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Dans L’Institution du littéraire, Lucie Robert souligne la contribution essentielle de Jeanne Lapointe à l’émergence d’une critique littéraire moderne au Québec. Robert note en effet que Lapointe a non seulement « énoncé les conditions d’exercice d’un enseignement universitaire de la littérature et les critères d’une pratique de recherche alors originale », mais qu’elle a également « contribué à former des générations d’étudiants et d’étudiantes qui, à partir de la fin des années 1960, donneront des assises institutionnelles à la recherche littéraire[1] ». Par l’analyse de la correspondance qu’a entretenue Jeanne Lapointe avec des écrivaines telles que Marie-Claire Blais (1939- ), Louky Bersianik (1930-2011), Madeleine Gagnon (1938- ) et Gabrielle Roy (1909-1983), cette étude entend mettre en lumière cet autre pan de la contribution de Lapointe à l’infiltration d’idées modernes dans la littérature québécoise – et plus particulièrement dans la production des écrivaines – qu’est celui de la formation. L’arrimage des théories de l’épistolaire (Haroche-Bouzinac, Vincent-Buffault) et de l’amitié au féminin (Lamoureux, hooks) aux notions de transmission et d’héritage (Collin) proposé ici favorise une saisie inédite de la figure et de l’action intellectuelles de Jeanne Lapointe tout en étant complémentaire de celle permise par l’examen de ses textes critiques[2].

La correspondance, par la dimension relationnelle qu’elle implique, semble constituer, pour Lapointe, une voie de prolongement à l’enseignement, c’est-à-dire à la transmission du savoir et à l’échange intellectuel. L’analyse des lettres de celles que l’on peut considérer comme des héritières de Jeanne Lapointe permet ainsi d’appréhender son rôle de mentore – rôle rarement examiné dans une perspective féminine (l’article de Nathalie Watteyne publié dans le présent dossier est une exception) – et de mesurer l’étendue de son influence sur la littérature des femmes au Québec. Un autre objectif de cette recherche consiste à tenter de cerner comment la correspondance entre ces femmes rattachées à l’institution littéraire québécoise constitue un matériau favorable à l’établissement d’une généalogie féminine et féministe. Il s’agit ici d’un féminisme qui n’est pas forcément explicite ni même revendicateur – on ne retrouve pas dans ces lettres une réflexion sur la domination masculine ou sur le sexisme, mais plutôt d’un féminisme qui se manifeste par l’échange entre femmes, lequel contribue à la reconnaissance du travail intellectuel féminin[3] et traduit une forme de solidarité dans la négociation des mécanismes d’exclusion et de minoration qui entravent les carrières féminines[4]. Pour le dire avec Diane Lamoureux :

À travers le féminisme, des femmes se sont fait confiance et se sont choisies comme interlocutrices : qu’elles soient universitaires ou peu scolarisées, riches ou pauvres, urbaines ou rurales, « de souche » ou « d’ailleurs », elles se sont reconnues comme sujets d’une même histoire et ont accédé au statut d’être parlant qu’on leur avait dénié, en prétendant ne pas comprendre ce qu’elles disaient et en leur renvoyant inlassablement « mais qu’est-ce qu’elles veulent encore » ? Des femmes se sont mises à parler et à se parler [je souligne][5].

En plus de faire contrepoids à la marginalisation des créatrices et des intellectuelles dans le champ littéraire, ce dialogue entre femmes met de l’avant des principes de transmission et de filiation modernes. En ce qui concerne Jeanne Lapointe, il serait plus juste de parler d’affiliation, au sens où l’entend Françoise Collin, que de filiation ; j’y reviendrai plus loin. Ces correspondances conservées dans le fonds Jeanne-Lapointe à Bibliothèque et Archives Canada constitueraient donc le socle d’une généalogie féministe par les liens de solidarité entre femmes qui s’y construisent, par les idées exprimées et, enfin, par les dynamiques de transmission qu’elles sous-tendent. Si cette hypothèse s’avère, elle permettrait de mettre en évidence que l’intérêt de Jeanne Lapointe pour le sujet femme et les enjeux féministes précède la Commission Bird de 1967 et qu’il émerge, entre autres, dans et par sa pratique épistolaire dès les années 1940 et que cet intérêt pourrait être considéré comme une constante, voire une valeur cardinale, de son engagement littéraire et intellectuel.

La correspondance est un support tout désigné pour ce type d’enquête parce qu’elle constitue un lieu en marge de l’espace public où un dialogue intellectuel entre femmes peut s’établir, favorisant la création et le maillage de liens professionnels, amicaux ou privés. En ce qu’elle implique une forme de coprésence, la correspondance permet, en outre, de créer différents types d’alliances entre ces femmes isolées dans une institution encore largement dominée par les hommes et dans laquelle elles apparaissent souvent comme des figures d’exception. L’amitié féminine s’inscrit dès lors à contre-courant des structures sociales dominantes qui incitent les femmes à privilégier les relations avec les hommes aussi bien dans leur vie personnelle que professionnelle. Les femmes étudiées en ont décidé autrement en se choisissant comme interlocutrices. La correspondance apparaît enfin comme une forme particulièrement propice à l’analyse de la transmission d’un savoir, conçue comme « une passation dans un rapport à l’autre, dans une nécessaire relation, c’est-à-dire dans une forme d’échange, de soi à l’autre[6] ».

L’étendue d’une influence

Dans la notice du fonds Jeanne-Lapointe déposé à Bibliothèque et Archives Canada, on peut lire dès la première phrase : « Jeanne Lapointe, professeure à l’Université Laval, a été critique littéraire et a servi d’enseignante et de mentor à plusieurs écrivains québécois, dont Anne Hébert, Marie-Claire Blais et Gabrielle Roy[7]. » Le rôle de mentore est ainsi placé sur un pied d’égalité avec celui de critique et de professeure, ce qui en dit long sur l’influence qu’elle a exercée sur certains écrivains. D’ailleurs, que ces écrivaines, parmi les plus célébrées de la littérature québécoise, décident de s’adresser à Jeanne Lapointe et d’entretenir une correspondance littéraire avec elle témoigne de l’estime et de la reconnaissance dont elle jouit, et ce, malgré le fait qu’elle ait publié relativement peu de textes critiques sur la littérature québécoise et n’ait jamais publié de fiction. Certes, à titre de « [première] professeure d’université à Cité libre, Jeanne Lapointe est, durant les années 1950, l’une des rares femmes à se voir accorder une crédibilité publique[8] », mais cette notoriété ne suffit pas, me semble-t-il, à expliquer qu’autant d’écrivaines se tournent vers elle au cours de leur carrière. Sa conception de la littérature comme « une prise de conscience, un art et une pensée[9] » de même que sa réflexion sur la transmission et l’enseignement pourraient aussi constituer des raisons incitant des écrivaines à solliciter son soutien dans l’élaboration et la diffusion de leurs oeuvres. Dans le mémoire, intitulé « Humanisme et humanités », qu’elle présente devant la Commission du programme de la Faculté des arts de l’Université Laval en 1958, Lapointe énonce les grands pans de la réforme de l’éducation à laquelle elle aspire, dont de nombreux éléments figureront dans le Rapport Parent. Ce mémoire constitue également, pour Lapointe, l’occasion de proposer un renouvellement de la pédagogie et des principes de transmission du savoir fondés sur la confiance envers le jugement critique des étudiant(e)s, le respect de leur liberté intellectuelle, le refus de toutes formes d’autoritarisme et de dogmatisme, la sensibilité, l’échange et la responsabilité mutuelle. Non seulement ces principes révèlent la manière dont Lapointe envisage l’enseignement, mais aussi la création littéraire, la littérature :

Si nous désirons vraiment une littérature, il faut consentir à abolir en chacun de nous cette trop naturelle tendance à l’impérialisme intellectuel qui nous fait rejeter ce qui n’est pas nous-mêmes. Il faut au contraire nous rendre réceptifs, prêts à aimer et à admirer. Nous n’aurons pas de littérature valable autrement, ni aucune création non plus dans les autres domaines, dans la science, dans la philosophie ; rien de tout cela ne pourra s’épanouir tant que nous refuserons de reconnaître que tout langage, toute littérature, et toute création sont le lieu de la plus profonde liberté, le terrain où se germent toutes les questions et les mises en question. Nous avons à choisir entre la création et les dogmatismes. Mais il faut savoir que toute grande oeuvre, et probablement toute grandeur, même celle de la sainteté, est une menace[10].

Outre sa légitimité en tant que critique littéraire et sa vaste érudition, qui inclut la connaissance des auteur(e)s et des approches modernes de la littérature, sa capacité à se montrer réceptive à la voix de l’autre[11] et à sa sensibilité de même que son ouverture à l’égard de la dissidence ont certainement joué dans le choix de ces écrivaines de l’associer aussi étroitement à leur oeuvre.

L’influence de Jeanne Lapointe et de ce mentorat, mise à jour dans ces correspondances, est aussi vaste que diversifiée. Lapointe accompagne les écrivaines dans l’élaboration de leur style, dans la recherche documentaire et théorique, dans la négociation de contrats d’édition, dans la diffusion et le rayonnement des oeuvres. La relation mentorale se conçoit ainsi comme un transfert de connaissances littéraires et institutionnelles. Le dialogue amical ou érudit avec Jeanne Lapointe est, pour certaines écrivaines, une source d’inspiration :

Je vous envoie une Petite Poule d’eau où j’ai l’impression que vous verrez autre chose qu’une histoire. J’avais espéré qu’on y entendrait l’appel de fraternité que j’ai cherché à y mettre. En un sens, vous êtes un peu responsable de la Petite Poule d’eau puisque un jour en allant à Chartres c’est en vous parlant de ce pays perdu que j’ai entrevu le thème de la Petite Poule d’eau[12].

Dans la même veine, Louky Bersianik lui écrit : « En parlant de “parleuses”, j’en vois une dans mon “pique-nique de têtes…” qui a votre voix chaleureuse, votre air moqueur et votre bonne humeur… en plus de votre science psi ! quelle pique-niqueuse ! Puis-je m’inspirer de vous sans trop blesser votre modestie[13] ? » Non seulement, ici, Jeanne Lapointe apparaît comme une lectrice perspicace qui sait voir « autre chose qu’une histoire », pour reprendre les mots de Gabrielle Roy, mais elle fait naître, par son double statut d’amie et d’intellectuelle, des projets d’écriture et inspire la création de personnages féminins savants dans la fiction. Si la relation entre Gabrielle Roy et Jeanne Lapointe se distingue par le fait qu’elles appartiennent à la même génération et que Roy est une écrivaine reconnue au moment où elle fait la connaissance de Lapointe en 1947[14], il n’en demeure pas moins que son mentorat repose sur la même « éthique du dialogue », que celui-ci soit plus amical et intime qu’érudit et scientifique. La conception de l’éthique qui caractérise le mentorat et plus largement le rapport à la transmission de Jeanne Lapointe est également celle de Françoise Collin, intellectuelle et philosophe féministe et amie de Lapointe :

L’éthique est le rapport au présent et à la présence. […] L’éthique – qui ne doit donc pas être confondue avec la morale et ses diktats, qui en est même le contraire – c’est non pas l’accord avec n’importe qui ou n’importe quoi, le règne des concessions, mais c’est, une fois encore, la vigilance, une attention intense, toujours différente, aux contours, aux nuances, aux particularités de chacun-e et de chaque situation, pour en saisir et en faire advenir le meilleur, le plus positif. C’est, dans le travail de transformation sociopolitique qui est le nôtre, le refus des slogans, des idées toutes faites, des classements sans recours, c’est l’art de la question plus que de la réponse[15].

En plus de servir d’étincelle à la création littéraire, Jeanne Lapointe accompagne les écrivaines dans la genèse des textes. En 1953, Gabrielle Roy lui témoigne sa reconnaissance : « [Les moments où nous avons travaillé ensemble] ont été si profitables que j’espère les renouveler. Si un jour vous aviez le loisir de revoir avec moi quelques contes rien ne me ferait plus grand plaisir[16]. » L’influence de Lapointe sur le processus d’écriture est telle, dans certains cas, que l’oeuvre semble le résultat d’une écriture à quatre mains, comme le reconnaît Louky Bersianik dans une lettre de mai 1976 :

Je viens de recevoir le dossier « ANCYL » : merci de tout coeur. Quelle précieuse collaboration ! À ce point que l’idée m’est venue que nous fassions le livre ensemble ( « je serai Ancyl, tu serais l’Euguélionne » ou vice-versa…) Je suis bien consciente qu’il me manque la pratique des textes et les  « notions justes ». C’est pourquoi j’ai tellement besoin de votre aide pour m’orienter[17].

Le travail d’accompagnement de Jeanne Lapointe intervient donc à toutes les étapes du processus de création, en amont par les recommandations de lectures préparatoires[18] qui permettent d’acquérir « les “notions justes” », en aval par la critique privée ou publique des textes parus, mais aussi, dans l’intervalle, par la relecture attentive des différents états des manuscrits[19]. Les commentaires formulés par Lapointe touchent autant le fond que la forme : « J’aime beaucoup votre idée de présenter le texte sous forme typographique de dialogues de théâtre[20] », lui confie Bersianik avec reconnaissance. Tantôt les manuscrits sont annexés à la correspondance, tantôt des extraits d’oeuvres en cours sont transcrits directement dans les lettres, comme si les écrivaines se hâtaient de placer leurs oeuvres sous l’oeil lucide et exigeant[21] de Lapointe.

Alors que la lettre est étroitement liée, pour ces écrivaines, au travail de création, pour Jeanne Lapointe elle représente un lieu propice à l’élaboration d’un discours critique, un laboratoire, en quelque sorte, où les idées et réflexions sur la littérature et le féminisme prennent forme et s’éprouvent dans le dialogue avec l’autre :

[M]erci pour la très belle lettre que je trouvais à mon retour de vacances. Votre généreuse et lucide lecture de Retailles indique bien sa brèche, met le doigt sur ce lieu de l’amour vertige où la haine prend source et se donne à détruire, en chacune. La pertinence de chacune de vos questions [je souligne] me rassure ; me dit que dans cette solitude ressentie, reconnue, nous ne sommes plus isolées : lointaines ou rapprochées, nous sommes nombreuses à poursuivre la même quête pour combler ce manque qui s’érigeait de notre in-existence. Quelques unes, braves, nous ont précédées – nous, de la génération du féminisme ouvert, militant – à le dire, à l’écrire, à l’enseigner. Vous êtes de celles-là. Je vous estime tant pour ce courage. Et je vous remercie[22].

Dans cette perspective, la lettre pourrait aussi être conçue comme un laboratoire de la critique, en ce qu’elle permet une circulation, une évolution et une mise à l’épreuve plus libre des idées, en ce qu’elle est moins soumise aux enjeux normatifs et de légitimité tant à ce qui a trait à la construction de la posture qu’à celle du discours[23]. La lettre favorise dès lors l’éclosion d’une pensée par l’expression de « questions et [de] mises en question », pour rependre les mots de Lapointe, sans exiger de réponse ferme ou de conclusion définitive et figée comme c’est le cas avec les textes critiques publiés.

Penser et débattre par lettres

Si la lettre peut constituer un laboratoire efficace au développement d’une pensée critique, c’est, entre autres, parce qu’être amies n’implique pas de s’entendre sur tout[24]. Au contraire ! Pour Jeanne Lapointe, la lettre représente un espace de débats même si le dialogue libre et direct comporte le risque de refroidir l’amitié, du moins pour un temps. La lettre permet aussi de penser l’amitié, ce que les amies s’apportent l’une à l’autre, les fondements d’une relation, les déchirements. La lettre s’avère donc un lieu privilégié pour penser avec l’autre, sous son regard attentif au mouvement de la pensée, mais dont la réaction décalée favorise une certaine indépendance, parfois même une audace dans l’articulation de sa réflexion.

La liberté est une valeur phare de Jeanne Lapointe et de ses correspondantes littéraires, car elle implique l’autonomie du sujet et de son jugement. La liberté si chèrement acquise par les femmes ne doit pas, pour elles, être sacrifiée sur l’autel de l’amitié. Les lettres étudiées montrent que l’amitié entre ces femmes appelle et suscite une confrontation, plus ou moins vive, des idées. Les débats ou critiques qui éclatent dans ces correspondances soulèvent des enjeux féministes, non pas tant en ce qui concerne le propos, mais bien la structure et la dynamique du dialogue. Cette dynamique permet de voir que l’amitié ne commande « pas de s’aimer “inconditionnellement”, d’éviter les conflits et de minimiser les désaccords, de ne surtout pas se critiquer, et encore moins en public[25] », comme le fait par exemple Jeanne Lapointe avec Gabrielle Roy. En effet, avant de publier son article « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination » dans la revue Cité libre en octobre 1954, Jeanne Lapointe le soumet à Gabrielle Roy pour avoir ses impressions[26]. Or, dans sa version initiale, le texte contient des remarques sur Alexandre Chenevert que l’écrivaine juge peu flatteuses : « Je préfèrerais, en effet, que vous retranchiez de votre texte les références ou allusions à Alexandre Chenevert. Il me serait pénible c’est vrai que mon livre soit jugé d’une façon plutôt brève, sommaire, avant de paraître[27]. » Lapointe a de toute évidence supprimé ces passages puisque le texte publié ne contient aucune référence à Alexandre Chenevert, roman qui, je le rappelle, n’est pas encore paru, mais dont elle a lu et annoté le manuscrit. Si elle se range aux arguments de Roy, Lapointe propose tout de même une critique de son oeuvre qui peut paraître ambiguë à certains endroits : « [D]errière l’effusion du seul livre qu’on puisse qualifier de charmant dans notre littérature, La Petite Poule d’Eau, affleure une sentimentalité humanitaire qui risque de prendre le pas sur la générosité naturelle de l’oeuvre[28] », ou encore : « Avec La Petite Poule d’Eau, l’une de nos oeuvres romanesques dont l’art soit le plus achevé, Gabrielle Roy atteint à une prestesse de structure qui contraste avec le rythme languissant de Bonheur d’occasion[29]. » L’amitié entre Jeanne Lapointe et Gabrielle Roy s’altère (peut-être) à la suite de ce différend qui est aussi l’occasion pour Roy d’émettre des réserves à l’endroit de l’article de Lapointe, notamment en ce qui concerne l’absence d’Alain Grandbois et l’impression de « tristesse », de « désenchantement » et de froideur qui se dégage du texte, mais la relation et la correspondance entre les deux femmes se poursuivent. La lettre de Roy se termine d’ailleurs sur des salutations cordiales : « Je vous serre la main bien amicalement. »

L’amitié n’exclut donc pas la critique, que celle-ci soit privée ou publique, ce qui atteste de la reconnaissance des destinataires comme sujets légitimes, et j’ajouterais comme écrivaines légitimes. La complaisance ou le silence trahirait non seulement cette reconnaissance, mais serait également contraire à l’éthique du travail critique de Jeanne Lapointe fondée sur la franchise. Le débat est vu par Lapointe et ses interlocutrices littéraires comme une source d’avancement. Marie-Claire Blais, qui est certainement l’écrivaine dont la relation avec Jeanne Lapointe est la plus houleuse et la plus complexe[30], entre autres, en raison des conditions entourant la naissance de cette amitié au moment où Blais, étudiante, fréquentait les cours de Lapointe, décrit avec clarté le caractère émancipateur et bénéfique des désaccords qui surgissent dans leurs conversations :

J’ai très besoin de vous, je ne vous le cache pas […], vous êtes un lien important, pour moi au Canada qui peut m’éviter de ressentir ma vie ici, comme un exil. […] Tout de même, à qui est-ce que je ferais livre [sic] mon prochain livre si vous n’êtes pas là ? Et comment vivre sans nos querelles ombrageuses qui, finalement, me font toujours réfléchir ? Et toutes ces conversations littéraires et toutes ces choses libres dont nous pourrions parler encore ? […] C’est cela, qui, pour moi, a maintenant de la valeur. Et aussi les progrès fragiles que j’ai pu faire… Vous voyez, vous êtes trop utile[31].

La lettre, plus que l’appel téléphonique, permet le développement d’une argumentation et son approfondissement. À plusieurs reprises, Marie-Claire Blais prend la plume tout juste après s’être entretenue au téléphone avec Jeanne Lapointe pour poursuivre la discussion et lui donner de plus solides assises :

Comme nous parlions de dédicaces il y a quelques instants au téléphone, en voici quelques unes dont je vous parlais, Proust, dédicace « Côté de Guermantes » à Léon Daudet, à l’incomparable ami, en témoignage de sa reconnaissance et d’admiration, etc. De Maupassant, La Maison Tellier, à Yvan Tourgueneff hommage d’une affection profonde, etc. Je pourrais vous en montrer plusieurs autres[32].

Cette exigence de rigueur qui s’impose dans ces échanges n’a pas pour but de rétablir l’harmonie entre les correspondantes, mais permet à chacune d’elles d’étayer et de mieux définir sa position. L’exercice leur permet d’acquérir une certaine confiance dans leur parole – ce qui peut constituer un des objectifs du mentorat de Jeanne Lapointe.

Le soutien

La correspondance entre Lapointe et ces quatre écrivaines nous renseigne également sur les ressources qu’elles partagent. Ces femmes s’apportent un soutien mutuel qui prend plusieurs formes : soutien financier, soutien d’autorité par les lettres d’appui ou de recommandation, soutien dans le processus d’écriture, soutien dans la légitimation et la consécration d’une oeuvre par la critique. Mais comme le soutien est réciproque, il n’implique pas, dans le contexte de ces correspondances, une relation asymétrique, où l’une des interlocutrices incarnerait une figure de pouvoir par rapport à l’autre, ce qui figerait les rôles entre celles qui prennent soin et celles qui nécessitent le soin des autres[33]. Ce qui m’amène à aborder le rapport particulier à l’autorité de Jeanne Lapointe comme mentore. Selon Geneviève Haroche-Bouzinac, « le destinataire est élu en fonction des critères de compétences précis et il n’est pas rare qu’un rapport de force s’installe entre les deux partenaires[34]. » Or chez Lapointe, il semble y avoir un refus de la hiérarchisation au profit d’un partage mutuel, d’une réciprocité. La lettre de Madeleine Gagnon montre bien la sensibilité de Jeanne Lapointe à l’égard de l’exercice du pouvoir et son souci que sa posture savante n’induise pas de rapport de domination ou d’autoritarisme au sein des relations qu’elle entretient avec les autres :

Ce que vous dites sur le « pouvoir » de certaines femmes dans l’Université – et ailleurs – est si juste. Il y a malheureusement bien des femmes phallocrates, porteuses de savoir – phallophores. Il est difficile parfois de les distinguer de celles, de plus en plus nombreuses, qui nous aident à avancer dans cette connaissance complexe de nous, comme sujets – corps social. Je pense à Irigaray, C. Clément, Duras et tant d’autres. Vous avez raison de mentionner le mépris comme symptôme récurrent de celles et ceux, élitistes, qui de leur savoir, dominent et écrasent[35].

Comme le souligne Marie-Claire Blais dans un témoignage publié dans la revue Recherches sociographiques, si Jeanne Lapointe incarnait aux yeux des jeunes écrivains et écrivaines un guide, elle n’avait cependant pas « la prétention de les guider, tout naturellement, parce qu’elle s’appliquait à faire comprendre à chacun sa responsabilité de vivre, sa fierté à être soi-même[36] ». Cette absence d’autoritarisme et cette responsabilité partagée impliquent une grande réciprocité dans la relation entre la mentore et ses mentorées. Ce qui permet d’envisager les relations qui lient ces femmes entre elles sous le mode de l’affiliation plutôt que sous celui de la filiation. Pour Françoise Collin, il faut cesser de penser les relations des femmes par le prisme du biologique et des « métaphores familiales » pour inscrire les femmes dans le symbolique. Collin nous invite à voir comment « les femmes, au lieu de s’enfanter et surtout de s’infantiliser mutuellement, se génèrent[37] ». L’amitié féminine telle qu’elle se manifeste dans les correspondances de Jeanne Lapointe encourage l’hétéronomie et le partage, comme le montre cet extrait d’une lettre de Marie-Claire Blais : « Je sais bien que c’est odieusement prétentieux mais je voudrais laisser chaque mot que j’écris, en vous, comme vous laissez chaque parole que vous dites, en moi, parce qu’elles sont paroles d’espérance[38]. » Ces échanges épistolaires tendent vers l’objectif d’une influence réciproque, débarrassée du pouvoir qu’implique la relation professeure-étudiante ou mentore-mentorée au profit d’une amitié, d’un dialogue d’égale à égale.

Le passage qui suit, tiré de la correspondance de Marie-Claire Blais, montre comment Lapointe est soucieuse de l’émancipation de ses interlocutrices, soucieuse de ne pas reconduire par son statut d’universitaire et son rôle de mentore une forme d’assujettissement, ce qui serait contraire à ses principes pédagogiques et de transmission du savoir :

Pour revenir à notre rencontre, bien sûr, il y a eu ce moment bien désagréable pour vous où vous avez reconnu « le petit ton » comme vous l’appelez, mais c’est un ton de peur qui est resté au fond, mais en soi, ce ton n’est plus là, cela je pense que vous l’avez compris, ce ton n’est qu’un artifice, déjà disparu à mes yeux puisque les liens antiques tyrannie-être dominé, ne sont plus. Peut-être par mécanisme d’irritation, l’entendrez-vous encore, mais je pense que ce petit ton (lequel me fait plus horreur qu’à vous, croyez-moi, d’abord, cela évoque trop de choses que je détestais dans notre relation d’autrefois) aura de plus en plus tendance à disparaître. On se reverra sans doute bien peu souvent, et c’est un peu dommage parce que je sens que nous pourrions parler de n’importe quoi, maintenant et connaître (ce que je n’ai jamais connu avec vous, à part cette fois-ci) la sereinité toute ordinaire de l’amitié[39].

Les diverses expériences de mentorat de Jeanne Lapointe ne tendent donc pas vers la reproduction du même. Dans la relation mentorale qu’elle tisse avec ces écrivaines, Lapointe met en application les principes qui motivent la réforme de l’enseignement, telle qu’elle l’envisage en 1958, qui est avant tout une réforme des maîtres afin que ceux-ci encouragent – plutôt que de refréner – le développement de la personnalité, l’esprit d’initiative et d’invention ainsi que la liberté créatrice[40]. Force est de reconnaître que les styles d’Anne Hébert, de Gabrielle Roy, de Marie-Claire Blais et de Louky Bersianik sont bien distincts. Le mentorat amical de Lapointe contribue plutôt à favoriser l’affirmation « d’une identité, d’une singularité[41] » et c’est pourquoi son héritage ne se conçoit pas en termes d’obligation ou de fatalité, mais comme « un donné à interpréter[42] », pour reprendre la formule de Collin.

Conclusion

Ce mentorat épistolaire et cette transmission des connaissances éclairent le rapport qu’entretient Jeanne Lapointe avec le savoir. Elle semble en effet partager le constat de Michèle Le Doeuff selon lequel : « La connaissance n’est pas pouvoir, mais résistance à la domination exercée par autrui, en tant que cette domination s’accroche à l’ignorance des dominé(e)s[43]. » Le partage des connaissances littéraires et institutionnelles, et le souci d’entretenir des relations intellectuelles privilégiées entre femmes constituent une réponse, voire une résistance, à cette domination et à la conception androcentrique du savoir et de la culture. Cette volonté de transmission de Jeanne Lapointe montre que son engagement envers les femmes et la littérature se pense dans la durée[44] comme une révolution permanente :

La conquête, par les femmes, du droit de cité dans le champ de la parole intellectuelle devra donc tenir compte de la fragilité narcissique des certitudes patriarcales régnantes. C’est pourquoi il est agréable et salubre, pour des femmes, de pouvoir parler librement entre elles de cette (r)évolution pleine de dynamisme créateur où elles s’avancent sur une longue route déjà semée d’embûches. L’appareil traditionnel de sujétion des femmes n’est pas mort. Et, selon le mot de Pablo Neruda, « La révolution est lente, elle est comme la vie, elle est comme les arbres »[45].

Longtemps considérée « comme la littérature de ceux – ou de celles – qui n’écrivent pas, ou ne devraient pas écrire[46] » et associée aux femmes pour les maintenir, au mieux, dans les échelons inférieurs de la sphère littéraire, au pire, à l’extérieur de ses frontières, la lettre semble investie par ces écrivaines et intellectuelles d’une fonction de mentorat et de solidarité politique. Le dialogue épistolaire accompagne et stimule la réflexion sur la littérature et l’élaboration d’oeuvres. Il témoigne aussi du souci de Jeanne Lapointe d’explorer différents circuits de transmission du savoir que celui de l’institution universitaire, plus réfractaire aux pensées modernes et aux relations égalitaires entre ceux et celles qui dispensent le savoir et ceux et celles qui y accèdent.