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Beaucoup de nos femmes de lettres ont des relations d’amitiés ou de littérature avec des membres du jury de la Vie Heureuse. Que ce commerce continue : il ne peut être que fructueux.

D’Argenson, “ Quelques femmes de lettres ”, La Revue populaire, vol. I, n° 3 (février 1908), p. 85.

Sans aller jusqu’à poser l’hypothèse de l’émergence d’une “ République mondiale des lettres[2] ” féminines au tournant du XXe siècle, force est de constater que l’entrée dans la sphère publique d’une masse critique de femmes de lettres canadiennes à cette époque se fait dans un contexte international où se multiplient les stratégies pour faire accepter puis reconnaître le rôle des femmes dans la société en général et celui des femmes qui écrivent en particulier. Des organisations féminines de plusieurs pays adhèrent entre 1888 et 1900 au Conseil international des femmes (CIF), qui regroupe des organismes féminins de diverses tendances, allant du réformisme à la philanthropie[3]. De ce front commun féminin se dégagent progressivement des stratégies nationales et internationales de valorisation des écrivaines et des tentatives d’assurer leur reconnaissance, qu’il s’agisse de la création de clubs et d’associations, de l’admission des femmes à différentes sociétés, de la publication d’ouvrages faisant l’apologie des femmes de lettres ou de la création de prix littéraires.

Si la mise en place de réseaux féminins locaux, régionaux et nationaux se fait à la fin du XIXe siècle au Canada[4], l’établissement de rapports internationaux par les femmes de lettres canadiennes-françaises se fait principalement autour de l’Exposition universelle de Paris en 1900, où quatre déléguées représentent les Canadiennes. Membres du CIF depuis quelques années à peine, les Canadiennes commencent tout juste à bénéficier des avantages de ce réseau féminin international, qui rassemble à la fois des militantes réformistes et des femmes engagées dans les oeuvres philanthropiques. Quant aux Canadiennes françaises, elles tireront avantage à plus d’un titre de l’Exposition parisienne. D’abord, les deux principales déléguées du Conseil national des femmes du Canada (CNFC), si elles sont bilingues, sont d’origine francophone et elles ont manifestement été sélectionnées en raison de leurs compétences linguistiques. Les deux femmes de lettres profiteront à double titre du Congrès féminin international, qui leur donne l’occasion de sonder le pouls international de la cause des femmes et qui les amène dans la capitale des lettres francophones, seul véritable lieu d’acquisition de la légitimité littéraire à l’époque.

Le caractère fondateur de l’Exposition universelle de Paris en 1900 dans l’établissement des réseaux lettrés féminins France-Québec mérite donc qu’on s’y intéresse puisqu’il soulève plusieurs questions pertinentes, tant pour l’histoire littéraire des femmes que pour l’histoire de la littérature canadienne-française en général. En étudiant les antécédents de l’Exposition, l’événement lui-même, puis, enfin, ses retombées telles qu’on peut les mesurer dans l’usage que font les femmes de lettres des différents contacts qu’elles ont établis dans la capitale française, on est en mesure d’évaluer la façon dont se met en place ce réseau, sa nature, de même que ses conséquences sur la reconnaissance des femmes qui écrivent dans le champ littéraire canadien de l’époque.

Pour ce faire, j’ai compilé les différentes allusions des femmes de lettres canadiennes à des contacts officiels ou personnels qu’elles ont pu avoir avec des femmes de lettres françaises avant, pendant et après l’Exposition. Le corpus étudié ici est constitué de divers écrits de Joséphine Marchand-Dandurand et de Robertine Barry, les deux principales déléguées du Canada à l’Exposition universelle[5]. Les rapports de ces deux femmes de lettres avec des visiteurs étrangers en voyage au Canada ont été considérés, de même que les témoignages de leurs rencontres lors de l’Exposition. J’ai également tenu compte de l’accueil fait à certains ouvrages français dans la mesure où ils étaient explicitement liés à un réseau d’interlocutrices identifiable.

Genèse

On sait pour l’instant relativement peu de choses des diverses formes qu’ont pu prendre les contacts des écrivaines canadiennes avec la culture étrangère en général et avec la culture française en particulier avant la fin du XIXe siècle. On étudierait certes avec profit les diverses correspondances et journaux intimes rédigés par les femmes de lettres en les abordant sous cet angle. Sans nier l’importance des voyages et des échanges culturels qui ont pu avoir lieu, on peut néanmoins supposer que les contacts, réservés aux filles des familles les mieux nanties, se faisaient sur le mode personnel et s’inscrivaient rarement dans la sphère publique. À titre d’exemple, l’étude de Sophie Montreuil sur les lectures de la jeune Joséphine Marchand (1879-1886)[6] révèle que la jeune Canadienne lit très peu les écrivaines étrangères et que c’est plutôt dans la foulée de la mise en place de l’Oeuvre des livres gratuits (1898) qu’elle établira ses premiers véritables contacts à l’étranger[7].

Les contacts des femmes de lettres avec la culture étrangère vont largement bénéficier des structures qui se mettent en place à la fin du XIXe siècle. On connaît déjà l’influence de la fondation du Conseil national des femmes de Montréal (CNFM, 1893) et de son affiliation au CNFC (1893) sur la promotion des intérêts féminins en général et dans le domaine culturel en particulier : initiation aux pratiques associatives publiques, insertion dans des réseaux canadiens, militantisme pour l’accès aux études supérieures, concours littéraires, etc.[8]. Le CNFC ne se contente toutefois pas d’agir dans l’intérêt des Canadiennes à l’échelle nationale. En adhérant au Conseil international des femmes (CIF) en 1897, le Conseil national des femmes du Canada s’inscrit dans un vaste mouvement qui vise à consolider les forces féminines dans le monde occidental. Le CIF organise des rencontres annuelles auxquelles chaque conseil national envoie des déléguées. Ces congrès féminins auxquels participent quelques femmes de lettres canadiennes-françaises fédèrent les forces féminines dispersées dans plusieurs pays. Le CIF se rencontre à Montréal en 1896, à Washington en 1898[9], à Londres en 1899[10], à Paris en 1900, puis à Berlin en 1904 et à Milan en 1906. Toutefois, les femmes de lettres francophones qui ont participé aux activités du Conseil national des femmes du Canada à partir de 1893 (Joséphine Marchand-Dandurand, Marie Gérin-Lajoie et Robertine Barry) cessent progressivement de collaborer à cet organisme pour fonder l’Association des Dames patronnesses de la Société Saint-Jean-Baptsite (1902) puis la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (1907), associations qui comptent plutôt sur des réseaux francophones et catholiques et oeuvrent plus directement pour la cause nationale canadienne-française.

Visiteuses

Au cours des années qui précèdent l’Exposition universelle de Paris en 1900, les contacts des femmes de lettres canadiennes-françaises avec la culture étrangère semblent se faire essentiellement par la lecture. Certaines visiteuses font toutefois des séjours au Canada et à Montréal en particulier, favorisant ainsi l’établissement de rapports plus personnalisés, qui sont parfois à l’origine de réseaux culturels plus consistants. Lady Aberdeen (1857-1939), l’épouse du gouverneur général du Canada[11], est l’une des personnalités marquantes dans la mise en place des associations féminines et de la défense des intérêts culturels et intellectuels des femmes, tant à l’échelle locale, nationale qu’internationale à la fin du XIXe siècle. C’est en effet lors du séjour de cinq ans de Lady Aberdeen au Canada, de 1893 à 1898[12], que se mettent en place les infrastructures qui permettent d’unir les forces des différentes associations féminines canadiennes. C’est sous son influence que sont créés le CNFM, le CNFC et que le Canada adhère au CIF. Une fois rentrée en Angleterre, Lady Aberdeen continue à promouvoir le soutien aux forces féminines à l’échelle internationale[13]. Son ardeur à faire converger les efforts pour l’amélioration de la condition féminine sous toutes ses formes la conduit à jouer un rôle important lors du Congrès international des femmes, qui se tient durant l’Exposition universelle de Paris. C’est entre autres grâce à ses efforts que la France gagne les rangs du CIF et que le Congrès annuel se tient à Paris en 1900, au moment de l’Exposition universelle. C’est ainsi sous le parapluie du CIF, ouvert par une Britannique[14], que les conseils nationaux canadien et français seront mis en contact.

Une autre visiteuse importante pour les femmes de lettres canadiennes au cours des années qui précèdent l’Exposition de 1900 est Mme Thérèse Bentzon[15], femme de lettres et romancière primée par l’Académie française. Elle vient en Amérique pour la première fois en 1893, mais c’est lors de son second voyage, en 1897, qu’elle se rend au Canada, en compagnie de M. et Mme Ferdinand Brunetière[16]. Thérèse Bentzon publie plusieurs ouvrages dans lesquels elle s’intéresse aux Américaines, et plus particulièrement à la littérature anglo-américaine. Dans le deuxième, intitulé Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre[17], où elle met à profit les rencontres, échanges culturels et renseignements accumulés au cours de son second voyage en Amérique, elle s’intéresse également aux Canadiennes françaises, principalement à celles qui font partie du CNFC, soit Joséphine Marchand-Dandurand, Robertine Barry, Mary Lacoste Gérin-Lajoie et, quoique liée au Conseil par un statut d’invitée plutôt que de membre, Félicité Angers, qui publie sous le pseudonyme de Laure Conan[18]. Thérèse Bentzon est au courant des livres publiés par ces femmes de lettres et des diverses actions qu’elles ont entreprises pour la cause littéraire et culturelle[19]. Elle livre ainsi une vue d’ensemble du rôle que commencent à jouer les femmes dans la culture au tournant du XXe siècle : “ […] il n’y a rien de plus vide, de plus désolé qu’une librairie de Québec, si ce n’est le même magasin à Montréal. Mais, à Montréal, une réaction commence à se produire, et elle vient des femmes[20]. ”

Thérèse Bentzon, tout comme Lady Aberdeen, joue donc un rôle de relais entre l’Amérique et la France : “ C’est à Mme Bentzon que nous devons d’avoir, la première, fait connaître à la France […] les principales productions de la littérature anglaise américaine. Howells[21], Marion Crawford[22], Bret Harte[23] et beaucoup d’autres […][24]. ” Mais son intérêt pour les femmes de lettres canadiennes et leur action intellectuelle permet à ces pionnières, bien modestement il faut en convenir, de faire leur entrée dans le monde international des lettres féminines. Thérèse Bentzon contribue ainsi à accroître la légitimité des femmes de lettres canadiennes-françaises, en plus de constituer un modèle de regard féminin sur les lettres à l’échelle internationale.

Ces visiteuses contribuent donc à la cristallisation de réseaux culturels qui n’avaient pas toujours nécessairement au départ un caractère féminin attesté et auxquels on ne pouvait, semble-t-il, jusqu’alors accéder qu’indirectement, par la lecture de revues françaises[25]. La mise en place de réseaux féminins France-Québec est ainsi plus directement favorisée par les déplacements, qui deviennent de plus en plus courants à cette époque où l’art de la conférence “ répond à une nouvelle demande culturelle, constituée par des catégories plus nombreuses nouvellement éduquées (étudiants, instituteurs, professions libérales, journalistes, etc.) [26]. ”

La participation à l’Exposition

Favorisés d’abord par la présence de visiteuses, les réseaux féminins France-Québec gagneront ensuite en envergure au moment où ce sont les Canadiennes françaises qui se déplaceront vers la France. La première occasion officielle d’aller représenter les Canadiennes en France se produit en 1900, au moment où le Conseil national des femmes envoie quatre déléguées (“ Lady Commissioners ”) à l’Exposition universelle de Paris : Joséphine Marchand-Dandurand, Robertine Barry, Eva Le Boutillier et mademoiselle Galbraith[27]. Elles passent toutes quelques mois, voire plusieurs, en France[28], séjours durant lesquels elles font connaître les Canadiennes et leurs travaux au pavillon du Canada, en plus de participer au Congrès international des femmes[29]. En guise d’outil, elles disposent principalement d’un ouvrage rédigé et publié par le CNFC spécialement pour l’occasion, intitulé Les femmes du Canada : leur vie et leurs oeuvres[30]. Joséphine Marchand et Robertine Barry y signent respectivement les sections “ Coutumes canadiennes-françaises ” et “ Les femmes canadiennes dans la littérature ”.

Nous ne disposons que de sources assez fragmentaires pour reconstituer les activités de Joséphine Marchand et de Robertine Barry durant les mois de leur séjour à Paris. Nous avons cependant plus aisément accès à quelques traces de leur vie mondaine, notamment celles que Robertine Barry consigne dans les chroniques qu’elle continue d’envoyer au quotidien La Patrie durant son séjour à Paris[31]. Françoise serait d’ailleurs l’une des rares journalistes canadiennes à couvrir l’Exposition[32]. Outre la recension d’un certain nombre d’événements officiels qui ponctuent l’Exposition (cérémonies d’ouverture, inauguration des différents pavillons, Grand gala au Palais de l’Élysée, etc.), la chroniqueuse évoque ses sorties au théâtre[33], mais aussi ses rencontres et ses fréquentations des milieux littéraires et mondains parisiens. Ces rencontres, en marge de l’Exposition officielle, sont facilitées par le fait que Robertine Barry et Joséphine Marchand représentent officiellement les Canadiennes durant cet événement et bénéficient ainsi des avantages que peut leur procurer la diplomatie canadienne[34]. Ce sont ces mondanités qui mettent les deux femmes de lettres en contact avec plusieurs maillons du réseau féminin auquel elles s’intégreront, et dont les effets seront perceptibles après leur retour au Canada.

Robertine Barry et Joséphine Marchand assistent ainsi à une soirée musicale chez Juliette Adam, directrice de la Nouvelle Revue, aussi connue pour son salon qui “ formai[t] les gouvernements ”, où gravitaient écrivains et célébrités et qui avait jadis accueilli, entre autres, Dumas fils, Victor Hugo, George Sand, Gustave Flaubert et Prosper Mérimée[35]. À la soirée à laquelle assistent les deux journalistes sont présentes Mme Julia Daudet[36], M. Léon Daudet et Mme Daniel Lesueur. Juliette Adam, qui avait interrompu ses activités de salonnière pour des raisons de santé, s’apprête à les reprendre sur une base régulière et y invite les deux Montréalaises de passage.

C’est par l’intermédiaire de M. Louis Herbette, conseiller d’État, que les deux Canadiennes sont invitées à la réception musicale de Juliette Adam, et c’est parce qu’elles sont recommandées par lui que Juliette Adam leur aurait fait un accueil chaleureux : “ Mme Juliette Adam se déclare en tout temps et en toutes occasions très sympathique aux Canadiens, sur lesquels son ami, M. Herbette, lui a raconté tant de jolies et touchantes choses[37]. ” C’est d’ailleurs entre autres par les bons soins du même M. Herbette que les deux femmes de lettres sont admises à la Société des gens de lettres, où M. Herbette, M. le comte de Larmandie, M. de Maistre et M. Paul Hervieu leur servent de parrains[38]. Le rôle de Louis Herbette dans les réseaux que tissent Barry et Marchand lors de leur voyage semble ainsi assez appréciable[39]. Françoise le qualifie d’ailleurs de “ dévoué et infatigable ami des Canadiens[40] ”, voire d’“ Oncle des Canadiens[41] ”.

Les deux nouveaux membres de la Société des gens de lettres sont par la suite conviés, quelques semaines plus tard, à la réception d’un de leurs parrains, M. Paul Hervieu, à l’Académie française. Françoise décrit longuement les circonstances, les usages, les lieux et l’ambiance de cet événement particulier dans sa chronique[42]. Pour l’initier à l’élite parisienne avec laquelle elle n’est pas familière, “ [l]e hasard [lui] avait ménagé la bonne fortune d’avoir pour voisine Mme Dieulafoy, “ aventurière-archéologue-écrivain ”[43] ”, dont l’excentricité ne serait qu’apparente : “ Intérieurement, je constatai avec une intime satisfaction que l’habit masculin que porte Mme Dieulafoy n’ait rien changé de l’esprit et du goût de cette femme. ” Une fois la liste des personnalités présentes dûment établie, Françoise décrit l’entrée des Académiciens, parmi lesquels M. Brunetière, puis les échanges d’usage avec le nouveau membre, M. Hervieu. L’espace utilisé pour décrire les coulisses de l’événement est beaucoup plus important que celui qu’elle accorde à la séance comme telle.

Françoise témoigne également dans ses “ Lettres de Paris ” de sa rencontre avec Hélène Vacaresco, poète française d’origine roumaine, “ dont les amours avec le prince Ferdinand de Bulgarie ont intéressé, il y a quelques années, l’Europe entière[44] ”. Mais ce sont avant tout les activités littéraires d’Hélène Vacaresco qui suscitent l’intérêt de Robertine Barry : elle tient salon à Paris, où elle passe trois mois chaque année, et a été invitée à New York pour prononcer des conférences sur les poètes français contemporains. Françoise conçoit dès lors le projet de l’accueillir à Montréal si le projet de voyage aux États-Unis se concrétise : “ J’ai cru pouvoir lui promettre un auditoire nombreux dans la bonne ville de Montréal[45]. ”

Paradoxalement, bien que le prétexte officiel du voyage de Barry et de Marchand soit de représenter le Conseil national des femmes du Canada au Congrès international des femmes, les réseaux de militantes féministes qu’elles côtoient paraissent moins consistants que les réseaux littéraires féminins établis à Paris par les deux femmes de lettres. Une seule chronique de Françoise nous renseigne directement au sujet des événements du Congrès international des femmes[46]. Le grand sujet du Congrès est la question de l’accès des femmes aux études supérieures et aux professions libérales. Une collaboratrice de La Fronde (1897-1928), quotidien puis mensuel féministe français “ entièrement rédigé, composé, distribué par des femmes[47] ”, propose que le Congrès demande “ que les universités et les cours de toutes les écoles d’enseignement supérieur soient ouverts aux femmes[48] ”. Françoise relayera d’ailleurs la question au Canada, et, selon la rédaction du Journal de Françoise, c’est dans ses pages en 1905 “ la première fois […] que le sujet de l’Enseignement Supérieur pour les femmes est traité au Canada[49] ”.

Nous savons que ces quelques événements sont loin d’être les seuls auxquels participèrent les déléguées à l’Exposition. Quelques autres sources permettent de supposer que les femmes de lettres ont pris part à beaucoup d’autres événements culturels durant leur séjour à Paris, et tout particulièrement à des salons littéraires. Cindy Béland, dans son article sur les salons au Canada français, mentionne que Françoise aurait été admise aux salons de la baronne Grellet de la Deyte et de Gyp (comtesse Martel)[50]. Françoise elle-même évoquera plus tard sa fréquentation de quelques autres salons, dont ceux d’Édouard Rod et d’Eugène Manuel[51]. Toutefois, ces soirées ne semblent pas avoir mené à des rapports ou des contacts subséquents. Il semble ainsi que certaines fréquentations seulement aient permis des contacts plus durables ainsi que des liens plus solides et que dans tous les cas où les contacts ont été maintenus, ils l’ont été entre femmes.

Les retombées

Cette première mission des femmes de lettres canadiennes à Paris a permis d’établir la base de réseaux qui auront une certaine solidité et dont les retombées se font encore sentir plusieurs années après 1900. Parmi les effets les plus visibles des différentes relations nouées se distinguent la participation à des oeuvres et les collaborations aux journaux et magazines d’ici. Sophie Montreuil montre bien les liens étroits entre les rencontres de Joséphine Marchand-Dandurand lors de l’Exposition et la collaboration française à l’Oeuvre des livres gratuits, qu’elle fonde en 1897 et qui récolte les dons de livres pour les redistribuer aux lecteurs peu fortunés qui habitent hors des grands centres, après 1900 : les noms de Thérèse Bentzon, Juliette Adam, Julia Daudet, Louis Herbette figurent au nombre de ceux qui appuient l’organisme[52].

À son retour de Paris, la journaliste Robertine Barry ne reprend pas du service à La Patrie, où elle signait des chroniques depuis environ dix ans. Depuis quelques années, elle avait le projet de fonder son propre périodique, et ses efforts se matérialisent en 1902, alors que paraît le premier numéro du Journal de Françoise (1902-1909). Robertine Barry fait alors appel à l’ensemble de son imposant réseau afin d’assurer la richesse du contenu et la crédibilité de son magazine. Si les contacts noués lors de l’Exposition universelle occuperont un espace assez marginal dans les pages du Journal de Françoise, la régularité des témoignages de respect réciproque entre les femmes de lettres françaises et leurs consoeurs canadiennes confirme l’importance des rencontres effectuées en 1900.

Dès le premier numéro du Journal de Françoise, le 29 mars 1902, la rédactrice mise sur ses correspondantes à l’étranger pour donner le ton à son magazine, tout en tentant du même coup d’établir son originalité et sa crédibilité dans le champ littéraire. À la une de ce premier numéro, on peut lire une lettre de Juliette Adam intitulée “ Aux Canadiennes françaises ”, de même que l’annonce de la parution d’un poème d’Hélène Vacaresco et d’une lettre de la vicomtesse d’Aubervilliers, qui seront publiés dans le deuxième numéro[53]. Outre les “ Lettres de Paris ” et la reproduction de quelques poèmes signés par des femmes de lettres françaises, on peut lire dans le Journal de Françoise plusieurs comptes rendus d’ouvrages signés par des femmes de lettres françaises que Françoise a rencontrées en 1900. Dans ces textes, Françoise ne manque pas de rappeler les circonstances dans lesquelles elle a rencontré les auteures. Celles dont il est le plus souvent question sont Thérèse Bentzon[54], Thérèse Vianzone[55] et Juliette Adam[56]. À ces textes s’en ajoutent quelques-uns qui s’intéressent aux femmes de lettres françaises contemporaines d’une manière plus générale et qui ne sont pas soutenus par des réseaux connus[57].

La façon dont Françoise maintient, par l’intermédiaire de son magazine, les liens avec le réseau français qu’elle a établi lors de l’Exposition universelle révèle, en filigrane, une volonté de convertir les contacts parisiens en une reconnaissance dans le champ littéraire national. Si on peut supposer qu’une partie du capital qu’elle tente ainsi de mettre à profit est personnel, la journaliste veille également à donner à cette reconnaissance un caractère collectif. De même, lorsqu’un prix de l’Académie française sera décerné à Laure Conan en 1903, Françoise tente d’en élargir la portée à l’ensemble des femmes de lettres canadiennes : “ Nous y voyons donc un honneur pour toutes les Canadiennes françaises, en même temps que la sanction donnée aux efforts tentés vers l’Art par les femmes de lettres de notre pays[58]. ” La quête et la cause littéraire des femmes sont collectives.

Quelques années plus tard, une nouvelle sanction française vient reconnaître l’action des femmes de lettres canadiennes. Françoise souligne dans son Journal la fondation d’un club féminin à Paris, le Lyceum, et l’admission de trois Canadiennes à cette “ association féminine d’Encouragement aux Lettres, aux Arts, aux Sciences et aux oeuvres humanitaires[59] ”. Joséphine Marchand-Dandurand, Robertine Barry et Danielle Aubry (pseudonyme d’Henriette Dessaulles-Saint-Jacques) joignent ainsi les rangs de cette succursale française du grand club Lyceum fondé à Londres en 1903, et dont la revue mensuelle, le Lyceum Magazine, renseigne les membres au sujet des publications, expositions, conférences, réunions des femmes de chaque pays membre[60]. La liste des membres français du Lyceum permet de constater que l’admission des trois Canadiennes à ce club est une retombée directe des relations établies par Barry et Marchand lors de l’Exposition universelle de Paris, relations qu’elles ont oeuvré à maintenir depuis. En effet, parmi les membres de la cellule parisienne du Lyceum, on retrouve les noms de Julia Daudet, de Juliette Adam et de Mme Dieulafoy, trois femmes de lettres fréquentées par les deux déléguées du Conseil national des femmes du Canada en 1900.

Le club Lyceum, qui existe encore aujourd’hui et regroupe essentiellement des femmes qui s’occupent d’oeuvres de bienfaisance en France et surtout en région, ne constitue certes pas en soi un haut lieu des lettres féminines parisiennes, même au moment de sa fondation à l’automne 1907. Ses membres[61], dont plusieurs ont sombré dans l’oubli, évoluent pour une bonne part dans un espace au confluent des mondanités, des actions caritatives et de la sphère culturelle. Certaines s’avèrent toutefois des personnalités publiques bien connues de leurs contemporaines et ont joué un rôle dans la reconnaissance des pratiques littéraires des femmes de leur époque, même si elles n’ont pas toujours été sous les feux de la rampe.

Le croisement de la liste des membres du Lyceum avec celle du premier jury du prix Vie heureuse, qui ne prendra officiellement le nom de prix Femina qu’en 1919[62], est à cet effet révélateur. Six femmes sont à la fois membres du Lyceum et membres du premier jury du prix Femina, soit Mme Dieulafoy, Juliette Adam, Julia Daudet, Lucie Félix Faure-Goyau, Arvède Barine et Pierre de Coulevain. De plus, Thérèse Benzton, qui ne fait pas partie du Lyceum à notre connaissance mais dont les liens avec les Canadiennes sont importants, siège à cette nouvelle instance[63]. Parmi ces femmes de lettres qui mirent sur pied un premier lieu de reconnaissance spécifiquement féminin dans le monde des lettres francophones, quatre ont donc eu des liens explicites avec les Canadiennes lors de l’Exposition universelle, liens qui ont été maintenus, ce dont témoigne l’admission des Canadiennes au Lyceum.

Joséphine Marchand-Dandurand et Robertine Barry, si elles gagnent une certaine reconnaissance à être en réseau avec des femmes de lettres qui oeuvrent elles aussi à la reconnaissance des pratiques littéraires des femmes et à la reconnaissance d’une expertise féminine en matière de lettres, bénéficient également de ce réseau pour être au diapason des goûts et préoccupations littéraires de leur époque. Le Journal de Françoise, qui partage par ailleurs plusieurs caractéristiques avec les revues Femina et Vie heureuse, est aussi sensible à la promotion, par la littérature, d’une nouvelle image des femmes, que le prix Femina des débuts semble aussi soutenir, consciemment ou non :

[…] les ouvrages sélectionnés répondent ainsi à un certain type de littérature, selon les présupposés d’une “ littérature pour dames ” à laquelle semblerait être prédisposé un jury essentiellement composé de femmes. Littérature volontiers sentimentale ou centrée sur des figures exemplaires d’héroïnes au destin singulier […][64].

On peut ainsi ranger parmi les effets perceptibles du réseau France-Québec établi par les femmes de lettres canadiennes à Paris en 1900 la publication en feuilleton du roman Les Cervelines (1908) de Colette Yver dans le Journal de Françoise en 1909[65], qui incarne justement cette littérature pour dames centrée sur des héroïnes au destin hors du commun et qui met en fiction les préoccupations féminines d’accès au savoir et leur influence sur la vie sentimentale des femmes. Colette Yver avait d’ailleurs reçu le prix Vie heureuse pour Princesses de science en 1907, qui aborde un sujet semblable.

Conclusion

La reconstitution de la mise en place, du maintien et des retombées des réseaux féminins France-Québec qui se tissent autour de l’Exposition universelle de Paris en 1900, au-delà de son aspect anecdotique, est révélatrice de la façon dont les Canadiennes manoeuvrent pour tenter d’accroître leur légitimité dans le champ littéraire canadien-français, sur un plan personnel, mais aussi dans une dimension plus collective. L’inexistence, pour ne pas dire l’impossibilité de trajectoires littéraires féminines canadiennes débouchant sur la bohême et l’art pour l’art au Canada français au tournant du siècle et l’impératif d’oeuvrer collectivement à l’établissement d’une littérature nationale qui pourrait améliorer sa position dans un marché international des lettres francophones ont conduit les femmes de lettres canadiennes, acteurs dominés du champ, à s’inscrire spontanément dans les espaces plus nationalistes de la sphère littéraire. Elles ont aisément trouvé à justifier ce choix par des arguments patriotiques, mais en invoquant aussi une rhétorique de l’utilité, qui par ailleurs seyait bien à leur modestie réelle ou affectée. Les conséquences de cette subordination aux impératifs littéraires nationaux seront perceptibles à moyen et à long terme, notamment en ce qu’elles constituent des conditions favorables à l’oubli littéraire dès que le champ littéraire tend à s’autonomiser.

À ce contexte national se superpose toutefois une montée des préoccupations féminines et féministes à l’échelle internationale. Les multiples regroupements et les diverses actions visant à améliorer la place des femmes dans la société et la reconnaissance de leurs pratiques dans plusieurs domaines ont eu une incidence sur les femmes qui s’occupaient de littérature. L’initiation aux pratiques publiques, aux organisations et à leurs structures et instances, la participation à des délégations, la maîtrise progressive de l’art de la conférence, la croissance du secteur féminin dans les quotidiens et périodiques, etc., trouvent bientôt des débouchés orientés directement vers l’amélioration du sort et de la légitimité des femmes de lettres. En se plaçant, dans la foulée de l’Exposition internationale de Paris en 1900, au diapason des enjeux de la reconnaissance littéraire au féminin, les femmes de lettres canadiennes adoptent donc une stratégie qui vise à faire la preuve de leur expertise en matière de lettres féminines, un secteur en pleine émergence.

L’opération visant à convertir en légitimité dans le champ littéraire canadien-français la reconnaissance qu’elles acquièrent en s’intégrant à un réseau bien précis d’interlocutrices françaises est toutefois délicate. On conçoit aisément l’obligation de moralité imposée par l’époque. Difficile de faire admettre ses contacts, mais encore plus d’accroître sa crédibilité, en s’affichant liée à des femmes de lettres dont les moeurs pourraient être vues comme suspectes ou subversives. Les déléguées canadiennes à l’Exposition semblent avoir trouvé, et dans les salons et dans certains regroupements qui constituent des espaces intermédiaires, certaines alliées qui défendaient la même cause qu’elles, et ce, sans causer trop de remous sur la scène mondaine.

Le versant visible du réseau établi à Paris par Joséphine Marchand-Dandurand et Robertine Barry, celui que j’ai présenté ici, correspond à ces critères, et c’est justement à ces conditions que les deux femmes de lettres peuvent tenter de le convertir en capital littéraire national. L’obligation de respectabilité et la volonté de tirer une reconnaissance de ces réseaux, si elles peuvent obliger à procéder à un filtrage, n’écartent cependant pas systématiquement les femmes de lettres canadiennes des enjeux lettrés féminins importants en train de se jouer sur la scène littéraire française, dont le plus visible et le plus durable est la mise sur pied du prix Fémina-Vie heureuse. Si elles ne participent pas directement à l’opération ni à la sélection des ouvrages, et si elles ne parviennent de toute évidence pas à faire inclure d’auteure canadienne dans la course, les femmes de lettres portent l’écho des actions de leurs consoeurs françaises et se font la caisse de résonance de leurs effets.