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Sans doute la bibliothèque médiévale des romantiques est-elle dans une large mesure imaginaire et se donne-t-elle à lire dans un intertexte essentiellement contemporain, constitué en grande partie des romans de Walter Scott. On sait aussi tout ce que l’imaginaire médiéval des romantiques doit aux auteurs de la Renaissance, notamment à Shakespeare. Les textes qui pour Victor Hugo étaient le symbole même des siècles les plus reculés du Moyen Âge, les Romances historiques traduites de l’espagnol par son frère Abel Hugo (1822), datent vraisemblablement du XVe siècle[1].

Du poète fétiche qui symbolise à lui seul toute la théologie médiévale, Dante Alighieri, la majorité des romantiques ne connaît l’oeuvre que de manière imparfaite, voire superficielle. On lit par exemple dans la Vie de Henry Brulard :

Mon grand-père savait et honorait l’italien ; ma pauvre mère lisait le Dante, chose fort difficile même de nos jours ; M. Artaud, qui a passé vingt ans en Italie et qui vient d’imprimer une traduction de Dante, ne met pas moins de deux contre-sens et d’une absurdité par page. De tous les Français de ma connaissance, deux seuls, M. Fauriel […] et M. Delécluze, des Débats, comprennent le Dante, et cependant tous les écrivailleurs de Paris gâtent sans cesse ce grand nom en le citant et en prétendant l’expliquer. Rien ne m’indigne davantage[2].

Mais rien ne nous oblige à partager cette indignation. Indépendamment du niveau de familiarité réel des « écrivailleurs » de 1830 avec l’oeuvre de Dante, celle-ci joue un rôle majeur dans la constitution de leur imaginaire médiéval. On pourrait en fait considérer que par son éloignement tant géographique que linguistique et temporel, l’oeuvre du Florentin présente un double avantage stratégique pour les poètes du premier xixe siècle : elle s’impose comme une référence évidente, mais dont la signification et la portée sont en voie de construction. On voit tous les profits que les écrivains peuvent tirer de cette situation : il est possible de faire parler Dante et d’inventer sa propre Commedia : « [a]insi chacun utilise Dante à sa façon, ou le fait prophétiser suivant son coeur, depuis Byron jusqu’à Victor Hugo[3]. » Les romantiques français ne sauraient prendre des libertés semblables avec Corneille, ni les Anglais avec Milton[4]. Dante devient ainsi l’aïeul d’élection de tout jeune auteur qui tente de liquider le père en se réclamant d’une lignée semi-mythique. En outre, l’une des raisons de la consécration de Dante à l’époque romantique tient vraisemblablement au fait qu’il est l’un des rares poètes médiévaux dont l’oeuvre ne soit pas anonyme. La signature Alighieri nomme le Moyen Âge. Grâce à lui, le génie médiéval s’incarne — et l’on sait le plaisir qu’ont eu à le représenter les artistes du xixe siècle, de Delacroix et Scheffer à Doré et Rosetti. Voici donc un auteur, Dante, et une oeuvre, la Commedia, qui se donnent à l’admiration d’une époque sous un nimbe fécond. Les seuls mots « Après une lecture de Dante » ouvrent le portail de l’inspiration visionnaire, qu’ils soient écrits par le Victor Hugo des Voix intérieures ou le Franz Liszt des Années de pèlerinage.

En donnant vie à la figure de Dante dans sa nouvelle Les proscrits, Honoré de Balzac a intégré le poète florentin au personnel de La comédie humaine. S’il est vrai, comme le pense Per Nykrog, que le cadre médiéval de cette nouvelle de 1831 a « sans doute été déterminé en premier lieu par le désir de mettre en scène Dante, car déjà vers 1830 Balzac tendait à s’identifier lui-même avec l’auteur de la Divine Comédie[5]  », il serait pertinent de s’interroger sur la nature précise de cette identification. Les pages qui suivent ne constituent pas une étude exhaustive de la présence de Dante Alighieri dans l’oeuvre balzacienne : un tel exercice a déjà été fait, et bien fait[6]. Il ne s’agit pas non plus, à proprement parler, d’une étude d’intertextualité. Nous écarterons d’emblée la question de savoir si Balzac a bien lu la Commedia (non) et dans le texte (non plus) ; nous ne chercherons pas des traces (difficilement saisissables) d’une influence de Dante sur Balzac (sans doute inexistante). Nous tâcherons seulement de répondre à la question que peut légitimement se poser tout lecteur de La comédie humaine lorsqu’il rencontre la curieuse nouvelle Les proscrits : mais qu’est-ce que Dante vient faire  ? Car nous aurions attendu Alighieri ailleurs, peut-être dans l’avant-propos (n’est-il pas curieux que Balzac n’ait jamais explicitement « associé le nom de Dante au titre choisi pour son oeuvre[7]  » ?). « Au fond, Balzac n’a pas compris Dante[8]  » : aucune importance, puisque c’est Balzac qui nous intéressera ici au premier chef. Parions que la conception qu’il se fait de Dante, pour superficielle et mal informée qu’elle soit, nous permettra d’aborder la question fascinante de l’imaginaire de l’écriture qui est celui de Balzac et de nombre de ses contemporains[9], ceux auxquels il s’adresse implicitement, croyant qu’ils sauront saisir au passage les implications littéraires et philosophiques que véhicule sa représentation de Dante. Pourquoi Balzac fait-il de lui un personnage et le représente-t-il dans sa Comédie humaine ? L’auteur de La divine comédie tel que mis en texte dans Les proscrits est-il chargé de révélations sur l’auteur de La comédie humaine ?

On peut considérer Les proscrits, dont la première publication remonte au mois de mai 1831 dans la Revue de Paris, comme une apostille balzacienne à Notre-Dame de Paris, publié quelques semaines plus tôt et qui avait captivé le lectorat. En 1836, Balzac en fera la première partie de son Livre mystique, que complètent les romans plus célèbres Louis Lambert et Séraphîta (les trois textes prendront finalement place les uns à la suite des autres dans les Études philosophiques de La comédie humaine). L’action de la nouvelle se déroulera à l’ombre de la cathédrale, dans une demeure de l’île de la Cité dont le propriétaire, Joseph Tirechair, « l’un des plus rudes sergents de Paris[10]  », loue des chambres aux étrangers de passage. L’un de ses locataires, un vieillard mystérieux dont, pense le sergent, « la peau a été cuite et hâlée par le feu de l’enfer » et dont « les yeux exercent un charme, comme ceux des serpents[11]  », l’inquiète manifestement, « quelque habitué qu’il fût à voir des criminels[12]  ». L’identité de cet homme qui tient du « sorcier[13]  » ne sera révélée qu’à la toute fin de la nouvelle[14], mais le lecteur averti reconnaîtra en lui l’auteur de La divine comédie. Dante semble appartenir à un univers parallèle (« Il semblait se mouvoir dans une sphère à lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité[15]  »), tant et si bien qu’il inspire la crainte aux bourgeois du Paris de 1308. C’est que le poète se distingue du commun des mortels par ses facultés quasi occultes, alors qu’à cette époque, « petits et grands, clercs et laïques, tout tremblait à la pensée d’un pouvoir surnaturel[16]  ». Dante et un jeune disciple flamand nommé Godefroid, les deux proscrits du titre de la nouvelle, profitent de leur séjour semi-forcé à Paris pour assister aux leçons de théologie mystique du docteur Sigier, un illuminé qui est clairement de connivence avec le poète toscan. De retour à leur pension, les proscrits se retirent chacun en leur chambre, Dante pour donner une forme sublime aux enseignements de Sigier, « en demandant des mots au silence, des idées à la nuit[17]  », le jeune Godefroid pour donner cours à son désespoir et tenter de mettre fin à ses jours. Sa tentative de pendaison échoue toutefois, ce qui est heureux puisque Dante, dans un chapitre inédit de son Enfer, lui explique le sort qui lui aurait été réservé. La nouvelle se termine subitement lorsqu’un émissaire florentin vient annoncer le triomphe des Gibelins à Dante Alighieri, dont l’identité est finalement révélée aux lecteurs qui ne l’auraient pas déjà devinée. Dante peut ainsi regagner Florence, ce qui surprendra certes ses biographes[18].

Cette nouvelle met donc le lecteur aux prises avec deux mystiques, dont l’un est illustre. Comme le notait Isabelle Durand-Le Guern, le Moyen Âge des romantiques s’incarne parfois « dans un personnage représentant un passé oublié susceptible d’être réactivé[19]  ». Qu’est-ce qui se donne à lire dans le personnage de Dante qui aurait été oublié et que Balzac cherche à réactiver ? Peut-être cette idée que le poète véritable tient du visionnaire, et que tout écrit d’une valeur supérieure touche nécessairement au mysticisme.

Selon Michel Butor, le projet de Balzac est d’« établir un certain nombre de fictions par lesquelles on pourra dire des choses plus vraies que celles qu’on lit d’habitude[20]  ». Les personnages de Dante et de Sigier seraient ainsi très vraisemblablement des préposés à cette réalité supérieure de la fiction. Butor ajoute toutefois : « Les doctrines philosophiques qui nous sont données par les grands génies philosophiques imaginés par Balzac ne peuvent jamais être considérées comme sa pensée “même”[21]. » C’est pourquoi il ne sera pas ici question de considérer les pensées du Dante et du Sigier des Proscrits comme des analogons ou des prodromes de celle de Balzac. Nous proposons plutôt de rendre compte du portrait balzacien de Dante, dont il fait explicitement le parangon du poète. Il ressort de ce portrait une ontologie implicite de l’activité littéraire : le poète (ou le romancier, c’est tout un) est un visionnaire[22]. Un visionnaire dont les intuitions se révèlent fondamentalement justes.

Le portrait que brosse Balzac de Dante met en relief la puissance de son regard. Ses yeux (et, comme nous le verrons, son « oeil intérieur ») sont faits pour voir des réalités imperceptibles par le commun des mortels :

Il était vraiment impossible à tout le monde, et même à un homme ferme, de ne pas avouer que la nature avait imparti des pouvoirs exorbitants à cet être en apparence surnaturel. Quoique ses yeux fussent assez profondément enfoncés sous les grands arceaux dessinés par ses sourcils, ils étaient comme ceux d’un milan enchâssés dans des paupières si larges et bordés d’un cercle noir si vivement marqué sur le haut de sa joue, que leurs globes semblaient être en saillie. Cet oeil magique avait je ne sais quoi de despotique et de perçant qui saisissait l’âme par un regard pesant et plein de pensées, un regard brillant et lucide comme celui des serpents ou des oiseaux ; mais qui stupéfiait, qui écrasait par la véloce communication d’un immense malheur ou de quelque puissance surhumaine. Tout était en harmonie avec ce regard de plomb et de feu, fixe et mobile, sévère et calme[23].

Tel est le regard, proprement magnétique, de cet individu d’exception qui figure « la Poésie, ou plutôt le grand poète[24]  ». Tel est l’oeil du génie, car on sait que « [m]any of the men of genius of the Comédie humaine […] are […] endowed with a magnetic glance[25]  ». Dans son étude sur la conception balzacienne du génie, Gretchen Besser notait aussi :

The problem of genius, in Balzac’s conceptualization, is intimately connected with a yearning for god-like omniscience and omnipotence […] and with the occult manifestations of magnetic will power and « second sight ». It is also inseparable from a certain scientific or pseudo-scientific penchant of his mind[26].

En clair, le Dante de Balzac, comme tout génie poétique digne de ce nom, est un voyant, un mystique dont les visions peuvent être imparfaites mais dévoilent nécessairement une facette de la vérité divine. Lorsque, vers la fin du récit, Dante révèle à Godefroid le destin qui l’attendait, post mortem, s’il avait réussi son suicide, son regard contracte « cette fixité qui semble indiquer la présence d’un objet invisible aux organes ordinaires de la vue » ; ses yeux contemplent alors « les lointains tableaux que nous garde la tombe[27]  ». Le poète révèle à son jeune protégé qu’il est souvent « enlevé par un pouvoir magique hors de la terre » et qu’il pense « appartenir à Dieu », puisqu’il est pour « (lui)-même un mystère[28]  ». Le poète serait ainsi celui qui parvient à voir des vérités invisibles au commun des mortels grâce à la « seconde vue » lui permettant de percer le temps, l’espace, la matière pour fixer la création dans une perspective qui transcende celle de l’humanité ordinaire. Comme le somnambule, l’écrivain peut accéder aux mystères de la nature grâce à son oeil intérieur. C’est pourquoi il doit se laisser guider par ses intuitions et ses visions.

Balzac peint ainsi « l’image fantastique du Voyant » parce que pour lui « La Divine Comédie est dans la tradition de l’illuminisme » et que Les proscrits proposent une interprétation de ce texte-clé de la bibliothèque médiévale des romantiques en l’incarnant dans son auteur[29]. La divine comédie serait un essai mystique dans lequel Dante tente de fixer ses propres visions et celles de quelques-uns de ses contemporains. Le mot « essai » est à prendre ici dans le sens de Montaigne, car il importe moins d’arriver à une représentation parfaite de l’harmonie céleste que d’essayer d’en rendre compte, si l’on appartient à ces élus qui savent voir. Le poète est ainsi, bien avant Rimbaud, celui qui sait rapporter des visions de « là-bas » : le Dante de Balzac dira à Godefroid : « Il m’a été donné de voir les espaces immenses, les abîmes sans fin où vont s’engloutir les créations humaines, cette mer sans rives où court notre grand fleuve d’hommes et d’anges[30]. »

Le poète est celui qui sait donner forme à ses propres visions ou, à la rigueur, à celles qu’il reconnaît comme valables chez d’autres illuminés. En effet, le Dante de Balzac, tout visionnaire qu’il est, n’appartient pas à ce premier cercle des visionnaires qu’habitent les autres voyants évoqués par le Livre mystique : Swedenborg, en premier lieu, mais aussi l’ange Séraphîta et le docteur Sigier des Proscrits[31]. Balzac nous laisse entendre que ce Sigier (à qui il prête plusieurs idées de Swedenborg) est l’un des principaux inspirateurs de La divine comédie, oeuvre dans laquelle Dante aurait synthétisé ses propres visions et celles de son contemporain. L’épisode central de la nouvelle nous fait assister, en compagnie de Dante et de Godefroid, à un cours que donne « l’illustre » Sigier, « le plus fameux docteur en Théologie mystique de l’Université de Paris[32]  ». Balzac explique au passage ce en quoi consiste la théologie mystique dans un aparté d’un grand intérêt :

La théologie mystique embrassait l’ensemble des révélations divines et l’explication des mystères. Cette branche de l’ancienne théologie est secrètement restée en honneur parmi nous. Jacob Boehm, Swedenborg, Martinez Pasqualis, Saint-Martin, Molinos, Mmes Guyon, Bourignon et Krudener, la grande secte des Extatiques, celle des Illuminés, ont, à diverses époques, dignement conservé les doctrines de cette science, dont le but a quelque chose d’effrayant et de gigantesque. Aujourd’hui, comme au temps du docteur Sigier, il s’agit de donner à l’homme des ailes pour pénétrer dans le sanctuaire où Dieu se cache à nos regards[33].

La comédie humaine ne se rattache-t-elle pas partiellement à cette théologie mystique ? Comme son Dante et comme son Sigier, Balzac ne cherche-t-il pas à donner des ailes à son lecteur pour qu’il puisse « pénétrer le sanctuaire où Dieu se cache à nos regards » ? Dans la préface du Livre mystique, il affirmait que le « Mysticisme est précisément le Christianisme dans son état pur » et que, pour cette raison, « [l’]auteur n’a pas cru qu’il fût honorable pour la littérature française de rester muette sur une poésie aussi grandiose que l’est celle des Mystiques[34]  ». Cette poésie comprend celle de Dante et celle de Swedenborg ; celle de Balzac aussi.

Sigier explique à l’immense assemblée de clercs qui boivent ses paroles que les intelligences se divisent en sphères, depuis la plus opaque jusqu’à la plus « translucide », celle où les « âmes aperçoivent le chemin pour aller à Dieu[35]  ». Sigier

faisait assister au jeu de la nature, assignait une mission, un avenir aux minéraux, à la plante, à l’animal. La Bible à la main, après avoir spiritualisé la Matière et matérialisé l’Esprit, après avoir fait entrer la volonté de Dieu en tout, et imprimé du respect pour ses moindres oeuvres, il admettait la possibilité de parvenir par la foi d’une sphère à une autre[36].

Mais le coeur même de son enseignement est que certains hommes peuvent percer les mystères de la création, lors d’éclairs de fulgurances spirituelles. Ce qu’ils feront avec l’assentiment de leur Créateur, car, comme le dit le maître : « Où croyez-vous que l’homme puisse prendre ces vérités fécondes, si ce n’est au sein de Dieu même[37]  ? »

L’important, dans le cadre de la nouvelle de Balzac, n’est pas le contenu précis des visions de Dante et de Sigier, mais bien le fait qu’ils aient des visions, et plus précisément des visions qui lèvent partiellement le voile des mystères métaphysiques. On sait que les connaissances de Balzac sur Dante sont vagues. Il fait par exemple de lui un « vieillard[38]  » alors qu’il avait 43 ans en 1308 ; il évoque aussi une improbable audience que lui aurait accordée Philippe le Bel[39] et une « admirable thèse » qu’il aurait soutenue à la Sorbonne[40]. Sa rencontre et sa connivence avec Sigier lui sont inspirées par trois vers du Paradis :

essa è la luce etterna di Sigieri

che, leggendo nel Vico de li Strami,

silogizzò invidïosi veri[41].

Ce Sigier, très oublié à l’époque de Balzac, nous est connu grâce aux efforts des commentateurs de La comédie humaine et des historiens de la philosophie médiévale : il s’agirait de Siger de Brabant, mort vers 1281 (soit lorsque Dante avait 16 ans), qui fut l’un des chefs du mouvement averroïste[42]. On voit donc que l’inexactitude de son savoir sur Dante et Sigier est à la fois utile et féconde à Balzac, puisqu’elle lui permet de se réclamer d’autorités médiévales pour développer son idéal de l’écrivain.

On lit encore chez Michel Butor : « Balzac voudrait qu’il y ait la même filiation entre les derniers prophètes du mysticisme et lui qu’entre Sigier de Brabant et Dante. Le théologien a révélé certains aspects de l’univers, permettant ainsi à Dante d’écrire La Divine Comédie, de même que Swedenborg et d’autres ont permis à Balzac d’écrire La Comédie humaine[43]. » Dante est sans doute un visionnaire moins puissant que Sigier ; de même, Balzac est sans doute moins clairvoyant que Swedenborg ou que Jacob Böhm. En revanche, les auteurs des deux Comédies savent donner forme à des illuminations sublimes : Dante est, dit Balzac, « le poète qui traduit[44]  », et qui se révèle par conséquent tout à fait indispensable à la cause mystique. En effet, les mystiques de premier plan tendent à perdre la faculté de communiquer leurs visions de manière intelligible (ce qui participe de la tragédie de Louis Lambert, par exemple). « La barrière épineuse qui, jusqu’à présent, a fait du Mysticisme un pays inabordable, est l’obscurité, défaut mortel en France où personne ne veut faire crédit de son attention à l’auteur le plus sublime, où Dante n’aurait peut-être jamais vu sa gloire », écrit Balzac dans la préface du Livremystique[45]. Il avoue « n’avoir rien pu comprendre encore » aux oeuvres de Jacob Böhm[46]  ; quant à Swedenborg, dont il essaiera de traduire les visions par les discours du docteur Sigier dans Les proscrits et ceux du pasteur Becker dans Séraphîta, Balzac nous dit qu’il attend encore son grand passeur (son traducteur), qui donnerait une forme plus aisément intelligible à ses visions[47].

Parmi les visionnaires du Livre mystique, notons donc quatre cas de figure. Premièrement, Sigier, le visionnaire qui n’est pas poète à proprement parler mais qui, dans le cadre de son enseignement, sait transmettre ses intuitions (il fait ainsi songer à Swedenborg, et on notera que le jeune Godefroid, « poète qui sent[48]  » face au « poète qui traduit » qu’est Dante, appartient à cette première catégorie). Deuxièmement, Dante Alighieri, visionnaire moindre mais qui donne une forme définitive à ses intuitions. Troisièmement, Louis Lambert, dont toute la tragédie est d’être « dépassé » par le contenu de ses visions, auxquelles il ne sait donner forme et qu’il ne peut partager que partiellement, ce qui finit par l’isoler irrémédiablement de l’humanité. Quatrièmement, Séraphîta, visionnaire parfaite, mais qui transcende l’humanité par sa nature angélique. Si, dans l’esprit de Balzac, le génie de Sigier s’apparente à celui de Swedenborg, Dante et sa Divine comédie sont les modèles qui inspirent plus directement La comédie humaine. Balzac se veut le poète qui sait reconnaître les visionnaires véritables tant parmi ses contemporains que parmi ses prédécesseurs et qui, lui-même un tant soit peu visionnaire, sait fixer ses visions sur le papier en leur donnant une forme définitive.

Est-ce que telle n’est pas en somme la raison qui pousse Balzac à choisir un titre général qui place son oeuvre en relation explicite avec celle de Dante ? La comédie humaine est « baptisée sous le parrainage de Dante[49]  » : la critique a certes pris acte de cette évidence, mais on est en droit de se demander si elle en a suffisamment mesuré les implications philosophiques. Trente ans après l’ouvrage de Baldenspenger cité ci-dessus, un critique américain observait :

Though the trail was blazed and generous hints given by Fernand Baldensperger, few scholars since, in my opinion, have concerned themselves to any appreciable degree with those bonds which join Dante and the author of that nineteenth-century literary colossus. Can the reason for this apparent neglect be that the obvious is what is usually overlooked[50]  ?

Plus d’un demi-siècle plus tard, cette question me semble conserver toute sa pertinence. On sait que le titre de Comédie humaine apparaît au début de 1840 dans une lettre à un éditeur non identifié ; c’est le titre que portera l’édition Furne publiée de 1842 à 1846 (comprenant l’intégralité des romans alors écrits, le Livre mystique étant fondu dans les Étudesphilosophiques). On interprète généralement ce titre en mettant l’accent sur l’adjectif « humaine[51]  ». Peut-être est-ce oublier que, pour le lecteur du xixe siècle, cette liaison explicite entre la Comédie de Dante et celle de Balzac faisait implicitement de celle-ci un texte mystique. Est-ce que La comédie humaine ne serait pas, du moins partiellement, cette « épopée mystique » que les romantiques (Vigny, Lamartine, Soumet, Hugo) ont voulu donner à la France[52]  ? Grâce au titre qu’il choisit pour son oeuvre et aux associations d’idées qu’il éveille chez ses lecteurs, Balzac signale que son épopée est non seulement historique et sociale, mais aussi visionnaire et mystique. Tel est l’usage que Balzac a fait, à notre plus grand profit, d’un des joyaux de la bibliothèque médiévale.