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L’époque actuelle se caractérise par la multiplication des espaces consacrés à la mémoire individuelle et collective. On ne compte plus les monuments, les musées, les discours destinés à nous rappeler certains épisodes-clés de notre histoire, notamment celle du siècle dernier. Ce phénomène est d’autant plus important que nous avons désormais la capacité, d’un point de vue technique, d’accumuler des quantités phénoménales de documents de toutes sortes. En outre, le développement de moyens de communication de plus en plus rapides et efficaces permet de rendre les archives, quelle que soit leur forme, beaucoup plus accessibles. Cette omniprésence de lieux et de discours commémoratifs s’accompagne d’un intérêt grandissant pour la mémoire individuelle. La vie quotidienne de personnes connues ou inconnues devient le sujet et l’objet de nombreuses recherches dans plusieurs domaines comme les arts, l’histoire ou la littérature. Les objets, les photos et les documents leur ayant appartenu revêtent même parfois un caractère sacré. Cela explique en partie le souci de nos contemporains de vouloir, à leur tour, laisser leur trace. Ainsi, l’autobiographie, au sens large du terme, n’a jamais été aussi populaire, phénomène qui se reflète en littérature, mais aussi au cinéma, par un intérêt marqué pour les témoignages, les récits de vie, voire les oeuvres d’autofiction.

Cet engouement pour la mémoire individuelle et collective se développe au moment même où, dans plusieurs sphères d’activité, nous vivons l’ère de l’instantanéité, de l’éternel présent. Cela n’est pas sans influencer le travail d’artistes et d’auteurs contemporains dont la production, à la fois tributaire et partie prenante de ce phénomène, réussit bien à traduire ce paradoxe. En effet, pour un grand nombre d’artistes, de réalisateurs[1], de compositeurs[2], d’auteurs, de photographes, l’appropriation de différentes formes de mémoire est un moteur imortant de leur exercice créatif. En témoigne l’abondance d’oeuvres construites à partir d’extraits, de récits, de fragments et de documents de toutes sortes, autant de témoignages d’une autre époque qui se voient récupérés et qui prennent, par le fait même, un sens nouveau.

L’exercice est particulèrement intéressant chez les artistes et auteurs contemporains pour qui l’art occupe une fonction de résilience[3]. Le travail que qu’ils effectuent à partir de pièces d’archives prend une tout autre dimension du simple fait que celles-ci font référence à leur propre expérience, à un événement ou à une période de leur vie marquée par un traumatisme ou un choc émotif. C’est le cas des artistes que Marianne Hirsch[4] associe à la post-mémoire, terme utilisé pour la première fois par cette chercheure pour désigner l’expérience des personnes ayant grandi entourées de récits de survivants de la Deuxième Guerre mondiale. Défini par Régine Robin comme la « transmission de traumatismes de la guerre ou du génocide par ceux qui n’ont pas connu la guerre ou qui étaient trop jeunes pour comprendre la gravité des événements[5]  », le concept de post-mémoire évoque plus particulièrement la démarche créatrice des enfants de victimes de la Shoah qui, par l’entremise de l’art ou de l’écriture, parviennent aujourd’hui à exprimer, à leur manière, leur souvenir des récits que leur ont fait leurs parents[6]. Ces artistes et écrivains de la deuxième génération nous confrontent à une forme de mémoire que nous pourrions qualifier d’ « indirecte ». Comme l’affirme Régine Robin[7], leur démarche a ceci de particulier : pour eux, la médiation avec le passé ne s’effectue pas par l’entremise du souvenir mais par l’entremise de l’imaginaire. Leur perception de la guerre s’appuie donc sur des récits et non pas sur une expérience vécue ; les oeuvres qu’ils produisent portent les traces de plusieurs niveaux d’interprétation des mêmes événements et accordent souvent une place importante à l’archive sous différentes formes, que ce soient les photos, les films ou les récits oraux. L’intérêt d’analyser leur production artistique ou littéraire repose entre autres sur le fait que ces oeuvres mettent au premier plan la part d’imaginaire qui subsiste dans la construction de notre vision du passé. D’un point de vue plus personnel, leur démarche occupe aussi une fonction réparatrice. Bien que leur expérience ne puisse être qualifiée de « traumatisante », du moins dans la majorité des cas, il n’en demeure pas moins qu’elle porte l’empreinte du choc émotif vécu par les parents, quelle qu’en soit la nature.

Car le concept de la post-mémoire peut être utilisé pour traiter de différents contextes. Hirsch en donne une définition générale qui ne renvoie pas exclusivement à la réalité singulière de la génération dite « post-Auschwitz » ; elle n’exclut donc pas d’emblée la possibilité d’y avoir recours pour faire référence à d’autres situations traumatiques, telle l’expérience vécue par les enfants des victimes de la Deuxième Guerre mondiale en Russie, par exemple, ou alors par ceux dont certains membres de la famille ont été emprisonnés dans les goulags. À cet égard, l’oeuvre d’Andreï Makine, auteur d’origine russe et d’expression française, constitue à notre avis un exemple éloquent de la démarche des écrivains de cette deuxième génération qui tentent, par l’entremise de l’écriture, de livrer leurs souvenirs des récits de guerre[8], et pour qui l’appropriation des différentes formes de mémoire constitue un enjeu majeur. L’archive joue chez cet auteur un double rôle : elle est à la fois le moteur de son écriture et un lieu de construction identitaire pour ses personnages. À cet égard, l’analyse du traitement des différentes formes de mémoire telles que représentées dans Le testament français[9] et La terre et le ciel de Jacques Dorme[10]révèle le rapport particulier au passé qu’entretiennent les membres de cette génération. Ayant recours à un dispositif narratif empreint de retours en arrière sous forme notamment de « récits de récits », ces deux romans s’inscrivent tout à fait dans ce que Hirsch nomme la post-mémoire, et constituent des exemples flagrants du lien qui existe entre écriture et résilience.

Écriture et mémoire intergénérationnelle

Dans Le testament français, oeuvre à portée autobiographique[11], le personnage principal, un écrivain, relate les faits marquants de son enfance en Russie et les étés qu’il passait chez sa grand-mère d’origine française, Charlotte. Il évoque également la vie de cette dernière, en racontant à son tour les récits qu’elle lui faisait de l’époque où elle était infirmière en Russie durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans le sixième chapitre, le narrateur explique les circonstances dans lesquelles ses parents évoquaient également cette période historique, lorsqu’il était jeune :

C’est ainsi que dans notre cuisine enfumée, durant les veillées d’hiver, ce passé fabuleux renaissait. […] Tapi dans un coin de cette cuisine encombrée, l’épaule contre l’étagère sur laquelle trônait le téléviseur, je les écoutais avidement en essayant de me rendre invisible. […] Je crus d’abord comprendre que cette Française [Charlotte] était pour mes parents et leurs invités un sujet de conversation idéal. En effet, il leur suffisait d’évoquer les souvenirs de la dernière guerre pour qu’une dispute éclatât. Mon père, qui avait passé quatre ans en première ligne dans l’infanterie, mettait la victoire sur le compte de ces troupes embourbées dans la terre et qui, selon son expression, avaient arrosé de leur sang cette terre depuis Stalingrad jusqu’à Berlin. Son frère, sans vouloir le vexer, remarquait alors que, « comme tout le monde le sait », l’artillerie était la déesse de la guerre moderne[12].

Dans cet extrait, on remarque la coexistence de plusieurs interprétations des mêmes événements, et l’opposition entre ces différents points de vue — l’infanterie ou l’artillerie comme responsable de la victoire — est mise en relief par le narrateur. Par ailleurs, la position du sujet est claire : il se situe en retrait, essaie de se faire « invisible » alors que les récits de guerre de ses parents, qui tournent souvent à la dispute, occupent tout l’espace. D’ailleurs, ceux-ci marquent l’imaginaire du personnage qui, à son tour, interprète ce qu’il entend — notamment lorsqu’il affirme « Je crus d’abord comprendre[13]  » … En outre, le recours à l’expression « passé fabuleux » témoigne de la portée imaginaire de ces récits pour le jeune garçon, alors que pour ses parents, ils font plutôt référence à une histoire vécue.

Plus loin dans le roman, le personnage principal devenu adolescent se plaît toujours à écouter les discussions de ses proches grâce à qui il découvre certains aspects de l’histoire de son pays et de la vie de Charlotte, sa grand-mère :

Je ne disais rien. J’avais peur de me voir expulsé de la cuisine. Les adultes, je l’avais remarqué depuis un certain temps, toléraient plus facilement ma présence. Je semblais avoir conquis, à mes quatorze ans, le droit d’assister à leurs conversations tardives, à condition de rester invisible. […] Le nom de Charlotte revenait durant ces veillées d’hiver aussi souvent qu’autrefois. […] Cette jeune Française avait l’avantage de concentrer dans son existence les moments cruciaux de l’histoire de notre pays. Elle avait vécu sous le Tsar et survécu aux purges staliniennes, elle avait traversé la guerre et assisté à la chute de tant d’idoles. Sa vie, décalquée sur le siècle le plus sanguinaire de l’empire, acquérait à leurs yeux une dimension épique[14].

On remarque qu’une autre « strate mémorielle[15]  » s’ajoute avec une référence plus directe à la vie de la grand-mère, telle que perçue par le narrateur. Le processus de transmission d’une mémoire intergénérationnelle est ici explicite : l’expérience de Charlotte a marqué les parents du jeune homme qui a été marqué à son tour par les récits qu’ils en font. Par ailleurs, le fait de qualifier d’« épique » la vie de Charlotte met en évidence le fait qu’elle devient, pour les personnages, une histoire qu’ils se plaisent à se raconter. Par ailleurs, le mutisme dans lequel l’adolescent se renferme témoigne une fois de plus de la position dans laquelle il se trouve ; même à son âge, son histoire personnelle reste dans l’ombre de celle de ses proches plus âgés, qui ont vécu des épisodes historiques graves dont il ne connaîtra probablement jamais l’équivalent.

Les deux extraits cités constituent de bons exemples de ce qu’est le processus de transmission de la mémoire d’une génération à l’autre : différentes strates mémorielles se superposent et permettent la coexistence, dans un même discours narratif, de plusieurs niveaux d’interprétation historique. On saisit aussi clairement la portée imaginaire des récits qui acquièrent, pour les personnages, une dimension différente en fonction de leur rapport aux événements ; celui des parents est plus direct, puisqu’il fait référence à leur passé, aux souvenirs qu’ils en conservent, alors que celui du jeune garçon a plutôt une portée imaginaire.

Par ailleurs, étant donné le caractère autobiographique de ce roman, nous pouvons affirmer que l’écriture remplit, pour Makine, une fonction particulière : d’une part, elle participe au travail de mémoire, en immortalisant des récits oraux qui auraient pu tomber dans l’oubli. D’autre part, elle remplit une fonction de résilience, en permettant à l’auteur, membre de la deuxième génération, de s’inscrire à son tour dans l’Histoire grâce à son roman ; sa « petite histoire » ne reste plus dans l’ombre de celle de ses aînés et prend place à ses côtés. D’un point de vue plus personnel, l’écriture permet à l’auteur de revenir sur certains événements traumatisants du passé de ses proches et qui l’ont vraisemblablement marqué. L’analyse sous le même angle de La terre et le ciel de Jacques Dorme, qui constitue une suite logique du Testament français, met encore davantage en évidence la fonction réparatrice et libératrice de l’écriture pour Makine.

Écriture et résilience : le poids de la reconnaissance

La terre et le ciel de Jacques Dorme, également autobiographique en plusieurs points, a été publié en 2003, soit huit ans après Le Testament français, pour lequel Andreï Makine a obtenu une reconnaissance[16] de la part du public et de la critique. Dans ce roman, l’auteur évoque une fois de plus certains épisodes racontés dans Le testament français, mais il y ajoute des détails et approfondit sa réflexion sur certaines périodes de sa vie jusqu’alors restées obscures. Il y rectifie aussi certains faits, notamment au sujet de ses proches et de son enfance. Le personnage d’Alexandra est en tous points semblable à celui de Charlotte, à ceci près qu’Alexandra n’est pas la grand-mère du personnage principal mais une amie de ses parents. Alors que dans Le testament français, le narrateur passait sous silence les dures années de sa vie dans un orphelinat, il les évoque cette fois dans leurs moindres détails. Il affirme dès le début qu’il est écrivain. Il habite en France, et retourne dans son pays natal à la recherche d’indices pouvant lui permettre de retracer certains éléments de la vie de Jacques Dorme, le premier amoureux d’Alexandra, un aviateur français mort durant la guerre. En effectuant des recherches pour retracer le passé de Dorme, il veut en quelque sorte rendre hommage à Alexandra qui, selon lui, s’est sacrifiée pour son pays en s’engageant dans la Croix-Rouge durant la Deuxième Guerre mondiale. Même si le lien familial avec cette femme est rompu, le narrateur souhaite immortaliser certains aspects de son univers, notamment sa relation avec Jacques Dorme, et le rôle que ce dernier a joué en tant que héros de guerre.

Le travail de mémoire prend dans ce roman une tout autre dimension. Le narrateur n’est plus dans une position passive où il se remémore les histoires de ses parents, il effectue des recherches pour en apprendre davantage sur le passé de son pays et, par le fait même, sur celui d’Alexandra. Il se décrit volontiers comme un « archiviste » ou un « archéologue » et se rappelle les journées passées dans une pièce de la maison d’Alexandra où se trouvaient des ouvrages et des documents datant du début du siècle ayant appartenu au marchand Samoïlov, un autodidacte qui était l’ancien propriétaire de la demeure.

Je n’avais pas l’impression de poursuivre un but en explorant les ruines des livres dans la pièce condamnée. La simple curiosité d’un visiteur de greniers, le plaisir de tomber sur un volume épargné par l’incendie, sur une gravure intacte, sur une note calligraphiée à l’ancienne. […] Je cherchais dans mes lectures ce dont j’étais privé. L’attachement à un lieu (celui de ma naissance était trop indéfini), une mythologie personnelle, un passé familial. Mais surtout ce dont les autres venaient de me priver : cette divine liberté de réinventer la vie, de la peupler de héros[17].

Ce qu’il cherchait dans ces archives est désormais pleinement assumé : un point d’ancrage qui lui aurait permis de renforcer son identité et de trouver un sens à son histoire personnelle et à celle de ses aînés, lui qui était devenu orphelin[18] après que ses parents eurent été emprisonnés au goulag et fusillés pour haute trahison.

L’intérêt de cette oeuvre réside surtout dans le rapport qu’entretient le personnage principal avec les archives : pour écrire son roman, il se rend sur les lieux de l’écrasement de l’avion où Jacques Dorme a trouvé la mort, et s’inspire de brochures datant de 1940 qui relatent certains combats de la Deuxième Guerre mondiale. Il soutient que « c’est cette nuit-là [après avoir lu les brochures] que la chronique de la vie de Jacques Dorme s’est véritablement mise à s’écrire en moi[19]  ». Le personnage communique même avec le frère de Jacques Dorme pour lui demander la permission d’écrire l’histoire de ce dernier, afin de la faire connaître des Français : « Tel un archéologue, je voulais tout simplement que cette histoire s’ajoute à l’histoire de leur pays [la France], comme un objet d’art national découvert à l’étranger et rapatrié[20]. » Le roman n’est ni plus ni moins que le récit des différentes façons dont l’histoire de Jacques Dorme aurait pu être racontée.

On remarque une évolution dans l’écriture de Makine entre la publication du Testament français et celle de La terre et le ciel de Jacques Dorme. Dans le premier roman, on assiste à la naissance de la figure de l’écrivain ; les multiples formes de mémoire — les récits des parents, de la grand-mère, les photos et les articles de journaux trouvés dans une valise lui appartenant — constituent autant de façons pour le personnage de s’évader ; elles l’initient à des mondes imaginaires où naît sa passion pour la littérature et la culture française. Dans La terre et le ciel de Jacques Dorme, l’archive n’est plus seulement le moyen par lequel le personnage principal, également écrivain, s’évade : elle devient véritablement la matière première de son exercice créatif. L’écriture de son roman nous est racontée dans ses moindres détails, le narrateur nous initiant même à plusieurs aspects du travail de recherche et d’édition de textes[21].

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L’analyse de l’oeuvre de Makine sous l’angle de la post-mémoire révèle le lien qui existe entre l’écriture et la résilience. D’une part, dans Le testament français, l’écriture rend possible une intériorisation défensive : l’expérience, les différents récits de survivants sont récupérés par l’auteur qui les intègre au processus de création d’une fiction romanesque. D’autre part, dans La Terre et le ciel de Jacques Dorme, un glissement s’effectue vers l’autobiographie, et l’auteur sent le besoin de revenir sur certains événements concernant son propre passé, puis celui de ses aînés. Ce processus témoigne alors d’une forme d’extériorisation curative : en effet, il semble que le fait d’avoir obtenu succès et reconnaissance, notamment de la part de l’instituation littéraire, a donné à Makine l’assurance nécessaire pour s’extérioriser davantage. Ainsi, par l’évacuation d’images ou de récits traumatisants, l’auteur a franchi un pas de plus vers la prise de parole.

La lecture parallèle de ces deux romans révèle la vertu réparatrice de l’écriture pour Makine : d’un point de vue identitaire, il y a une évolution entre le premier et le second roman, l’aspect autobiographique étant plus important dans ce dernier. L’analyse du traitement de l’archive dans son oeuvre met ainsi en évidence, à notre avis, la fonction de résilience qu’elle y remplit : il nous apparaît clair que le processus d’écriture de l’écrivain permet l’évacuation de ces récits d’expériences traumatisantes. Les récits de survivants sont donc le moteur de son exercice créatif, et l’écriture, un moyen de témoigner, à son tour, de sa propre expérience durant les années qui ont suivi la guerre. Enfin, les romans peuvent être à leur tour considérés comme des mémoriaux témoignant de ce nouveau rapport au passé caractéristique de notre époque. Ils sont non seulement des « récits de récits de guerre », mais ils dévoilent également les mécanismes propres à la transmission d’une mémoire intergénérationnelle.

En dépit de la charge émotive liée à certains événements relatés dans ces deux romans, Makine poursuit son travail de mémoire, processus à la fois bénéfique et réparateur d’un point de vue personnel, et utile pour la postérité. S’agit-il d’un signe de sa capacité de résilience ? Quoi qu’il en soit, c’est à travers cette démarche qu’émerge la figure de l’écrivain dont le rôle est désormais pleinement assumé.