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[L]’un des poètes les plus originaux que la France ait connus depuis François de Montcorbier, dit François Villon. […] [L]a parenté, à cinq siècles d’intervalle, n’est pas niable entre les oeuvres, sinon les vies, de l’auteur du « Grand Testament » et celui de « La Rapsode foraine » : tous deux disparus vers la trentaine, et chacun pouvant risquer cet aveu cruel : « Je ris en pleurs[1]. »

Tristan Corbière :

Il est vrai que le rire corbiérien, un rire forcé dissimulant mal le dépit, est souvent suivi de très près par son contraire,

Viens pleurer si mes vers ont pu te faire rire,

Viens rire, s’ils t’ont fait pleurer…[2]

et sonne faux. Il s’agit d’un « Drôle sérieux, — pas drôle[3]  », où le mot « drôle » se dédouble, pouvant désigner à la fois quelqu’un d’importun et « un drôle », c’est-à-dire un type de comique ou d’humour. Cette drôlerie est niée sitôt qu’elle est dite puisqu’elle appartient au domaine du « sérieux » et n’est finalement « pas drôle ». Ailleurs, il arrive que le poète rie « parce que ça [lui] fait un peu mal[4]  ». Ce rire masochiste rappelle la connotation indigne et infamante de la couleur du titre du recueil, Les amours jaunes ; mais ne rappelle-t-il pas aussi ce vers de Villon : « Ne riz qu’après ung cop de poing[5]  » ? Nos deux poètes rient jaune. Soit. Mais est-ce que le seul motif de ce rire déconcertant est suffisant pour autoriser un rapprochement entre les deux oeuvres, écrites « à cinq siècles d’intervalle[6]  » ? Cela semble être l’avis d’Yves-Gérard Le Dantec puisque l’extrait de sa préface cité au début de ce texte est le seul où soit mentionné Villon. Quant à la comparaison des vies respectives des deux poètes, on voit mal ce qu’ont en commun le « povre escolier » Villon, qui « connaîtra à fond le monde de la potence et des pendus[7]  », qui sera mis au ban de Paris et d’autres endroits encore, bagnard à ses heures, et Corbière, mort prématurément, certes, mais dont « la fortune bourgeoise de la famille pourvoira […] aux fantaisies d’une vie parisienne où il ne semble pas avoir connu personnellement la dèche[8]. » L’originalité du misérabilisme est illusoire dans Les amours jaunes et sa mise en texte, qui le fait passer pour une sorte de « lisez-moi vivre » authentique, un « passage sans obstacle ni opacité de la vie à l’écriture[9]  »,

Je pose aux devantures

Où je lis : — DÉFENDU

DE POSER DES ORDURES —

Roide comme un pendu !

[…]

Quand, sans tambour ni flûte,

Un servile estafier

Au violon me culbute,

Je me sens libre et fier !…[10]

n’est finalement autre chose qu’un leurre, une pose littéraire codée, imposée et imitée. La bohème corbiérienne est, de l’aveu même du poète, une « Bohème de chic », l’équivalent poétique d’un tableau à effet bien ficelé.

L’extrait de la préface de Le Dantec cité plus haut a ceci d’intéressant qu’il est exemplaire de ce que l’on est forcé de nommer une manie chez les différents préfaciers de l’oeuvre poétique de Tristan Corbière. La référence à Villon, dans le discours préfaciel qui accompagne les différentes éditions des Amours jaunes, est un véritable leitmotiv. Corbière a « sans doute [lu] Villon[11]  », il est « le seul [entre tous les poètes maudits] en qui ressurgisse quelque chose qui était perdu depuis Villon[12]  ». Dans Les amours jaunes, la « langue très crue, quasi obscène, réveille une inspiration poétique abandonnée depuis Rutebeuf ou François Villon[13]  ». Les préfaciers d’une édition critique récente font remarquer que « Corbière est parfaitement immergé dans son époque (sans parler des époques antérieures, en particulier du Moyen Âge et de tous les poèmes-testaments faisant penser à Villon[14]  ». Même les plus sceptiques ne peuvent se soustraire au phénomène. Alexandre Arnoux, qui s’imagine « Tristan Corbière isolé sur son rocher de granit », loin des bibliothèques, écrit : « On dirait qu’il n’a rien lu. » Malgré tout, il reconnaît, du bout des lèvres il est vrai, une parenté entre les deux poètes : « Villon ? Je l’accorderai pour quelques pièces rares[15]. » Enfin, le couple Villon‑Corbière n’a pas inspiré que les critiques français : Ezra Pound, qui lira très tôt Les amours jaunes et le fera lire à ceux qu’il fréquente, écrit lui aussi que Corbière a « rendu au vers français la vigueur de Villon ainsi qu’une intensité à laquelle aucun Français n’avait atteint pendant les quatre siècles qui séparent dans le temps ces deux poètes[16]  ».

Cette conformité d’opinion, nous le verrons, n’est pas injustifiée. Toutefois, la disproportion, dans les différentes préfaces des Amours jaunes, entre le nombre de références à Villon et leurs justifications est étonnante. En effet, l’auteur du Testament hante tous ces textes liminaires mais y passe en fantôme : à peine est-il convoqué qu’il disparaît, pour réapparaître dans la préface suivante. Sans cesse évoquée, mentionnée, voire attestée, la présence de Villon dans Les amours jaunes n’est en revanche jamais analysée, expliquée ou étudiée. Deux idées sont cependant systématiquement formulées, généralement de façon implicite, dans toutes ces préfaces : d’abord, Villon est génial ; ensuite, le villonesque, chez Corbière, a du bon. Il est une preuve indéniable du génie de Corbière, « l’un des poètes les plus originaux que la France ait connus depuis François de Montcorbier, dit François Villon[17]  », et de l’originalité de son oeuvre, Les amours jaunes étant le « seul » recueil qui aurait « rendu au vers français la vigueur de Villon[18]  ». Ces jugements, teintés d’un parti pris évident, sont rapides. Villon, pour reprendre l’expression de Verlaine, « se complairait à voir [des] riva[ux] souvent heureux[19]  » chez plusieurs autres poètes : Germain Nouveau, Jules Laforgue et Charles Cros, pour s’en tenir à la deuxième moitié du XIXe siècle, en serait les plus illustres représentants. Mais il est vrai que Corbière, en ménageant une place à l’auteur du Testament dans son recueil de vers, s’avise de « réveiller une inspiration poétique[20]  » qui n’était pas de bon ton au moment de la publication de son recueil.

En 1873, année de la publication des Amours jaunes, le champ poétique français de la fin du Second Empire et du début de la Troisième République est dominé par le triomphe parnassien. Les disciples et adeptes du Parnasse, pieusement regroupés autour de leur chef Leconte de Lisle, se reconnaissent en ses mots d’ordre[21], lesquels sont particulièrement clairs en ce qui concerne le Moyen Âge :

[l]es noires années du Moyen Âge, années d’abominable barbarie, [ont] amené l’anéantissement presque total des richesses intellectuelles héritées de l’Antiquité, avilissant les esprits par la recrudescence des plus ineptes superstitions, par l’atrocité des moeurs et la tyrannie sanglante du fanatisme religieux[22].

La poésie, en tant que genre occupant le sommet de la hiérarchie symbolique, est un art rare et prestigieux qui doit conséquemment être abordé avec « un sentiment d’aristocratie intellectuelle[23]  ». Villon n’a décidément pas sa place chez Leconte de Lisle et les tenants de cette doctrine poétique savante et impersonnelle qui n’a rien à puiser dans ces

[…] siècles d’égorgeurs, de lâches et de brutes,

Honte de ce vieux globe et de l’humanité[24].

Il est vrai que Théodore de Banville, un des premiers défenseurs de cette esthétique à base de rigueur formelle, d’érudition et de virtuosité, s’est intéressé à la poésie de ces « siècles d’égorgeurs » et, plus particulièrement, à celle de Villon. En témoignent ses 36 Ballades joyeuses pour passer le temps, composées à la manière de François Villon, Excellent Poète qui a vécu sous le règne du roi Louis le onzième. Banville écrira aussi des Rondels composés à la manière de Charles d’Orléans, Poète et Prince français, père de Louis XII, oncle de François 1er, et des Caprices en dizains à la manière de Clément Marot. Mais ce qui retient l’attention de Banville, ce sont moins les textes poétiques que leur cadre formel. Il écrit à Armand Silvestre, à qui sont dédiés les Rondels composés à la manière de Charles d’Orléans : « J’essaie encore une fois de ressusciter, après le Triolet et la Ballade, un de nos vieux rythmes français[25]. » Toutes ces formes poétiques archaïques seront finalement cataloguées puis figées dans le Petit traité de poésie française[26], qui contribuera à « réduire la poésie à un exercice de langage et à un formalisme conventionnel[27]. »

On aurait tort de croire que la République des lettres de la fin du Second Empire est entièrement dominée par les succès du Parnasse. Le romantisme hante toujours les esprits. La période de consécration du mouvement, qui s’étend de 1830 à 1848, représente toujours, au tournant des années 1870, le moment fort de la résurrection poétique française et le temps du Poète triomphant, investi d’une mission à la fois artistique et sociale[28]. Or, chez les romantiques, l’accueil réservé à Villon n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, unanimement favorable. Malgré l’article que lui consacre Gautier en 1834 dans La France littéraire et qui représente, au XIXe siècle, « le premier effort sérieux pour éclairer, loin des condamnations sommaires et des lieux communs, l’oeuvre d[u] poète[29]  », malgré la place de choix que lui réserve Désiré Nisard dans son Histoire de la littérature française (1844), on doit reconnaître que

[en] examinant tous les jugements romantiques portés sur Villon […] si l’on y cherche une appréciation globale au sujet du poète, on apprend bien vite qu’avant 1873, cette appréciation a été plus ou moins diffuse et a oscillé plus qu’on ne le croit entre le pour et le contre[30].

Si « Lamartine et Musset ne parlent pas de Villon[31]  », Hugo ne le mentionne pas davantage dans la « Préface » de Cromwell, où, pourtant, le Moyen Âge est à l’honneur. Il ne le cite pas non plus « dans William Shakespeare (II, 4) parmi les 96 grands poètes du monde[32]. » Une autre preuve de l’accueil mitigé réservé à Villon par les romantiques est le peu de place que l’auteur du Testament occupe dans l’ouvrage récent d’Isabelle Durand-Le Guern sur Le Moyen Âge des romantiques. Une seule note mentionne le poète[33].

Corbière a lu Villon, et de près. Il a fait plus, dans Les amours jaunes, que donner à lire un assemblage verbal composite « à la manière de » l’auteur du Testament, où se mêlent l’argot, le vocabulaire de la brasserie, les mots retrouvés et les archaïsmes médiévaux. La présence de Villon dans Les amours jaunes ne se limite pas non plus à l’intégration, dans certains poèmes, de motifs tels que la prostitution, la muse débraillée, le revers de fortune ou l’amant bafoué, qui parcourent aussi Le lais et Le testament. Nous retiendrons et analyserons ici trois aspects (prosodique, thématique, générique) de la facture des Amours jaunes où Corbière s’approprie, pour éventuellement le transformer ou le bousculer, l’héritage poétique de Villon. Le premier aspect concerne l’intérêt que manifeste l’un et l’autre poète pour un travail formel caractérisé par le souci de « défixer la forme fixe[34]  ». On découvre chez eux les traces des grands modèles d’expression poétique consacrés qui leur étaient contemporains (la ballade, le poème-testament, le sonnet, le rondeau), mais pour les retrouver savamment mis à mal, écorchés, présentés comme autant d’impostures esthétiques. Comme rimeurs et comme prosodistes, Villon et Corbière n’ont rien d’impeccable et leurs poétiques respectives sont exemplaires d’un travail critique « de mise à nu des savoir-faire, de leur exploitation excessive[35]  ». Deuxièmement, en rimant son Épitaphe, Corbière reprend une pratique chère à Villon. Mais l’inscription funéraire corbiérienne a ceci de particulier qu’elle est paradoxalement très vivante, animée par une poétique où le vers, qui n’a ni fin ni commencement, peut être lu en tous sens, et fait se côtoyer les motifs de la vie et de la mort si adroitement que ces deux contraires viennent à se confondre. De plus, cette Épitaphe entre par effraction dans la poésie de Villon. Enfin, nous verrons que le poème Laisser-courre de Tristan Corbière peut être considéré comme « le morceau le plus villonesque des Amours jaunes[36]  ».

Dérèglements formels

Paul Zumthor, dans son Essai de poétique médiévale, écrit que si Villon « adhère aux structures inhérentes des vieux textes » et « n’utilise que les formes de son temps les plus archaïques : le huitain d’octosyllabes et la ballade », il n’émane pas moins de ses textes « un jeu formel incessant » ; Villon « ne cesse de remettre en cause l’harmonie[37]  ». Par exemple, dans Le testament, le flux des huitains est sans cesse compromis par l’insertion à intervalles irréguliers de Ballades, de Double ballades, de Chansons ou de Rondeaux. Voici comment est (dés)organisé Le testament. Les chiffres renvoient au nombre de huitains, la lettre B indique la présence d’une ballade, la lettre C d’une chanson, la lettre R d’un rondeau et les lettres DB d’une double ballade.

41-B-B-B-10-B-DB-25-B-4-B-1-R-31-B-14-B-2-B-B-1-B-6-B-5-3-B-8-C-11-R-8-B-B.

Cette construction, qui « ne présente aucune symétrie [et où] on peut à peine […] distinguer des parties[38]  », est d’autant plus déréglée que, contrairement à l’usage, les huitains ne se referment pas tous sur eux-mêmes. Par exemple, le huitain LXIX forme une unité compacte, qui s’ouvre sur le thème de l’amour dévastateur,

Ainsi m’ont Amours abusé

Et pourmené de l’uys au pesle

pour se terminer sur celui du soupirant malmené :

Comme moy, qui partout m’appelle

L’amant remis et renÿé[39].

Les deux strophes suivantes, où Villon déclare pour ainsi dire la guerre aux passions nécessairement destructrices (« Je regnye Amours et despite / Et deffie à feu et à sang ! »), prolongent la précédente mais sont, elles, nouées par une virgule :

Se jadiz je fuz de leur renc,

Je declaire que n’en suis maiz,

Car j’ay mis le plumail au vent.

Or le suive qui a actente[40] !

La subdivision en huitains n’a ici d’autre fonction que de préserver l’harmonie de la mise en page du poème.

La composition du Testament est aussi manifeste dans les poèmes à forme fixe que Villon y greffe. Les Ballades, quoiqu’elles soient, conformément à l’usage, « annoncées et chaque fois intégrées au contexte dont elles prolongent et amplifient les thèmes[41]  », appartiennent à trois types différents. Par exemple, la Ballade des dames du temps jadis et la Ballade de conclusion sont composées de trois huitains de vers octosyllabiques rimant ababbcbc suivis d’un envoi de quatre vers rimant bcbc. La Ballade pour Robert d’Estouteville suit le même enchaînement de rimes mais est pour sa part composée de huitains décasyllabiques. Enfin, les Ballades constituées de trois dizains de vers décasyllabiques rimant tous ababbccdcd sont suivies d’envois eux-mêmes variés : soit quatre vers rimant cdcd (Contredits de Franc Gontier), soit cinq vers rimant ccdcd (Ballade des langues ennuyeuses), soit sept vers rimant cccdccd (Ballade pour prier Notre Dame).

Ces quelques exemples de variations formelles puisés dans le Testament de Villon s’apparentent à certaines pratiques prosodiques typiques de l’esthétique des Amours jaunes. Un exemple particulièrement éloquent de ce souci chez Corbière de briser l’instrument est la séquence de huit sonnets regroupés sous le titre Paris. À première vue, cette suite semble écrite dans les règles de l’art : « [C]es huit sonnets consécutifs sont octosyllabiques, la séquence se présente donc de façon tout à fait compacte : un huitain de sonnets octosyllabiques[42]. » Mais ce travail formel est trompeur : une lecture attentive des sonnets montre que l’harmonie n’est qu’illusion et que les poèmes fonctionnent sur six systèmes de rimes différents, ne correspondant pas au schéma classique pour ce type de poème[43]  :

Tout se passe comme si, dans cette séquence si courte et d’apparence si homogène, tant sur le plan thématique-narratif que sur le plan prosodique, Corbière entreprenait un travail de variation systématique à partir des composantes du sonnet : quatrains embrassés ou croisés, croisés de la même façon ou une fois à l’endroit une fois à l’envers, tercets composés d’un distique plus un quatrain (lui-même croisé ou embrassé) ou de trois distiques, etc[44].

Cette maladresse poétique volontaire signale que Corbière joue délibérément à imiter mal, qu’il se pose en potache alors que ce ratage formel est pensé et étudié. Le vers semble négligé alors qu’il est en fait surtravaillé. Ces transgressions intentionnelles, ce souci de se tenir à distance de « la poésie, c’est-à-dire le discours d’école, appris, récité, relié, vendu, codé, propre, etc.[45]  », rapproche Corbière de Villon. Ce dernier, qui était « loin d’ignorer ce qui s’écrivait de son temps et ce que le passé lui avait légué[46]  », démonte en connaisseur les formes poétiques consacrées de son époque et « s’oppose fortement par là aux derniers poètes courtois[47]  », chez qui le poids des traditions littéraires et leur respect n’a pas de quoi étonner. Flirtant avec les milieux de mécènes, en contact avec la cour, à la recherche de protecteurs, ces poètes partagent une « conception de la poésie comme jeu de société[48]  » qui n’autorise que très peu de licences.

L’asymétrie calculée des sonnets de la séquence Paris révèle quant à elle une critique sévère de l’académisme parnassien. Entre 1860 et 1875, le sonnet passe simultanément par deux phases représentant chacune des points limites. D’abord la « fixité néo-classique qui se veut une fin en soi et qui se referme sur elle-même[49]  » : c’est aux parnassiens que fait ici référence André Gendre. Le sonnet convient parfaitement aux règles qu’ils se sont données : érudition, rigueur formelle et raffinement technique. Vient ensuite une phase de « fragmentation, qui conduit tantôt à l’éclatement, tantôt à l’effritement du sonnet[50]  ». Corbière s’inscrit dans cette fragmentation, elle est une façon pour le poète de prouver qu’il est capable de battre les meilleurs parnassiens sur leur terrain favori : la virtuosité métrique dans les petites formes. La poésie des Amours jaunes, qui entre par effraction dans les principales poétiques en vue au tournant des années 1870, qui se situe à la jonction de plusieurs textes et qui fait fond sur une intertextualité critique, essentiellement négative, témoigne que pour Corbière, « les idées et la pratique de ses devanciers forme[nt] l’essentiel de son attitude d’écrivain[51]  ».

Se résumer pour la postérité

Les derniers huitains du Testament de Villon sont consacrés à la rédaction de ses dispositions finales, pratique suggérée par les testaments réels de l’époque. Au terme d’une longue succession de legs souvent parodiques, voire cruels, « dont les grotesques acteurs reçoivent une nouvelle personnalité, voire plusieurs, de leur nom que Villon rend signifiant, ou du don qu’il leur attribue[52]  », le discours du testateur se retourne vers lui-même. Le lieu de sépulture, les procédures d’enterrement, la désignation des exécuteurs testamentaires, tout est pris en compte par Villon et pour Villon. La mort rôde et la mise en poème d’une Épitaphe, à quelques strophes de la fin du Testament, joue dans ce contexte un rôle allégorique fondamental : le poète s’y résume pour la postérité. De nombreux critiques ont remarqué que le Testament se termine par deux ballades carnavalesques,

évoquant, l’une, intitulée la Ballade de merci, un cortège de bateleurs, de sots et de sottes dans leur costume traditionnel, l’autre, la Ballade finale, un enterrement burlesque, dont le mort, Villon, martyr d’amour, se redresse pour boire un verre de vin morillon, du « gros rouge » : c’est sur ce geste que le poète quitte la compagnie et que se clôt le Testament[53].

Dans le huitain CLXXVII qui précède immédiatement l’Épitaphe et qui l’introduit, le poète ne semble pas vouloir soustraire l’inscription funéraire qu’il lèguera à la postérité au ton burlesque qui parcourt l’ensemble du Testament :

Item, vueil qu’autour de ma fosse

Ce qui s’enssuit, sans autre histoire,

Soit escript en lectre assez grosse ;

[…]

Au moins sera de moy memoire

Telle qu’elle est d’un bon follastre[54].

Or, Claude Thiry est d’avis que l’annonce de cette autoreprésentation du poète en « bon follastre » n’est qu’un leurre : « Son épitaphe va d’abord mettre en relief l’autre facette de son personnage, qui s’impose comme une hantise : le povre Villon[55]. » Il est vrai qu’avant même de se nommer, le poète insiste sur son désoeuvrement amoureux et matériel :

Cy gist et dort en ce sollier,

Qu’amours occist de son raillon,

Ung povre petit escollier

Qui fut nommé Françoys Villon.

Oncques de terre n’eust sillon.

Il donna tout, chacun le scet

Tables, tresteaux, pain, corbillon.

Pour dieu, dictes en ce verset[56].

Toutefois, plusieurs indices donnent à penser que cette épitaphe s’inscrit malgré tout dans l’esprit carnavalesque du Testament. D’abord, la recherche de l’ambiguïté, qui caractérisait les images divergentes et contradictoires que donnait de ses légataires Villon, est ici réactivée par le poète pour son propre compte. Il est significatif que François Villon, nommé François de Montcorbier pour l’état civil, veuille plutôt que soit inscrit autour de sa fosse son nom de plume. Cette instruction place l’épitaphe sur le terrain du poétique et non du biographique. « Villon » rime d’ailleurs heureusement avec « sillon » dans la rime centrale du huitain : si le contexte suggère d’emblée qu’étant « povre » et « petit », Françoys n’a jamais rien possédé, pas même un « sillon », c’est à dire le cinquième d’un arpent de terre, Villon revendique aussi sa qualité d’« escollier[57]  ». Si le rappel de son titre d’étudiant « lui conférait des avantages juridiques et aurait pu lui faire obtenir des bénéfices ecclésiastiques[58]  », il a aussi pour fonction de souligner son instruction. De ce point de vue, « sillon » doit être entendu au sens figuré de « champ cultivé » : certes, Villon est de « povre et de peticte extrasse » et « amant remis et renÿé », mais il est aussi docte et lettré. Il en fait la démonstration, dans le Verset qui accompagne l’Épitaphe, en y disséminant des références aux textes liturgiques, des preuves de sa maîtrise du latin, et surtout en démontrant qu’il sait, en poète habile, transgresser les conventions littéraires de son temps : « Villon annonce, laisse entendre un certain type de discours pour, aussitôt, retarder celui-ci au profit d’un autre[59]. »

Normalement solennelle et pieuse, l’épitaphe, chez Villon, est estropiée et les dispositions comiques touchent d’abord le discours religieux. Comme le remarquent Jean Rychner et Albert Henry, « c’est par allusion au véritable verset liturgique de l’Office des morts que Villon a intitulé Verset le rondeau, qui est essentiellement un Requiem parodique[60]. » Les deux premiers vers,

Repos éternel donne à cil,

Sire, et clareté perpetuelle[61]

sont une traduction précise du refrain de l’Office des morts — Requiem aeternam dona eis, Domine / Et lux perpetua luceat eis — mais ce ton officiel est ébranlé par l’emploi du terme « Sire », qui désigne avant tout le Seigneur mais qu’un jeu d’homonymie permet aussi de lire « cire ». L’allusion à l’appareil d’éclairage qu’est la bougie donne un sens parfaitement terrestre et vil à la « clareté » divine et insondable évoquée dans le texte religieux. L’effet de ce jeu de mots et de sens est d’autant plus fort qu’il est répété à trois reprises au fil du Verset, conférant au refrain liturgique l’aspect d’une ritournelle populaire.

Enfin, la présence inusitée du motif du legs, étranger à la phraséologie usuelle de l’épitaphe, inscrit bel et bien cette dernière dans le cadre testamentaire environnant. Villon insiste sur ce point, prenant à partie son lecteur, lequel a pris connaissance, au fil de la lecture du Testament, de ses dispositions testamentaires : « Il donna tout, chacun le scet. » Or, nous savons précisément qu’en ce qui concerne ses legs, longuement énumérés dans les huitains précédant l’Épitaphe, Villon a « donné » dans le parodique et l’irrégulier. Ces propensions seront maintenues ici, toujours soumises à l’ironie et au désenchantement. En effet, les négligeables dons de « Tables, tresteaux, pain, corbillon » rappellent que le poète a « tout » donné, jusqu’aux objets les plus loufoques, voire imaginaires, et que ces faux dons visent généralement des légataires honnis. Ces legs saugrenus sont d’ailleurs remis en question par Villon, qui n’hésite pas à avouer, dans le Verset, n’avoir de toute façon jamais possédé la valeur d’un « plat në escüelle », « n’ung brain de percil[62]  »…

Insérée, comme c’est l’usage, à la fin de son testament, l’épitaphe de Villon nous laisse, « en dépit du ton encore désinvolte, sur l’image du poète aux portes du tombeau[63]  ». Inversement, l’Épitaphe corbiérienne n’annonce pas, comme son titre semble l’indiquer, la mort du poète ni, par métaphore, celle de sa propre parole poétique :

Il mourut en s’attendant vivre

Et vécut, s’attendant mourir[64].

Plusieurs commentateurs ont déduit que, paradoxalement, le commencement des Amours jaunes est une fin, qu’au terme de la section liminaire Ça, qui se clôt par Épitaphe, tout est dit : « Ce début tue l’histoire d’entrée de jeu […] le poète se fait le locuteur de sa propre disparition élocutoire[65]. » Rien n’est moins sûr en regard de la structure chiasmatique d’Épitaphe, où « le commencement et la fin tourbillonnent dans des phrases dont la fin est un commencement[66]  ». Ces vers retournés sur eux-mêmes rappellent qu’en rester à la lecture d’un échec totalement affirmé serait être dupe de la pose que Corbière signale avec tant d’insistance. Cette pose est activée par une poétique qui s’évertue, au-delà de l’évidente dichotomie des vers, à « fonder une esthétique du double-sens, lisible à l’endroit comme à l’envers[67]  ». Épitaphe est exemplaire de cette écriture de l’embrouille savamment élaborée, mise au point par un poète qui « chant[e] juste faux », dont la poésie est simultanément criarde et harmonieuse dans sa façon d’intégrer le dissonant. Il faut être prudent et suspicieux quand le poète pose en

Artiste sans art, — à l’envers[68]

Il se discrédite mais en s’affirmant sujet dans son discrédit même. Au lieu de se proclamer poète génial et inspiré, cet « artiste » se glorifie en se représentant comme un être raté, auteur d’une poétique irrecevable. La seconde partie du vers, qui suit le tiret, ne signale-t-elle pas que la première doit être lue en sens inverse, « à l’envers » ?

Dans Épitaphe, ces ruptures et ces dérives sémantiques dont raffole l’écriture corbiérienne touchent directement la poésie de Villon. Ce dernier écrivait, dans la Balladedes menus propos :

Je congnois colorez et blesmes,

Je congnois mort qui tout consomme,

Je congnois tout, fors que moy mesmes[69].

Corbière réplique :

Coloriste enragé, — mais blême ;

Incompris… — surtout de lui-même[70]

Chez Villon, un sujet lyrique indépendant distingue « colorez » et « blesmes », c’est-à-dire les biens-portants, les « grans seigneurs et maistres[71]  », par opposition aux faibles, ces déshérités qui « mendient tous nuz / Et pain ne voiënt qu’aux fenestres[72] ». Chez Corbière, c’est le « je » qui est au centre de ces deux contraires et les incarne les deux à la fois. Il n’est pas rare de retrouver le poète des Amours jaunes travesti en peintre, troquant la plume pour le pinceau. Cette analogie, chez qui est visiblement fasciné par le milieu artiste (le vocabulaire de l’atelier est présent d’un bout à l’autre du recueil), n’est pas sans conséquences : sommes-nous en présence d’un artiste inspiré, « blêmi », épuisé par l’ardeur au travail, « enragé » étant entendu au sens de mordu, passionné ? Ou avons-nous affaire à un coloriste fou, « enragé » désignant celui qui n’a pas toute sa raison, qui s’épuise en pure perte puisqu’il est lui-même « blême », c’est-à-dire sans l’éclat du génie ? En fait, les deux possibilités sont maintenues et le brouillage, qui intervertit les rôles normalement assignés au vrai et au faux, donne un éclairage particulier à ces deux vers, extraits eux aussi d’Épitaphe, où le poète se dit

Prodigue comme était l’enfant

Du Testament, — sans testament[73].

Il ne s’agit pas ici d’une référence à sens unique au Nouveau Testament. Cet « enfant / Du Testament » renvoie aussi et peut-être même davantage à l’« escholier Villon ». Fidèle à lui-même, Corbière se sert de l’adjectif polysémique « prodigue » et en épuise les sens : Villon est « prodigue » en tant que testateur désignant ses héritiers, donnant, laissant, envoyant tout ce qu’il possède ou s’imagine posséder ; Corbière est prodigue « sans testament » car il n’a rien à liquider, il n’a de biens à léguer à personne : il est « prodigue » en ce qu’il dépense avec générosité les sens que renferment les mots. Le poète qui signe son Épitaphe a « De l’or, — mais avec pas le sou[74]  », c’est-à-dire que sa poésie est riche de sens mais qu’elle ne rapporte pas.

Laisser-courre ou le lais corbérien

Dans les « notes » de son édition des Amours jaunes, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Pierre-Olivier Walzer écrit au sujet du poème Laisser-courre : « une des chansons les plus villonesques de Corbière, sans qu’on puisse faire état de réminiscences précises[75]. » Cette affirmation paradoxale, typique du discours critique concernant l’intertexte villonien chez Corbière — Villon est là, mais absent —, est fausse. Les « réminiscences » du Lais de Villon sont au contraire très précises.

D’abord, le titre du poème de Corbière, Laisser-courre, renferme celui de l’oeuvre de Villon. Le titre générique Lais désignant l’héritage ou la succession, présente plusieurs sens. Ce que Villon établit,

c’est un « lai », poésie lyrique ; un « lays », bail ou contrat légal ; des « laiz », choses laissées ou léguées par dernière volonté ; une distribution de biens personnels qui progresse comme les « laiz » — atterrissements ou alluvions — d’une rivière. En bouffonnant Villon fait aussi un « lait », soit une « injure, outrage, offense, tort » ou « chose qui cause du tort ou du déshonneur » (Godefroy). En se bafouant lui-même il fait un « laiz », fiente de bête sauvage[76].

Cette polysémie est maintenue chez Corbière. L’expression Laisser-courre, qui renvoie à la pratique de la chasse à courre, signifie « laisser aller les chiens ». Mais la juxtaposition de courre au verbe Laisser est aussi une réécriture archaïsante de l’expression populaire « laisser courir », qui signifie « ne pas intervenir », donner libre cours au verbe « laisser ». En premier lieu, fidèle au titre du poème, la non-intervention : « Laissé courre le sort / Et ce qui court encor » ; « laisser » aussi, non sans ironie, au sens de se séparer d’une partie de soi-même : « Après chaque oripeau / J’ai laissé de ma peau » ; « laisser » signifiant l’abandon : « J’ai laissé dans l’Espagne / Le reste et mon château » ; « laisser », dans sa forme pronominale, désignant le renoncement à soi-même : « Puis me suis laissé moi. » La liste pourrait s’allonger.

Un trait formel commun au Lais et au poème de Corbière mérite d’être signalé : l’un et l’autre sont caractérisés par ce que Paul Zumthor nomme la « quadrature de la strophe[77]  », c’est-à-dire que le nombre de syllabes des vers correspond au nombre de vers que contient chaque strophe : le Lais est composé de huitains octosyllabiques et Laisser-courre de sizains hexasyllabiques.

Comme le remarquent Elisabeth Aragon et Claude Bonnin, « l’autoportrait [de cet] être détaché de tout, en marge de tout y compris de lui-même, se construit autour du verbe laisser répercuté dans tout le poème[78]. » Ce que ces commentateurs négligent de dire est que ces nombreux « J’ai laissé », qui cadencent le poème de Corbière, reprennent l’expression « Item, je laisse » qui ponctue les huitains du Lais de Villon. Ce dernier rédige dans l’urgence, d’où l’emploi significatif du présent :

Et puys que départir me fault

Et du retour ne suys certain,

[…]

Si établis ce present laiz[79].

Tandis que Corbière, lui, a déjà laissé aller au moment de l’écriture : « Laissé, blasé, passé », il est lui-même revenu de tout et n’a de comptes à rendre à personne. Nous disions plus haut que l’emploi corbiérien du verbe « laisser » a ceci de particulier qu’il en laisse jouer fluidement tous les sens. Nous avions tort. L’un d’entre eux n’y est pas : le poète de Laisser-courre, contrairement à celui du Lais, est parfaitement seul devant son énoncé, ne cite aucun légataire, rédige son poème-testament en paria, « en dehors de l’humaine piste ». Significativement, Corbière a « laissé courre » le sens premier du Lais, le don par testament.

La coprésence de registres contraires, où le sérieux et la parodie font bon ménage, est une autre caractéristique qui rapproche les deux poèmes. Villon se joue habilement des convenances traditionnellement associées à la rédaction de ce document juridique et officiel qu’est le Lais. Car après tout, c’est

[…] ou nom du Pere

Du Filz et du Saint Esperit

Et de sa glorïeuse Mere

Par qui grace riens ne perit

que Villon finit par léguer à son barbier les « rongneures de [s]es cheveux, / Plainement et sans destourbier[80]  ». Dans Laisser-courre, Corbière a

[…] laissé toute chose

[Lui] retirer du nez

Des vers, en vers, en prose…

mais il a aussi

[…] laissé l’Espérance,

Vieillissant doucement,

Retomber en enfance,

Vierge folle sans dent[81].

Ici, le ton n’est plus à la parodie ni aux déformations d’expressions populaires. Par un renversement pervers, l’« Espérance » laissée par le sujet lyrique, à laquelle il a renoncé, est représentée sous les traits d’une « Vierge folle » non seulement atteinte de sénilité — elle est « retomb[ée] en enfance » —, mais décrépite, « sans dent » et monstrueuse. Cette revanche sur l’espérance, où pointe le ressentiment, a quelque chose de grinçant qui laisse entrevoir de la désespérance, témoigne d’une écriture pathétique dominée par le thème de la perte et, finalement, illustre bien la « constante réversibilité de la poétique corbiérienne » où « chaque énoncé lancé avec innocence sur le mode affirmatif ou humoristique est aussitôt retourné sur lui-même et vers celui qui l’énonce pour le pourfendre et le blesser[82] ».

D’un bout à l’autre des Amours jaunes, la poésie est prise à partie dans son histoire comme dans son actualité ; des poètes sont nommés, signalés par allusion, et le plus souvent jugés. Toutefois, si la poétique corbiérienne se situe à la jonction de plusieurs textes, on doit reconnaître que, mis à part Villon, la part faite aux poètes médiévaux dans le répertoire des versificateurs cités par Corbière est mince, la poésie des Amours jaunes entrant principalement par effraction dans les poétiques en vue au début des années 1870. En fait, Corbière dialogue moins avec les auteurs du Moyen Âge qu’avec les écrivains romantiques qui se sont occupés de les convoquer. Cette médiation n’est pas sans conséquence : la référence corbiérienne au Moyen Âge, plutôt rare, est essentiellement thématique et la mise en poème de ces thématiques médiévales dans Les amours jaunes répond à celles qui furent remises à l’honneur par les romantiques. Le Moyen Âge de Corbière est emprunté à celui des « grands poètes qu[’il a] lus[83]  » (Lamartine, Hugo, Musset, Byron) et puisque dans la perspective corbiérienne l’héritage de ce « tas d’amants de la lune[84]  » doit être miné, qu’il s’agit de le mettre à mal, le motif médiéval sera donc à son tour secoué. À titre d’exemple, tous les lieux communs du « gothique » romantique sont en place dans les premiers vers du poème Le Poète contumace mais aussitôt retournés sens dessus dessous. Cela se passe dans un « ancien vieux couvent » : Corbière double la mise et tourne en ridicule l’essentiel archaïsme de cet endroit qui rappelle d’autres lieux mystérieux tels que le cloître, le monastère ou le prieuré. Les murs de l’édifice, que la tradition gothique veut épais et impénétrables, sont ici « si troué[s] que, pour entrer dedans, / On n’aurait pu trouver l’entrée ». Le donjon « crénelé comme la mâchoire d’une vieille » est décrépit et son mythe est révolu : « Fier toujours d’avoir eu, dans le temps, sa légende… » Le surgissement de créatures merveilleuses et surnaturelles est bel et bien chose du passé puisque ce couvent

[…] n’était plus qu’un nid à gens de contrebande

Vagabonds de nuit, amoureux buissonniers,

Chiens errants, vieux rats, fraudeurs et douaniers.

Enfin, le coup de grâce qui relègue définitivement aux oubliettes le sublime de l’imagerie médiévale romantique : le « Poète contumace » qui est l’hôte « de la borgne tourelle » a son bail en main ; il peut s’installer « Pour vingt-cinq écus l’an, dont : remettre une porte. — » Il n’est pas non plus anodin que ce couvent soit situé sur « la côte d’ARMOR », plus précisément à Penmarc’h, où Tristan de Léonois aura attendu Iseult en vain. Or, on sait que

le Tristan de Béroul et de Thomas a le vent en poupe dans le seconde moitié du XIXe siècle : l’influence du Tristan und Isolde de Wagner y est pour beaucoup, les traductions de Thomas ou les tentatives de Joseph Bédier pour recomposer le roman primitif le seront tout autant, et cette vogue touchera entre autres Verlaine et Rimbaud[85]

Corbière n’échappe pas à cet effet de mode, d’autant que son véritable prénom n’est pas Tristan mais bien Édouard-Joachim. Tristan est un pseudonyme, un titre de noblesse littéraire pas humble du tout, une fausse identité marquée au sceau de la légende médiévale et qu’il est suggéré de lire d’un trait : Triste en Corbière. Le « poète contumace » représenté dans le poème, sorte de Tristan décati aux amours précaires et navrantes (« J’ai pris, pour t’appeler, ma vielle et ma lyre. / Mon coeur fait de l’esprit, — le sot — pour se leurrer… »), attend son Iseult en vain mais n’en mourra pas ; il préfèrera en rire… jaune, cela va de soi :

… Et je ris… parce que ça me fait un peu mal.

Ici encore, Tristan Corbière mine définitivement tout potentiel allégorique et développe un discours de rupture et d’isolement.

Villon jouit d’un statut particulier dans Les amours jaunes car son legs poétique est le seul, parmi tous ceux livrés par les poètes médiévaux, que Corbière a « laissé courre » aussi explicitement dans son recueil de vers. L’intertexte villonien, dans Les amours jaunes, ne passe pas par l’intermédiaire de quelque poète que ce soit : Corbière s’entremet d’emblée entre Villon et son lecteur, s’occupe personnellement du sort qu’il réserve à ce lointain confrère. On pourrait expliquer ce phénomène en rappelant que l’appréciation de l’oeuvre poétique de Villon est loin d’être partagée par les contemporains de Corbière et que, conséquemment, ce dernier se retrouve en quelque sorte seul devant son objet. Mais la place de choix qu’occupe l’oeuvre de Villon dans les bibliothèques réelle (il l’a lue et la cite) et imaginaire (il la transforme, la confronte à un complexe de textes, qu’ils soient réels ou possibles) de Corbière relève d’abord et avant tout de la stratégie littéraire. Certes, Villon est un des devanciers les moins écorchés du bottin poétique corbiérien et son héritage, qui parcourt Les amours jaunes, s’il y est quelque peu bousculé, n’est en revanche jamais profané. Les affinités, qu’elles soient d’ordre thématique ou prosodiques, sont nombreuses entre les deux poètes. Mais laisser circuler l’héritage poétique de Villon dans Les amours jaunes apparaît surtout comme un moyen pour Corbière de renforcer son discours de rupture par rapport au milieu poétique « officiel ». Se réclamer de Villon vers 1870 représente une volonté de brouiller la hiérarchie et les classements symboliques, un moyen de prendre place dans le monde des lettres d’alors où prévaut un mépris non dissimulé pour tout ce qui relève du consacré, de l’officiel, de l’institué.