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Voici un ouvrage fort documenté et d’une originalité indéniable dont l’objet central est l’analyse des représentations du XVIIIe siècle dans la littérature du deuxième tiers du XIXe siècle. Catherine Thomas y explique que contrairement aux contre-révolutionnaires, à Barruel, par exemple, à Joseph de Maistre, à Bonald, à Chateaubriand, au jeune Hugo ou au premier Lamennais, de nombreux écrivains, à partir de 1830, ont inventé un « imaginaire du XVIIIe siècle nettement positif[1]  » qui deviendra, pour certains d’entre eux, le « refuge contre la laideur[2]  » de leur propre modernité. D’un XVIIIe siècle aride et destructeur, le plus souvent perçu, du moins dans la vulgate réactionnaire, comme la cause des dysfonctionnements sociaux et la source des malheurs humains, Arsène Houssaye, les frères Goncourt, Jules Janin, Théophile Gautier et les « fantaisistes » découvrent, représentent ou imaginent un tout autre siècle dont la caractéristique première est d’être « éminemment artistique[3]  ». À l’image froide du philosophe railleur et cynique succèdent, dans d’innombrables discours, le charme de la cour de Louis XV, les beautés des récits intimistes, la frivolité de l’esthétique rococo, l’élégance de l’esprit aristocratique ; autant d’attributs qui font défaut à ce que, du même coup, l’on définit et l’on représente comme le bourgeois typique de cette période.

L’un des mérites de ce livre est la description minutieuse à partir d’un corpus précis des mécanismes de la représentation du passé et de la récupération de l’histoire du XVIIIe siècle dont la logique, certes, est de connaître et de mieux comprendre une époque donnée ; de mettre en scène de lointaines origines et de trouver des filiations, mais aussi et surtout de construire un espace dans lequel l’on en vient à projeter l’image, le fantasme, le « mythe » d’un monde qui serait à la hauteur de ses propres aspirations esthétiques. Le deuxième tiers du XIXe siècle ne découvre pas un nouveau XVIIIe siècle dans le sens où soudainement le théâtre de Voltaire semblerait admirable ou, encore, l’oeuvre d’Helvétius une référence obligée. Comme le montre Catherine Thomas dans la première partie de son livre, les « seconds romantiques » affichent toujours des réticences sérieuses lorsqu’ils traitent spécifiquement de l’Encyclopédie ou de l’épisode de la Révolution. L’admiration se manifeste seulement lorsque, peu à peu, l’on parvient à se représenter un XVIIIe siècle à l’extérieur du territoire traditionnellement occupé par les Lumières, un XVIIIe siècle où l’influence de Montesquieu, de Mably, de Condorcet ou de Robespierre serait paradoxalement inexistante. Houssaye, les Goncourt, Janin, Gautier et les autres ne renversent pas la dialectique propre au discours contre-révolutionnaire en admirant soudainement ce qui était détesté jusqu’alors, mais plutôt en affirmant de nouveaux intérêts dont la nature première serait d’être apolitiques.

Le XVIIIe siècle devient d’autant plus maniable qu’il se fractionne en fonction des goûts littéraires et des points de vue. Comme le remarque Catherine Thomas, il n’y a pas seulement la fascination pour les maîtresses de Louis XV qui transparaît maintenant dans différents récits, romans ou études de moeurs qui sont publiés entre 1830 et 1860. De façon générale, les richesses de la cour, la finesse des manières, la vie de salon, les fêtes galantes, l’existence des aristocrates libertins suscitent désormais l’enthousiasme de plusieurs. Comme l’auteure l’explique dans la deuxième et la troisième partie de son ouvrage, le regard sur le XVIIIe siècle se métamorphose radicalement pendant cette période d’une trentaine d’années de sorte qu’il incarne de moins en moins une philosophie ou un projet politique pour devenir le symbole du sommet d’une civilisation qui serait dépourvue de finalité utilitaire. « Face au bourgeois qu’ils haïssent, l’aristocratie du XVIIIe siècle leur semble investie des vertus les plus enviables[4]. » L’artiste, sous la Monarchie de Juillet, comme celui au début du Second Empire, se sent de plus en plus étranger « dans une société uniforme et ennuyeuse[5]  ». Le XVIIIe siècle se présente dès lors comme le lieu où le XIXe siècle entrevoit la réalisation de ses rêves et, encore, comme la certitude, quelque peu illusoire, peut-être, de l’existence d’une société qui fut jadis respectueuse des canons de la beauté, du bon goût et de l’élégance. Le XVIIIe siècle se métamorphose, le regard que l’on porte sur lui se transfigure ; siècle du règne des philosophes, il devient l’âge d’or des esthètes, la négation des valeurs bourgeoises, l’opposé radical d’un XIXe siècle désormais honni.

C’est l’esthétique rococo, explique finalement Catherine Thomas dans les derniers chapitres de son livre, qui représenterait le mieux cette atmosphère feutrée que l’on contemple au loin comme un mirage, cet « univers vaporeux » propre à « cette société qui vit toute entière dans les raffinements de l’apparence[6]  ». Watteau, Lancret, Boucher ou Fragonard, qui étaient jusqu’alors perçus comme des décorateurs d’opéra ou des peintres secondaires, apparaissent maintenant dans les écrits des Goncourt, de Janin et de plusieurs « fantaisistes » comme des créateurs inégalés chez qui les artistes du second tiers du XIXe siècle contemplent, très loin du « bon sens bourgeois », les règles de leur propre esthétique. En somme, c’est une nouvelle dynamique qui se met en place, de même que de nouvelles oppositions et d’inédites figures à abattre. Les « seconds romantiques » ne cherchent plus à critiquer l’influence négative des philosophes des Lumières sur l’organisation de leur société, mais à affirmer leur propre déception par rapport aux réalités bourgeoises de leur époque. Leur admiration sans borne à l’égard de tout ce contre quoi une grande partie du XVIIIe siècle s’était révoltée serait une manière à eux de se désolidariser du présent[7], incarnerait en quelque sorte leur désir de construire à leur façon un « espace de rêve », mais aussi « une utopie[8]  ».

L’analyse de Catherine Thomas me conduit à soulever quelques problèmes sur lesquels je termine ce texte. Le premier concerne les oubliés de son corpus ou, du moins, ceux qui traitent spécifiquement du XVIIIe siècle à la même époque, mais qui n’ont pas nécessairement de visée esthétique ou littéraire. À titre d’exemple — et la liste est longue — Cabet publie L’histoire populaire de la Révolution en 1840 ; Quinet publie Le christianisme et la Révolution française en 1845 ; Proudhon publie Idée générale de la révolution en 1851 ; et monseigneur Gaume, en 1856, ses 12 volumes sur La Révolution, recherches historiques sur l’origine et sur la propagation du mal en Europe. Ces livres, dont les logiques sont disparates mais qui ont tous en commun le fait de ne correspondre en rien avec les oeuvres du corpus étudié par Catherine Thomas, mettent en évidence les difficultés que représente une analyse qui s’appuie sur l’idée d’une rupture et sur un cadre chronologique. Sans remettre en question l’explication convaincante voulant qu’une trentaine d’écrivains plus ou moins esthètes, adeptes de l’art pour l’art, aient, autour de 1830, imaginé un tout autre XVIIIe siècle, on peut affirmer que cette transformation est loin d’être générale et occupe par conséquent une section de l’espace discursif français du XIXe siècle, non sa totalité. De 1830 à 1860, lorsqu’il est question du XVIIIe siècle, on ne traite pas seulement d’esthétique rococo : les socialistes souhaitent toujours terminer la Révolution ; Renan ou Quinet parlent encore de la « religion des Lumières » ; Leroux s’acharne à définir le sens du « progrès » et critique les écrits de Turgot et de Condorcet. Bien qu’elles n’aient plus aucune résonance chez les Goncourt, Houssaye ou Théophile Gautier, les thèses de Joseph de Maistre, de Bonald ou de Barruel ne disparaissent pas pour autant de tous les écrits du XIXe siècle. De même, il aurait été intéressant d’en connaître davantage sur les mécanismes qui conduisent du « dégoût de la bourgeoisie » à l’admiration des boudoirs, à celle de la porcelaine de Saxe ou, encore, à la nostalgie pour la vie des aristocrates délurés. L’adepte de l’art pour l’art n’est pas le seul à manifester son « dégoût de la bourgeoisie » à l’époque. Le catholique social (Ozanan publie ses Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon en 1831 ; Les ouvriers européens de Le Play date de 1855), le socialiste, le fouriériste ou certains disciples d’Auguste Comte produisent exactement le même discours contre l’utilitarisme, la toute-puissance de l’argent, la médiocrité de l’art moderne, quoiqu’ils en tirent des conséquences opposées et se consolent tout autrement. Quoi conduit où ? Pourquoi, à partir de critiques similaires, en vient-on à chérir des chimères toutes différentes ? Par-delà ces questions qui n’enlèvent rien à la pertinence et à la justesse de ce livre, le grand mérite de Catherine Thomas est d’avoir étudié le paradoxe selon lequel une grande partie de la France moderne s’est construite sur le mépris, si ce n’est la haine, de ses propres principes.