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La littérature romanesque à sujet américain et ses illustrations visuelles traduisent la rencontre de l’Européen et de l’indigène du Nouveau Monde, comme en témoignent LesIncas de Marmontel (1777) et Atala de Chateaubriand (1801). Fort célèbres en leur temps, les deux romans publiés à un quart de siècle d’écart ont suscité une iconographie abondante et variée dès leur parution et jusqu’au milieu du XIXe siècle, aussi bien dans l’art académique (tableaux, gravures savantes) que dans la culture populaire (suites lithographiées, assiettes, papiers peints). Les images inspirées d’Atala et des Incas ont été réalisées par des artistes qui ne sont jamais venus en Amérique[2]. Ces artistes sédentaires n’en expriment que mieux la projection de valeurs européennes sur une Amérique imaginaire et fictive, et leurs images, l’aspect superficiel et fantasmatique de l’exotisme américain. Pour accéder à l’idée que l’Europe se fait de l’Amérique et pour en capter les distorsions, il importe de franchir les frontières du littéraire et de s’intéresser aux images qu’elle suscite. C’est donc l’expression visuelle de l’exotisme américain qui retiendra notre attention dans les pages qui suivent, à travers une sélection d’estampes inspirées des romans de Marmontel et de Chateaubriand.

Au plan idéologique, d’une part, les récits et les images renforcent la critique de la mission civilisatrice et évangélisatrice ; au plan esthétique, d’autre part, ils traduisent la crise du classicisme et le renouvellement thématique qui l’accompagne en art et en littérature autour de 1800. Dans un premier temps, nous évoquerons la conjoncture favorable au succès des Incas et d’Atala auprès des artistes et du public. Nous présenterons ensuite le corpus visuel en évoquant la question de la circulation des images à vocation commerciale et le rapport variable entre image et textualité selon les catégories d’images. Enfin, nous procéderons à un examen thématique de quelques estampes publiées au début du XIXe siècle qui construisent un discours primitiviste à propos de la rencontre avec l’indigène.

L’Amérique et la littérature

Aux XVIIe et XVIIIe siècles en France s’était développé une tradition de littérature viatique et fictionnelle, doublée de productions scéniques (comédies, tragédies et opéras) se déroulant dans le Nouveau Monde, qui avaient devancé et sans doute aussi inspiré Marmontel et Chateaubriand[3]. Ceux-ci s’inscrivent dans une même tradition littéraire de l’exotisme américain et leurs ouvrages présentent des ressemblances formelles et thématiques frappantes. Par le moyen du récit fictionnel inspiré de la rencontre du civilisé et de l’indigène d’Amérique, leurs romans historiques formulent une critique de la civilisation et de l’entreprise coloniale au Nouveau Monde ainsi qu’un plaidoyer en faveur d’un christianisme épuré et tolérant.

Au départ, les aventures d’Atala et de Chactas ne devaient constituer qu’un bref épisode d’une grande fresque romanesque, dans laquelle la fiction serait conjuguée à des considérations philosophiques sur la supériorité de la vie primitive. Nourri par sa lecture d’ouvrages savants au sujet de l’Amérique, Chateaubriand se laisse gagner par le désir de fouler le territoire américain. Sous le couvert de la recherche de couleur locale[4], le voyage de Chateaubriand en Amérique fut surtout un exil politique sous la Révolution. De retour en France, Chateaubriand transformera son épopée de l’homme de la nature en drame historique. Il écrit :

Après la découverte de l’Amérique, je ne vis pas de sujet plus intéressant, surtout pour des Français, que le massacre de la colonie des Natchez à la Louisiane, en 1727. Toutes les tribus indiennes conspirant, après deux siècles d’oppression, pour rendre la liberté au Nouveau Monde, me parurent offrir au pinceau un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique[5].

Ce sujet avait déjà été abordé près d’un quart de siècle auparavant par Marmontel dans un récit fictionnel sur fond historique intitulé Les Incas ou la destruction de l’empire du Pérou. Paru en 1777, en pleine guerre de l’Indépendance américaine, ce roman philosophique dans la veine encyclopédiste connut aussi un succès conjoncturel en raison de l’intérêt d’actualité pour l’Amérique. Il semble donc que ce soit par dépit que Chateaubriand s’est tourné vers les Natchez, le meilleur sujet ayant déjà été traité par Marmontel. De fait, les Natchez de Chateaubriand massacrés par les Français subissent un sort semblable à celui des Mexicains et des Incas de Marmontel : exterminés et condamnés à l’exil par les Espagnols, les débris du peuple de Montezuma cherchent auprès des Incas, des alliés pour venger leur patrie dévastée, mais le même sort guette le malheureux peuple d’Ataliba.

Au lendemain de la Révolution et à l’aube du Concordat, une exaltation religieuse et morale pénètre la sensibilité française et contribue à ranimer la foi chrétienne en donnant une profondeur religieuse au renouvellement des arts, « comme pour racheter les fureurs politiques[6]  ». Lorsque paraît le roman Atala en 1801, le primitivisme, qui participe fortement à la transformation du nouveau classicisme, fait déjà partie du contexte de réception. Les littératures dites primitives tels que les récits homériques, ossianiques et bibliques jouissent en effet d’une prédilection certaine auprès des artistes européens, notamment en France chez les élèves de David. L’épopée amérindienne de Chateaubriand semble ainsi constituer la clé de voûte d’une esthétique primitiviste invitant les arts à se rencontrer et à s’unir pour la redécouverte du Nouveau Monde. Les images de l’Amérique inspirées de Chateaubriand s’inscrivent donc dans un contexte artistique de renouvellement thématique et de mise en place d’une esthétique, à la fois en continuité et en rupture avec la doctrine du Beau idéal[7].

Dans ce contexte, le nombre d’oeuvres à sujet américain exposées au Salon atteste de la place de choix occupée par la prose de Chateaubriand dans la transcription visuelle de l’exotisme américain et témoigne de manière éloquente du succès de son Atala auprès des artistes et du public[8]. Les écrits inspirés du voyage d’Amérique de Chateaubriand et de son roman Atala en particulier ont en effet suscité une quantité d’images qui surpasse largement ce qu’a pu occasionner tout autre récit, viatique ou fictionnel. Ce succès retentissant n’est sans doute pas étranger au nouvel intérêt porté au texte de Marmontel dans le domaine de l’illustration au début du XIXe siècle.

Les Incas et Atala en images

Un examen de la vaste imagerie des Incas et d’Atala révèle que les deux récits engendrent des manifestations visuelles tout à fait comparables, indiquant par là qu’ils appartiennent au même univers de diffusion et de réception. L’abondante iconographie américaniste n’est toutefois pas attribuable au seul intérêt des artistes pour les sujets littéraires américains. Après une période de précarité matérielle sous le Directoire, le domaine de l’estampe offre aux artistes un travail bien rémunéré sous le Consulat et dans les décennies suivantes, particulièrement grâce aux entreprises de reproduction et d’illustration. Tentant de répondre au goût du nouveau public bourgeois, friand de ces thèmes exotiques inspirés d’oeuvres littéraires à la mode, les artistes lui destinent des suites d’estampes commerciales[9] et des recueils d’estampes déployant volontiers une « intention moralisatrice ou sentimentale et autant que possible larmoyante[10]  ». Certains artistes vont même jusqu’à adapter leur manière au goût de ce public amateur d’anecdotes historiques aux effets pittoresques, en lui servant des suites d’estampes narratives dans le style troubadour[11].

La récurrence de certains noms d’artistes, d’imprimeurs et de marchands-éditeurs suggère l’existence d’un réseau de « spécialistes » oeuvrant dans ce secteur d’activité commerciale. En effet, les suites narratives à sujet américain (en particulier celles inspirées d’Atala) s’inscrivent au répertoire des images les plus typiques sur l’étalage des petits marchands parisiens autour de 1830. En outre, la plupart de ces suites juxtaposent le texte de la lettre en plusieurs langues, attestant ainsi du caractère populaire et lucratif de « ces images [qui] trouvaient chalands dans les pays voisins[12]  », et notamment en Espagne.

La vocation commerciale des suites d’estampes qui misent sur l’exotisme américain est essentiellement tributaire de la popularité d’un thème littéraire. En cela Atala, peut-être le premier récit à avoir pénétré l’imagerie populaire de son temps, est tout à fait exemplaire par le succès et la frénésie d’expressions visuelles qu’il a engendrés[13]. Toutefois, l’abondance des estampes et leur large diffusion dans les milieux populaires suggèrent que l’image de l’Amérique qui est véhiculée n’en est que plus fictive, car c’est peut-être dans ces suites d’images que les fantasmes s’expriment le plus complètement. Par les erreurs ethnographiques qu’elles comportent, les suites narratives semblent traduire un intérêt factice, conjoncturel et commercial pour l’Amérique, directement lié à la vogue du roman auprès de la petite bourgeoisie et de la classe populaire au XIXe siècle.

L’examen de l’iconographie littéraire de l’Amérique révèle à la fois comment les images racontent le récit et comment celui-ci est transposé en images. À cette fin, nous proposons de répartir les estampes inspirées des Incas et d’Atala en trois types : les illustrations destinées aux éditions des romans, les suites narratives d’estampes et, enfin, les interprétations de tableaux présentés au Salon. Bien qu’elles soient de facture inégale en raison de la variété des artistes qui les ont produites et qu’elles s’adressent à plusieurs publics différents, ces images attestent le succès populaire de ces deux romans ainsi que de leur impact sur les artistes. Le rapport entre image et textualité, qui l’une et l’autre construisent l’Amérique, s’établit de manière différente selon les trois catégories d’images du corpus, qu’il convient d’examiner une à une.

En premier lieu viennent les images des éditions illustrées des romans qui, par leur vocation illustrative au sein même du livre, demeurent proches du texte. Généralement assez abondantes[14], elles évoquent les principaux épisodes du récit et sont accompagnées d’un court extrait textuel précisant le moment représenté. Plus rarement, certaines éditions illustrées ne comportent que quatre planches[15].

En deuxième lieu viennent les suites d’estampes narratives, conçues comme des ensembles indépendants du livre. Certaines citent le texte original tandis que d’autres tentent de l’égaler par une prose douteuse qui dénature le récit[16]. Par ailleurs, la séquence désordonnée des épisodes narratifs, la confusion entre les personnages et l’adjonction d’un extrait de texte à une image qui ne lui correspond pas sont autant d’éléments qui traduisent la méconnaissance évidente des sources littéraires et qui accusent un travail précipité. Ce sont par ailleurs presque toujours les mêmes épisodes qui sont illustrés dans ces suites narratives, soit parce qu’ils constituent les moments forts du récit, soit parce qu’ils offrent aux artistes la commodité de s’appuyer sur des modèles connus, soit enfin parce que le découpage du récit en quelques scènes saillantes semble pratique courante dans le domaine de l’imagerie littéraire[17].

En troisième lieu viennent les images complètement autonomes qui doivent recourir à d’autres procédés narratifs comme l’ellipse ou la condensation pour évoquer le récit, puisqu’un tableau à sujet littéraire n’est pas une illustration littérale du texte mais une expression visuelle de son sens[18]. En tentant de capter l’esprit et l’essence du texte, l’artiste le transcende et l’interprète. Plutôt qu’une contrainte pour l’artiste, le texte est un point de départ lui permettant la réécriture de l’épisode afin de traduire ses propres préoccupations. En somme, quelle que soit la nature des images qui le composent, le vaste corpus visuel inspiré des Incas et d’Atala, par lequel prend forme l’exotisme américain, devient un lieu de tension entre l’image et le texte.

La critique de la mission civilisatrice : examen thématique

Afin de mieux cerner le discours primitiviste, ciment du grand mythe américain, il convient d’examiner quelques thèmes puisés dans le corpus visuel des Incas et d’Atala. Les images choisies se rapportent à la rencontre de l’Européen avec l’indigène américain et s’inscrivent dans une perspective critique du colonialisme et de la christianisation. La notion de primitivisme, qui chapeaute ces thèmes, renvoie au désir d’un retour à un idéal perdu et s’oppose au concept même de civilisation. La confrontation de la sauvagerie et de la civilisation met aussi en doute le progrès et les bienfaits de la civilisation.

L’idée selon laquelle la civilisation déshumanise et dénature l’homme[19] est véhiculée au XVIIIe siècle dans les pièces de théâtre, la littérature fictionnelle et viatique et les traités philosophiques et historiques, ce qui traduit un « besoin de spéculer sur l’ingénuité ou l’innocence », même s’il s’agissait d’une « innocence-fiction[20]  ». L’innocence retrouvée appelle le concept de l’homme nouveau qui avait nourri tout le XVIIIe siècle à travers les fictions philosophiques, notamment avec le motif du « Huron posant le pied en terre civilisée[21]  ». Poncif de la littérature américaniste, l’Amérindien faisant la leçon à un civilisé est surtout un irréductible « sauvage » qui refuse la société européenne dans laquelle il est transplanté. Le tout premier épisode d’Atala se rapporte ainsi au thème du refus de la civilisation et du retour à la vie sauvage. L’Amérindien Chactas, qui avait été recueilli par le Castillan Lopez dans une ville côtière de la Floride, sombre dans la mélancolie loin de ses forêts : « Mais après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, je fus saisi du dégoût de la vie des cités. Je dépérissais à vue d’oeil : tantôt je demeurais immobile pendant des heures, à contempler la cime des lointaines forêts […][22]  .» Chactas décide de reprendre l’arc et le carquois et de quitter Lopez : « Ne pouvant plus résister à l’envie d’aller au désert, un matin je me présentai à Lopez, vêtu de mes habits de Sauvage, tenant d’une main mon arc et mes flèches, et de l’autre mes vêtements européens[23]  .» Comprenant son attachement à la vie sauvage et sa fidélité à la culture primitive, son hôte le laisse partir : « Va, s’écria-t-il, enfant de la nature ! reprends cette indépendance de l’homme, que Lopez ne te veut point ravir[24] .»

L’estampe de Simon d’après Lordon intitulée Lopez et Chactas (fig. 1) est l’une des très rares illustrations de cet épisode, vraisemblablement parce qu’il précède l’idylle amoureuse de Chactas et Atala, laquelle constitue le noyau des suites narratives d’estampes. Par la qualité de sa facture, la rectitude des figures et la sobriété classique des costumes et du décor, cette oeuvre se compare avantageusement aux autres estampes connues sur ce sujet[25]. La planche amorce vraisemblablement une suite narrative qui pourrait comprendre quatre épisodes, voire davantage[26]. Le texte de la lettre apparaissant au-dessous de l’image reprend pour l’essentiel le texte de Chateaubriand se rapportant au passage illustré, malgré des modifications mineures d’orthographe et de ponctuation. On constate toutefois dans le texte de l’estampe l’omission d’un court passage du texte original dans lequel Chateaubriand traduit la tristesse de Lopez éploré embrassant Chactas : « Mais voyant que j’étais résolu à tout entreprendre, fondant en pleurs, et me serrant dans ses bras : “Va, s’écria-t-il, enfant de la nature !”[…] ». D’ailleurs, dans l’image, comme si sa magnanimité avait été priorisée au détriment de son affliction, Lopez debout désigne du geste les forêts sauvages, marquant ainsi une distance sociale et hiérarchique avec Chactas agenouillé à ses pieds. Eurocentriste dans son esprit, la distribution des figures place l’indigène dans un rôle de soumission et de reconnaissance face à l’Européen, lequel consent à lui rendre sa liberté. La figure de Chactas, idéalisée et drapée à l’antique, mais coiffée de plumes et portant le carquois et l’arc conformément à l’iconographie traditionnelle de l’Amérindien, ne semble constituer qu’une curiosité exotique, dénuée de toute vraisemblance ethnographique. La scène est campée dans un portique d’une sobriété classique évoquant le décor architectural de la ville espagnole et s’ouvre sur un paysage élégiaque de conception classicisante, dont la végétation exotique semble vouloir traduire la nature américaine.

Chateaubriand lui-même, dont « le voyage en Amérique avait renforcé [la] haine de la vie en société[27]  », écrivait lors de son exil en Angleterre après la Terreur : « Je compris pourquoi pas un Sauvage ne s’est fait Européen, et pourquoi plusieurs Européens se sont faits Sauvages[28]  .» Ce thème du « sauvage » qui après avoir connu la civilisation affirme sa volonté de retourner à l’état de nature repose sur des fondements rousseauistes[29] et exprime le doute envers le colonialisme et la rationalité des Lumières, prétendument garants du bonheur du genre humain.

Marmontel aussi aborde le thème de la rencontre, voire de la confrontation, entre sauvagerie et civilisation[30] et, plus encore que Chateaubriand, dénonce la cruauté des Européens (des Espagnols, il est vrai) envers les indigènes d’Amérique. C’est sans doute en raison de l’échec colonial en Nouvelle-France que les Français, peu enclins à raviver le souvenir de leur propre mésaventure en Amérique, préfèrent insister sur l’entreprise coloniale des Espagnols. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, en effet, les remords de la colonisation, qui se traduisent par le procès des grandes nations ayant colonisé l’Amérique et par la démonstration de la barbarie des civilisés, conduisent tout naturellement à l’effondrement du mythe de la Conquête et appellent une nouvelle vision de l’Amérique[31]. S’étant nourris d’ouvrages encyclopédiques sur le Nouveau Monde, notamment de l’Histoire philosophique de Raynal qui a le plus sérieusement contribué à modeler la vision française de la conquête et de la colonisation de l’Amérique[32], Marmontel et Chateaubriand campent leurs récits dans une Amérique fabuleuse, prétexte à la critique des moeurs et des institutions européennes.

Après avoir évoqué le thème rousseauiste et primitiviste de l’indigène refusant la civilisation de l’Européen, voyons comment l’indigène en refuse aussi la religion, cette fois avec un épisode tiré du roman de Marmontel se rapportant au courage des Mexicains Télasco et Amazili pendant l’incendie du palais.

[…] au milieu de l’embrâsement; & dans ce palais solitaire, dont ses soldats, de tous côtés, défendent l’enceinte, il [Télasco] appelle, avec des cris perçans, sa chere Amazili. Il la trouve éperdue, courant échevelée, & le cherchant pour l’embrasser, avant de périr dans les feux. « O chere moitié de mon ame ! lui dit-il, en la saisissant, & en la serrant dans ses bras, il faut mourir, ou être esclaves. Choisis : nous n’avons qu’un instant. – Il faut mourir, lui répondit ma soeur ». Aussi-tôt il tire une fleche de son carquois, pour se percer le coeur. « Arrete ! lui dit-elle, arrête ! Commence par moi : je me défie de ma main, & je veux mourir de la tienne »[33].

Refusant de se soumettre aux conquistadors espagnols et à leur Dieu chrétien, les héros mexicains préfèrent mourir fiers, libres et idolâtres. À la différence de la chrétienne Atala qui se suicide afin de ne pas succomber à son désir amoureux, Télasco et Amazili envisagent ensemble le suicide comme moyen d’accéder à l’union éternelle. À l’instar de l’antique Gaulois tuant son épouse[34] pour lui épargner l’esclavage, Télasco s’apprête à tuer Amazili avant de s’enlever lui-même la vie. L’héroïsme des personnages préférant la mort à l’esclavage[35] et chérissant la liberté comme valeur absolue consolide l’analogie établie entre l’Amérique et l’Antiquité. Incapable toutefois d’enlever la vie à celle qu’il aime, le Télasco de Marmontel, au lieu de la honte et de l’esclavage qui attendent ceux qui ne savent pas mourir, préfère la gloire de combattre pour la liberté et ainsi échapper aux mains des Espagnols :

Trois fois son amante l’implore & trois fois sa main se refuse à percer ce coeur dont il est adoré. Ce combat lui donne le temps de changer de résolution. « Non, non, dit-il, je ne puis achever. – Et ne vois-tu pas, lui dit-elle, les flammes qui nous environnent, & devant nous l’esclavage & la honte, si nous ne savons pas mourir ? — Je vois aussi, dit-il, la liberté, la gloire, si nous pouvons nous échapper »[36].

Le « suicide » de Télasco et Amazili pendant l’incendie du palais, qui revient dans toutes les suites d’estampes narratives et d’illustrations du roman, figure en première ou deuxième place dans la séquence narrative. Dans toutes les versions, et même dans un tableau anciennement attribué à Louis Hersent[37], on constate une relative homogénéité iconographique pour la pose et la parure des figures. Une estampe de Leroux d’après Desenne (fig. 2) constitue la première de quatre illustrations ornant l’édition de 1819 du roman de Marmontel et apparaît face à la page 93 du dixième chapitre du roman, qui en comprend cinquante-trois. Le dessinateur campe la scène dans le « vestibule du palais […] inondé de sang », « dont [les] soldats, de tous côtés, défendent l’enceinte[38]  ». À l’avant-plan apparaît le couple enlacé, dont le costume constitue la principale référence ethnographique à l’Amérique. Serrant Amazili contre lui, Télasco tend le bras gauche armé du bouclier et de l’arc dans une pose qui semble provenir d’un prototype de la statuaire antique, tel le Gladiateur Borghèse[39] ou l’Apollon du Belvédère[40]. À l’arrière-plan s’affrontent au combat les guerriers mexicains et espagnols, distribués de part et d’autre des protagonistes. La pose, la nudité et le profil facial des guerriers mexicains, mais aussi les armes de guerre, tels le bouclier et la lance, évoquent les guerriers et gladiateurs grecs qui abondent dans la statuaire et les bas-reliefs antiques. Les débris du palais qui jonchent le sol à l’avant-plan accentuent le thème de la destruction d’une civilisation antique. On ne mesurera jamais assez comment les artistes jusqu’au milieu du XIXe siècle restèrent imprégnés du néoclassicisme davidien.

La recherche de l’Antiquité, dans ses nobles modèles d’héroïsme et de sacrifice de soi, s’incarne dans la figure de l’Amérindien mû par l’amour de l’indépendance et de la liberté. L’idéalisation morale de l’Amérindien se double d’une appréciation esthétique de sa nudité, conforme aux canons antiques. Les conditions de la beauté selon Winckelmann que sont la noble simplicité et la grandeur sereine des Grecs révèlent en outre des qualités éthiques et morales qui rappellent le sentimentalisme de Rousseau. On connaît par ailleurs les réflexions de Winckelmann, admiratif à l’égard de l’Apollon du Belvédère, lequel constitue la source iconographique de la plupart des représentations du guerrier d’Amérique[41] et dont Télasco n’est ici qu’un timide avatar.

Insoumis, libres et indépendants, les Amérindiens ne sont esclaves que de leur superstition, car selon l’abbé Raynal « elle seule pouvait ôter la liberté à des hommes qui n’avaient guère à perdre que la liberté[42]  », comme si la conversion des peuples indigènes à la religion chrétienne devait leur être une meilleure source de liberté. Bien que Raynal et Marmontel paraissent avoir souscrit à cette idée que les bienfaits de la civilisation de la religion chrétienne visent à adoucir les coutumes amérindiennes, ils n’en condamnent pas moins la destruction du Mexique de Montezuma par Cortez. En imposant son Dieu en remplacement du culte des idolâtres, Cortez incarne précisément le fanatisme religieux et l’absolutisme destructeur que pourfend Marmontel — le frontispice de Moreau le jeune pour la première édition des Incas en témoigne — en tentant de le distinguer du christianisme[43]. À un quart de siècle de distance, Les Incas et Atala préconisent tous deux une vision épurée voire primitiviste du christianisme qui, croyons-nous, cherche à rompre avec le fanatisme de l’idéologie de la conquête et à nouer avec la simplicité du culte de la nature des Amérindiens idolâtres. Les deux romans exaltent la sensibilité et la vertu de l’âme primitive en présentant les Indiens d’Amérique comme des êtres dont la bonté naturelle n’est perfectible que par la foi chrétienne.

La thèse originelle d’Atala étant de montrer les bienfaits de la religion chrétienne pour les « sauvages », le christianisme y est présenté comme étant en harmonie et en sympathie avec la nature humaine. Le roman expose aussi l’idée que la religion, lorsqu’elle est mal comprise, éprouve le coeur humain et le précipite dans le malheur. C’est d’ailleurs à cause de cette incompréhension que la pieuse Atala, sur le point de succomber à ses passions pendant une tempête, dont la sublimité devient le miroir des tourments de son âme, fait le sacrifice inutile de son amour et de sa vie en s’empoisonnant. Sans pourtant dénoncer ce christianisme qui cause la mort d’Atala, Chateaubriand en propose plutôt une simplification qui le rapproche du primitivisme et de la nature[44].

Dans l’attente des effets du poison mortel absorbé pendant l’orage, Atala et Chactas sont recueillis par le père Aubry. Dans un ultime élan vers le salut de son âme, Atala éperdue se réfugie auprès du missionnaire : « Atala était aux pieds du religieux : “Chef de la prière, lui disait-elle, je suis chrétienne, c’est le ciel qui t’envoie pour me sauver”[45]. » L’une des pièces d’une paire d’estampes gravées par Rollet d’après Schopin illustre ce passage (fig. 3). Pour évoquer le tourment d’une âme indigène cherchant le salut dans la foi chrétienne, Atala est représentée agenouillée, s’accrochant à la poitrine du père Aubry qui semble prononcer une prière : « “La Providence soit bénie ! s’écria-t-il, aussitôt qu’il nous aperçut. […] Que Dieu soit loué dans toutes ses oeuvres ! sa miséricorde est bien grande, et sa bonté infinie !”[46]. ». À l’arrière-plan, à gauche, émergeant à peine de l’ombre, Chactas étonné assiste à la scène :

Pour moi, je comprenais à peine l’ermite; cette charité me semblait si fort au-dessus de l’homme, que je croyais faire un songe. À la lueur de la petite lanterne que tenait le religieux, j’entrevoyais sa barbe et ses cheveux tout trempés d’eau; ses pieds, ses mains et son visage étaient ensanglantés par les ronces[47].

Sur le plan formel — en particulier le traitement des figures, du décor et de l’éclairage en clair-obscur, mais aussi le format ogival de la composition —, l’estampe de Schopin traduit le goût gothique (et donc primitif) préconisé par Chateaubriand. Le poète célèbre en effet le génie du christianisme dans un paysage exotique, luxuriant et vierge, à la fois porteur de symboles bibliques illustrant les origines naturelles de la création divine et investi d’un sentiment de la nature décrivant les forêts comme des cathédrales gothiques. S’inscrivant dans la « gothicomanie » (un aspect du primitivisme) apparue dès avant la Restauration en France[48], Chateaubriand compare en effet la cathédrale à la forêt, parce que l’architecture imite la nature et que la forêt est un bois sacré[49].

Dans la poursuite d’une esthétique primitiviste, Chateaubriand s’inspire à la fois de l’Antiquité d’Homère et des brumes nordiques d’Ossian pour sa légende historique se déroulant dans les colonies françaises d’Amérique du Nord. Dans les images, le métissage de l’épopée amérindienne de Chateaubriand avec les légendes ossianiques est perceptible surtout à travers le personnage du père Aubry. L’iconographie du missionnaire chrétien aux apparences de barde nordique, constante dans toute l’imagerie atalienne, demeure fortement empreinte d’un certain paganisme ossianique, non étranger à l’esthétique primitiviste du début du XIXe siècle en art et en littérature. De plus, ce métissage thématique et iconographique d’Ossian et d’Atala, déjà présent dans le tableau de Girodet en 1808, nous paraît représentatif de l’art du début du XIXe siècle, attaché au surnaturel et au renouveau de la foi religieuse[50].

Le vieil ermite, qui incarne le christianisme dont l’ouvrage de Chateaubriand prétend célébrer le génie, actualise le lien entre le primitivisme et la religion chrétienne. Il est celui qui recueille les infortunés Chactas et Atala dans la tempête, qui leur prodigue ses enseignements sur la foi chrétienne pendant l’agonie d’Atala et qui célèbre ses funérailles dans la grotte. Malgré la sagesse du père Aubry et l’apaisement qu’il tente de procurer par ses paroles, la religion chrétienne est tenue pour responsable de la mort d’Atala. Par conséquent, Chactas, qui avait d’abord été ému et séduit par le christianisme, ne tardera pas à le maudire et à le refuser pour toujours. D’ailleurs, tout le roman est présenté du point de vue de cet Amérindien qu’on tente d’évangéliser, puisqu’il en est aussi le narrateur, permettant ainsi à Chateaubriand de développer divers artifices littéraires et langagiers par lesquels il prétend se montrer fidèle à la pensée sauvage. Devenu aveugle comme Homère et Ossian, modèles primitifs par excellence, et errant sur le tombeau de ses ancêtres, le vieux sachem Chactas raconte les souvenirs de ses amours malheureuses avec Atala et de son peuple disparu.

L’épisode final de la mort d’Atala dans une grotte, qui est de loin le plus souvent représenté[51], permet un éventail de scènes, depuis les dernières paroles d’Atala jusqu’à sa mise au tombeau, en passant par la dernière communion, la veillée funèbre et la mise en linceul. Les estampes représentant l’une ou l’autre de ces scènes témoignent indéniablement de l’ascendant exercé sur les artistes illustrateurs par le célèbre tableau de Girodet Les funérailles d’Atala[52]. L’estampe de Simon d’après Mallet[53] par exemple (fig. 4), qui illustre la mise au tombeau d’Atala « sous l’arche du pont naturel, à l’entrée des Bocages de la mort[54]  », c’est-à-dire à proximité du cimetière indien, demeure très proche de la composition de Girodet. Dans sa conception de l’espace et des éléments du décor, de la végétation et des accessoires, autant que dans la distribution des figures, le peintre ne dissimule pas sa dette envers le peintre. Enveloppée dans un linceul que tient le père Aubry à ses pieds à droite, la dépouille d’Atala est descendue dans la fosse creusée par Chactas et le père Aubry. À la différence du tableau de Girodet, Chactas soutient le haut du corps d’Atala et approche sa tête de son visage. Cette apparente innovation de la part des illustrateurs pour la pose et l’attitude de Chactas révèle en fait l’emprunt à une autre source : la figure du cacique Henri, à gauche dans le tableau de Louis Hersent sur un sujet des Incas[55] exposé en même temps que l’Atala de Girodet au Salon de 1808. Le personnage de Chactas est par ailleurs dépouillé de tout signe d’indianité dans le costume, la coiffure ou les accessoires, au profit de la nudité et du drapé à l’antique.

Si chez Chateaubriand le retour aux fondements du christianisme et le lien avec le primitivisme passent par le personnage du père Aubry, il en va de même chez Marmontel avec le personnage du missionnaire dominicain Las Casas qui incarne « l’esprit du Christianisme dans toute sa simplicité[56]  ». Le célèbre épisode où Las Casas malade est soigné par le lait d’une femme, seul élixir pouvant le ramener à la santé, témoigne de l’amour que les Amérindiens portent à leur grand défenseur mais aussi d’un certain métissage de charité chrétienne et amérindienne. Le bon cacique converti au christianisme propose que sa femme, qui venait de perdre un enfant et qui avait répandu son lait sur la tombe selon la coutume amérindienne[57], lui donne le sein.

Écoute, ajouta le sauvage, en soulevant sa tête, ils disent que tu es attaqué d’une maladie à laquelle le lait de femme est salutaire. Je t’amène ici ma compagne. Elle a perdu son enfant ; elle a pleuré sur lui ; elle a baigné du lait de ses mamelles la poussière qui le couvre ; il ne lui demande plus rien. La voilà. Viens, ma femme, & présente à mon père ces deux sources de la santé. Je donnerois pour lui ma vie ; & si tu prolonges la sienne ; je chérirai jusqu’au dernier soupir le sein qui l’aura allaité[58].

Exotique à souhait, cet épisode d’allaitement chaste, qui rappelle aussi l’antique charité romaine racontée par Pline le Jeune et qui célèbre à la fois l’Antiquité, le christianisme et l’indigène, a beaucoup ému le public européen. Attribuer aux Amérindiens des vertus morales antiques, c’est leur reconnaître des qualités d’âme supérieures à celles qu’on attribuait au « bon sauvage ». À la suite de la première édition illustrée du roman de Marmontel par Moreau le Jeune en 1777, d’autres artistes de renom comme Le Barbier l’Aîné, ou de réputation moindre comme Chasselat, essaieront à leur tour d’immortaliser l’épisode du quarante-troisième chapitre des Incas dans leurs suites d’estampes. La plupart des illustrations s’attachent aux négociations et aux efforts de persuasion avant l’allaitement : « Las-Casas, pénétré jusqu’au fond de l’ame, voulut refuser ce secours. “Ah, cruel ! s’écria le Cacique, dis-nous donc, si tu veux mourir, quel est l’ami que tu nous laisses. […] Viens, ma femme, embrasse mon pere; & que ton sein force sa bouche à y puiser la vie”[59]. » Chez Marmontel, c’est la jeune femme laissée seule avec le vieil homme qui parvient à le convaincre d’accepter son sein :

« Adieu, mon pere, lui dit-il. Je laisse auprès de toi la moitié de moi-meme; & je ne veux la revoir que lorsqu’elle t’aura rendu à la vie & à notre amour ». Cette jeune & belle Indienne, à genoux devant Las Casas, lui dit à son tour : « Que crains-tu, homme de paix & de douceur ? Ne suis-je pas ta fille ? n’es-tu pas notre pere ? Mon bien-aimé me l’a tant dit ! Il donneroit pour toi son sang. Moi, je t’offre mon lait. Daigne puiser la vie dans ce sein que tu as fait tressaillir tant de fois, lorsqu’on me racontoit les prodiges de ta bonté ». Trop attendri pour rejeter une prière si touchante, trop vertueux pour rougir d’y céder, le Solitaire, avec la même innocence que le bienfait lui étoit offert, le reçut[60].

Le tableau de Hersent (fig. 5) fait exception en représentant la scène de l’allaitement proprement dite. Se refusant à la stricte illustration du texte, le peintre mise sur la participation du cacique Henri qui soutient la couche du vieillard et l’aide à boire à la mamelle salvatrice de sa femme. La composition sobre et dramatique dispose les trois personnages dans un espace intimiste et « chrétien », baigné d’un éclairage à la chandelle qui préserve la chasteté de la scène. La gravure de grand format, réalisée par Adam en 1823, reprend fidèlement et selon la même orientation la composition de Hersent exposée pour la première fois au Salon de 1808 mais occultée par le chef-d’oeuvre de Girodet inspiré de Chateaubriand, dévoilé à la même occasion[61]. Ces deux peintres contribuent de manière remarquable à l’expression visuelle de l’exotisme américain en investissant leurs tableaux d’éléments primitivistes liés à la grandeur antique et à l’épuration du christianisme, tout en souscrivant aux valeurs esthétiques récemment exploitées. Combinant de nouveaux sujets exotiques à une iconographie chrétienne, ils transfigurent le néoclassicisme, notamment avec le thème stoïcien du lit de mort, puisque la mort universelle et sublime attend ceux qui vivent à l’état de civilisation comme à l’état de nature[62].

Toutefois, la rencontre avec l’Européen semble fatale pour l’indigène, comme en témoignent les thèmes illustrés que nous avons évoqués : l’indigène se meurt de mélancolie loin de ses forêts ou préfère se suicider plutôt que de révérer le Dieu vengeur des Européens, tandis que l’indigène qui s’est converti au christianisme n’en a qu’une compréhension approximative et se donne la mort de peur de trahir le Dieu des Blancs. La nécessité d’épurer le culte chrétien, porteur de mort et inapte à apaiser l’âme en deuil de l’indigène, se traduit par une certaine perméabilité aux coutumes indigènes, capables de rendre la vie, comme en témoigne l’allaitement de Las Casas. À ces thèmes, ajoutons celui de la disparition des peuples indigènes au contact des Européens, puisque l’esclavage, la spoliation, le massacre et la conversion forcée semblent compter parmi les « bienfaits » de la mission civilisatrice et évangélisatrice.

À cet égard, il est significatif que les romans de Marmontel et de Chateaubriand concluent sur le thème de l’exil des populations indigènes. Reconnaissant envers les Indiens d’Amérique qui l’avaient accueilli dans son propre exil sous la Révolution, Chateaubriand s’identifie à l’infortune de leur destin et se lamente devant les derniers survivants d’une race qui fut jadis libre :

Indiens infortunés que j’ai vus errer dans les déserts du Nouveau-Monde, avec les cendres de vos aïeux, vous qui m’aviez donné l’hospitalité malgré votre misère, je ne pourrais vous la rendre aujourd’hui, car j’erre, ainsi que vous, à la merci des hommes ; et moins heureux dans mon exil, je n’ai point emporté les os de mes pères[63].

Ce sont là les tout derniers mots du roman. Chez Chateaubriand, le thème de l’errance s’accompagne du thème de la mémoire d’un peuple déraciné transportant avec lui les ossements des Anciens. Mais avec cette mémoire vient aussi le sentiment d’une perte irréparable, puisque dans cet exil, les nouveaux-nés meurent avant de voir le jour :

La fille de Céluta repartit : « Nous sommes les restes des Natchez […] il y a sept lunes que les blancs de la Virginie se sont emparés de nos terres, en disant qu’elles leur ont été données par un roi d’Europe. Nous avons levé les yeux au ciel, et chargés des restes de nos aïeux, nous avons pris notre route à travers le désert. Je suis accouchée pendant la marche ; et comme mon lait était mauvais, à cause de la douleur, il a fait mourir mon enfant »[64].

Cet épisode connu par un tableau de Delacroix[65] n’est pas sans rappeler l’exil des Incas raconté à la fin du roman de Marmontel, auquel vient se greffer le thème de l’accouchement funeste et de la mortalité infantile pour accentuer le caractère pathétique, violent et irrémédiable de l’extinction des peuples indigènes. Une gravure par Adam d’après Desenne (fig. 6) fait voir les derniers Incas défilant en un convoi d’esclaves captifs aux mains des Espagnols : « On les voyoit, ces illustres captifs, tristes, abattus, gémissans, les yeux baissés & pleins de larmes; on les voyoit s’avancer à pas lents dans ces campagnes désolées, & toutes fumantes encore du sang qu’on y avoit répandu[66]. » À l’avant-plan, Cora est couchée morte sur la tombe d’Alonzo, à côté de leur enfant qui vient de mourir en naissant :

Elle [Cora] se précipite, elle tombe égarée sur cette terre humide encore, que l’herbe n’avoit pas couverte ; elle l’embrasse avec l’amour dont elle eût embrassé le corps de son époux ; elle résiste au soin qu’on prend de l’arracher de ce tombeau ; & lorsqu’on veut lui faire violence, il semble, à ses cris douloureux, qu’on va lui déchirer le coeur. Enfin, l’excès de la douleur rompant les noeuds dont la nature retenoit encore dans ses flancs le fruit d’un malheureux amour, elle expire en devenant mere. Mais cet accès de désespoir n’a pas été mortel pour elle seule ; & l’enfant qu’elle a mis au monde en est frappé. Il s’éteint, sans ouvrir les yeux à la lumière, sans avoir senti ses malheurs[67].

Dernière de quatre illustrations ornant l’édition de 1819 du roman de Marmontel, la planche apparaît face à la page 468 du cinquante-deuxième et avant-dernier chapitre. Cette édition illustrée est le fruit de la collaboration du dessinateur Desenne avec les graveurs Leroux et Adam. Ce dernier, qui a gravé l’épisode de l’exil des Incas, est aussi l’auteur de la gravure savante d’après le tableau La maladie de Las Casas de Louis Hersent exposé quinze ans plus tôt au Salon de 1808 (fig. 5). Fort curieusement, la scène de Las Casas soigné par les indigènes, qui est canonique dans l’iconographie des Incas et qui conclut le plus souvent les cycles de quatre estampes, n’est pas illustrée dans l’édition de 1819. En outre, cette édition est la seule, à notre connaissance, à illustrer l’épisode de l’exil.

La substitution du traditionnel épisode de l’allaitement de Las Casas par celui de l’accouchement funeste pendant l’exil traduirait-elle une volonté de rivaliser avec l’Atala de Chateaubriand dont l’épilogue est aussi marqué par ce thème ? Plus globalement, cette substitution serait-elle le reflet de la préoccupation croissante pour la disparition des peuples indigènes dans le discours européen au XIXe siècle ? La vogue du Dernier des Mohicans de Cooper dans les années 1820 et les présentations publiques des Amérindiens de Catlin dans les années 1840 perpétuent en effet la perception pathétique du « noble sauvage » victime des progrès de la civilisation. La polémique à propos de l’Amérique, qui depuis le XVIIIe siècle préside à l’élaboration des théories historiques, place la figure réifiée de l’Amérindien au centre du débat anthropologique sur le développement de l’humanité[68]. Avec la montée de l’historicisme, des théories évolutionnistes et des études anthropologiques qui nourrissent un intérêt pour la disparition des « races », l’Européen dispose de nouveaux cadres conceptuels pour appréhender le monde indigène et de se définir face à lui.

Au terme de cet examen thématique puisé dans le corpus visuel des Incas de Marmontel et d’Atala de Chateaubriand, il apparaît que la rencontre de l’Européen et de l’indigène américain traduit une vision réifiante de ce dernier car, comme l’écrivait Michèle Duchet, « l’homme sauvage est objet, l’homme civilisé seul est sujet[69]  ». Figure mythique et fictive, façonnée par l’imagination et ancrée dans l’idéalisation, l’indigène américain joue un rôle primordial dans la distillation de l’idée européenne de l’Amérique puisque, pour citer encore Michèle Duchet, « ce n’est qu’à travers sa propre culture que l’Européen perçoit la réalité du monde sauvage qui, en soi, lui demeure étranger, inaccessible[70]  ». Nous avons vu en effet que le discours idéologique à l’oeuvre dans les thèmes choisis conforte la critique rousseauiste de la mission civilisatrice et évangélisatrice bien plus qu’il ne démontre un intérêt véritable pour le monde indigène.

Les textes et les images traduisent en outre une recherche d’évasion philosophique et spirituelle en réaction au rationalisme scientifique des Lumières[71] et qui s’exprime par une pluralité de voies esthétiques et stylistiques. Dans le domaine des arts visuels, l’enquête du côté du primitivisme coïncide avec la crise du classicisme dont l’un des principaux symptômes est le renouvellement thématique dû à trois facteurs essentiels : l’émergence des littératures modernes comme nouvelles sources littéraires, la montée de l’historicisme et l’essor des voyages. Or, si l’Amérique répond à ces trois facteurs de renouvellement thématique, c’est surtout la dimension littéraire qui a retenu notre intérêt dans une étude du corpus visuel inspiré des récits de Marmontel et Chateaubriand.

Nous avons vu qu’une fois sorties du cadre du livre, les images s’affranchissent du texte, le prennent en charge et le transcendent. Cette graduelle autonomie de l’image par rapport au texte paraît emblématique du genre historique[72], une tendance de l’art français qui se développe au XIXe siècle et dans laquelle l’image puise dans de nouvelles sources littéraires, volontiers historicistes, en se dégageant de toute fonction illustrative. Puisque l’Amérique figure parmi les mythes littéraires du siècle qui ont nourri un art essentiellement figuratif et référentiel, nous croyons que les estampes inspirées des Incas et d’Atala participent déjà de cette veine épique et mélodramatique du romantisme marquée par le triomphe de la narration[73].

Figure 1

Lopez et Chactas. Gravure au burin de Jean Pierre Simon (né 1769), d’après Pierre Jérôme Lordon (1780-1838), XIXe siècle, parue à Paris chez Osterwald l’Aîné, 41 x 43 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Lopez et Chactas. Gravure au burin de Jean Pierre Simon (né 1769), d’après Pierre Jérôme Lordon (1780-1838), XIXe siècle, parue à Paris chez Osterwald l’Aîné, 41 x 43 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

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Figure 2

Ô chère moitié de mon âme ! lui dit Télasco en la saisissant || et en la serrant dans ses bras, il faut mourir… Gravure au burin de [Jean Marie] Leroux (1788-1870), d’après Alexandre-Joseph Desenne (1785-1827), illustration pour Marmontel, Les Incas, ou la Destruction de l’empire du Pérou, Paris, Verdière, 1819, chap. X, 12,8 x 8,4 cm, Université du Québec à Montréal, Livres rares.

Ô chère moitié de mon âme ! lui dit Télasco en la saisissant || et en la serrant dans ses bras, il faut mourir… Gravure au burin de [Jean Marie] Leroux (1788-1870), d’après Alexandre-Joseph Desenne (1785-1827), illustration pour Marmontel, Les Incas, ou la Destruction de l’empire du Pérou, Paris, Verdière, 1819, chap. X, 12,8 x 8,4 cm, Université du Québec à Montréal, Livres rares.

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Figure 3

Atala & Chactas. || Atala était aux pieds du religieux. “Chef de la prière, lui disait-elle, je suis chrétienne, c’est le ciel qui t’envoie pour me sauver”. || (de Chateaubriand ‑ Atala et Chactas). Gravure à l’aquatinte de Louis-René-Lucien Rollet (1809-1862), d’après Frédéric Henri Schopin (1802/1804-1880), 1843, parue à Paris chez Jeannin, Bulla et Delarue, à Londres chez Fuller et à Berlin chez Sachsé, 72,7 x 57 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Atala & Chactas. || Atala était aux pieds du religieux. “Chef de la prière, lui disait-elle, je suis chrétienne, c’est le ciel qui t’envoie pour me sauver”. || (de Chateaubriand ‑ Atala et Chactas). Gravure à l’aquatinte de Louis-René-Lucien Rollet (1809-1862), d’après Frédéric Henri Schopin (1802/1804-1880), 1843, parue à Paris chez Jeannin, Bulla et Delarue, à Londres chez Fuller et à Berlin chez Sachsé, 72,7 x 57 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

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Figure 4

[Mise au tombeau d’Atala], épreuve avant la lettre. Gravure au burin de Jean-Pierre Simon (né 1769), d’après Jean-Baptiste Mallet (1759-1835), XIXe siècle, parue à Paris chez Osterwald l’Aîné, 32 x 39,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

[Mise au tombeau d’Atala], épreuve avant la lettre. Gravure au burin de Jean-Pierre Simon (né 1769), d’après Jean-Baptiste Mallet (1759-1835), XIXe siècle, parue à Paris chez Osterwald l’Aîné, 32 x 39,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

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Figure 5

La maladie de Las Casas. Gravure au burin de [Pierre Michel] Adam (actif au XIXe siècle), d’après Louis Hersent (1777-1860), 1823, 40 x 52,7 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La maladie de Las Casas. Gravure au burin de [Pierre Michel] Adam (actif au XIXe siècle), d’après Louis Hersent (1777-1860), 1823, 40 x 52,7 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

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Figure 6

Enfin, l’excès de la douleur rompant les noeuds dont || la nature retenait encore dans ses flancs le fruit d’un mal- || heureux amour, elle expire en devenant mère. Gravure au burin de [Pierre Michel] Adam (actif au XIXe siècle), d’après Alexandre-Joseph Desenne (1785-1827), illustration pour Marmontel, Les Incas, ou la Destruction de l’empire du Pérou, Paris, Verdière, 1819, chap. LII, 12,3 x 8,3 cm, Université du Québec à Montréal, Livres rares.

Enfin, l’excès de la douleur rompant les noeuds dont || la nature retenait encore dans ses flancs le fruit d’un mal- || heureux amour, elle expire en devenant mère. Gravure au burin de [Pierre Michel] Adam (actif au XIXe siècle), d’après Alexandre-Joseph Desenne (1785-1827), illustration pour Marmontel, Les Incas, ou la Destruction de l’empire du Pérou, Paris, Verdière, 1819, chap. LII, 12,3 x 8,3 cm, Université du Québec à Montréal, Livres rares.

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