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Commençons par un constat: il n’existe pas de grandes théories de l’essai. Pourquoi? Depuis l’essai fondateur «Nature et forme de l’essai» de Georg Lukács, soit depuis le début du XXe siècle, diverses théories de l’essai ont été esquissées, sans jamais véritablement s’imposer, que ce soit à cause de leur marginalité relative ou parce qu’elles ne traitaient du genre (du phénomène) que partiellement. En langue française surtout, l’élaboration de théories de l’essai s’est faite très lentement. Pourtant, il existe beaucoup (et de plus en plus) de propositions théoriques et d’études sur l’essai, mais assez peu de saisies globales de la question[1]. Une des hypothèses récurrentes pour expliquer cette présence restreinte de la théorie relève de la connaissance même de l’essai: «On chercherait en vain une formule canonique de l’essai, un modèle qui induise toujours le même pacte de lecture[2].» Si la remarque de Pierre Glaudes vise juste, c’est que contrairement aux autres genres littéraires qui ont imposé des modèles canoniques à imiter (la tragédie racinienne ou le roman balzacien, par exemple), les essais de Montaigne ne sont jamais pris comme un modèle à imiter puisqu’ils continuent (trop souvent) à être perçus comme inimitables. Se libérer de l’ombre[3] de Montaigne devient peut-être la seule option envisageable. Cela ne suggère pas d’oublier Montaigne, bien au contraire, mais plutôt de cesser de voir dans Les essais une forme si unique qu’elle en devient inégalable, indépassable. Il faudrait imaginer la création originale de Montaigne, à l’instar de ce que le roman a été pour Cervantès, comme une possibilité et une ouverture. Aussi, soutenir l’hypothèse (récurrente) qu’il n’y a de véritables essais que ceux de Montaigne revient d’une certaine manière à nier à Montaigne tout ce qu’on lui doit: si on ne peut refaire Les essais, ceux-ci ont donné lieu à une multitude de textes qui sont venus a posteriori renforcer non seulement la postérité de l’oeuvre de Montaigne, mais aussi tout ce qu’elle a pu, en quelque sorte, permettre et engendrer.

La tentation de faire un essai sur l’essai (donner à l’étude théorique une forme essayistique), exercice inévitable pour certains, ne devrait pas faire surface dans les pages qui suivent. Sans chercher à tomber dans les vertiges taxinomiques, on doit s’arrêter à deux principes fondamentaux de l’essai: la subjectivité et l’argumentation. Cette orientation consiste, il est vrai, à privilégier un certain type d’essai. En revanche, elle n’indique en rien une conception étroite, limitée de l’essai, mais plutôt un désir de s’attarder à des textes significatifs dans lesquels la pensée subjective est soutenue par une argumentation complexe ou inusitée. À la fois question et réflexion, le discours de l’essai apparaît fuyant à bien des égards. Il est également un lieu où le savoir, sans être sa principale constituante, occupe une place aussi importante que paradoxale. Discours d’idées sans être un discours savant (ou scientifique), l’essai navigue entre deux continents, sans jamais pouvoir s’établir sur l’une ou l’autre des deux rives. En ce sens, si l’écriture de l’essai peut s’appréhender par le concept métaphorique de dérive, une d’entre elles consisterait alors à voir ce qui le fait glisser du côté du roman ou de l’autobiographie ou à comprendre la façon dont le discours essayistique transforme d’autres textes littéraires, fictifs ou non. Un essai, c’est aussi une conception de l’écriture, une vision de la littérature, du savoir et de soi que privilégient certains écrivains. Voilà pourquoi ce parcours théorique sera accompagné de textes essayistiques hétérogènes de Jacques Brault, Roland Barthes, Milan Kundera, Pascal Quignard et Michel Houellebecq, auteurs dont la pratique de l’essai montre éloquemment la force de sa diversité.

Les études sur l’essai mettent souvent en place une nouvelle typologie ou cherchent à redéfinir l’essai, comme s’il n’existait pas de définitions antérieures satisfaisantes, comme s’il était essentiel de lui donner une définition formelle, précise, immuable. Si l’accumulation de telles pratiques provoque une surenchère typologique et définitionnelle, force est d’admettre qu’il s’agit souvent d’un exercice nécessaire pour savoir en quoi consiste l’essai. En s’inspirant de nombreux travaux, Robert Vigneault en est venu à proposer la classification des différents essais selon leurs registres. Bien qu’il soit difficile d’adhérer entièrement à sa division en quatre registres, soit l’introspectif, le polémique, le cognitif et l’absolu — ce dernier étant le plus discutable —, la proposition de Vigneault reste, dans l’ensemble, une des plus pertinentes. L’essai introspectif est celui où «l’énonciateur est non seulement sujet mais aussi objet de son discours[4]», ce qui le rapproche de l’essai-méditation de Marc Angenot, «le genre “délibératif intérieur”[5]». Quant au registre cognitif, Vigneault soutient que «l’accent est mis sur les idées exprimées[6]», tandis qu’Angenot dit de l’essai-cognitif (ou essai-diagnostic) qu’il «cherche à se placer dans une perspective universelle et neutre[7]». Ces précisions, assez bien connues maintenant, ne sauraient être conçues en tant que classes taxinomiques figées. Au contraire, c’est la rencontre entre une pensée introspective et un travail cognitif qui donne à l’essai sa pertinence, du moins son originalité indéniable.

Un discours subjectif

Depuis les premières tentatives de Montaigne, on a associé l’essai à un espace discursif subjectif où l’expression du moi était primordiale. En fait, comme le précise Françoise Berlan, quatre éléments instaurés dans les Essais sont devenus pour nous déterminants: l’inachèvement, l’orientation subjective et l’affleurement narratif[8], mais aussi un rapport complexe (parfois conflictuel) avec la fiction. Ainsi, toute une tradition de l’essai a misé sur la première personne du singulier, même si le «je» s’efface parfois pour laisser place à un «nous» embrassant une collectivité ou encore à un «on», porteur d’une plus grande neutralité. Dire «je» ne confère pas à un texte une inéluctable subjectivité; celle-ci se trouve aussi ailleurs, parfois loin du «je» ou d’un moi apparent. Ce sont les traces discursives qui nous permettent de mieux saisir la subjectivité et de la comparer aux marques d’un discours plus objectif (en apparence du moins), plus propice à l’argumentation. La prééminence de la première personne du singulier indique néanmoins deux éléments clés de la subjectivité: le rapport à soi, dont il sera d’abord question, puis la démarche argumentative plus personnelle de l’essayiste.

Une écriture du «je»

Qu’est-ce qui caractérise le «je» essayistique par rapport au «je» poétique ou au «je» romanesque? Pour Jean-Marcel Paquette, le «je» non métaphorique de l’essai se distingue du «JE (métaphorique ou métonymique) générateur de récit ou de poésie. […] Le JE fondateur du discours essayistique, ajoute-t-il, n’est pas moins “construit” et fictionnel que le JE fondateur du récit romanesque — seulement il l’est autrement[9]». Toute l’ambiguïté qu’on peut lire dans cet autrement renvoie à une sorte d’entre-deux où loge l’essai. En réalité, l’essai met en scène un «je» textuel dont le statut n’est pas toujours clair: référentiel pour certains, strictement fictionnel pour d’autres, il joue dans un théâtre ambivalent et il mérite que l’on interroge plus à fond son rôle. D’abord, comment doit-on comprendre le sens (relatif) de cet autrement? Paquette estime que ce «je» serait aussi tributaire d’une sorte de pacte essayistique, abolissant ainsi «les risques de conflit entre le tout est fiction et tout est réel[10]». Le pacte — un concept plus délicat à utiliser à propos de l’essai — serait-il la solution idéale pour régler l’équivoque entre le narrateur ou l’auteur comme instance énonciative d’un essai? Si un tel pacte existe entre un essayiste et un lecteur, et qu’il implique un rejet du «tout est fiction et tout est réel», c’est donc dire que l’autrement du «je» ne renvoie pas à un référent fictif mais bien à une entité (et à une identité) reconnaissable comme celle de l’autobiographe, mais à des degrés divers. L’authenticité et la sincérité peuvent devenir plus chancelantes.

L’importance de la première personne dans l’essai constitue un des quatre éléments formels sur lesquels repose la définition de Paquette, une des plus complètes et des plus précises: la combinaison d’«un JE non métaphorique, générateur d’un discours enthymématique de nature lyrique ayant pour objet un corpus culturel[11]». Les trois premières phrases de «Lettre à des amis inconnus», essai initial du recueil La poussière du chemin de Brault, donnent le ton de l’ouvrage: «Vous me demandez ce qu’est mon pays. Je vais sans doute vous décevoir par mes propos à bâtons rompus. Mais en témoignant avec toute ma subjectivité, je me dis qu’au moins je ne vous mentirai pas[12].» Cet incipit laisse entendre que le lecteur sera convié aux propositions d’un essayiste qui se plaît à jouer à l’épistolier plutôt qu’à celles d’un critique professionnel qui peut attester, références à l’appui, que son discours est vrai et vérifiable. De plus, dans ces premières phrases, on remarque aisément la présence de tous les traits qui définissent formellement l’essai: l’énonciation de soi (la répétition du «je»), le discours enthymématique (les propos à bâtons rompus) et le corpus culturel (le pays), sans oublier le rythme des phrases et une certaine musicalité dans l’agencement des énoncés. En somme, cet incipit, qui joue également un rôle introductif à l’ensemble du recueil, en indique la démarche et la dérive; il est à lire telle une poétique qui porte au coeur de sa proposition essayistique le souci d’une subjectivité authentique, qui n’aura de sens, au fil du recueil, qu’après avoir multiplié les propositions d’imaginer le soi comme un autre — multiples façons d’éprouver les possibles du «je».

La fiction de soi

Plutôt que d’affirmer que le «je» essayistique ne renvoie ni totalement à une unité fictive ni véritablement à un référent réel, peut-être devrait-on envisager qu’il est à la fois l’un et l’autre. Cette simultanéité contradictoire rejoint l’idée de créer une fiction de soi, dont la signification se manifeste plus distinctement dans l’essai. Cette notion est vraisemblablement l’une des plus pertinentes pour l’essai, car elle permet un éloignement de la vérité sur soi recherchée par les narrations qui mettent en valeur le sujet écrivant — l’autobiographie traditionnelle, par exemple. Qu’est-ce que la fiction de soi? Deux éléments permettent de mieux la définir: un sujet écrivant (un personnage, un énonciateur) fictif à l’intérieur d’un texte qui ne l’est pas et un espace de création ludique entre le sujet fictif du texte et l’auteur comme (im)possible référent hors textuel. Postuler l’existence d’une fiction de soi dans un texte hors fiction, c’est rappeler le projet paradoxal que l’essayiste peut entretenir avec la fiction lorsqu’il se met en scène, lorsqu’il fait de lui l’objet de son discours. En réalité, ce procédé n’est pas étranger à l’oeuvre de fiction qui laisse place à l’essai: on le retrouve quand un narrateur romanesque s’invente un personnage résolument fictif qui porte son nom, comme chez Kundera. En conséquence, une telle définition de la fiction de soi ne peut agir de manière contraignante. C’est dire qu’elle n’aura de sens qu’en tant que point de repère, comme hypothèse toujours ouverte à son autocritique et non en tant que valeur immuable.

Roland Barthes par Roland Barthes, ouvrage aussi riche qu’inclassable, propose une des réflexions les plus stimulantes sur la fiction de soi au sein d’un texte où l’essai vient constamment se superposer à l’autobiographie critique et fictive. «Pourquoi, s’interroge le narrateur, ne parlerais-je pas de “moi”, puisque “moi” n’est plus “soi”[13]?» Cette séparation irréductible du sujet fournit l’occasion au narrateur d’aller au-delà d’une simple exploration de la subjectivité: celle-ci s’accompagne toujours d’un commentaire, d’une présence seconde. C’est que d’entrée de jeu, dès après le titre équivoque, le texte de Barthes laisse planer une seconde ambiguïté énonciative, majeure celle-là aussi: sur la deuxième de couverture, on lit en lettres manuscrites blanches sur fond noir: «Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman.» Cet énoncé, capital pour comprendre à la fois la construction du texte, ses idées et son mode d’énonciation, nous entraîne déjà dans l’une des avenues de la fiction de soi, c’est-à-dire à l’intérieur d’un jeu où le déplacement du sujet de l’énonciation et, par la suite, sa multiplication dans le texte seront prédominants. Autrement dit, Barthes, à l’instar de grands essayistes, crée d’abord une réflexion sur lui-même en insistant volontairement sur le caractère essentiellement discursif du sujet de l’énonciation. Il relègue au second rang l’aspect psychologique, mais il réussit ensuite à se distinguer considérablement en allant encore plus loin dans l’annonce du caractère fictif de son double ou de son représentant dans le texte. Le personnage de roman qui surgit à l’improviste derrière la page de titre énigmatique se voit offrir le rôle d’énonciateur principal du texte. De cette façon, l’exploration des idées — le travail essayistique — reste tributaire d’une énonciation complexe. Loin d’être spécifique à l’essai, la fiction de soi y trouve néanmoins un lieu d’exploration significatif et rend plus complexe le rôle que peut y jouer toute exploration autobiographique.

Essai et autofiction

Si on conçoit l’essai comme une forme assez souple réunissant pensée, critique et fiction, qui affiche pour toile de fond une peinture de soi, force est d’admettre qu’il peut également relever du registre assez large de la littérature intime. On a maintes fois insisté sur la subjectivité de l’essai, mais beaucoup plus rarement sur sa dimension autobiographique. Les conceptions du soi dans l’essai sont multiples, et le registre introspectif retrouve en partie son corollaire dans le discours autofictionnel. Ainsi, le lien singulier du sujet de l’essai à un double objet (soi-même et un objet culturel) enrichit la question du sujet, puisque l’objet culturel traité par l’essayiste se révèle souvent un texte ou un épisode de la vie de l’essayiste lui-même. Cette relation privilégiée avec un autre (ou soi-même comme un autre) constitue une sorte d’altérité indispensable à la conception de l’essai. D’un point de vue conceptuel, l’autofiction a permis à certains théoriciens de relire une partie du corpus littéraire contemporain à la lumière de nouvelles données tenant compte des apports autobiographiques et de l’inévitable tension qui se crée entre autobiographie et fiction. Ainsi, il n’est pas étonnant que de nombreuses relectures de Roland Barthespar Roland Barthes désignent maintenant le texte comme autofiction. Proche du roman autobiographique, l’autofiction a d’abord été conçue comme une entreprise paradoxale, une fiction d’événements réels. Selon Philippe Gasparini, «le problème de la distinction entre le roman autobiographique et l’autofiction se pose […] au niveau de la validité de l’identification[14]», à savoir fictionnelle pour l’autofiction et ambiguë pour le roman autobiographique.

Toutefois, faut-il le rappeler, l’autofiction reste encore une catégorie textuelle instable et changeante. Ainsi, Régine Robin affirme que «l’autofiction serait un type d’autobiographie éclatée tenant compte de l’apport de la psychanalyse, de l’éclatement du sujet, de l’écriture comme indice de fictivité tout en respectant les données du référent, une fictionnalisation de soi, mais gardant comme visée la vérité du sujet[15]». Pour Robin, «peut revendiquer l’appellation d’autofiction toute forme textuelle qui écrit, pense, narre le fictif de l’identité[16]». Autrement dit, l’autofiction regroupe un nombre considérable de textes très récents ou parfois un peu moins, qui oscillent entre l’autobiographie et différents registres de fiction. Créer une fiction de soi en visant une vérité du sujet, pour paraphraser Régine Robin, n’est-ce pas en partie une activité scripturale contradictoire? C’est ici que l’essai contemporain se rapproche de l’autofiction, lieu par excellence où aborder à la fois les questions d’identités brouillées et les relations complexes entre la fiction et le réel ou la fiction et la non-fiction (la diction, pour reprendre la catégorie de Gérard Genette). Puisque les autofictions n’appartiennent pas exclusivement au registre de la fiction, mais se situent dans un entre-deux — dont l’espace fictif est beaucoup plus considérable que dans l’essai —, elles rappellent constamment le rapport ambivalent à la fiction, quelquefois analogue à celui de l’essai.

Vie secrète de Quignard se présente à la fois comme un récit, un essai, une autobiographie (ou une autofiction), un recueil d’aphorismes et de maximes; c’est un texte dans lequel l’interrogation sur soi passe par une réflexion théorique et qui montre de quelle façon la réunion de l’autofiction et de l’essai est possible. Un passage singulier du chapitre 45 de Vie secrète, intitulé «Noetica», l’illustre bien. Quignard continue sa narration principale au passé, mais insiste sur le présent de l’écriture en indiquant pour une des rares fois la date (le 23 mars 1997) et précise qu’il tire sa réflexion ponctuelle de «circonstances qui sont vraies[17]», puis il ajoute un constat relatif à son obsession matinale: «je ne comprenais plus comment la pensée des hommes avait pu être si longtemps universellement générale. Aussi abstraite. Aussi désimpliquante pour le penseur qui la concevait[18].» C’est à l’intérieur d’un passage présenté comme autobiographique que Quignard réaffirme cette idée d’une pensée incarnée, essayistique en quelque sorte. Noétique et éthique sont au coeur du projet d’écriture de soi pleinement lié à une forme inédite:

Il me fallait à l’évidence poursuivre plus obstinément ce que j’avais tenté sans le concevoir clairement une vingtaine d’années plus tôt lorsque j’avais assemblé mes premiers puzzles de minuscules traités.

Il me fallait abandonner tous les genres. […]

Il me fallait mettre au point une forme intensifiante, inhérente, omnigénérique, scissipare, court-circuitante, ekstatikos, intrépide, furchtlos[19].

Abandonner tous les genres ne signifie pas seulement vouloir rejeter toute forme figée, préétablie, mais aussi en investir plusieurs à la fois pour que ces genres deviennent presque indiscernables. Dans Vie secrète, la réflexion essayistique reste indispensable à la narration qui puise, de façon aléatoire, dans la bigraphie de l’auteur. La pensée sans système, le roman sans récit autonome, l’autobiographie sans véritable investigation du passé donnent à l’écriture de Vie secrète un caractère fuyant, parfois insaisissable, ce qui montre éloquemment comment procèdent les glissements successifs de l’essai à l’intérieur d’un même texte qui mise sur l’ambiguïté du matériau autobiographique.

Un art de l’argumentation

Le couple binaire formé de la subjectivité et de l’objectivité, si discutable pour étudier un texte de fiction, possède une importance plus significative dans l’essai. Selon Gilles Philippe, l’essai est «foncièrement argumentatif et foncièrement subjectif[20]», mais aussi «l’essai bâtit […] son ethos autant sur la fermeté de la conviction d’un sujet face à un état du monde que sur la valeur de ses constructions argumentatives[21]». L’essai se distingue par la tension qu’il crée entre une pensée subjective et une argumentation plus objective, quoique l’inverse demeure concevable, c’est-à-dire que les éléments essentiels de la subjectivité de l’essayiste restent variables, changeants, quoique toujours installés dans une tension nécessaire. Ainsi, il devient très difficile de confiner l’essai à un genre strictement argumentatif, car il se dérobe aux principes et aux objectifs mêmes de l’argumentation. Pierre Glaudes et Jean-François Louette, après s’être demandé «s’il existe des gestes argumentatifs qui seraient constitutifs d’un mode de raisonnement essayiste», proposent ce qui suit: «le paradoxe et l’écriture qui se commente […], se nuance, se critique, se contredit même[22].» Pour Glaudes, «l’écriture de l’essai […] se refuse à la linéarité des discours persuasifs canoniques et aux structures dialectiques fermées, pour privilégier une esthétique de la fragmentation, des disparates et de la rupture, dans laquelle la déconstruction des arguments l’emporte sur l’affirmation d’une doctrine[23]». En ce sens, ce qui prime dans l’essai, c’est davantage la forme que prend l’argumentation que la rationalité de son contenu ou la force de sa persuasion.

Plusieurs théoriciens de l’essai ont insisté pour faire de l’enthymème — concept aristotélicien qui se définit comme un «syllogisme dialectique, c’est-à-dire fondé sur le probable[24]» — une des particularités de l’argumentation de l’essai, voire une de ses composantes formelles fondamentales. Bien qu’il n’ait fait qu’effleurer l’idée, Barthes a sans doute été le premier à proposer une tripartition faisant du discours enthymématique le type discursif intellectuel, du métonymique, celui du récit et du métaphorique, celui de la poésie[25]. Ce qui caractérise le discours enthymématique, «c’est son aspect discursif — dans les deux sens, à la fois, d’une argumentation logique “raisonnée” et d’un processus argumentatif par digression[26]». Capitale, la réunion de ces deux éléments fait que l’essai — un discours idéel — recourt à l’argumentation, mais que celle-ci ne repose pas véritablement sur les procédés de la persuasion. L’usage fréquent de la digression dans l’essai peut conférer au texte un aspect plus aléatoire, moins rigoureux, mais il peut aussi lui donner toute sa force d’évocation.

Cette idée rejoint la position de Angenot, qui compare la notion d’enthymème au discours doxologique, c’est-à-dire qui «reçoit en partie passivement l’opinion courante[27]». D’après Angenot,

le discours enthymématique est composé d’énoncés lacunaires qui mettent en rapport le particulier et «l’universel» et supposent une cohérence relationnelle de l’univers du discours. Si des éléments narratifs y apparaissent, ceux-ci ne sont pas directement fonctionnels dans l’ensemble textuel. Ils sont subordonnés à la production d’un enthymème et à travers lui d’une séquence enthymématique vectorielle […]. L’enthymème, en effet, est un maillon d’une «chaîne de pensée» plus ou moins déployée dans tous ses éléments, chaîne dont l’organisation n’est ni aléatoire ni réversible, mais organisée selon une stratégie générale d’ordre cognitif[28].

L’enthymématique s’oppose donc au narratif dans sa structure et sa composition discursives. La digression confère du dynamisme à l’essai, parce qu’elle permet souvent de relancer une discussion et d’accentuer le mouvement de la pensée. Plus encore, c’est le concept de raisonnement lacunaire (ou inachevé) qui fournit à l’essai un mode d’énonciation qui lui est propre, et qui se trouve dans cette entreprise de réflexion sur un objet où sont suscitées davantage de questions que de réponses. C’est aussi en ce sens qu’il faut envisager la lacune: elle est une stratégie énonciative et rhétorique qui participe de la réflexion essayistique et non pas une faiblesse argumentative.

Le roman a souvent été envahi — pour de bonnes ou de mauvaises raisons — par le discours essayistique. Dans la littérature contemporaine, peu de romanciers ont réussi à développer l’essai dans le roman de façon aussi magistrale que Kundera, qui arrive à brouiller complètement la frontière entre l’enthymématique et le narratif. Dans son roman L’immortalité, Kundera ajoute un long essai spécifiquement romanesque sur l’Europe comme civilisation du sentiment intitulé «Homo sentimentalis»; on y trouve une savante combinaison de discours subjectif et argumentatif. La spécificité romanesque de l’essai se lit notamment dans les anecdotes digressives qui donnent une couleur toute en demi-teintes aux explications concernant l’homo sentimentalis, dont le passage suivant constitue une première conclusion sur le sujet:

La Russie et la France sont deux pôles de l’Europe qui exerceront l’un sur l’autre une éternelle attirance. […] Pour conclure une lettre, un Français vous écrit: «Veuillez agréer, cher Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.» Quand j’ai reçu pour la première fois une telle lettre, signée par une secrétaire des Éditions Gallimard, je vivais encore à Prague. De joie, j’ai sauté au plafond: à Paris, il y a une femme qui m’aime! Elle a réussi, dans les dernières lignes d’une lettre officielle, à glisser une déclaration d’amour! Non seulement elle éprouve des sentiments, mais elle souligne expressément qu’ils sont distingués! Jamais une Tchèque ne m’a rien dit de pareil!

Bien plus tard, quand je me suis installé à Paris, on m’a expliqué que […] les «sentiments distingués» représentaient le plus bas degré de la politesse administrative, confinant presque au mépris.

Ô France! Tu es le pays de la Forme, comme la Russie est le pays du Sentiment[29]!

La présence marquée du narrateur dans son texte modifie sensiblement le discours argumenté de l’essayiste. Le rôle de l’anecdote est renforcé par la relation entre le «je» de l’énonciation et le «je» de l’énoncé (le soi du présent et le soi du passé). L’anecdote — qui joue ironiquement sur sa lecture autobiographique — possède ici une fonction essayistique, car c’est une digression qui vient confirmer la pertinence du discours de l’essai dans le roman. Elle apporte peu de choses à la diégèse et ne divulgue rien de très important sur la vie du narrateur. Pourtant, la subjectivité intrinsèque de l’anecdote se révèle très significative, puisque c’est dans le but d’illustrer de façon comique les arguments qu’il proposait précédemment que le narrateur — devenu essayiste — se dépeint comme un simple personnage quelque peu risible dans cette situation. L’exemple de Kundera illustre bien, de façon ironique, en quoi une telle digression autorise le recours à la doxa, en plus de faire voir la façon dont l’argumentation lacunaire permet la mise en conflits d’idées d’un point de vue plutôt ludique.

Le savoir

À l’intérieur du discours argumentatif de l’essai, la présence du savoir reste problématique. En effet, le statut du savoir et son utilisation forment un enjeu fondamental pour comprendre le discours essayistique. Sans constituer unsavoir, l’essai intègre toujours une forme de savoir — à défaut de le véhiculer — qui, sans être plus manifeste que dans le roman, par exemple, lui reste indispensable. Là où le roman peut plus aisément évacuer le savoir (historique, politique, scientifique, artistique), l’essai est aux prises avec ses éléments constituants. Alors, en quoi peut consister plus spécifiquement ce statut? Selon Angenot, «le caractère discontinu du développement [de l’essai] […] s’explique du fait qu’il ne s’appuie pas sur un savoir mais cherche à en saisir la genèse, à travers l’intuition[30]» — ce qui est vrai pour l’essai introspectif et non pour tout essai. Ce premier point souligne le rôle du questionnement personnel dans le savoir se déployant dans l’essai, qui ne saurait cependant se limiter à la dimension intuitive. Pour Bruno Vercier et Jacques Lecarme, l’essai «n’assure pas la transmission d’un savoir, mais sa mise en scène, ou sa mise en question par le pouvoir d’un style ou d’une écriture[31]». Ce deuxième point — très largement défendu par les théoriciens de l’essai — précise bien l’absence d’intention didactique dans le discours de l’essai. La métaphore théâtrale rappelle aussi la théâtralisation du savoir dans l’essai et sa tentation dialectique. Cependant, devrait-on aller jusqu’à affirmer, comme le fait Christian Tremblay, que l’essai «incarne le discours du non-savoir [et qu’]il met en valeur l’incertitude de toute connaissance[32]»? Ce troisième point, dans le prolongement du deuxième, privilégie la recherche inhérente à tout essai. Il s’agit de comprendre l’importance de l’incertitude du savoir que propose l’essai, et de ne pas le confondre avec un relativisme non critique. Somme toute, on peut dire que l’essai n’est pas fondé sur un savoir, qu’il ne vise pas avant tout la transmission d’un savoir, mais bien qu’il valorise la contingence de tout savoir.

Il ressort de remarques précédentes une constante qui tient du point de vue particulier de l’essayiste: celui de l’amateur, de l’artisan, cette «espèce en voie d’extinction comme le rhinocéros de Java[33]», soutient ironiquement Brault. En associant la subjectivité de l’essayiste, sa recherche d’un savoir provisoire, sa réflexion non systémique et son travail d’écriture qui vise plus à mettre en doute qu’à confirmer le savoir qu’il essaie d’appréhender, on arrive à créer une image qui reflète bien la dualité des textes interrogeant le monde de la connaissance sans vouloir y trouver des réponses certaines ou définitives. Les essais de Brault en sont d’excellents exemples; Brault reste parmi les essayistes qui ont le mieux réussi à adapter la forme montanienne à l’écriture contemporaine de l’essai. À l’opposé de Brault, on retrouve le romancier Houellebecq, qui procède en privilégiant le point de vue de l’expert plutôt que celui de l’amateur.

En fait, la position essayistique de Houellebecq s’avère plus complexe; il serait peut-être plus approprié de parler d’un rôle de vulgarisateur. C’est du moins celui qu’il adopte dans les premières pages d’«Approches du désarroi », sans doute son essai le plus achevé. Divisé en plusieurs parties, dont les liens entre elles peuvent paraître aléatoires, l’essai reprend et simplifie un certain nombre de théories et d’idées générales sur l’architecture contemporaine, le marché, l’histoire de l’information ou la littérature comme résistance, en commençant par un lieu commun: «Le grand public, on le sait, n’aime pas l’art contemporain[34].» Puis, après une série de glissements thématiques et argumentatifs, l’essayiste va poursuivre par une partie plus ouvertement autobiographique: «En mai 68, j’avais dix ans. Je jouais aux billes, je lisais Pif le chien; la belle vie[35].» La primauté des idées laisse alors place à une énonciation plus subjective qui mise avant tout sur des souvenirs personnels relatifs à un «mouvement arrêté», un grand moment de silence, un moment où il ne se passait plus rien. Dans l’ensemble, le savoir est présenté à partir d’opinions courantes, d’observations sur l’histoire, de certains lieux communs, mais aussi de quelques idées plus approfondies. Sur le plan argumentatif, on remarque une oscillation entre une présentation objective des idées et l’explication de celles-ci par la lecture singulière de l’essayiste ne cachant jamais son interprétation des faits, qu’on peut lire dans un commentaire critique, une parenthèse contenant une remarque complice, un mot important placé en italiques ou entre guillemets ou encore dans une chute de paragraphe ironique analogue à celles qu’affectionne Houellebecq dans ses romans. L’essayiste donne l’impression de miser sur la diffusion d’un savoir, mais celui-ci se dérobe, et plus l’essai progresse, plus l’argumentation mise sur une position interrogative, et ce, jusqu’à la fin de sa réflexion. Celle-ci se termine dans l’incertitude, une «incertitude métaphysique» ne donnant pas lieu à une véritable conclusion, mais à une sorte de mode d’emploi ironique: «il n’a même jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique: il suffit de faire un pas de côté. […] Il suffit de marquer un temps d’arrêt; […] [i]l suffit de ne plus participer, de ne plus savoir […][36]

La recherche, d’une part, et l’incertitude, de l’autre, représentent deux clés essentielles pour appréhender le savoir de l’essai, qu’il soit présenté comme celui de l’amateur (Brault), du vulgarisateur scientifique (Houellebecq), du théoricien (Barthes), du romancier (Kundera) ou encore de l’érudit paradoxal (Quignard). «Que sais-je?» reste bel et bien l’interrogation fondamentale au coeur de l’essai depuis Montaigne, mais il convient de lui en annexer une autre à titre de corollaire: «Qui suis-je?[37]» Ces deux questions paraissent même indissociables. On peut voir que de cette interrogation constitutive de tout essai, le savoir n’est jamais exclu. L’essayiste qui dit implicitement: «Que sais-je?» intègre déjà à sa réflexion un mouvement vers une forme de savoir. On peut alors dire que le questionnement de l’essayiste ne s’oppose pas au savoir; s’il n’est pas nécessaire qu’il le véhicule, il l’accompagne, l’ébranle aussi, le met en cause. L’essai est une question, une réflexion, une discussion et une argumentation organisées autour d’idées, mais il ne se donne toutefois pas pour but d’affirmer un savoir ou de le transmettre. L’essayiste préfère nettement le déplacer et en éclairer les aspects les plus obscurs.

Le déplacement serait-il cette notion cruciale pour comprendre la façon dont le savoir occupe le territoire de l’essai? Oui, et voilà pourquoi je fais mienne cette hypothèse stimulante de Laurent Mailhot: «l’essai, écrit-il, pourrait servir de pont (flottant) entre ces deux rives du savoir écrit et du savoir-écrire[38].» On peut d’abord concevoir, par cette belle formule, l’essai comme texte littéraire fait avec des idées; il serait alors tributaire d’un certain savoir, sans que celui-ci ne soit érigé en discours d’autorité ou de vérité. Ensuite, en recourant à nouveau à la métaphore judicieuse du pont (flottant), Mailhot fait ressortir très clairement que le savoir de ldevrait s’actualiser dans une réflexion qui bouge, qui ne saurait se figer ni se fondre dans une pensée trop abstraite. On en revient donc à l’ambiguïté et à la mouvance. Ainsi, dans sa relation avec le savoir, l’essai devrait être considéré avant tout comme une expérience d’écriture, au sens du développement d’une parole originale qui refuse le langage factuel de l’information ou celui, plus abstrait, de la science — ou insiste pour le transformer —, tout en risquant la mise en jeu de connaissances. Entre le savoir qui s’écrit et le savoir-écrire, l’essai, tout en prônant une subjectivité, une forme d’empirisme et en récusant l’organisation systémique, vise à se tailler une place dans l’univers des discours et de la connaissance que nul autre ne pourrait occuper.

Fin de parcours

Parce que l’essai offre une résistance à la théorisation, il reste difficile d’en donner une saisie globale. Aussi, toutes les entreprises taxinomiques doivent admettre les limites de leurs tentatives de définir l’essai et seules les plus souples parviennent à être opératoires. Voilà pourquoi il convient d’insister sur des caractéristiques dominantes. Certes, un essai introspectif (ou essai-méditation) privilégie l’intériorité, mais il n’exclut pas une exploration idéelle substantielle. En tant que composantes indispensables de l’essai, la subjectivité explicite, revendiquée et l’art de l’argumentation ne doivent pas être conçus comme contradictoires. C’est leur rapprochement ou leur combinaison inédite qui rendent l’essai unique. Sans assimiler l’essai à l’autobiographie, la subjectivité de l’essayiste cache rarement ses traces autobiographiques, et nombreux sont les essayistes qui jouent avec les possibles de l’autobiographie ou tentent de se jouer d’eux. Les parties autobiographiques deviennent des éléments supplémentaires qui s’ajoutent à l’ensemble des discours présents dans l’essai. Ne serait-ce que parce que l’autofiction crée un jeu identitaire, elle s’avère pertinente pour développer et élargir la conception de la fiction de soi: non pas où se cache la vérité autobiographique, mais bien comment un auteur travaille le matériau (auto)biographique à l’intérieur d’un essai ou d’un texte hybride. Compte tenu de ses pratiques et de ses stratégies multiples (la mise en scène de soi, le jeu avec la doxa, la digression, le paradoxe), il est difficile de trouver une argumentation typiquement essayistique, comme il en existe dans les domaines juridique ou politique. Une des particularités de l’argumentation de l’essayiste réside dans la position qu’il occupe à l’endroit du savoir. Les auteurs convoqués dans cet article et chez qui l’essai n’est qu’une facette de leur oeuvre — Comte-Sponville, Brault, Barthes, Quignard, Kundera et Houellebecq — montrent bien, par la diversité des pratiques, en quoi l’essai offre des explorations complètes et inédites dans la rencontre du savoir et du soi.