de Philippe-Auguste [a] fait entrer dans Paris » et qui s’est couverte « bientôt de maisons et d’habitans »[25], Tristan poursuit « par rêverie [s]a promenade urbaine » le long de « la grande rue Saint-Antoine, où Paris est moitié ville et moitié campagne » :

Au bout de la rue Saint-Antoine, si belle et si large qu’on y respire comme en pleine campagne, est la porte Saint-Antoine, et, en avant, la Bastille […].

Cette Bastille, dont notre ami Hugues-Aubriot posa la première pierre en 1369, ses tours, ses murailles, sa vaste et redoutable enceinte sortent à peine de terre ; les enfans escaladent en jouant ces fortifications dont l’inexpugnable rempart arrêterait aujourd’hui des armées entières […].

À la porte Saint-Antoine commence la grande rue de la Chaussée Saint-Antoine, exhaussée au-dessus des jardins marécageux, et conduisant à la bonne et belle abbaye Saint-Antoine […].

Je rentrai dans Paris, et je vins par le derrière des jardins en labyrinthe de l’hôtel des Tournelles, dans la rue de l’Egout ; là, je traversai un petit pont, élevé au-dessus du sol marécageux où l’on cultive des choux, ce qui fait donner à cet endroit le nom de Pont-aux-Choux. Suivant, à travers de grands jardins potagers, un chemin bordé d’oseille, je me trouvai dans la rue Culture du Temple ; en la descendant depuis son égout, je vis à ma droite la rue des Quatre Fils Aimon, au bout de laquelle est le grand chantier du Temple, où le sire de Clisson fait bâtir un bel hôtel avec 4,000 francs, que le roi lui donna à cet effet[26].

Les sources auxquelles Marchangy puise pour cette reconstitution sont effectivement indiquées en note : il s’agit du Traité de la police de Nicolas de la Mare, publié à partir de 1705 (pour le jardin de l’hôtel des Tournelles), de la Description de Paris (1742) de Piganiol de la Force (pour le Pont-aux-Choux), des Essais historiques sur Paris de Saint-Foix, publiés à partir de 1754 (pour le chantier du Temple), et des Recherches critiques, historiques et topographiques sur Paris de Jaillot, publiées à partir de 1772 (pour la rue de l’Egout), autrement dit d’ouvrages relativement récents, qui ne lui donnent du Paris médiéval qu’une vision de seconde main. Il s’en sert néanmoins habilement pour émailler sa description d’anecdotes ou d’allusions susceptibles de créer un sentiment d’étrangeté chez le lecteur, surtout s’il est Parisien. De même, le recours aux anciens noms des rues de Paris (la grande rue de la Chaussée Saint-Antoine, la rue Culture du Temple[27]) suscite un effet d’exotisme onomastique qui n’est pas sans rappeler la manière dont Bernardin de Saint-Pierre ou Chateaubriand utilisent les noms de plantes ou d’animaux tropicaux pour dépayser leur public.

Là n’est pas néanmoins le seul procédé dont use Marchangy : on aura bien entendu repéré le principe fort ancien des « voyages pédagogiques » qui consiste à naturaliser une ample description en la faisant passer par les yeux d’un personnage — ici narrateur, qui plus est — en train de se promener. Cette « description ambulatoire », comme la nomment Robert Ricatte et Philippe Hamon, représente, aux yeux de ce dernier, un

discours de parcours qui n’est souvent qu’un parcours de discours, de tranches anthropologiques ou encyclopédiques à recopier, succession de tableaux descriptifs juxtaposés assumés par un même personnage mobile (voyageur, badaud, touriste)[28].

Mais elle est ici habilement doublée d’un déplacement temporel par l’évocation de lieux qui ne sont plus aux yeux du lecteur des années 1820, mais qui ne sont pas encore à ceux du narrateur (la Bastille[29], le Temple), voire qui ont déjà disparu au moment où celui-ci est censé les visiter (le quartier Saint-Paul) : l’exotisme des lieux reconstruits se double donc d’un véritable voyage dans les différentes strates du temps, qui contribue à arracher le lecteur aux misères de son époque[30].

Notons que, dans ce cas, la tâche de Marchangy est, il faut l’admettre, grandement facilitée par l’abondante documentation dont, à l’instar de ses confrères historiens, il dispose au sujet du paysage urbain. Il n’en est pas de même pour les descriptions de la nature, où les notes se font nettement plus clairsemées, si ce n’est pour indiquer la référence à une légende ou à une tradition susceptible de meubler un paysage un peu désert : le Perceforest et le Traité des superstitions (1679) de Jean-Baptiste Thiers viennent ainsi justifier la présence, au milieu des landes bretonnes, de « pierres dressées par la courtoisie féodale, pour que les chevaliers errans pussent y prendre le repas qu’apprêtaient leurs écuyers » et de « croix » plantées par les paysans « pour que les morts qu’ils aimaient pussent, sans s’égarer, retrouver leur ancien logis[31]  ».

Les paysages abondent pourtant dans les deux ouvrages, des prairies entourant Paris au temps de Clovis aux grottes où résident les ermites, en passant par la Provence, le Dauphiné ou les Pyrénées[32], et l’on peut s’interroger sur les sources qui ont présidé à leur élaboration. Ce n’est certes pas dans ses références médiévales, en particulier romanesques, que Marchangy a pu trouver le moindre secours. Les paysages y obéissent à des stéréotypes pratiquement invariables, à l’instar de ceux que l’on rencontre dans le Tristan en prose : les forêts et les montagnes sont presque toujours « grandes et merveilleuses », les tours « belles et riches », comme les abbayes, les fontaines « profondes » et les châteaux « anciens ».

Il est vrai que Marchangy est aidé par un sentiment alors fort courant, puisqu’il présidera au Tableau de la France de Michelet : le paysage français serait pratiquement intemporel, et certaines campagnes auraient traversé les siècles sans se métamorphoser de façon notable. Analysant les sources de l’esprit « troubadour », François Pupil fait ainsi état de la familiarité trop méconnue des hommes du XVIIIe siècle avec les décors et les paysages hérités du Moyen Âge[33], et Marchangy voit pour sa part dans la basse Bretagne un conservatoire immémorial, favorable à l’illusion qu’il recherche tant :

L’ombre du Celte, en brisant la haute pierre de son monument pour concourir aux solennelles terreurs de la nuit, trouve le pays ainsi qu’il l’a laissé il y a quatorze cents ans. […] Du reste, tout est là comme autrefois ; la Basse-Bretagne ressemble au vieux château où depuis longtemps les fées ont endormi une jeune beauté[34].

Il n’y aurait qu’un pas — celui du réflexe identificateur — pour que le lecteur des années 1820 se livre aux mêmes réflexions que Tristan… comme le font déjà, sur un mode souvent moins poétique, les voyageurs de l’époque[35].

On ne saurait toutefois réduire les paysages de Marchangy à un état des lieux des campagnes de France les plus reculées et, partant, les plus miraculeusement préservées, non plus qu’à une collection de clichés issus de la rhétorique traditionnelle, même s’il est vrai qu’il en parsème La Gaule poétique. Sainte Geneviève est ainsi présentée en « simple bergère, faisa[n]t paître ses moutons […] assise à l’ombre d’un tremble, sur les bords du fleuve aux cent détours », dans un décor fait de « bocages » et de « prairies », sur le modèle bien connu du locus amoenus[36], tandis que les campagnes ravagées par la peste noire prennent les couleurs d’un locus horridus :

[D]es loups dévorans, rodant la nuit autour des cimetières, et repoussés par l’odeur affreuse, fuyaient précipitamment à travers les solitudes où ils répandaient le mal qu’ils avaient respiré ; alors les oiseaux tombaient du haut des airs ; le cerf et le daim étaient renversés sur les fougères des forêts ; les agneaux dépérissaient dans les bergeries, et dans le creux du vallon, les boeufs, et le laboureur qui les conduisait, mouraient ensemble à la charrue ; les églises étaient désertes[37].

Ces lieux communs, parfois mis en opposition[38], peuvent également lui servir à accuser le contraste entre un personnage et le décor dans lequel il se trouve, selon une esthétique fort en vogue à l’époque :

Les derniers rayons du soleil épars sur le tranquille paysage, les troupeaux ramenés au bercail, les ombres des forêts se projetant dans les vallons et annonçant le repos de la nature et les trêves de la douleur, tout contraste avec cette tragique figure de Brunehaut, pour laquelle il n’est plus de repos[39].

L’aspect le plus intéressant de l’esthétique des paysages médiévaux chez Marchangy tient en effet précisément à l’absence de source documentaire significative qu’il doit affronter pour restituer des tableaux d’une nature hypothétique ou disparue. Tout se passe comme si ces lacunes lui laissaient la possibilité de donner libre cours à l’imagination qu’il revendique dans La Gaule poétique. Dès ce premier essai, Marchangy établit au fil des volumes un véritable inventaire de décors naturels qu’il estime caractéristiques du Moyen Âge, des ruines agrestes du Paris mérovingien « où le poète sentirait son imagination s’épanouir au souffle de l’avenir[40]  » aux « vieux châteaux forts [qui] ont donné quelque chose de chevaleresque et d’aventureux à nos collines » en passant par « tous ces monastères, toutes ces abbayes [qui] ont répandu sur quelques-uns de nos paysages une ombre de mélancolie[41]  », qu’il qualifie ailleurs de « sublime » et de « romantique[42]  ». Il voit même dans les ermitages perdus « dans la solitude au fond d’un vallon, tout voilé de feuillages, […] au bord des ravins et des précipices dans lesquels se croisent de frais arbrisseaux et filtrent des sources limpides », le décor idéal des idylles courtoises :

C’est là que peut arriver la dame accorte et gracieuse dont le nain conduit la blanche haquenée ; c’est là qu’elle est reçue par l’anachorète, qui n’a pour société, sur ces collines et sur ces pelouses, que la biche ou la gazelle apprivoisée[43].

Loin de se contenter de déplorer l’aspect « triste et sauvage » que donne aux campagnes médiévales le « mépris de l’agriculture » et de se cantonner aux lieux communs traditionnels, il exalte au contraire l’intérêt de peindre une nature libre de contrainte :

[C]es campagnes, livrées à leur vigueur naturelle, à leur énergie indépendante, attestaient encore dans leurs cascades, leurs fleuves, leurs bois et leurs montagnes, les penchans d’une nature sauvage et capricieuse : ces campagnes cachant aux yeux de leur contemplateur les ressources et les détails d’une vie matérielle, pour ne lui montrer que de profondes solitudes, où l’homme ne semble être nourri que du miel qui coule du creux des chênes ; ces campagnes, dis-je, n’en paraîtront que plus pittoresques et plus favorables aux descriptions poétiques[44].

Le trait est peut-être encore plus net dans Tristan le voyageur, où forêts et montagnes tiennent une place non négligeable — quand ces « magnifiques horreurs » ne sont pas, comme la Chartreuse ou les Pyrénées, évoquées en des termes lyriques où se ressent fortement l’influence d’un Ramond de Carbonnières[45]. Le genre de nature goûté par le héros-narrateur, les points de vue, souvent panoramiques, depuis lesquels il la contemple[46], les correspondances qui s’établissent avec son humeur ou ses états d’âme[47] viendraient justifier le point de vue de Nodier, selon qui l’oeuvre de Marchangy pouvait « être justement réclamé[e] par l’école romantique[48]  ». Bien plus, c’est une véritable esthétique romantique qui trouve à s’exprimer par la bouche de Tristan, dans son attirance pour la mélancolie des ruines ou ses choix en matière architecturale. Ainsi, loin d’adopter un point de vue chevaleresque pour déplorer la ruine de la forteresse de Gisors à la suite des guerres franco-anglaises, il semble trouver plaisir à la contemplation de ces lieux « rendus à une nature sauvage, qui, de toutes parts, revient sur les plateaux agrestes dont elle était expulsée » : « Les créneaux s’écroulent dans les fossés, et se cachent sous la mousse des fleurs ; l’érable perce les fortes murailles que n’avaient pu renverser les béliers ennemis[49]. » On croirait lire le Chateaubriand du Génie se délectant de voir la végétation reprendre ses droits sur les monuments dévastés par le temps ou les hommes, et se plaisant à « rouv[rir] la grande nature fermée », selon le mot célèbre de Gautier. Ailleurs, s’extasiant devant le château de Tancarville, Tristan se lance dans un long développement sur la manière dont les monuments gothiques s’harmonisent avec les paysages d’Europe occidentale, développement qui se conclut par ces termes : « En un mot, il fallait que notre architecture fût en quelque sorte une partie nécessaire de nos paysages[50]. »

Si l’ouvrage de Marchangy se veut donc la restitution fidèle des « anciennes coutumes » de la France médiévale, on ne peut nier que la sensibilité paysagère de son héros est très proche de celle des lecteurs de son temps. Tout se passe comme si les sources lacunaires en la matière lui permettaient de tourner le dos à son imposante bibliographie pour mieux se livrer aux caprices d’une imagination à mi-chemin entre néoclassicisme et frénétisme. Elle s’engouffre alors dans cette béance documentaire par des décors naturels mis en scène d’une manière parfois quasiment picturale, au point que le pluriel par lequel ils sont souvent désignés semble les renvoyer à leur source étymologique[51]. Irait-on jusqu’à dire que c’est précisément dans ces paysages moins reconstruits que rêvés, en tout cas clairement inspirés par la sensibilité de la génération des années 1820, que se trouve la source d’un imaginaire de la nature médiévale qui s’est maintenu presque intact jusqu’à nos jours ? Rien d’étonnant en tout cas à ce qu’ils aient séduit ces Jeunes-France « moyenâgeux » du « parti mâchicoulis », qui se disaient tous alors « pour Marchangy[52]  » et à qui, en une brillante prosopopée, Louis Maigron donne ainsi la parole :

Plus de mensonges ni de conventions ! L’art ancien ne nous suffit plus ; il nous faut un art nouveau. Nous sommes rassasiés d’élégances et de fadeurs mondaines, de votre littérature de collège correcte, mais froide. Nous voulons des paysages avec de grandes et profondes perspectives, des forêts vierges ou des forêts féodales ; nous aimons les castels et les tournois, les pas d’armes et les batailles… Assez longtemps la raison a été souveraine : que l’imagination ait son tour ! Plus d’analyse, mais de la couleur ! Donnez-nous des décors nouveaux, les vôtres sont usés… Et vive la nature[53]  !